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Les sept éclats: Jeux d’Ombres
Les sept éclats: Jeux d’Ombres
Les sept éclats: Jeux d’Ombres
Livre électronique431 pages6 heures

Les sept éclats: Jeux d’Ombres

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À propos de ce livre électronique

Selon une vieille prédiction, un être sera bientôt en mesure de réunir les sept éclats dispersés il y a de cela deux millénaires. Source de connaissance sur les peuples, ces éclats ont le pouvoir de réaliser les souhaits de quiconque les détient. Ombres, jeune fille pressentie pour accomplir la prophétie et libérer les hommes, entreprend un voyage initiatique sur le chemin de sa destinée. Réussira-t-elle à terrasser le détenteur de l’éclat noir qui domine l’univers ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


Amateur de fantasy depuis son plus jeune âge, Jean-Philippe Abgrall nous plonge dans un univers où l’incroyable se veut possible. Il est l'auteur du livre Stimuler la mémoire et la motivation des élèves publié aux éditions ESF.
LangueFrançais
Date de sortie28 juin 2023
ISBN9791037791771
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    Aperçu du livre

    Les sept éclats - Jean-Philippe Abgrall

    Première partie

    Chapitre I

    Jeunesse

    « Tu es encore en train de rêver, Ombres ! »

    « Je ne rêve pas, je réfléchis… Dis-moi, toutes ces plantes que nous cultivons, toi et moi, ne sont pas que des plantes médicinales. Je comprends l’intérêt de produire des remèdes à partir de ces plantes, mais les autres… »

    « Hum… »

    « Bon… La grande ciguë que tu cultives dans ce coin du jardin, elle peut calmer les douleurs. Et je comprends comment on a découvert qu’elle pouvait tuer, il a suffi d’une dose trop forte pour s’en rendre compte, c’est le fameux principe de Paracelse, selon lequel tout remède est un poison et aucun n’en est exempt, tout est question de dosage. Et j’imagine que d’autres, mal intentionnés, ont vite compris quel usage il pouvait en faire. C’est la même histoire pour la belladone : à petite dose et bien préparé, dans le traitement symptomatique de la toux, dans le traitement symptomatique des douleurs liées aux troubles fonctionnels du tube digestif et des voies biliaires, c’est très efficace. Mais, je suis certaine que la ressemblance du fruit avec des cerises a dû donner des idées meurtrières à d’autres ; une belle salade de fruits en offrande et le tour est joué. Alors, pourquoi récoltons-nous si précieusement ces fruits ? Je ne suis pas aussi innocente que mon âge pourrait le laisser penser, les quantités ramassées sont énormes. Je m’étonne de certaines pratiques, j’ai besoin d’explications complémentaires. »

    « Hum… »

    « Mais la stramoine, par exemple, je ne lui connais aucun effet bénéfique, alors pourquoi la cultive-t-on ? » L’impatience commençait à se lire sur le visage de la jeune fille.

    « Hum… »

    « Frère Henri ! Arrêtez avec vos Hum… ! Vous devez m’apprendre ! Je peux comprendre que certaines propriétés de la mandragore et des légendes qui tournent autour puissent vous faire hésiter. Mais je ne suis pas bête, j’ai grandi ! Je peux comprendre beaucoup de choses ! Ce n’est pas parce qu’une plante a des racines impressionnantes d’humanité que je vais me laisser berner. Je ne vais pas me lancer dans un culte macabre, ou devenir folle en l’arrachant. Comme si une plante pouvait gémir quand on la sort de terre ! J’ai la tête sur les épaules ! Et puis, l’aspect aphrodisiaque, faut vraiment être en manque pour associer une racine de plante à l’aspect humain avec des effets stimulants… Les moines n’arrêtent pas d’en parler, je pense avoir une certaine culture sur le sujet ! À mon avis, ils ont plutôt profité des effets hallucinogènes et hypnotiques de la plante. Quant à la pratique, si je ne repoussais pas les avances de ces gros pervers… » Ombres écarquilla les yeux, elle venait de lancer sa dernière cartouche, la plus provocatrice. L’absence de réaction de frère Henri la fit exploser.

    « Haaaa ! Si même ce sujet ne vous fait pas réagir, ce n’est pas la plante qui va gémir, mais moi qui vais hurler ! » Le gros homme poussa un autre soupir ! Et tournant la tête vers Ombres, il s’assit lentement entre les deux rangées de plantes médicinales. Six petites têtes se tournèrent vers lui. D’un regard, il força les autres élèves à reprendre le travail. Ombres était la seule qui ne craignait pas Frère Henri, il se demandait parfois si ce n’était pas le contraire… Oh, il avait essayé toutes sortes de pressions, de punitions, mais sans effet. Jamais il n’avait vu une telle force de caractère. Les autres élèves n’essayaient pas de l’imiter, aucun n’était prêt à endurer ce qu’elle avait enduré pour ne plus avoir à craindre leur professeur. Elle n’avait que sept ans quand il fut contraint la première fois de céder. Elle n’avait pas terminé le dessin d’une plante et il voulait le récupérer pour le corriger. Il lui avait pris de force. Elle l’avait regardé les yeux brillants de colère.

    « Je ne bougerais pas d’ici tant que vous ne m’aurez pas rendu mon dessin pour que je puisse le terminer. » Il l’avait regardé avec un sourire et était parti sans un mot. Mais il avait été bien surpris de la retrouver dans la même position le lendemain matin. Il avait bien essayé de la raisonner, mais elle n’avait pas dit un mot ni esquissé le moindre geste. Il l’avait regardé avec étonnement, mais habitué aux élèves depuis longtemps, il ne s’énerva pas et la laissa ainsi, pensant qu’elle céderait. Vers le milieu de l’après-midi, s’inquiétant pour elle, il lui apporta une miche de pain qu’il posa sur son pupitre. Ce n’est que le soir qu’il comprit. La miche de pain n’avait pas bougé, Ombres non plus. Ce fut le frère supérieur qui vint le soir la rencontrer.

    « Ainsi, je suis contraint de me déplacer, car tu refuses de t’alimenter. Explique-moi pourquoi. »

    « Je veux bien manger, au contraire, je meurs de faim, mais je veux terminer le dessin que frère Henri m’a arraché des mains. J’ai dit que je voulais terminer mon dessin et je ne ferais rien d’autre tant que je ne l’aurais pas terminé. »

    « Mais ce n’est qu’un dessin, pourquoi une telle réaction ? » Elle le regarda comme un adulte regarderait avec condescendance un enfant qui ne comprend rien.

    « Il a abusé de son autorité en me l’arrachant sans plus d’explication, on ne me traite pas avec si peu d’égard. Si j’ai si peu d’importance, alors, je m’arrête d’exister. Je n’ai pas de colère, je veux juste qu’on me respecte. » Le frère supérieur la regarda, amusé. Il se redressa et prit une intonation plus forte et autoritaire.

    « Bien, je crois que j’ai compris, mais maintenant tu vas arrêter et aller te coucher. » Elle leva la tête, et droit dans les yeux elle l’apostropha.

    « Vous me décevez ! » Ce furent les derniers mots qu’elle prononça. Le frère supérieur la jaugea du regard et parti sans un mot. Le lendemain matin, au troisième jour sans eau ni repas, frère Henri vint lui apporter sans un mot son dessin. Elle était blanche et tenait à peine debout.

    Il y eut plusieurs épisodes comme celui-ci et frère Henri, assis au milieu du potager, se souvenait de chacun d’eux. Alors, il regarda Ombres en secouant doucement la tête. Il n’avait pas le choix, il devait répondre. Elle restait plantée devant lui les poings sur les hanches, les jambes légèrement écartées, elle attendait, comme une guerrière, qu’il se rende. Et en poussant un autre soupir, il abdiqua.

    « Je ne te réponds plus parce que tu passes ton temps à me harceler de questions, alors au bout d’un moment, je le concède, je ne t’écoute qu’à moitié. Je sais que le frère supérieur m’a chargé de t’enseigner les simples, tu n’as pas besoin de me le rappeler à chaque fois. Alors que veux-tu ? » Ombres le regarda en fronçant les sourcils. Ses yeux n’étaient plus qu’un trait, sa bouche s’était pincée un peu plus, elle allait exploser de colère, il ne se sentait pas le courage de l’affronter.

    « D’accord, pas la peine de t’énerver. Mais tu le devines, je le sais. De tout temps, les hommes ont utilisé les plantes pour se nourrir et se soigner. Et certains guérisseurs n’hésitent pas à tenter l’utilisation de plantes inconnue. Mais surtout, de nos jours, les peuples communiquent entre eux, les bateaux traversent les océans, et les échanges entre les cultures augmentent les connaissances de chacun. Ça te va ? » Malgré son agacement, il savait pertinemment que ce n’était pas la réponse attendue, mais il ne voulait pas démarrer une conversation qu’il savait interminable. Il devenait évident qu’Ombres n’était plus satisfaite de l’enseignement qu’il lui prodiguait, mais il n’avait pas le droit d’en dire plus. Le règlement était strict, on ne délivre que les savoirs que l’esprit d’un enfant peut recevoir. C’était d’ailleurs une règle étendue aussi aux adultes. Seul un esprit suffisamment aiguisé peut utiliser des connaissances qui, si elles sont entre des mains inexpérimentées ou un esprit peu clairvoyant, peuvent être dangereuses. Mais encore une fois, Ombres, qui ne faisait jamais étalage de son intelligence, savait que cette règle ne pouvait s’appliquer à elle. Mais frère Henri ne pouvait pas transiger à la règle ni l’envoyer au prêtre supérieur, car cela aurait été un aveu d’impuissance.

    « Non, tu le devines ! » Ses yeux s’étaient à nouveau rétrécis. Frère Henri poussa un autre soupir. Il savait qu’il devait éviter ses colères. La dernière fois, elle avait arraché une dizaine de plants avant de se calmer. Et les menaces de punition, ni même les sanctions, n’avaient d’effet sur elle. Alors encore une fois, que faire, sinon répondre ? Au diable, la règle.

    « Évidemment, certaines plantes sont utilisées pour tuer, et tu le sais, sinon tu ne poserais pas la question. Nous sommes des moines guerriers, nous défendons la sainte bibliothèque de Mainrie. Alors, oui, la grande ciguë et le datura stramoine que nous cultivons n’ont pas que des usages médicinaux. Mais je suppose que ce n’est pas exactement ce que tu voulais savoir ? »

    « Ben non ! Ça, je le sais déjà, évidemment, je n’ai pas besoin de toi pour ça ! Mais je me demande si tu peux m’aider. » Elle lui tourna le dos, fit quelques pas et resta immobile, regardant fixement ses pieds. Frère Henri la regarda, inquiet, comptant les secondes. Chaque instant retardant la fatidique question augmentait la complexité de la réponse à donner. Voilà deux ans qu’elle était son élève. Il ne pouvait s’empêcher d’avoir de l’admiration pour ce petit bout de femme d’à peine quinze ans. Elle en savait presque autant que lui et il avait consacré sa vie aux simples… Mais que dire de cette impétuosité ! Son cerveau bouillonnait et ne supportait pas l’absence de réponse. Il patienta, son inquiétude grandit lentement. Jamais elle ne mettait autant de temps ! Ombres pencha un peu la tête et fit une moue, comme si elle le jaugeait. Puis, sans un mot, quitta le jardin. Stupéfait, frère Henri se redressa et la regarda enjamber les rangées de plantes aromatiques puis traverser en diagonale le parterre de légumes. Où pouvait-elle aller ? Il resta la regarder bien après qu’elle eut franchi la porte du jardin. La main sur le menton, il grattait sa barbe lentement. Il eut un petit sourire, il avait compris, il savait où elle allait. Pour une fois, il l’avait devancé.

    Sitôt la porte franchie, Ombres s’arrêta. Elle réfléchissait, un détail dans la réaction de frère Henri l’avait choquée. Certes, il était lourd et lent physiquement, mais il aurait dû la rappeler avant qu’elle ne franchisse la porte, elle était sous sa responsabilité. Elle reprit sa course, mais obliqua vers la droite pour emprunter la voie qui menait aux remparts. Elle courait et pestait contre cet escalier en colimaçon qui la ralentissait. Elle bouscula le garde qui se dressait au sommet et se dirigea vers le parapet. Le jardin des simples était enceint entre les remparts et la forteresse. Les lignes parfaites des cultures en tout genre longeaient le mur, et en prenaient la courbure. Cette tache de verdure éclairée de milliers de taches colorées et fleuries, au milieu de ces parois blanchies à la chaux, était du plus bel effet. L’absence de vent et un savant système de récupération des eaux pluviales permettaient à frère Henri de faire pousser tous types de plantes, et la floraison était excellente pour la saison. Mais pour l’instant, c’était frère Henri qu’elle regardait. Il grattait sa barbe, une idée avait, elle aussi, germé dans son esprit. D’un geste, elle fit signe au garde de s’accroupir. Il obtempéra en souriant. Tous connaissaient Ombres.

    « Qu’est-ce que tu fais ? Tu joues encore un vilain tour à frère Henri ? »

    « Non, je crois que c’est lui qui manigance quelque chose, mais comme d’habitude, il me sous-estime. »

    Chapitre II

    Avenir

    Le frère supérieur regardait, inquiet, la ville qui s’étendait à ses pieds. La vue était magnifique, imprenable était le mot indiqué… La place forte des frères guerriers de Mainrie était placée au centre de la ville et en constituait le point culminant. La cité s’étendait maintenant sur près d’un kilomètre autour. Les toits plats s’étalaient en damiers colorés par les draps qui séchaient sur les toits. De nombreuses odeurs d’épices, de cuisine et de cultures diverses montaient jusqu’aux narines du frère supérieur. La réputation d’invincibilité des frères rassurait la population qui était de plus en plus nombreuse à s’installer au pied des murailles. Les frères les avaient dissuadés comme ils le pouvaient, mais chaque année, de nouveaux venus s’installaient. Avec le temps, les tentes de toile avaient laissé la place à de solides constructions de bois puis de torchis. La région n’étant pas sure, ils avaient l’impression d’être protégés. Et pourtant, en aucun cas, ils ne pourraient pénétrer dans l’enceinte, même si la ville était attaquée. Et c’est ce qui inquiétait le frère supérieur, il ne pouvait enfreindre la règle. Depuis des siècles, leur communauté protégeait la plus importante bibliothèque du continent, et peut être du monde. Ce qui constituait en ces temps d’obscurantisme un bien des plus précieux. Un seul livre aurait permis à une famille de vivre pendant un mois. Le vélin, les encres n’avaient pas de prix. Les prêtres recueillaient toute connaissance écrite de par le monde. Tous les ans, les plus jeunes d’entre eux, une fois leur formation terminée, partaient recueillir les savoirs les plus divers. Puis leur mission accomplie, après dix ans au moins d’errances, ils pouvaient revenir. De nombreux rois avaient tenté de prendre de force ces savoirs, mais aucun n’avait pu franchir la porte du temple.

    « Grand prêtre, vous n’avez pas le choix ! Pourquoi tergiverser ? Vous le savez, mon armée est redoutée. J’ai bien conscience de votre dilemme. Votre silence obstiné me contraint à vous éclairer sur ce que votre âme de prêtre ne peut accepter. Nous sommes un peuple barbare par certains points, je le regrette, mais c’est ainsi… Comment puis-je permettre à tout un peuple d’accéder à plus d’humanité sans éducation ? Surtout si nos voisins nous refusent leurs savoirs. Nous estimons que vous n’avez pas le droit de décider si nous sommes dignes ou non de ces connaissances. Vous le savez, nous cherchons à étendre nos territoires et nous rencontrons des cultures différentes, des mœurs autres que les nôtres. Nous évoluons, vous pourriez participer à ce changement. » L’homme se rapprocha et lui aussi contempla la cité. Un mauvais sourire s’esquissait au coin de sa lèvre. Il était si sûr de lui, son discours était rodé et pervers.

    Il venait du pays limitrophe, une contrée hostile constituée de montagnes encerclant une immense étendue marécageuse et envahie par une végétation dense interdisant la plupart des cultures. Ce peuple vivait depuis toujours dans la misère. Mais un nouveau roi les avait conduits vers la richesse en cultivant des herbes hallucinogènes qui poussaient uniquement dans ces zones hautement humides. La vente de cette drogue les avait sortis de la misère. Pour endiguer ce fléau, de nombreuses armées avaient été envoyées dans ces marécages pour détruire cette drogue qui rongeait les sociétés avoisinantes. Mais tous les militaires avaient péri sans même combattre, tant ce milieu était hostile pour qui n’y était pas né. Leur armée était constituée d’hommes que des centaines d’années d’adaptation génétique avaient transformés en porteur de mort ambulant. Le moindre contact vous tuait aussi certainement qu’une blessure de leurs armes souillée par les bactéries. Avec le temps, le peuple des Faderons s’était senti intouchable et avait commencé à étendre leur territoire. Leur roi était devenu une sorte de demi-dieu vénéré par un peuple à qui il avait donné la richesse. Ce peuple était aussi redouté par la méconnaissance que l’on avait de leur armée, de ce peuple, de cette région. L’inconnu engendre des légendes, des contes. Tous les enfants des pays proches connaissaient des contes effrayants. Des histoires de Faderons emportant des enfants qu’ils tuaient dans leurs contrées putrides et qui revenaient à la vie, couvert de pourriture, pour venir hanter leurs parents.

    « Une belle ville que vous protégez maintenant. Car, ils pensent que vous les protégez, n’est-ce pas ? Pourrez-vous rester fidèle à la règle jusqu’au bout ? » La menace n’était qu’à peine voilée. Le grand prêtre tourna légèrement la tête et fixa sans dire un mot l’émissaire des Faderons. Curieusement, il n’était pas modifié comme pouvaient l’être ses congénères. Sa peau n’était pas recouverte de cette couche verte de bactéries mortelles. Curieux qu’il soit leur émissaire, sans doute pour endormir son interlocuteur. Il fallait se méfier de cet homme.

    Le grand prêtre l’observa avec ce regard froid et imperturbable qui vous perçait. Des yeux bleu acier qui semblaient ne pouvoir jamais ciller. Mais surtout, aucune émotion ne transparaissait dans ce visage et encore moins dans ce regard, et c’était bien ce qui le rendait insupportable : l’absence d’émotion. C’était comme se heurter à un mur froid et dur, infranchissable. Le sourire de son interlocuteur s’affaissa partiellement. Il baissa la tête et afin de ne pas perdre la face, mais termina son mouvement en une courbette qui signifiait son départ. Le grand prêtre esquissa un faible sourire, presque invisible, en regardant la plaine.

    « Je crains que ma visite n’ait été inutile. Nous nous reverrons. » Le grand-prêtre se retourna et contempla à nouveau la cité. Il n’avait pas dit un mot. Mais il le savait, il n’était pas complètement victorieux de l’entretien. Il n’aurait jamais dû laisser grandir cette cité autour du monastère. Il était impossible de laisser mourir tous ces gens en cas d’attaque. Les Faderons les tortureraient sous leurs yeux pendant des jours. C’était une tactique évidente, ils avaient gagné déjà plusieurs batailles de la sorte. Les rapports des frères qui espionnaient pour le compte de l’église étaient alarmants de barbarie. Il devait trouver de l’aide, ou déménager les millions de documents entassés dans les sous-sols de la ville. Et quand bien même cela ne sauverait pas la population… Les Faderons n’étaient pas de grands guerriers, mais leurs connaissances des plantes, omniprésentes dans leurs marécages, leur avaient permis d’inventer des armes particulièrement efficaces. Une seule blessure de leurs flèches empoisonnées donnait la mort, mais pas immédiatement, le blessé devenait fou et tuait tous ceux qui l’approchaient. Il devenait insensible à la douleur et ses forces étaient décuplées, l’ami devenait le pire des ennemis en un instant. Ainsi, tous les craignaient. L’antidote de ce poison n’avait jamais été découvert, et tant que ce serait le cas, cette petite armée continuerait de terroriser et de conquérir des terres plus accueillantes pour son peuple.

    Toc, toc, toc…

    « Entrez ! »

    « Bonjour frère supérieur. »

    « Ombres ? Tu ne devrais pas être en compagnie de frère Henri ? Mais je devine le motif de ta présence. » Ombres s’assit sans rien dire sur le fauteuil qui faisait face au bureau.

    Le silence s’installa. Elle ne regardait plus cette pièce qui l’avait tant impressionné autrefois. De lourdes bibliothèques habillaient la plupart des murs, mais ce n’était pas ce qui détonnait dans ce bureau d’un membre de l’église. L’immense globe terrestre, les cartes accrochées aux murs et les nombreuses pointes plantées dessus étaient plus intrigants. Surtout sachant que chacune d’elles représentait un frère ou une communauté selon leur taille. Le frère supérieur n’avait jamais voulu lui expliquer le fonctionnement des fils qui relaient ces différentes pointes. Ce jour-là, elle avait vu l’air contrarié du frère supérieur quand elle était entrée sans frapper et avait compris instantanément qu’elle ne devrait pas oublier ce réseau. Depuis ce jour, chaque fois qu’elle pénétrait dans cette pièce, elle vérifiait qu’elle se souvenait de tous les fils tendus, car un jour, ce serait utile. Elle le savait.

    Elle n’avait jamais accepté les règles de bienséances. Le frère supérieur était quasiment la seule personne qu’elle respectait. Trop de fois, il l’avait prise en défaut et mit en évidence les erreurs qu’elle commettait. La prudence était de rigueur, cet homme était très intelligent. Et Ombres savait reconnaître un adversaire à sa mesure.

    « Je pensais qu’il était temps que tu découvres le monde extérieur. » Il la regarda, souriant intérieurement. Un léger sourire lui apprit qu’elle avait deviné la démarche de Frère Henri. Elle savait qu’il lui avait fait la demande de ne plus l’avoir comme élève, car elle était prête pour le niveau supérieur. Mais, le frère supérieur l’avait, lui aussi, deviné, et avait devancé tout cela, aussi, il lui proposait encore mieux. Elle avait mordu à l’hameçon, ses yeux la trahissaient, légèrement plus écarquillés, la bouche un peu plus pincée. Le frère supérieur soupira. Il faudra lui apprendre cela aussi, maîtriser son visage. Il ne pouvait pas tout lui dire, pas encore…

    « Nous avons décidé de te former autrement, Frère Henri souhaite que tu accélères ta formation. Tu devras quitter le monastère pour étudier auprès des meilleurs. » Le sourire qu’elle lui rendit ne permettait aucune méprise. D’un bond, elle fut sur lui et le serra très fort dans ses bras. Et cela, il ne l’avait pas prévu.

    « Ombres ! Reprends-toi, on pourrait nous voir ! J’ai une réputation d’homme dur et impitoyable à entretenir. » Elle s’écarta et partit en courant et en riant.

    « Ombres ! Attends ! J’ai d’autres choses à te dire ! » Elle effectua un dérapage contrôlé. Elle fronça les sourcils.

    « Comme toujours, il y a un mais ! Je ne suis pas assez méfiante. » Son visage s’était métamorphosé en un instant. Elle reprit sa position défensive, les poings plantés sur les hanches et les jambes légèrement écartées. Une lionne prête à bondir. Ce fut au tour du frère supérieur de rire.

    « Non, ne t’inquiète pas, cela aussi va te plaire. Tu ne peux partir sans quelques connaissances du monde extérieur. Nous allons donc te former à cela avant. Frère Henri t’attend dans le laboratoire. Il est temps que tu saches comment te débrouiller seule. Soit gentil avec frère Henri, il t’aime bien, tu sais. » Elle lui sourit à nouveau.

    « Moi aussi, c’est pour ça que je le taquine. » Il regarda un moment la porte qu’elle venait de franchir.

    « Vous croyez donc encore que c’est elle ? » Le frère supérieur regardait un mur apparemment dépourvu de toute aspérité. Sans un bruit, une porte se découpa, laissant apparaître un vieillard chenu. Il avait un petit sourire aux lèvres.

    « Cette petite a eu le don de se faire aimer de tous malgré son fort caractère, et vous-même n’y êtes pas indifférent. Ce que tout un chacun traduit par de la mauvaise humeur, je l’appelle de l’impatience. Et à cet âge, une telle envie de savoir est rare. Et, il est encore plus rare, d’avoir l’intelligence qui va avec… » Le vieil homme qui venait de prendre la parole était si vieux qu’on ne pouvait plus dire son âge. Et pourtant une grande énergie l’animait. Un curieux mélange de fragilité et de force animait sa voix comme son corps. Sa maigreur était visible sous sa soutane blanche, une vigueur nerveuse dans ses gestes qui restait en même temps souple donnait au personnage une certaine jeunesse. Il se rapprocha du frère supérieur.

    « Je ne sais pas… On ne peut nier qu’elle a une mémoire hors norme et une vivacité d’esprit incroyable, mais est-ce suffisant ? »

    « Votre cœur le sait, et explique vos réponses : son départ vous répugne, mais vous le savez, c’est elle ! » Le frère supérieur leva un œil amusé vers ce vieil homme. Il restait un formidable guide. Et c’était son rôle.

    Il y avait six gardiens de par le monde. Six gardiens du savoir, un savoir immense. Sur chaque continent, ils avaient pour mission de récolter et de conserver toutes connaissances nouvelles, et il en était ainsi depuis des temps immémoriaux. Mais personne ne savait réellement ce qu’ils faisaient, ni comment ils obtenaient leurs informations. Et, extrêmement peu de personnes pouvaient se vanter de les avoir vus, et encore moins rencontrés. Et seuls quelques frères supérieurs, membres de la communauté des frères guerriers protecteurs du savoir, se doutaient que leur rôle ne se limitait pas à la conservation de ces connaissances. La distribution des savoirs et leur influence sur les gouvernements n’étaient pas négligeables, mais personne ne pouvait en être certain. D’aucuns soupçonnaient qu’ils avaient aussi accès à des pouvoirs, qu’ils possédaient une forme de magie. Ce qui expliquerait leur longévité inhabituelle. Ils n’avaient aucun supérieur hiérarchique et ils étaient les seuls à pouvoir nommer leur successeur et à les former. Et Ombres était pressentie pour devenir l’un d’eux, et surtout, la première femme.

    « Mais, comme la prudence reste une valeur sûre, nous allons continuer à la tester. Et vous le savez, il ne nous reste pas plus de deux mois avant que les Faderons passent à l’attaque. Elle doit avoir acquis un minimum de connaissances, pour pouvoir m’accompagner afin que je la forme. Je veux qu’elle connaisse tout de la fabrication des poudres, onguent divers avant mon retour. » Le frère supérieur secoua la tête.

    « Ce que vous lui demandez est impossible, les meilleurs de nos élèves ont besoin d’une année, et les moins bons mettent deux à trois ans ! »

    « J’en suis conscient. Vous avez d’autres conseils à me donner ? »

    « Oui, je… Excusez-moi. » Le frère supérieur se courba précipitamment.

    « Relevez-vous. Le simple fait que son avenir vous tienne à cœur et un signe suffisant. Mais nous devons être certains de ses réelles capacités. Elle déborde d’énergie et s’ennuie, quelle que soit la difficulté des cours que vous lui proposez, il faut la pousser dans ses retranchements. Elle doit avoir un parcours individuel avec un tuteur attitré. Je ne crois pas que Frère Henri soit le mieux placé, vous vous êtes un peu avancé. Pour ma part, j’ai pensé au frère Grophobe. »

    « Mais, sa réputation est très mauvaise. Il paraît qu’il est interdit de visite dans de nombreux temples. »

    « Oui, c’est vrai et je crois que, pour une fois, sa réputation est en deçà de la réalité. Mais vous connaissez comme moi Ombres. Il faut un tuteur hors norme pour l’éduquer. Ne doutez pas de mon choix. Vous pouvez la prévenir de son arrivée et de son rôle, mais il est inutile de lui expliquer quoique ce soit quant aux enjeux, frère Grophobe s’en chargera, peut-être. Il a d’ailleurs toute liberté pour réaliser sa mission et vous mettrez tout en œuvre pour subvenir à ses besoins et je vous conseille de ne pas le contrarier dans ses intentions. D’autres ont essayé, ceci expliquant cela quant à sa réputation. » Et sans autres explications, le gardien quitta le bureau du frère supérieur.

    Chapitre III

    Isolement

    Ombres s’inquiétait. Frère Henri n’avait pas su tenir sa langue, mais elle ne lui en tenait pas rigueur. Elle se sentait elle-même un peu coupable d’avoir autant insisté. Elle rejetait au fin fond de sa mémoire le fait d’avoir osé user de l’amour inavoué qu’il avait pour elle. Mais le jeu en valait la chandelle. Quand frère Henry lui avait annoncé la nouvelle, elle n’avait pu retenir sa joie, mais instantanément elle l’avait regretté. Le regard de frère Henry l’avait peiné. Elle s’était jetée dans ses bras, et sans un mot l’avait serré aussi fort qu’elle pouvait. Lentement, il avait laissé retomber ses bras autour d’elle.

    « Prends soin de toi, Ombre. Tu me manqueras. »

    « Mais je ne suis pas encore partie… »

    « Non, mais je sais que cela ne va pas tarder. Qui sait si nous aurons le temps de nous dire au revoir. »

    « Ce n’est pas grave. » Il la regarda interrogateur.

    « Je ne vous oublierais jamais. »

    « Moi non plus » Ils se regardèrent longtemps, le sourire aux lèvres. Puis Frère Henry retourna à son potager. Elle le vit s’éloigner en conservant son sourire. Elle allait avoir un tuteur ! Et quel tuteur ! Sa réputation ne jouait pas en sa faveur. Il avait été chassé de plusieurs monastères, mais personne ne savait pourquoi, et en cela même c’était curieux, car dans ce petit monde des frères guerriers, tout se savait. Et Ombres n’osait se l’avouer, mais tous ces non-dits et même cette mauvaise réputation la rendaient impatiente.

    La vie avait repris depuis cette annonce. Elle patientait comme savent si bien le faire les adolescents, difficilement. Le soir tombait et comme à son habitude elle se tenait assise entre deux créneaux et observait le soleil se couchant sur la ville. En cette fin de saison, le ciel se couvrait de zébrures colorées tirant sur le mauve en passant par toutes les teintes de rouge. Aucun nuage ne venait troubler cette féérie colorée. Ombres aimait cet embrasement éternellement renouvelé et pourtant différent chaque fois, comme une nouvelle création chaque soir répétée. Elle aimait alors se perdre dans ses pensées et les laisser courir au fil du changement de couleur, son regard fixé dans le lointain. Elle ne regardait rien de particulier, mais réussissait à ne pas trop penser, juste rêver doucement, sans contrainte. C’était son moment de détente, d’apaisement, finalement elle avait l’impression de plus récupérer dans ces moments de solitude que dans ses nuits perpétuellement habitées de rêve curieux et récurrent.

    Mais ce soir, elle avait quelques difficultés à trouver la sérénité. Elle était bien dans ce monastère, elle savait qu’elle avait la chance de recevoir une éducation et à ce titre elle était une privilégiée. Les enfants qui étaient sélectionnés pour venir ici étaient triés sur le volet et extrêmement peu nombreux et faisaient la fierté de leur famille. Frère Henri lui avait répété mille fois, en fait à chaque fois qu’elle s’énervait, que beaucoup aimeraient être à sa place. Et pourtant, elle n’était pas satisfaite, jamais ou presque. Alors, elle se demandait quelle aurait pu être sa vie à l’extérieur, souvent elle restait à observer les jeunes gens de son âge qui passaient non loin des murailles. Elle rêvait souvent d’aventures, de voyage par le monde. Sa vie eut été peut-être plus simple, elle aurait été libre d’aller où elle voulait, de voir qui elle voulait. Elle aurait tout simplement bien aimé rejoindre les enfants des quartiers avoisinants pour jouer avec eux. Oh il y avait d’autres enfants qui suivaient l’éducation donnée par les moines, mais ils étaient bien trop stupides, elle ne prenait aucun plaisir à jouer avec eux. Elle s’était habituée à la solitude. Et tous les soirs, elle observait discrètement les jeux des enfants de la rue en se demandant lequel pourrait être son ami, sa confidente. Mais qui voudrait d’elle ? Elle avait beau faire, son sale caractère éloignait rapidement quiconque cherchait un peu d’amitié. Mais, le plus difficile survenait à la tombée de la nuit quand un ou deux parents venaient récupérer leurs protégés, là, juste aux pieds des remparts. Même celui qui prenait une tape sur la tête pour n’être pas rentré à temps lui semblait chanceux. Des parents, ils avaient des parents. Encore une fois, elle était différente des autres enfants du monastère. Tous se rappelaient quelque chose de leurs parents. Ne serait-ce que le moment où ils les avaient quittés. Tous en parlaient. Quand le moine avait débarqué dans leur famille pour leur expliquer que leur enfant avait de bonnes capacités intellectuelles et physiques et qu’il devait d’abord faire quelques tests, pour vérifier qu’il pouvait suivre l’enseignement tant espéré. Elle, elle n’avait aucun souvenir de sa petite enfance, rien… Pas une image, pas un fragment, le vide. Comme si tout avait été effacé. Elle qui avait une si bonne mémoire, elle vivait cela comme une frustration, elle avait l’impression d’avoir deux fois perdu ses parents. Frère Henri lui avait expliqué que cela pouvait arriver après une violente chute ou un traumatisme important. Mais elle ne le croyait pas, elle aurait eu des souvenirs de sa convalescence.

    Elle leva la tête pour observer les derniers rayons du soleil. Elle se releva pour surplomber les remparts. Elle poussa un cri ! On venait de la pousser violemment ! Elle tombait ! Non d’une pierre ! Elle allait s’écraser aux pieds des remparts ! Elle serra les dents et se tortilla comme une diablesse pour tomber sur ses pieds. Le temps s’était comme ralenti, elle se voyait chuter dans l’obscurité. Curieusement, elle ne criait pas. Son esprit virevoltait d’une pensée à l’autre aussi rapidement que son corps se trémoussait pour se redresser. Les pauvres rayons du soleil étaient masqués par les maisons et elle scrutait le vide à ses pieds, ce noir qui l’avalait, l’engloutissait. Elle eut le temps d’imaginer l’état de ses jambes après une chute de vingt mètres. De repenser à toute sa vie passée, à l’ami qu’elle n’avait pas. À frère Henry, au frère supérieur. Elle serra la mâchoire en pensant au peu de choses qu’elle avait vécu. À cette fin si ridicule. Elle serra encore les dents. Ombres poussa un petit cri de surprise quand elle sentit de la paille sous ses pieds. Elle s’enfonça profondément. Après deux secondes d’immobilité, elle se mit à rire.

    « Tu parles d’une blague ! J’ai vraiment cru que j’y passais ! Ouais, j’suis certaine que c’est toi qui m’as poussée, toi mon tuteur ! C’est quoi le but ? Tu peux me le dire ! » Elle était à peine remontée à la surface qu’elle bascula violemment vers l’arrière ! La charrette venait de démarrer en trombe. Elle s’accrocha comme elle put aux ridelles. Les virages étaient pris à toute vitesse et dans le noir le plus complet ! Cette fois, elle allait mourir, c’était certain ! Elle entrevoyait des formes sombres défiler rapidement, elle ne distinguait rien nettement, tout allait trop vite, et étourdissait le regard. Le voyage infernal n’en finissait pas. Les cahots étaient multiples. Elle se retenait aux ridelles comme elle pouvait. Ses bras la faisaient souffrir

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