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Les réfugiés du havre
Les réfugiés du havre
Les réfugiés du havre
Livre électronique399 pages5 heures

Les réfugiés du havre

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À propos de ce livre électronique

En juin 1940, une mère doit fuir la ville du Havre avec ses 3 enfants pour échapper à l’armée allemande, alors que son mari est sous les drapeaux. Elle trouve refuge dans un village du Cotentin où ils vivent en sécurité. Elle ne pouvait pas s’imaginer que, 4 ans plus tard, le débarquement des alliés aurait lieu dans cette région. Le 6 juin 1944, la famille se trouvait à Vire, ville martyre. Comment s’en sortir indemne ?

À PROPOS DE L'AUTRICE


Du Havre, Bernadette Marcoux raconte l’histoire de son exode dans "Les réfugiés du Havre". Elle le fait en témoignage pour ses petits-enfants et les jeunes générations. Elle rend hommage à sa mère et à toutes ces femmes qui ont dû élever leur progéniture seules en temps de conflit.
LangueFrançais
Date de sortie5 mars 2024
ISBN9791042218164
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    Aperçu du livre

    Les réfugiés du havre - Bernadette Marcoux

    Montivilliers 1939

    Pour moi, c’est là que tout a commencé… Cet été-là ! Je m’y revois comme si c’était hier…

    Nous voici dans notre petit chemin de campagne, avec nos bagages. À peine, posons-nous les pieds sur son sol de terre et de petits cailloux, que l’enchantement des vacances commence !

    Les graviers craquent sous nos pas, le soleil filtre à travers la voûte du feuillage qu’un léger souffle de vent fait bruisser.

    Les églantines étalent leurs larges corolles sur les grilles des jardins, et les roses embaument sur notre passage. Je veux sentir d’un peu plus près, mais ça dérange tout un monde de papillons et d’abeilles.

    En ce début d’après-midi, il fait chaud, le vent est doux, la campagne est calme et sereine. On se sent si bien que, tout en marchant, chacun se tait, respire, regarde, admire…

    Cette année, mon petit frère a quatre ans et demi, il n’est plus dans sa poussette et maman en a profité pour y poser une partie des bagages. Il court devant nous, il revient à toute vitesse dès qu’il entend des aboiements.

    Le chien méchant est toujours là ! Il ne nous fait plus peur, nous ne passons tout de même pas trop près de son jardin !

    Il faut dire que c’est la troisième année que nous venons ici !

    Nous habitons au Havre, rue des Sauveteurs, en face de la plage où nous allons presque tous les jours, pour jouer et nous reposer sur le sable ou sur les galets selon l’heure des marées.

    Lorsque le soleil devient trop chaud pour rester tout l’après-midi sur le sable, nous partons à la campagne, ici, à Montivilliers, où nos parents louent une petite maison pour les mois d’août et septembre.

    Nous sommes trois enfants : Jacques, le plus jeune avec ses quatre ans, Thérèse, ma petite sœur de sept ans, brune aux cheveux longs et bouclés, elle porte une petite robe fleurie sans manche, ses pieds nus sont chaussés de sandales. Et moi, Nadette, neuf ans, même robe et mêmes sandales, mais cheveux châtains, courts et plutôt raides, une frange sur le front.

    D’abord, nous longeons les jolies maisons fleuries, puis ce sont les champs où des vaches font la sieste, et les champs où des ouvriers travaillent. Une agréable odeur de foin vient s’ajouter aux flagrances des fleurs et de l’herbe fraîche, quel bonheur de respirer cela !

    Nous faisons une petite pause devant la ferme pour dire bonjour aux vaches, et aussi à la fermière si elle est dehors.

    — Bonjour, bonjour, les vaches, préparez-nous du bon lait… à demain les vaches.

    Nous n’avons pas vu la fermière.

    Il y a des buissons de ronces partout, les mûres seront noires et juteuses dans un mois, il y en aura beaucoup, j’espère que les abeilles qui sont en train de butiner vont nous en laisser un peu. Nous aurons du travail pour cueillir tous ces fruits, et maman pour faire la gelée.

    Quel plaisir de se retrouver ici ! C’est curieux de revenir dans un endroit un an après. Tout ce que je regarde : les jardins, les champs, les arbres… j’ai l’impression de les avoir rêvés !

    Enfin, nous arrivons. Nous entrons dans un grand jardin, il faudrait plutôt dire un champ, on n’en voit pas le bout ! Il y a des pommiers, une balançoire, des moutons, beaucoup de fleurs éclatantes de couleurs, des oiseaux, des papillons. Pas de chien, heureusement, car nous avons amené « Carmousse », le chat que grand-père nous a donné.

    La maison est plus petite que celle des autres années. Pour y entrer, il faut monter des marches. Sous le perron, il y a la porte du sous-sol.

    On entre directement dans la cuisine, elle est spacieuse. La grande cuisinière plaît tout de suite à maman, ainsi que la grande table avec des bancs de chaque côté.

    Il y a un bel évier avec l’eau courante au-dessus !

    À côté se trouve une autre pièce plus grande, la salle à manger, avec des chaises paillées fragiles, un très beau buffet, une grande cheminée avec des traces de suie. Près de la fenêtre, deux grands fauteuils recouverts de tissu fleuri nous ouvrent leurs bras, mais maman nous arrête :

    — Nous ne sommes pas là pour salir le mobilier, dit-elle, nous prendrons nos repas dans la cuisine, je n’ai pas envie de passer mes vacances à faire du ménage.

    À l’étage se trouvent deux chambres, la première avec un grand lit de parents, la deuxième avec deux petits divans, un lit à barreaux pour mon frère, des fauteuils à notre hauteur !

    Il n’y a pas de salle de bains, et les toilettes sont au-dehors.

    Les volets fermés ont entretenu une agréable fraîcheur partout.

    Nous avons vite fait de nous installer : le linge et les vêtements dans les armoires, les provisions dans les placards de la cuisine. Les livres, les jeux et le nécessaire pour les devoirs de vacances trouvent place sur des étagères qui ont l’air d’être là exprès. Maman range aussi ses accessoires de couture, qu’elle emporte toujours avec elle.

    Les ballons et les filets à papillons iront dans le sous-sol.

    Maintenant, nous pouvons courir vers la balançoire, évidemment, c’est celui qui court le plus vite qui est dessus en premier. Je suis la plus grande, mais ce n’est pas justement moi qui cours le plus vite !

    Papa est avec nous pour ses deux semaines de congés payés. Ensuite, il ne sera là que le soir, et le week-end.

    Je dois dire que j’arrive avec ma coqueluche, elle est presque finie, mais quand même, c’est désagréable de tousser en vacances ! Ma sœur et mon frère ont guéri avant de venir.

    Pour me soigner, maman prend un gros navet, elle fait un trou dedans, pose le légume au-dessus d’un bol, et le remplit de sucre candi. Le sucre en fondant, se mêle au jus du navet qui coule doucement dans le bol, et fait un excellent sirop qui calme les quintes de toux.

    Je crois que j’ai été assez vite complètement guérie.

    Maman s’installe souvent à la table du jardin où elle lit ou tricote en chantant, elle coud des tabliers pour la prochaine rentrée. Elle fait toujours beaucoup de choses, même en vacances.

    Assis près d’elle, nous faisons des découpages, et un peu de devoirs de vacances. Elle joue avec nous parfois aux petits chevaux, elle nous raconte des histoires, elle nous apprend beaucoup de chansons, elle nous parle de son enfance :

    Ses trois sœurs et elle, étaient les « quatre dernières » d’une famille de « dix-huit » enfants. Tout le monde les appelait ainsi. Lorsque quelqu’un demandait de leurs nouvelles, c’était :

    — Comment vont « les quatre dernières » ?

    Si elles manquaient de chaussures pour aller à l’école, le Directeur écrivait :

    — Pourquoi vos « quatre dernières » ne sont-elles pas en classe ?

    Alors, le bureau de bienfaisance donnait des « galoches » pour les « quatre dernières ».

    Maman, ça la fait rire de nous raconter cela, mais à dix ans elle était très blessée de ne pas avoir de chaussures !

    Nos « quatre dernières » habitaient au Havre, chez leurs parents, près des bassins intérieurs. Bien entendu, personne n’avait le temps de les emmener à la plage, et elles n’avaient pas de jouets.

    Cependant, elles ne s’ennuyaient pas.

    Toutes les quatre, avec leurs voisines, fabriquaient des petits bateaux de papier qui voyageaient dans le ruisseau, vers des pays imaginaires et merveilleux !

    Elles faisaient des moulins en brindilles de bois, dont les ailes tournaient dans le même ruisseau. Elles jouaient à la marelle sur le trottoir devant leur maison.

    Elles faisaient des toupies avec des bouchons et des allumettes !

    Elles jouaient à cache-cache dans la rue.

    Elles faisaient des bulles de savon, en se servant de macaronis en guise de pipes.

    Maman ajoute qu’elles auraient aimé courir après un ballon sur la plage, ou plonger dans les vagues. Parfois, un grand frère les emmenait ! Cela faisait quelques heures de fête pour les « quatre dernières ». Mais c’était rare.

    Nous, nous avons des petites pipes blanches pour faire des bulles de savon ! Pour ce jeu, nous devons nous éloigner, parce que parfois les bulles s’envolent très haut, mais il arrive qu’elles éclatent tout de suite et tachent, en retombant, le tricot de maman ou son journal.

    Nous avons amené nos filets à papillons, on en voit beaucoup ici, ils sont superbes, chatoyants de couleurs, leurs ailes semblent de velours. Nous courons après, mais nous ne sommes pas assez adroites pour les attraper.

    — Si tu en attrapes un dans ton filet, que vas-tu en faire ? demande papa.

    — Je vais le regarder de tout près, pour bien voir ses couleurs, puis je vais le relâcher.

    Papa en prend un délicatement, entre deux doigts, et veut me le donner. Mais il bouge pour s’échapper, et je n’ose pas y toucher. Ma sœur regarde de près aussi, mais réagit comme moi.

    Alors, papa le dépose sur un pétale de fleur !

    Les moutons ont peur de nous, il n’y en a qu’un qui se laisse toucher. Sa laine est douce et… sale. Mon petit frère voudrait bien les caresser, mais il court trop vite après eux et ils se dispersent en bêlant désespérément.

    Je suis perplexe en les regardant. Comment peut-on les tondre sans leur faire de mal ? Et comment peut-on transformer leur laine tout emmêlée et tachée, en laine douce comme celle de nos gilets ? C’est un vrai mystère !

    Tout au bout de notre champ, il y a une cressonnière alimentée par une source.

    Papa nous y emmène pour voir le cresson. Puis, il attrape une grenouille ! Il avait pris un petit panier pour la ramener :

    — Qu’allons-nous faire d’elle, papa ?

    — Nous allons la mettre dans un bocal très large, avec juste ce qu’il lui faut d’eau. Je vais lui fabriquer une échelle.

    — Une échelle ? Pour quoi faire ?

    — Quand il fera beau, elle montera en haut de l’échelle ! Elle sera notre baromètre, et si elle veut s’enfuir, elle le pourra.

    Que lui donnons-nous à manger, je ne sais plus, mais je sais que nous l’avons apprivoisée. Nous la mettons sur la balançoire, et elle se laisse balancer, tout doucement, sans se sauver ! Puis, nous la remettons dans son bocal.

    Nous allons à la source chercher des bouteilles d’eau, de temps en temps avec papa et maman. Nous mettons nos bras dessous, c’est froid !

    L’eau qui coule fait une large flaque au sol, puis elle forme un petit ruisseau. Les enfants que nous rencontrons y jouent pieds nus en s’éclaboussant. Maman refuse que nous en fassions autant :

    — C’est trop froid. Vous aurez mal à la gorge.

    — On est au mois d’août, dit papa.

    — L’eau est froide quand même. À la plage, c’est différent.

    Elle a toujours peur qu’il nous arrive quelque mal, aussi nous ne faisons ni vélo, ni patins à roulettes, ni baignade à la piscine. Heureusement qu’il y a la plage !

    Le matin, ma sœur et moi allons à la ferme chercher le lait, parfois du beurre et de la crème. Nous sautons comme des cabris, grimpons sur les talus, mangeons des mûres, suçons des brins d’herbe, donnons des coups de pied dans les graviers, en un mot, nous faisons les petites folles, sauf en passant devant la maison du chien-loup, où nous allons à… pas de loup !

    Lorsque nous ramenons de la crème, c’est bien tentant de soulever le papier pour tremper un doigt dans le pot. Nous ne le faisons pas… ou pas beaucoup !

    Un jour, la fermière nous a fait entrer dans la laiterie. Nous avons vu comment elle faisait la crème et le beurre. Le lendemain, Jacques a voulu venir avec nous pour voir, lui aussi, le miracle du lait transformé.

    J’aime bien m’asseoir sur la balançoire, je commence doucement à me balancer, je m’invente des histoires, je suis quelqu’un d’autre. Je rêve : je suis peut-être le « chat botté » ou alors, j’ai les « bottes de sept lieues » de l’ogre. Alors je m’élance, je m’envole, je suis un papillon, une libellule !

    — Pas si haut, tu vas tomber, crie maman.

    Je ne vais jamais aussi haut que je voudrais, je ne suis pas très hardie. De plus, les moutons ne sont pas loin, je ne voudrais pas tomber sur eux.

    Je suppose que quelqu’un s’occupe des moutons. Maman, elle, s’occupe du chat. Carmousse fait le chat mal élevé, il chasse les oiseaux ! Pour le punir, maman l’enferme dans le sous-sol, avec une fessée, mais il s’en fiche complètement.

    J’aime me coucher dans l’herbe et regarder les nuages. Ils ont des formes bizarres ! Parfois, je crois voir un animal étrange avec de grandes oreilles, puis en quelques secondes il s’étire et devient un petit lapin, dont les oreilles disparaissent rapidement.

    Une fois, j’ai cru voir un bonhomme avec une barbe : Le « Bon Dieu » ou « le père Noël » ? Le vent a emporté d’abord la barbe, puis le personnage tout entier.

    J’imagine beaucoup de choses, je rêve ! J’aimerais dessiner ce que je vois dans le mouvement des cumulus, c’est trop extraordinaire, mais ils sont si vite dispersés…

    Voilà que cet après-midi, l’horizon devient sombre et inquiétant. Je n’aime pas trop ça.

    Tout à coup, un orage éclate, terrible, avec des bourrasques, une pluie diluvienne. Des éclairs sillonnent le ciel, les grondements du tonnerre me forcent à cacher mes oreilles avec mes mains.

    Il fait presque nuit, et il n’y a plus de courant !

    Nous sommes assis à la table de la cuisine, devant une partie de bataille, à la lueur d’une bougie.

    — Papa va bientôt arriver, dit maman.

    Elle se trompe sans doute, j’imagine le petit chemin détrempé par la pluie, les arbres pliant sous les rafales de vent, les branches pleines d’épines qui s’agitent en tous sens, les éclairs embrasant les feuillages de mille feux. Même avec son imper et son chapeau, comment aurait-il fait pour traverser tout ça ?

    Soudain, la porte s’ouvre… Il est là…

    J’ai l’impression qu’il arrive d’un autre monde, accompagné d’un grand coup de tonnerre !

    — Papa, c’est toi ?

    — Oui, c’est moi, pourquoi restez-vous dans le noir ?

    — On ne trouve pas les autres bougies.

    — Elles sont dans le tiroir de la table de nuit. Vous avez eu peur ?

    — Non, pas du tout… (Mensonge)

    Il est dégoulinant de pluie. Son chapeau est déformé. Son imper est à tordre. Il aurait pu rester à l’abri dans la gare ! Il a bravé pour nous les éclairs et la foudre, j’imagine mille dangers…

    Depuis qu’il est là, je n’entends plus l’orage !

    Il commence à monter chercher les bougies, mais la lumière revient.

    Alors, je le regarde avec une admiration sans bornes !

    J’ai peur de l’orage, mais j’aime bien sortir lorsqu’il est presque fini. D’abord, je crains un petit peu qu’il y ait encore des éclairs, mais comme ils sont loin, c’est plutôt un frisson de plaisir que je ressens. Des gouttelettes de pluie tombent de partout, les couleurs sont différentes, comme voilées. Parfois, il y a un arc-en-ciel, alors là, c’est magique, toute cette harmonie de couleurs, c’est trop beau ! J’aime aussi les odeurs indéfinissables qui montent du jardin après l’orage. À la campagne, c’est autre chose qu’en ville !

    Quatre années plus tard, lorsque j’enfoncerai mes doigts dans mes oreilles, pour ne pas entendre le sifflement des bombes passant au-dessus de nos têtes pour aller démolir la ville, alors, je penserai à cet orage de Montivilliers ! Comme il me paraîtra dérisoire ! Comment pouvions-nous avoir peur d’un petit orage de la nature !

    Pour l’instant, nous sommes encore des enfants insouciants et heureux, qui profitons du soleil de fin d’été et du bon air de la campagne.

    Protégés par nos parents, nous ignorons tout de l’ouragan qui a commencé à s’abattre sur le monde.

    Ce matin, le soleil est de retour, nous en profitons pour nous promener dans la campagne. La tempête a éparpillé des pommes un peu partout, maman fait de la compote et des pommes au four, fondantes et dorées. Il faut dire que maman fait de très bons desserts aux pommes.

    Un samedi après-midi, alors que la tarte du dimanche venait de sortir du four, un collègue de papa est venu lui rendre visite. Je n’écoutais pas la conversation, mais mon oreille qui traînait a entendu la voix de papa :

    — Mon épouse va vous faire goûter sa spécialité, la tarte aux pommes à la crème et à la cannelle.

    C’était curieux d’entendre maman appelée « mon épouse ».

    Bien entendu, les enfants aussi eurent droit à la dégustation.

    — C’est vraiment très bon, dit le monsieur.

    J’étais très fière de maman, puis il a ajouté « c’est exquis ».

    Alors là… J’étais ébahie d’entendre ce mot, je ne le connaissais pas, j’ai compris que c’était mieux que délicieux. Pendant quelque temps, tout ce que j’aimais était « exquis ».

    Mais le mois d’août se termine. Le soir, la fraîcheur couvre nos bras de chair de poule, les couchers de soleil sont toujours aussi flamboyants, mais lorsqu’ils disparaissent, il y a une petite brume qui n’était pas là la semaine dernière. Les ronces sont couvertes de fruits noirs et gorgés de jus sucré, nous allons bientôt faire une cueillette « maison ».

    Voici le mois de septembre…

    Ce matin, nous sommes assis à la table du jardin, pour terminer les devoirs de vacances.

    Tout à coup… des hurlements de sirène nous font sursauter, nos crayons en roulent sur le sol, le chat se sauve en courant, ce qui fait s’envoler les oiseaux. Nous avons peur, peur de l’incendie. Souvent à la campagne, la sirène appelle les pompiers.

    — Maman tu crois qu’il y a le feu, quelque part dans la campagne ?

    Non, ce n’est pas un incendie, car voilà que les cloches des églises se mettent à sonner. Pas le carillon qui appelle les fidèles à la messe, mais le lugubre tocsin. Ça fait vraiment peur. Et voilà que maman pleure, elle sort dans le chemin d’où parviennent des cris et des bruits de voix, et nous la suivons.

    Tous les voisins sont sortis de chez eux, et parlent très fort en criant. Les ouvriers sont sortis de leurs champs. La fermière arrive en courant. Les gens pleurent !

    Mais que se passe-t-il donc ? Nous, on voudrait savoir. Tout le monde dans le chemin parle en même temps :

    — Il fallait bien que ça arrive.

    — On s’en doutait.

    — C’est la guerre.

    — La mobilisation générale.

    — Les Allemands vont nous envahir.

    — Il y aura des bombardements.

    Et ça n’en finit pas… Nous sommes effrayés, nous avons froid malgré le soleil, nous ne comprenons pas, et nous commençons à pleurer.

    — Rentrons chez nous, dit maman.

    Elle tente de nous expliquer les choses d’une façon plus appropriée pour notre âge, nous disant que les enfants n’avaient rien à craindre, que nous irions à l’école normalement malgré la guerre.

    Mais, en faisant les courses, on ne parle que de ça : la guerre !

    Nous voyons, devant la librairie, les gros titres des journaux : LA GUERRE.

    Des gens pleurent ! Se racontent des tas d’histoires sur l’ennemi, les souvenirs de la guerre de 1914 sont dans toutes les bouches.

    En attendant notre tour chez le boulanger, on apprend que les Allemands sont barbares, ils font du mal aux femmes, aux enfants, et ceci, et cela…

    Je suis très impressionnée, ma petite sœur aussi. Et papa qui n’est pas là !

    — Les gens disent n’importe quoi, nous rassure maman, rentrons.

    — Maman, papa va-t-il être soldat ?

    — Je ne sais pas, sans doute comme tous les autres papas.

    Le soir, à son retour il a trouvé des arguments pour que nous y pensions sans peur, puisqu’elle est là, la guerre, on y pense forcément ! Mais, il ne faut pas voir les choses pires qu’elles ne le sont. Plus tard, avant de m’endormir, j’ai entendu quelques paroles de maman : « Je pleure parce que je pense à mon frère parti en 14 ». Qu’est-ce que cela voulait dire ? Il faudra que je lui demande.

    Le dimanche suivant, comme les années précédentes, c’est la cérémonie de la cueillette des mûres. Papa prend le sécateur, nous prenons les seaux vides, maman prend les goûters, et nous voilà partis en expédition ! Notre grand-mère et les deux sœurs de Papa sont venues, elles aiment cueillir les fruits avec nous.

    J’ai honte d’avouer que, pour l’occasion, j’ai complètement oublié la guerre !

    Pour les branches basses, la cueillette est aisée. Pour les branches plus hautes, Papa tire les ronces vers nous, et nous cueillons les savoureuses baies noires. Parfois, il coupe carrément des branches avec le sécateur, c’est plus facile pour prendre les fruits.

    Nous en mangeons une bonne quantité ! Et nous sommes barbouillés du délicieux jus sucré. Nous avons des moustaches noires, et les doigts poisseux. Nos vêtements sont un peu tachés, maman, prudente, nous a fait mettre des robes usagées. Puis nous prenons le goûter, assis dans l’herbe, sauf notre grand-mère, qui a un petit pliant.

    Nous avons cueilli deux grands seaux de fruits. Au retour, c’est Papa qui porte les seaux ! Nous avons fait attention aux ronces, malgré tout, il y a des écorchures à soigner.

    Puis, papa va reconduire sa mère et ses sœurs à la gare, mais avant de partir, ils parlent de la guerre, et cette fois, sans se cacher de nous.

    C’est donc grave, puisque les parents parlent devant les enfants ! J’ai compris que les choses allaient mal depuis déjà longtemps, j’ai l’intention d’en parler avec maman toute seule.

    Nous avons aidé maman à peser du sucre (c’est un plaisir pour nous de manipuler les petits poids de cuivre) puis elle nous a fait sortir, et elle s’est enfermée complètement dans la cuisine à cause des guêpes. Elle a fait des pots et des pots de gelée.

    Cet hiver, nos goûters seront faits de tartines de gelée de mûres. Maman en met aussi une cuillerée dans une tasse de lait chaud lorsque l’un de nous a mal à la gorge. C’est vraiment un délice ! Je ne sais pas ce qu’il en est pour mon frère, mais ma sœur et moi, nous en souvenons toujours !

    Maman s’est assise pour se reposer un peu, et là, j’ose lui poser des questions :

    — Maman, j’ai entendu que tu pleurais en pensant à ton frère parti en 14, ça veut dire quoi ?

    Je croyais qu’elle allait répondre comme d’habitude « Vous êtes trop petits pour savoir ».

    Eh bien, non, cette fois, elle a dit :

    — Asseyez-vous tous les trois.

    Et elle nous a parlé de la guerre 1914-1918.

    Lorsque cette guerre a commencé, elle avait exactement le même âge que moi aujourd’hui, alors que les hostilités recommencent avec l’Allemagne !

    Comme elle était une des plus jeunes d’une famille de dix-huit enfants, elle a vu ses deux grands frères partir à la guerre : Georges que je connais bien, et Aimé que je ne connais pas. Je ne le connais pas, parce qu’il n’est jamais revenu ! Il est mort dans cette guerre !

    Un jour, quelqu’un est venu chez notre grand-mère, apporter une croix de guerre. Et notre grand-mère a pleuré son fils, tout le reste de sa vie ! Et maman pense toujours à son grand frère !

    Et maintenant, papa va partir. Nous avons des oncles qui vont partir. Notre cousin que nous appelons « petit Jean » est au service militaire, il est « fusilier marin ». Il sera forcément un des premiers à partir ! Il y est sûrement déjà !

    Maman a peur, je comprends qu’elle pleure.

    Elle nous a parlé un peu de la guerre des tranchées, il paraît que les soldats vivaient dans la boue, et ont été obligés de manger des rats ! Pouah ! Ça nous fait mal au cœur !

    Et partout en France, il a fait très faim et très froid.

    Comme ma sœur et moi commencions à pleurer, elle nous a consolées en disant :

    — Ne vous inquiétez pas, la guerre d’aujourd’hui ne durera pas si longtemps.

    J’espère qu’elle a raison, mais je ne suis pas certaine qu’elle y croie vraiment.

    Quand on a neuf ans, on se laisse vite réconforter par ses parents. La sirène et les cloches se sont tues ! Pour l’instant, les vacances continuent !

    Habituellement, nous rentrons au Havre, quelques jours avant la rentrée des classes. Mais cette année, maman veut partir tout de suite, elle préfère rentrer chez elle, elle a dit à papa :

    — Si tu es appelé à partir je serai seule avec les enfants, il faut qu’on s’organise.

    Personne ne parle plus de la guerre devant nous pendant les quelques jours qui nous restent à passer ici, mais elle est présente, je sens bien que les adultes ont peur de l’avenir.

    Papa a déjà emporté les pots de confiture, dans un grand carton bien ficelé, il a fait cela deux jours de suite.

    Le dernier soir, nous avons pris le bocal où résidait notre grenouille, en grande pompe nous l’avons ramenée au bord du ruisseau où nous l’avions prise, papa l’a poussée tout doucement vers la cressonnière et hop, d’un seul bond, elle a disparu :

    — Bien le bonjour chez toi, lui a crié papa !

    Et nous avons hurlé :

    — À l’année prochaine grenouille !

    Nous avons fait vivement les bagages, et nous sommes rentrés rue des Sauveteurs plus tôt que prévu.

    Nous avons toujours du plaisir à retrouver toutes nos affaires, au retour des vacances. Mais cette année, à cause de la guerre, nous étions déçus ! Nous aurions aimé courir après les moutons encore une semaine, faire de la balançoire encore un peu, regarder les étoiles avant d’aller au lit !

    En partant, nous avons dit, comme tous les ans :

    « Au revoir Montivilliers, à l’année prochaine. »

    Nous ne savions pas que c’était nos dernières vacances à Montivilliers !

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    Nous trois à Montivilliers lors de nos vacances d’été

    La rentrée

    Le mois d’octobre est là maintenant, et avec lui, la rentrée des classes.

    Nous sommes prêts. Les cartables, les crayons de couleur, les tabliers, les tables de multiplication, les cordes à sauter, et j’en passe…

    Mais ce n’est pas une rentrée comme les autres… Nous sommes en guerre !

    Et beaucoup de papas sont déjà mobilisés.

    Thérèse et moi, nous sommes toujours dans la même école « libre », l’école Beaupel au Havre, tenue par des Sœurs habillées en civil c’est-à-dire tout en noir. Elles sont toutes coiffées d’un chignon poivre et sel. Elles ont des robes et des manteaux noirs, qui leur arrivent aux chevilles, et des grands chapeaux noirs aussi.

    Je trouve cela vraiment triste ! Nous devons les appeler « Madame ».

    Habituellement, dans la cour, après les grandes vacances, chacune retrouve ses camarades et raconte ses loisirs et ses occupations, pendant toutes ces semaines.

    À cette époque, on ne voyageait pas très loin pour les vacances. Il y avait tout de même des souvenirs à évoquer. Par exemple :

    — Mes cousins parisiens sont venus au Havre, ils ont eu peur des vagues, mais nous nous sommes bien amusés quand même.

    — Moi, je suis allée « en auto » en Bretagne, avec ma tante et ma cousine.

    — Moi, je suis allée à la campagne, je me suis beaucoup amusée.

    — Moi, j’ai vu comment on prend le lait aux vaches et comment on fait le beurre.

    Etc.

    Eh bien, cette année c’est différent, plutôt triste, car des petites filles pleurent l’absence de leur papa, et aucune n’ose évoquer beaucoup ses souvenirs joyeux !

    Ding, ding, la cloche fait taire tout le monde, nous nous mettons en rang.

    Je me retrouve dans la classe de madame Geneviève. Je savais que je serais un jour avec elle, eh bien, c’est pour cette année.

    Elle est grande et maigre, ses cheveux sont gris blanc, sa robe noire lui donne un teint très pâle, ça n’empêche pas qu’elle soit très gentille, mais un peu sévère. Quelle émotion ! Au début, je n’ose pas trop bouger sur mon banc, encore moins me retourner.

    Ma classe se trouve juste en face de celle de l’année dernière, au premier étage de l’immeuble. Nous avons les mêmes bureaux et les mêmes bancs de bois, les mêmes encriers de porcelaine blanche remplis d’encre violette, de grandes cartes de géographie ornent les murs, et les fenêtres nous laissent voir la cour de récréation.

    De ma place, je ne vois que les branches des arbres !

    Je n’ai pas été une brillante élève l’an passé, j’ai envie de faire très bien cette année puisque je vais avoir dix ans !

    Madame Geneviève commence

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