Le service public médiatique à l'ère numérique: Radio-Canada, BBC, France Télévisions: expériences croisées
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À propos de ce livre électronique
Le présent ouvrage présente et analyse, en fonction de quatre grands thèmes (créativité, accessibilité, coopération et financement), les actions de ces géants médiatiques. Il s’adresse à ceux et celles qui travaillent dans les médias publics et à toutes les personnes qui, plus largement, veulent comprendre l’évolution du service public et le rôle de la culture et des médias en démocratie. La voie vers l’avenir médiatique sera certainement tracée à la fois par les artisans du service public, par les acteurs politiques responsables et par les citoyens qui s’en préoccupent.
Gaëtan Tremblay est professeur retraité de l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et chercheur au Centre de recherche interuniversitaire sur la communication, l’information et la société (CRICIS).
Aimé-Jules Bizimana est professeur agrégé au Département des sciences sociales à l’Université du Québec en Outaouais et chercheur régulier au CRICIS.
Oumar Kane est professeur titulaire au Département de communication sociale et publique de l’UQAM et chercheur au CRICIS.
En savoir plus sur Gaëtan Tremblay
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Aperçu du livre
Le service public médiatique à l'ère numérique - Gaëtan Tremblay
Ce n’est ni le plus beau, ni le plus riche, ni le plus intelligent, ni le plus fort qui présente les meilleures chances de survie: c’est celui qui s’adapte le mieux aux transformations de son environnement. Ce constat concernant les espèces animales, intégré à la théorie de l’évolution, vaut-il aussi pour les institutions humaines? Celles qui survivent le plus longtemps sont-elles celles qui développent les meilleures stratégies pour s’adapter efficacement aux bouleversements de leur environnement? L’hypothèse est certes plausible. Comment se comportent à cet égard les institutions médiatiques de service public à l’ère d’Internet, des moteurs de recherche et des réseaux sociaux? Quelles sont leurs stratégies d’adaptation? Pourront-elles survivre ou disparaîtront-elles? Cette dernière possibilité n’apparaît plus comme une idée farfelue et alarmiste depuis que les Suisses ont décidé de tenir un référendum national sur la question en février 2018¹.
Ces préoccupations nous ont amenés à effectuer une recherche sur le rôle du service public médiatique à l’ère d’Internet et des sociétés du savoir. L’objectif initial était d’évaluer dans quelle mesure le mouvement des knowledge and creative commons permet à la Canadian Broadcasting Corporation (CBC)/Société Radio-Canada (SRC), à France Télévisions (FTV) et à la British Broadcasting Corporation (BBC) de repenser et de reformuler leur mandat de service public, ainsi que de renouveler leurs pratiques, dans le contexte créé par le développement d’Internet et le repositionnement des industries culturelles dans le plus vaste secteur des industries créatives.
Pour ce faire, nous avons procédé à l’analyse des documents pertinents (plans d’action, rapports annuels, discours de la direction, etc.) et avons conduit une série d’entretiens auprès des acteurs clés de la gestion de la créativité et de l’accessibilité des chaînes publiques de télévision au Canada, en France et au Royaume-Uni. Il nous est apparu opportun de comparer l’expérience canadienne aux expériences française et britannique parce que France Télévisions et la BBC constituent des modèles de référence en matière de télévision publique. En outre, ces dernières évoluent dans des contextes juridiques contrastés qui représentent les deux courants principaux en matière de droits intellectuels: le droit d’auteur continental, axé sur les intérêts des créateurs, et le copyright anglo-saxon, qui protège surtout les intérêts de ceux qui possèdent les droits d’exploitation de l’œuvre.
1.LES MUTATIONS
Depuis leur origine, la radio et la télévision de service public ont dû faire face à de nombreux changements de leur environnement, provoqués soit par l’innovation technologique, soit par des réorientations politiques ou réglementaires, soit encore par l’évolution des conditions économiques ou l’émergence de nouvelles pratiques socioculturelles. Elle est depuis longtemps révolue l’époque où la radio et la télévision publiques exerçaient un monopole ou constituaient avec un petit nombre de concurrents privés un oligopole dans un marché national relativement fermé aux apports étrangers.
Le paysage radiophonique, d’une part, a été rapidement ouvert à la concurrence des entreprises privées. Dans plusieurs pays, les stations commerciales ont d’ailleurs précédé le service public, arrivé un rien sur le tard pour tenter de mettre de l’ordre dans un univers quelque peu anarchique et de promouvoir, au premier chef, des objectifs de nature culturelle, sociale et politique.
Le monde de la télévision, d’autre part, a d’abord prospéré dans le giron du secteur public. Dans l’immédiat après-guerre, on se méfiait premièrement de l’énorme potentiel propagandiste du petit écran et, deuxièmement, des dérives de la recherche du profit tous azimuts. Il a donc fallu quelques années avant que le domaine de la télévision ne soit ouvert aux initiatives du secteur privé. Au Canada, ce fut chose faite dès 1961 avec les débuts de Télé-Métropole. Le phénomène fut encore plus précoce au Royaume-Uni, avec l’arrivée du réseau Independent Television (ITV) en 1955, mais beaucoup plus tardif en France, où le monopole public ne fut brisé qu’en 1982 lors de la privatisation de la Première Chaîne, devenue TF1.
Le monopole ou, à tout le moins, la place privilégiée des institutions publiques était légitimée par la rareté des fréquences hertziennes, considérées comme un bien public dont l’exploitation devait servir à la promotion des talents artistiques nationaux ainsi qu’à l’accessibilité de tous les citoyens à l’information et à la culture. Jusqu’au début de la décennie 1980, même dans les pays où la concurrence d’entreprises privées était admise, le mandat de service public a constitué la pierre d’assise du développement des médias électroniques.
Dans les années 1970 et 1980, l’expansion rapide des réseaux câblés et celle de la transmission par satellite ont étendu les possibilités de diffusion et rendu possible l’accroissement des produits et services audiovisuels. Les distributeurs ont alors pris une place de plus en plus déterminante dans l’essor des industries médiatiques. Dans une certaine mesure, on peut parler d’un changement de leadership, de l’apparition d’une nouvelle dynastie dans le secteur de la radiodiffusion (Tremblay et Lacroix, 1991).
Le rythme des transformations s’accélère considérablement à partir des années 1980, pour des raisons tant technologiques, idéologiques qu’économiques. Parallèlement au développement de nouveaux réseaux de distribution, les progrès de la miniaturisation inaugurent l’ère de l’informatique grand public. L’ordinateur personnel envahit tant les bureaux que les espaces domestiques. L’interconnexion des appareils, d’abord développée dans les cercles militaires et scientifiques, fait de plus en plus entrevoir une possible convergence des infrastructures de distribution et de diffusion, ainsi que des appareils de production et de réception (Lacroix et al., 1993).
Sur la scène politique, on assiste alors à une montée en puissance des partis politiques de droite, dont les manifestations les plus emblématiques furent l’élection de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et de Ronald Reagan aux États-Unis. Au Canada, les conservateurs de Brian Mulroney prennent le pouvoir en 1984. Leur arrivée signifie moins d’État providence, moins de réglementations, moins de taxes et d’impôts. Place au marché, à l’entreprise privée et à la concurrence tous azimuts! Ce sont d’ailleurs les mots d’ordre des pouvoirs publics un peu partout en Occident. Même les gouvernements dits de gauche n’échappent pas au nouveau dogme. Les partis socialistes ou sociaux-démocrates eux-mêmes pratiquent l’austérité budgétaire, ne défendent plus que timidement les politiques sociales et se font les promoteurs enthousiastes de l’initiative privée. Nul n’oserait, s’il aspire à l’exercice du pouvoir, proposer un accroissement des impôts ou une augmentation du déficit. Exit les politiques inspirées du New Deal, place au néolibéralisme! Le contexte est des plus favorables à la révision de la législation et de la réglementation concernant les médias. Pour favoriser l’expansion autorisée par l’innovation technologique, les Parlements et organismes de régulation sont invités à revoir politiques et règlements pour éliminer les entraves à l’initiative privée et créer un environnement propice à la croissance des marchés.
L’ambiance néolibérale fournit le principal cadre de référence et d’interprétation idéologique des changements technologiques en cours. La croissance des potentialités de transmission fait voler en éclats, prétend-on, un appareil législatif et réglementaire fondé sur la rareté des fréquences hertziennes. La numérisation des contenus, consécutive aux avancées fulgurantes de l’informatisation sociale, rend de plus en plus floue la distinction classique entre les opérateurs de réseaux de télécommunication (common carriers) et les diffuseurs de programmes informatifs et culturels (broadcasters), qui constituait jusqu’alors l’épine dorsale du système réglementaire nord-américain. Dans cet univers cloisonné, les premiers n’étaient pas autorisés à œuvrer dans la production de contenu afin de préserver leur neutralité et de minimiser le favoritisme et les conflits d’intérêts dans l’établissement des priorités de transmission. Mais comment reconnaître et séparer la production de contenu de la pure transmission lorsque les réseaux intègrent des systèmes d’opération de plus en plus complexes, impliquant une manipulation et une organisation des données transmises? Il faut tout revoir, pense-t-on. Cela implique notamment de déréglementer ou plutôt de revoir la réglementation pour supprimer les entraves à l’innovation et favoriser l’expansion des marchés. Les barrières entre l’univers des télécommunications et celui de la radiodiffusion sautent. Désormais, les opérateurs de télécoms seront autorisés à intervenir dans le secteur des médias et inversement, les acteurs des médias, diffuseurs et câblodistributeurs, pourront offrir des services de télécommunications. La convergence technologique, économique et politique est célébrée de toutes parts. Les fusions, voire les mégafusions se succèdent à un rythme effréné. Les réorientations politiques se conjuguent ainsi aux progrès technologiques et aux pressions des intérêts économiques pour pousser dans une même direction: la libéralisation. La part du secteur privé s’accroît alors que celle du secteur public se rétrécit, résultat de compressions budgétaires répétées, d’une concurrence plus vive et de nouvelles obligations de sous-traitance pour stimuler la production dite indépendante.
Plus récemment, les institutions de service public radiophonique et télévisuel ont été rudement secouées, à l’instar de l’ensemble des industries médiatiques et culturelles, par l’apparition et la rapide expansion des réseaux entièrement numériques. Les taux d’équipement des ménages en téléviseurs à haute définition, en tablettes électroniques et en téléphones intelligents, poursuivent leur croissance. Les taux d’abonnement à des fournisseurs d’accès Internet atteignent, quant à eux, presque le point de saturation, tout au moins dans les pays développés. Les diffuseurs historiques doivent suivre le rythme. Il leur a fallu bien sûr moderniser les équipements de production, installer de nouvelles infrastructures de diffusion, rénover les studios, revoir les pratiques de création et de production, tout cela dans un contexte de compressions budgétaires.
L’impact est si considérable que d’aucuns n’hésitent pas à parler de «révolution du numérique». Sans dramatiser ni verser dans l’inflation verbale, force est de reconnaître que le phénomène prend une ampleur préoccupante et qu’il pose d’énormes défis dans tous les aspects de la production, de la diffusion et de la consommation médiatiques.
Les institutions qui comptent sur un financement mixte de provenance publique et privée, comme CBC/Radio-Canada, sont directement touchées par la migration des revenus publicitaires vers les moteurs de recherche, dont Google obtient la part du lion, et vers les réseaux sociaux numériques, dont Facebook et Twitter sont les figures de proue. Les annonceurs, séduits par l’offre d’une publicité ciblée et facturée au nombre de clics, ont, à tort ou à raison, l’impression d’une plus grande efficacité à un coût moindre. Additionné aux restrictions des dotations publiques, ce manque à gagner relatif aux recettes publicitaires a des répercussions majeures sur le budget des organismes publics et sur leur capacité à remplir leur mandat, c’est-à-dire produire et diffuser des contenus de qualité pour tous les publics. De surcroît, cela survient au moment même où des sommes considérables doivent être investies pour relever les nouveaux défis posés par le numérique.
Pour compliquer la situation, les diffuseurs historiques² doivent composer avec les nouvelles pratiques de consommation qui accompagnent l’engouement pour les supports légers tels que les tablettes et les téléphones dits intelligents. En effet, de nombreux consommateurs délaissent l’abonnement aux forfaits télévisuels des câblodistributeurs, choisissant de regarder leurs émissions préférées en streaming sur Internet. Le visionnement en différé, qui permet au spectateur d’éviter à sa convenance les messages publicitaires, a également un effet négatif sur les recettes commerciales des diffuseurs. Enfin, l’accès libre à l’information sur une pléthore de sites Web a contribué au développement d’habitudes de gratuité chez nombre d’usagers qui remettent en question l’allocation de fonds publics à des médias de diffusion qu’ils fréquentent de moins en moins. La légitimité des institutions de service public s’en trouve sérieusement atteinte.
L’auditoire est également affecté par l’apparition de nouveaux compétiteurs internationaux, tels Netflix, Amazon et leurs émules, qui ne sont pas soumis aux mêmes obligations réglementaires, entre autres eu égard aux quotas de contenu national, et qui peuvent même se soustraire aux règles fiscales en vigueur, comme c’est le cas au Canada. Sous prétexte de respecter leur engagement de ne pas alourdir le fardeau fiscal de la classe moyenne, les autorités fédérales refusent d’imposer ce qu’elles appellent une «taxe Netflix». Malgré la levée de boucliers et les protestations provenant de tous horizons devant ce traitement différentiel et cette concurrence déloyale, les pouvoirs publics ont jugé préférable, jusqu’à présent, de ne pas intervenir. Les diffuseurs nationaux, publics comme privés, doivent donc satisfaire à des exigences plus élevées que leurs concurrents venus d’ailleurs sous prétexte qu’il serait extrêmement difficile, voire impossible de réglementer Internet. On va même jusqu’à invoquer l’émergence d’une nouvelle économie, dite du partage, pour justifier les entorses à la réglementation existante et exiger des acteurs historiques qu’ils s’adaptent au nouveau contexte.
Cette mise à disposition des émissions par les réseaux numériques, le streaming, prend des proportions alarmantes pour les diffuseurs «traditionnels» et provoque une intensification de la concentration des fournisseurs de contenus pour faire face à la nouvelle donne. Dans le monde anglo-saxon, des géants comme The Walt Disney Company, Comcast, AT&T, Time Warner et consorts envisagent d’autres fusions et acquisitions pour contrer les activités en croissance des nouveaux joueurs tels Netflix et Amazon. Entourées de ces titans, les institutions publiques font figure de naines et il leur devient de plus en plus difficile de s’acquitter honorablement de leur mission.
2.QUATRE DÉFIS RELIÉS AUX RÉSEAUX NUMÉRIQUES
Les institutions de service public médiatique ne sont pas restées figées devant toutes ces transformations. Elles ont réagi, à la mesure de leurs ressources humaines et financières, et ont adopté, sous pression extérieure ou de leur propre initiative, des stratégies pour faire face aux défis considérables posés par leur environnement. Nous nous sommes particulièrement intéressés aux démarches des institutions de service public médiatique au Canada, en France et au Royaume-Uni. Quatre grands défis ont surtout retenu notre attention: le défi de la créativité, de l’accessibilité, de la coopération et du financement.
2.1.LE DÉFI DE LA CRÉATIVITÉ
Depuis la fin des années 1990, plusieurs gouvernements et organisations internationales ont adopté des politiques de promotion des «industries créatives», une expression aux contours flous dont les diverses définitions tendent tout de même à associer aux industries culturelles et médiatiques classiques (édition, musique, cinéma, radio, télévision, presse) d’autres activités où la créativité joue un rôle important (mode, industries du numérique, publicité, architecture, etc.). C’est le gouvernement du Royaume-Uni qui a ouvert le bal. D’autres pays anglo-saxons comme l’Australie et la Nouvelle-Zélande lui ont emboîté le pas, suivis par certains pays européens, et finalement par des organisations internationales comme l’Union européenne, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) et la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) (2008). Alors que les économistes néolibéraux des décennies précédentes ont eu tendance à considérer que les industries culturelles devaient être traitées comme n’importe quelle autre industrie, les approches qui s’intéressent aux industries créatives renversent la perspective et proposent d’étendre à l’ensemble des activités économiques les caractéristiques qui font la force de ces industries pour promouvoir une économie créative (Lash et Urry, 1993). Les industries culturelles, jadis considérées comme marginales, sont dorénavant proposées comme modèle pour la nouvelle économie, qualifiée elle aussi de créative (Bouquillion, Miège et Mœglin, 2013; Tremblay, 2008).
Les médias de service public participent de cette dynamique. Ils ont d’ailleurs souvent été invités ou se sont eux-mêmes proposés comme des partenaires majeurs de la politique économique créative de leur pays respectif. Dotées d’infrastructures de production et de diffusion parmi les plus importantes de leur pays respectif, les institutions de service public médiatique ont certes les moyens de participer aux efforts nationaux de promotion de la créativité. Elles en ont aussi la responsabilité. Comment s’en acquittent-elles? Quels programmes, quelles mesures concrètes ont-elles adoptés pour remplir leur mission de promotion de la création et d’accessibilité aux ressources culturelles dans le nouvel environnement numérique?
Le Canada, la France et le Royaume-Uni ont chacun adopté des politiques de promotion de la créativité. Il sera intéressant de comparer le rôle qu’ils attribuent respectivement aux grands acteurs institutionnels que sont les médias de service public, et comment ils espèrent articuler leurs efforts avec ceux du secteur privé.
2.2.LE DÉFI DE L’ACCESSIBILITÉ
Les émissions des grands diffuseurs publics sont maintenant offertes, au Canada comme en France et au Royaume-Uni, sur une grande variété de supports, qui vont du récepteur radiophonique ou télévisuel classique à la tablette électronique et au téléphone intelligent.
Les médias de service public ont pour mandat de rendre l’information et la culture disponibles à l’ensemble des citoyens et des groupes de la société dans lesquels ils évoluent. Les réseaux numériques leur ouvrent de nouvelles possibilités pour s’acquitter encore plus efficacement de cette responsabilité. Toutefois, ils leur posent également de nouveaux problèmes, entre autres en propageant une culture de la gratuité qu’ils ont largement contribué à instaurer.
La facilité d’accès à une foule d’informations gratuites sur le Web rend-elle l’abonnement payant peu attrayant, en particulier auprès des jeunes, comme le pensent les gestionnaires de La Presse+ au Canada? Le mandat de service public exige-t-il que l’accès aux produits industrialisés de la connaissance et de la culture soit entièrement libre et gratuit? Ce n’est pourtant pas ce que préconisent les tenants des creative commons lorsqu’ils définissent des conditions modulées de l’accès à l’œuvre, notamment en ce qui a trait aux différents niveaux de propriété, au respect de sa paternité, à l’interdiction de son utilisation commerciale et au partage des conditions initiales à l’identique. Ce point de vue s’oppose à celui des défenseurs des droits, qui réclament l’application stricte du critère d’exclusivité, c’est-à-dire l’autorisation d’accès aux seuls consommateurs acceptant de payer le prix exigé par les ayants droit de l’œuvre. Entre les deux options, le problème concerne donc l’établissement d’un équilibre socialement acceptable et économiquement viable (Mansell et Tremblay, 2013). Les initiatives lancées par les institutions de service public au Canada, en France et au Royaume-Uni contribueront certainement – dans la lignée d’expériences concrètes comme celles qui ont été menées par les économistes néoinstitutionnalistes telle la lauréate du prix Nobel d’économie 2009, Elinor Ostrom – à l’exploration de nouvelles avenues pour permettre d’établir les conditions de succès des modes de gouvernance des knowledge and creative commons (Hess et Ostrom, 2007).
Dans le domaine de l’information, en particulier, les enjeux sont considérables. Les réseaux sociaux facilitent tant la production que la diffusion et la mise à disposition d’une quantité inouïe d’informations en tous genres à un coût minime, voire nul. Il est cependant difficile de vérifier la qualité et la fiabilité de ces informations ainsi que de contrer la mise en circulation de rumeurs et de fausses nouvelles. La responsabilité des médias publics dans la production et la diffusion d’une information de qualité accessible à tous les citoyens n’en prend que plus de valeur.
2.3.LE DÉFI DE LA COOPÉRATION
Les diffuseurs publics sont tenus, depuis plus ou moins longtemps, et à des degrés divers selon les pays, de réserver une part significative de leur programmation à la production dite indépendante. Cette obligation est en phase avec le rôle qui leur incombe de stimuler la créativité et d’offrir aux artistes et artisans nationaux un accès privilégié aux réseaux de diffusion qui leur permettent de rejoindre les différents publics de leur pays. Les diffuseurs publics sont donc invités, ou plutôt astreints, à coopérer avec les producteurs et les créateurs privés des industries culturelles. Si cette collaboration favorise l’accès aux œuvres culturelles, elle détermine également les paramètres selon lesquels il doit s’effectuer, dans le respect, entre autres, des règles du droit d’auteur en vigueur sur le territoire national.
Les pouvoirs publics attendent des institutions médiatiques d’intérêt public qu’elles poursuivent deux objectifs également prioritaires de leur politique culturelle: qu’elles offrent, d’une part, des canaux de diffusion aux œuvres produites par les créateurs du pays et, d’autre part, qu’elles rendent ces œuvres accessibles à l’ensemble des citoyens du pays. Ces deux objectifs sont largement complémentaires. Leur mise en œuvre peut cependant devenir conflictuelle, dans la mesure où la promotion des intérêts des uns peut interférer avec la protection des droits des autres. Si l’accessibilité généralisée commande de bas prix, voire la gratuité, le respect du droit d’auteur exige une juste rétribution des créateurs et des producteurs. Dans un contexte où l’État assure l’entièreté des coûts, les possibilités de friction demeurent limitées. Dans la mesure cependant où les revenus commerciaux comptent pour une large part du financement du service public, l’arbitrage entre les différents intérêts devient plus délicat.
Les réseaux numériques présentent indubitablement un potentiel intéressant pour