Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Du névrosé d’antan à l’homme limite d’aujourd’hui: Chroniques d’un psychiatre humaniste
Du névrosé d’antan à l’homme limite d’aujourd’hui: Chroniques d’un psychiatre humaniste
Du névrosé d’antan à l’homme limite d’aujourd’hui: Chroniques d’un psychiatre humaniste
Livre électronique349 pages5 heures

Du névrosé d’antan à l’homme limite d’aujourd’hui: Chroniques d’un psychiatre humaniste

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

La névrose n’est plus ce qu’elle était.
Aujourd’hui, un nouveau type de fonctionnement psychique semble devenir la norme : le fonctionnement limite ou borderline. Cet homme limite, n’est pas franchement névrosé comme l’étaient ses pères. Chez lui, il n’y a pas de sentiment de culpabilité, il n’a pas le sens de l’avenir, de son devenir in progress. Il vit dans le présent, dans l’action.


À l’extrême, il ressemble à ces jeunes des banlieues pour qui l’horizon est le no future, sans que cela les plonge dans la tristesse et l’inhibition mais plutôt dans la violence brute de décoffrage, directement pulsionnelle. Cet homme limite correspond assez bien à notre société post-moderne, aux limites incertaines et aux mœurs désinhibées, dominée par toutes ces découvertes technologiques qui abolissent la distance créée par l’espace et le temps. Le brillant sujet des Lumières aurait-il disparu ? S’est-il adapté à cette nouvelle société, ou bien est-il d’abord le fruit des catastrophes qu’il a subies au XXe siècle ?


Le cabinet d’un psychiatre-psychanalyste est un bon observatoire de cet homme limite : de la secrétaire au PDG, de l’adolescent à la personne âgée, chacun parle de sa vie psychique intime et raconte sa vie au quotidien, dans les entreprises, dans les écoles, avec ses amis, sa famille, ses collègues.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Marc HAYAT est né à Tunis, il vit et travaille à Paris. Dans sa longue carrière de psychiatre et psychanalyste, il a pu observer au quotidien le passage du bon vieux névrosé d’hier à l’inquiétant homme limite d’aujourd’hui. C’est cette transformation qu’il raconte dans ce livre ponctué d’anecdotes où se mêlent intimement souvenirs personnels et vie professionnelle. 
LangueFrançais
Date de sortie26 juin 2023
ISBN9782876837966
Du névrosé d’antan à l’homme limite d’aujourd’hui: Chroniques d’un psychiatre humaniste

Auteurs associés

Lié à Du névrosé d’antan à l’homme limite d’aujourd’hui

Livres électroniques liés

Psychologie pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Du névrosé d’antan à l’homme limite d’aujourd’hui

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Du névrosé d’antan à l’homme limite d’aujourd’hui - Marc Hayat

    Avant-propos

    Je suis psychiatre, et depuis plus de quarante ans j’essaie d’aider les autres à moins souffrir, à moins désespérer.

    Je n’ai pas eu cette vocation dès l’enfance comme c’est le cas pour la plupart de mes collègues. Le choix de mes études s’est fait presque par défaut, mais dès mon premier contact avec un patient, dès que je l’ai examiné, j’ai su que soigner était ma passion, et que c’était là avant que je le sache. Mais soigner c’est d’abord comprendre, savoir, apprendre. J’ai d’abord erré dans les méandres de la folie pour comprendre ce qu’étaient la schizophrénie, la névrose, la paranoïa, la perversion… J’y suis arrivé peu ou prou, à ma mesure, et je pense avoir aidé quelques-uns de mes patients. Et puis il y eut ce genre nouveau de patient, homme limite ou mieux connu sous le nom de borderline. Il fallut de nouveau comprendre, savoir, et le plus difficile était d’aider ces patients dont la souffrance ne s’exprimait pas comme ce que j’avais l’habitude d’observer. Ils étaient en harmonie avec ce monde postmoderne qui commençait à m’échapper. C’est moi qui souffrais, j’étais comme impuissant à faire mon travail, je sentais ma vocation ébranlée. J’ai écrit quelques articles sur le sujet pour des revues professionnelles car je savais que je n’étais pas le seul à me casser les dents sur ce problème.

    C’est probablement un effet de l’âge, mais je deviens impatient, agacé de ne pas comprendre cet homme limite et cette société postmoderne qui lui va si bien. Alors, autant que je témoigne, que je raconte mon expérience avec ce monde nouveau et ce que j’en entends.

    Qu’est-ce qu’un homme limite ou borderline ?

    Il se distingue du névrosé classique en ce que sa plainte ne s’entend pas – elle se voit. Il ne parle pas de lui, de ce qu’il ressent, de ce qu’il pense : il agit ; on est loin de la procrastination du névrosé tout entier sous le primat de la pensée et du langage qui président à son action. L’état limite ne supporte pas l’éloignement de l’objet, son absence. Si celui-ci se refuse à lui il ira jusqu’à le persécuter. Son intolérance à la frustration est grande, il est colérique, exigeant et même tyrannique, comme s’il n’y avait pas de limite à la réalisation de son désir. La honte et la culpabilité ne semblent pas l’arrêter, « il ne s’empêche pas », ce qui pose la question de la punition et de la rédemption.

    Ce sont les conjoints qui souffrent du comportement de leurs compagnons, qui les poussent vers les psychanalystes. Alors ils vont consulter, sans conviction, pour faire plaisir, avec l’idée qu’ils vont pouvoir avec l’aide d’un psychanalyste pris pour un coach, adopter un comportement plus adapté aux attentes de leur entourage. C’est ainsi que l’on a vu ces patients arriver dans les cabinets de consultation.

    Le névrosé, lui, se résout à accepter l’absence de l’objet en l’imaginant, en exprimant son désir dans un rêve nocturne ou dans une rêverie diurne, en le fantasmant. « Dans mon fantasme, je peux faire ce que je veux avec cette femme qui s’est refusée à moi. Je peux la prendre dans mes bras et avoir tous les gestes nécessaires – en imagination – pour apaiser mon désir sexuel. » Il peut alors se soumettre aux interdits dans la réalité ; il a accès à la honte et à la culpabilité. Pour cela, il a acquis la capacité de substituer à un objet un mot qui le symbolise et à l’associer à une image, une figuration, une représentation. Alors il parle, il écrit, il raconte sa vie, il se souvient de lui, petit, de ses premiers émois sexuels, il se sert de ses sens, de sa sensorialité et ses petites madeleines l’aident à retrouver en lui tous les moments agréables et désagréables de sa vie. Et à chaque fois il construit, déconstruit puis reconstruit son histoire à laquelle il tient tant, qui le fonde, qui le fait exister. C’est l’exercice même de la cure psychanalytique que d’encourager le patient à se souvenir de tout ce qui a été refoulé, oublié.

    Rien de tel chez l’homme limite. Son histoire est faite d’un empilement d’expériences apparemment indépendantes les unes des autres. Il ne voit dans son enfance qu’un passé lointain et inutile. Il vit dans un présent, un actuel à résoudre. C’est ce présent qu’il cherche à conquérir bien plus qu’un avenir qu’il a du mal à se représenter, à imaginer, à fantasmer. Il fait la fortune des coachs, il veut agir là, tout de suite, il ne trouvera pas de réponse dans la psychothérapie psychanalytique. Freud décrit les névrosés qu’il observe à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle et invente la psychanalyse pour eux, pas pour ces patients en état limite, même si au cours de sa longue vie il a su entrevoir l’évolution du fonctionnement psychique des individus et par conséquent l’importance de réfléchir sur l’évolution de la psychanalyse.

    Il a fallu un aménagement du cadre de soins pour les comprendre. Le dispositif divan-fauteuil ne pouvait pas opérer pour eux qui ne peuvent pas mettre de mots sur ce qu’ils éprouvent et sur ce qu’ils pensent. Le psychodrame analytique, déjà pratiqué avec les enfants plus à l’aise avec le jeu qu’avec le langage, a été d’un grand apport pour les entendre, les comprendre et les soigner. Dans les jeux proposés, les acteurs-thérapeutes injectent littéralement des scènes qu’ils imaginent en lieu et place de ces patients démunis, ils fantasment pour eux, ils font des liens avec leur passé, leur enfance, ils rétablissent une meilleure cohérence avec leur histoire.

    On découvre alors que pour certains hommes limites c’est un traumatisme dans l’enfance qui aurait « bloqué » la constitution de cet espace privé, intime, où se construit SON espace psychique, propre à chacun d’entre nous, impartageable sauf dans le cadre d’une relation de confiance et d’estime telles qu’une cure analytique ou une expérience amoureuse. Le paradigme de ce traumatisme c’est le viol dans l’enfance par une personne aimée et désirée. « J’ai désiré inconsciemment que cette personne, que j’aime tant, me prenne dans ses bras. Il l’a fait, il a même mis des gestes sur ce que je ressentais confusément dans mon corps comme une excitation sexuelle, cela m’a détruit parce que j’ai eu honte, alors plus jamais je n’imaginerai quoi que ce soit ni bon ni mauvais, je n’aurai plus jamais de fantasmes ». Dès lors, pour ces traumatisés, les mots se vident de leur ambiguïté, perdent leur pouvoir poétique pour devenir seulement un signal informatif comme une icône : plus question de transmettre par la parole une émotion, un ressenti, une pensée.

    Les patients qui viennent de plus en plus souvent nous consulter aujourd’hui présentent ce même type de fonctionnement limite. Cependant, on ne retrouve pas chez eux un traumatisme dans l’enfance pouvant rendre compte de ce fonctionnement psychique. On observe la même pauvreté dans la capacité à fantasmer, la même forme de langage informatif, dénué d’ambiguïté et de tonalité poétique. Ils sont dépourvus d’une véritable affection pour eux-mêmes et ils racontent leur histoire comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre. Tout se passe comme si cet écrasement de l’espace psychique interne par le monde de la réalité était constitutif et non pas secondaire à un traumatisme dans l’enfance, comme s’ils avaient subi une sorte d’effraction comme un viol par procuration. La frustration reste au premier plan, mais est plutôt liée à une immaturité affective comme chez un vieil adolescent mal dégrossi, empêtré dans un conflit œdipien sans issue qui resterait constamment actif et comme en « en fusion », avec une bisexualité psychique restée en suspens. Ils sont en état limite, en équilibre, sur un fil, sans basculer ni dans l’enfance ni dans l’âge adulte.

    Ces nouveaux patients sont de plus en plus nombreux au point de devenir la norme en remplacement du névrosé d’antan. D’ailleurs, ils présentent une formidable adaptation à cette société postmoderne, elle aussi aux limites incertaines ; ils sont chez eux. Le vieux monde raisonnable, celui des névrosés, le mien, organisé par un surmoi contenant, éclairé par les Lumières, semble se défaire, se déliter. Les mots perdent de leur puissance évocatrice, le langage des mots s’appauvrit au profit de celui du corps qui devient le lieu même des échanges entre les hommes. Et si les sens, les sensations, la sensorialité deviennent centraux dans la vie de ces hommes, c’est de façon quasi instinctive, brutale et immédiate. La pornographie l’emporte sur l’érotisme : obtenir vite l’objet, « en circuit court », le sexe tout de suite, sans distanciation possible, et surtout sans inscription possible dans l’histoire personnelle de chacun. L’action prend le primat sur la réflexion, de quoi laisser le névrosé stupéfait par le bouleversement des valeurs fondatrices du monde qu’il avait construit.

    Dans cette société, la créativité technologique est à la mesure de l’inventivité des hommes. Et un monde bis, parallèle, virtuel voit le jour, un monde dans lequel l’objet tant convoité peut être inventé, façonné, soumis comme une poupée gonflable, uniquement support sans vie d’une sensorialité auto-érotique. Voilà l’espoir fou de l’homme limite dans cette société postmoderne : éviter l’expérience de l’altérité.

    Au fur et à mesure que j’avançais dans mes recherches, il devenait inévitable d’essayer de comprendre le lien, l’interaction dynamique entre le fonctionnement psychique de cet homme limite qui devenait de plus en plus représentatif de cette société elle-même sans limites, et l’évolution de ce monde postmoderne de plus en plus virtuel, numérisé, flirtant sans cesse avec les limites du temps et de l’espace.

    Les sociétés évoluent aussi au gré de l’Histoire, des guerres, des conquêtes, des découvertes scientifiques, des progrès technologiques, de l’évolution des pensées philosophiques et des religions. Elles édictent des lois pour régir les rapports des individus qui la composent. Le plus souvent, elles suivent et entérinent les aspirations et les mœurs des groupes d’individus les plus nombreux, les plus influents ou les plus vindicatifs. Parfois, pour réglementer les comportements des citoyens, les gouvernants mettent en avant l’intérêt collectif ou la nécessaire mise en harmonie avec les lois des sociétés amies partageant une histoire commune.

    Est-ce la part grandissante des individus au fonctionnement limite dans cette société limite qui la constitue comme telle, ou bien est-ce cette société ébranlée par les traumatismes inhérents à l’Histoire qui façonne cet homme limite ? Comment comprendre l’origine de ce fonctionnement limite ?

    En Occident, c’est la philosophie des Lumières qui a structuré notre société moderne en mettant l’homme au centre de lui-même et les lois mathématiques au centre de l’Univers. C’est la Raison qui gouverne les individus, la société et le monde. Tout ce qui n’est pas rationnel est interdit sous le coup d’un impératif catégorique, organisateur de la société au même titre que le tabou de l’inceste. Tous ces interdits sont refoulés, dévolus au monde des fantasmes – des scénarios imaginaires, par essence impossibles à mettre en œuvre. Seuls les artistes ont le droit de les décrire ou de les peindre, la culture remplissant la nécessaire fonction cathartique.

    Pendant la Shoah, dans les camps de concentration, les camps d’extermination, des hommes – des voisins bien aimés, des frères en culture – ont, de façon légale et institutionnalisée, torturé, tué, brûlé, exterminé leur prochain en réalisant « pour de vrai » l’enfer tel que Jérôme Bosch le peint avec les corps morcelés, martyrisés, les membres arrachés, la tête des nourrissons fracassée contre un mur, le feu qui réduit en cendres l’âme et le corps des humains.

    Ces hommes ont franchi toutes les limites que s’était fixées cette civilisation des Lumières fondée sur la Raison. Ils n’ont éprouvé ni honte ni culpabilité car ils s’inscrivaient dans une autre représentation du monde dont il fallait chasser les représentants de la société moderne qui précédait.

    Cette effraction de l’espace psychique interne commun aux individus de la société des Lumières et qui constitue sa culture, par des actes commis par des proches aimés, estimés et respectés, est un viol. C’est ce viol qui reste présent au cœur de chacun d’entre nous, même si nous ne l’avons pas vécu : il se transmet de génération en génération.

    Aujourd’hui l’effraction du monde des fantasmes par une réalité toujours plus violente est continuelle. Il suffit d’imaginer cet enfant de 7/10 ans, en pleine phase de latence, qui voit à la télé sans cesse et sans filtre des images de viols, de meurtres, de cruauté, d’extermination de masse, de sexualité froide, pornographique, passant d’une émission sur l’actualité à des fictions sous forme parfois fantastique. Comment pourrait-il se fixer des limites, se construire un espace clos de fantasmes, lieu de tous les interdits refoulés ?

    Peut-on passer d’un système de compréhension individuel (l’origine du fonctionnement limite lié à l’effraction du monde psychique interne par la réalité du viol) à l’analyse du fonctionnement d’une société qui aurait subi – dans son ensemble, dans sa totalité – ce même genre de viol à l’occasion de la Shoah ? Qu’est-ce qui autorise un tel rapprochement.

    Je décidais de faire un essai sous sa forme habituelle, une sorte de dissertation où on défend une opinion. Ainsi pour décrire l’homme limite il fallait choisir un plan classique : Qu’est-ce qu’un homme limite ? Quelles en sont les caractéristiques ? En quoi s’agit-il d’une configuration psychique distincte de celles que la psychiatrie connaît déjà (névrose, psychose, etc.) ? Bibliographie, perspectives métapsychologiques… Mais cela n’a pas été possible. Il manquait constamment dans la description de l’homme limite l’expérience même de ma rencontre avec lui. Peu à peu, je prenais conscience qu’au-delà de la nouveauté de ce type de fonctionnement psychique, j’étais confronté à la rencontre de deux mondes, l’ancien celui des Lumières et de la névrose, le mien, avec celui de la postmodernité aux limites incertaines.

    Pour cela il fallait interroger tous les champs des sciences humaines, la psychologie, la philosophie, la sociologie, l’Histoire, les religions.

    Pour embrasser un domaine aussi vaste, l’approche phénoménologique m’a finalement paru la plus appropriée si on veut présenter le problème et l’explorer. La forme que je choisis, c’est l’essai tel qu’il a été conçu à l’origine par Montaigne, Rousseau, saint Augustin : « Je n’ai d’autre objet que de me peindre moi-même », « ce ne sont pas mes actes que je décris, c’est moi, c’est mon essence ». Rendre compte de la rencontre avec l’homme limite et avec cette société postmoderne c’est se confronter à sa sensorialité, à ses émotions car les sens sont au centre de la psychologie de cet homme nouveau. Et le confinement obligé auquel nous sommes confrontés, privés pour un temps indéterminé de tout contact sensoriel, va le confirmer. C’est la sortie de chez soi qui sera déterminante.

    Autant évoquer mon expérience du monde virtuel était compliqué pour moi, je m’y perds, autant pour parler du rapport sensoriel au monde, il a suffi que je me laisse bercer par mes souvenirs : j’étais chez moi. L’Orient de mon enfance n’est que sensorialité, sensualité. C’est les Noces d’Albert Camus, la lumière, la brûlure du soleil, le sel qui sèche sur la peau après un bain de mer, la sueur qui tombe sur les yeux et qui brouille le regard de Meursault lorsqu’il voit la lame du couteau de l’arabe briller. Je me souviens de l’odeur du jasmin et du merguez¹ grillé, le goût de l’harissa et de la zlébia, et l’odeur des femmes. On m’a suffisamment fait remarquer mon teint mat et mon accent, ma tchatche, mon orientalisme, avec cette fausse tendresse que cache l’ironie, pour qu’aujourd’hui je m’approprie cette culture fondatrice de mon être. C’est moi, c’est tout moi, ça me définit.

    Il a donc fallu en passer par là : raconter ce que je ressentais, ce que j’éprouvais avec la franchise, l’authenticité et la sincérité qu’exige l’exercice en prenant le risque d’être parfois impudique (mais cela n’effraiera pas l’homme postmoderne) et dérangeant… Le défi est de parler de soi, de sa vie tout en énonçant comme à haute voix ce que l’on comprend. L’exercice consiste à rester sur la crête étroite entre l’autobiographie gnangnan et la théorisation trop complexe ou trop pédante.

    J’ai mené ma réflexion de façon associative, une idée en appelant librement une autre. Cette méthode de l’association libre a fait ses preuves dans la cure psychanalytique pour accéder à la connaissance la plus profonde de soi, elle s’est avérée indispensable à l’approche phénoménologique. Le puzzle ainsi constitué a trouvé sa cohérence dans le fil narratif de mes souvenirs qui s’égrenaient.

    Proust a ouvert le chemin de l’accès à ses souvenirs par la voie sensorielle. C’est en goûtant une madeleine trempée dans du thé qu’il retrouve le souvenir vivant de sa tante Léonie lorsqu’il allait la voir le dimanche matin avant d’aller à la messe. Mais nous ne savons pas ce que cela lui a fait, à lui « d’origine » juive, d’attendre le dimanche matin chez sa tante avant d’aller à la messe ? Est-ce qu’il pensait à sa mère ? À son père ? Il n’en dit rien. C’est ce pas que j’ai franchi en allant jusqu’au bout de mes associations.

    Il faut aller plus loin. En goûtant un plat de son enfance, savamment cuisiné par sa mère à l’époque, il faut savoir associer à chaque bouchée, l’expérience sensorielle de toutes ces petites madeleines avec son histoire, avec l’Histoire, avec son enfance, se la raconter encore et encore, se la réapproprier, car la recherche du temps perdu n’est pas une perte de temps.

    C’est la leçon que le névrosé d’antan veut donner à l’homme limite.

    Introduction

    L’ennui est la pire des choses qui puisse arriver pour un psychiatre. Le métier, c’est vrai, est passionnant et même exaltant mais il est souvent difficile.

    Il faut être à la fois authentique, sincère, amical et aimant avec le patient, tout en étant dans une certaine neutralité dite bienveillante, c’est-à-dire ne pas intervenir dans sa vie, dans les actions qu’il mène pour qu’il puisse se déployer, enfin, tel que ses désirs profonds et inconscients le poussent à le faire. Mais aussi, il faut à tout moment être capable d’observer les mouvements qui se déroulent dans la relation, cela s’appelle le transfert, les comprendre, leur donner sens pour les restituer au patient, cela s’appelle l’interprétation, afin de l’aider à mieux se comprendre.

    Faire cela pendant toute une journée, ça peut être épuisant. Avec en plus l’immobilité du corps coincé dans un fauteuil pendant de longues heures, la fatigue d’un corps retenu devient physiquement douloureuse. Alors, lorsque l’ennui vient infiltrer la relation avec un patient, attaquer la chose psychique, si le sentiment de vide s’installe, ça devient intolérable. C’est le cas avec ces patients de plus en plus nombreux qu’on appelle « état limite » ou « borderline ».

    Je n’ai plus de patience. On raconte que Freud à la fin de sa vie frappait le bord du divan avec la pointe de sa chaussure lorsque la cure n’avançait pas assez vite à son goût. Moi je m’ennuie et au lieu d’associer les dires du patient avec ce qu’il m’avait raconté précédemment, avec ce que je sais de sa vie infantile, je commence à penser à autre chose, aux courses à faire, aux coups de fil à passer. Pour ne pas m’endormir, je dois alors rapidement reprendre contact avec le contenu factuel de son discours et perdre ainsi le fil inconscient de notre dialogue. Tant pis, pas de psychisme pour cette fois-ci, pas moyen de mettre le pilotage automatique. C’est ça qui est fatigant.

    J’avais décidé d’installer mon cabinet dans mon appartement pour pouvoir être plus près de mes enfants en faisant une coupure à l’heure du goûter à la sortie de l’école et en étant présent au dîner familial. C’était sans compter la difficulté de passer d’un espace à un autre, d’un état d’esprit à un autre. Le couloir qui sépare l’espace professionnel de l’espace privé n’était pas assez long et le temps que je mettais à le traverser était trop court, j’arrivais à table la tête encore pleine de mes conversations avec mes patients et, semble-t-il, je continuais à leur parler. Ma fille, qui avait enfant le goût de l’imitation, me rappelait à l’ordre : « Papa à table quand il mange il fait comme ça » et elle mimait quelqu’un qui parle tout seul. Cela faisait sourire ma femme, mais pas trop.

    Je n’étais pas fait pour ce métier.

    Je suis né à Tunis pendant le baby-boom. Je garde le souvenir d’une enfance heureuse, baignée de soleil, de mer et de sable chaud. J’aimais courir, sauter, nager, laisser mon corps noircir l’été à la plage – au grand désespoir de ma mère qui me frottait vigoureusement le corps le soir à la douche avec un gant de crin végétal, la loofah*. Mais ce gommage excessif ne faisait que stimuler ma peau et renforçait ainsi le bronzage. De quoi ma mère avait-elle peur en voyant ma peau devenir noire ? Comme si elle voyait là les stigmates d’une impureté originelle transmise au cours des générations et qui se révélait en frottant les limites de mon corps. Nous appelions familièrement ce gant de crin la hakèkè*, littéralement « ce qui frotte ». Ce n’est que bien plus tard que je sus qu’en argot tunisien on utilise ce verbe et ses déclinaisons par allusion aux corps qui se frottent mutuellement. J’ai gardé cette habitude de me frotter le corps avec un gant de crin et il est vrai que lorsqu’il est plein de savon, ce mélange de douceur apparente et de rugosité sous-jacente donne à sa caresse un incontestable goût érotique. J’aime percevoir mon corps, j’aime prendre des bains chauds, des bains bouillonnants, la thalassothérapie, les enveloppements d’algues et au fond j’aime sentir mon corps m’envelopper, me contenir et me rassembler.

    Je suis le troisième et dernier enfant d’une famille aimante. L’ambiance était joyeuse, les repas étaient animés et gais. À Tunis dans les années cinquante – et au fond depuis des temps immémoriaux – l’art de « faire un kif » organisait la vie quotidienne de la plupart des familles : boire un thé à la menthe-avec-pignons en respirant des fleurs de jasmin, manger une petite brick aux pommes de terre à 11 h, faire la passagiata* en parcourant l’avenue de Paris de long en large au gré des rencontres, s’arrêter, parler avec des amis, jouer aux cartes, boire un verre de boukha* avec la kémia*… et tant de choses pour se faire plaisir. C’est ce savoir-faire un kif qui a séduit Ulysse à Djerba, l’île aux Lotophages, au point qu’il a failli y rester et renoncer à retourner à Ithaque vers sa femme et son fils, là où se trouvaient et la source et l’avenir de sa vie. C’est difficile de renoncer à cet art de vivre. Le président Bourguiba, le père fondateur de la Tunisie moderne, en avait fait sa devise « Farhat el hayat* » que l’on peut traduire par « La joie de vivre ».

    Il me reste de ce climat de quiétude dans lequel j’ai grandi, une appétence au bonheur qui m’a sûrement protégé des catastrophes intimes mais qui, en même temps, m’a privé de la rage de vaincre, de la hargne au labeur, de la niaque nécessaire pour réussir au-dessus du lot. Et cette impression d’avoir eu une enfance heureuse a pu me procurer certaines fois un sentiment de honte en entendant des patients, voire des collègues, évoquer des drames vécus au cours de leurs jeunes années.

    La vie m’apparaissait si douce, si simple ! Jusqu’en août 1961 avec la guerre de Bizerte. Je me souviens de cette nuit-là. À travers la cloison, je percevais les voix de mes parents, le ton était grave, avec parfois comme un léger crescendo dans la voix de ma mère. Le lendemain matin, à mon réveil, je vis les valises prêtes dans l’entrée. Il régnait un silence lourd, inhabituel, et la maison était soudain devenue triste. Mon père avait un visage soucieux, il transporta les valises dans la voiture avec tant de discrétion que je ne m’en aperçus pas. Une fois installés sur la banquette de la voiture, c’est instinctivement que ma sœur et moi regardâmes par la lunette arrière notre maison – car nous savions que c’était pour la dernière fois.

    Le ton de la voix de ma mère fut sec et vif : « Retournez-vous et regardez droit devant vous ! Sinon les voisins vont comprendre que nous partons définitivement. » Ce fut ma première rencontre avec l’Histoire. Il y eut le charmant petit aéroport de El Aouina dans la banlieue de Tunis, si joliment fleuri, où nous attendaient l’oncle et son fils pour récupérer la voiture. Puis il y eut la Police, la Douane, on obligea ma mère à enlever tous ses bijoux à l’exception de son alliance et de sa bague de fiançailles, la fouille au corps… Il m’est arrivé quelques fois dans ma vie que la réalité dépasse la fiction comme on dit, et que les choses se déroulent d’une façon que même un scénariste très créatif ne pourrait inventer : la douanière qui fouilla le corps nu de ma mère était une femme blonde au fort accent allemand, ça ne s’invente pas.

    Enfin l’avion, c’est un Breguet Deux-Ponts ! Et je joue dans l’escalier pendant le vol au-dessus de la Méditerranée, d’un rivage à l’autre. L’enfant a cela de merveilleux : il oublie rapidement sa douleur pour se réjouir en jouant avec le monde, j’ai longtemps fréquenté cet enfant en moi.

    Au début avec Paris, ça a été difficile. Deux chambres dans un petit hôtel du Quartier latin : une pour mes parents et une autre pour ma sœur et moi ; mon frère vivait déjà à Paris et garda sa chambre d’étudiant dans un appartement vétuste au cœur du Quartier latin. Puis un petit meublé plutôt glauque, l’hiver, le froid, le ciel gris sans soleil, le métro, la fatigue le soir. Mais il y eut le lycée – le lycée Henri-IV en l’occurrence. Un très bon lycée, déjà à l’époque, bien que sans esprit élitiste. Le temple du savoir, de la raison, des profs intelligents, des bons camarades bien élevés. Même les blagues et les chahuts avaient un caractère intellectuel et cultivé, les références étaient historiques, on appelait le concierge « le Cerbère ». C’était le lycée de la République, de l’égalité, de la fraternité, et du mérite. C’était la France, ma nouvelle patrie, ma nouvelle famille d’où me venait la lumière des Lumières.

    J’étais à peine remis de mon assimilation que vint Mai 68. Ce fut ma deuxième rencontre avec l’Histoire. Le fils de bourgeois que j’étais, de la gauche bien-pensante, découvrait la politique et ses avatars dans les mouvements qui le représentait et en particulier le trotskysme. Cette période de ma vie fut d’autant plus marquante pour moi que, pendant ce qu’on a appelé pudiquement « les événements », je subis un important traumatisme. À la suite d’une manifestation je me retrouvais coincé dans le grand amphithéâtre de la fac de médecine de la rue des Saints-Pères. Quelqu’un jeta une grenade lacrymogène et le détonateur, au lieu de laisser s’échapper le gaz, explosa et je fus assez sérieusement blessé. J’eus un tympan éclaté, des éclats de grenade un peu partout sur le corps et surtout un bout de métal littéralement posé sur la carotide, ce qui effraya le chirurgien de garde aux urgences. J’en garde à la fois la peur d’un drame imminent et un sentiment d’invincibilité pour m’en être sorti quasiment sans dommage. Mais mon corps qui jusque-là m’avait apporté tant de plaisir, de joie et de bonheur m’annonçait qu’il pouvait être porteur de douleur, de souffrance et de mort. Mes organes, mon corps biologique me rappelaient à l’ordre et pendant les années qui suivirent j’ai fait des gardes de réanimation pour gagner de l’argent mais aussi par goût, ou plus exactement pour l’excitation que procurait la lutte contre la mort. C’est dire combien, a priori, je n’étais pas fait pour ce métier de psychiatre.

    J’ai commencé à faire des études de médecine pratiquement par défaut. En bon fils de famille juive, j’avais comme choix classique de devenir homme d’affaires, ingénieur, avocat, dentiste ou la voie royale pour faire plaisir à ma mère : médecin. Les études de médecine étaient à l’époque les plus cool, les plus tranquilles, les plus longues mais aussi celles qui laissaient le plus de temps libre pour vivre sa vie d’étudiant et je ne m’en suis pas privé. Assez vite, au cours des stages, le métier m’a plu. J’aimais ce contact avec le mystère des corps, l’interprétation des signes cliniques à l’examen du patient avant que les examens biologiques de plus en plus sophistiqués ne balayent tous les champs des possibles.

    Après Mai 68, au-delà du mystère des corps, la question

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1