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Les garçons russes ne pleurent jamais
Les garçons russes ne pleurent jamais
Les garçons russes ne pleurent jamais
Livre électronique229 pages3 heures

Les garçons russes ne pleurent jamais

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À propos de ce livre électronique

Sacha, 17 ans, fait exploser les règles et joue au funambule sur la crête de la délinquance. Ses parents, Antoine et Juliette, organisent une croisière sur la Volga de Moscou à Astrakhan, pour partir à la découverte des racines de leur fils, adopté en Russie à l'âge d'un an. Un voyage de la dernière chance pour permettre à Sacha de dépasser sa crise identitaire au contact du lieu de ses origines et pour redonner une certaine unité à la famille. Mais aussi, pour le couple au bord de la rupture, de retrouver la voie de la complicité.

Un récit intime, subtil, fort, arrosé de rap français et de pop russe, résolument initiatique.
LangueFrançais
Date de sortie6 mars 2023
ISBN9782931109076
Les garçons russes ne pleurent jamais
Auteur

Valérie Van Oost

Originaire d'Aix-en-Provence, Valérie Van Oost a été tour à tour journaliste et consultante éditoriale. Elle a écrit plusieurs récits, dont des nouvelles qui ont été primées. Elle aime mêler au récit de l'intime la question de la place de chacun, la confrontation des désirs personnels et des injonctions sociales.

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    Aperçu du livre

    Les garçons russes ne pleurent jamais - Valérie Van Oost

    À Nils, Hadrien, Charlotte et Alice

    « J’étais au comble de l’étonnement, j’avais donc enfin rencontré l’inattendu. »

    Alexandre DUMAS, Voyage en Russie

    Note

    J’ai écrit une première version du roman avant la guerre en Ukraine. Je l’ai retravaillé, alors que le conflit s’enlise, en pensant aux enfants des orphelinats, d’un côté ou de l’autre du Donbass, dont la situation est encore plus difficile aujourd’hui.

    V.V.O.

    Janvier 2023

    Sommaire

    Sheremetyevo

    Moscou

    Ouglitch

    Kostroma

    Nijni Novgorod

    Kazan

    Samara

    Saratov

    Volgograd

    Volga

    Astrakhan

    Bande-son

    Sheremetyevo

    Ils attendent chacun d’un côté du poste-frontière. Dans la file des étrangers, Juliette trépigne à quelques mètres derrière Sacha. Antoine est déjà passé de l’autre côté et les guette, impavide. Elle garde les yeux rivés sur le dos de Sacha, épaules larges mais pas encore adulte. Il est planté négligemment dans la queue réservée aux citoyens russes comme s’il faisait ça tous les jours. Il avance vers la marque jaune et noir peinte au sol. Il va passer la ligne de démarcation. C’est son tour.

    « Zdrast… heu… Zdrastvouitié », hésite Sacha. De sa rangée, où elle est une étrangère parmi d’autres, Juliette lui adresse un signe d’encouragement dans un sourire déconcerté. Du bout des lèvres, elle hache doucement pour lui « Zdrast-voui-tié » avec ce tendre ridicule des parents qui soutiennent les premiers pas sur scène de leur rejeton au spectacle de fin d’année. Comme si son fils pouvait l’entendre souffler un des trois mots appris dans la perspective du voyage, ces formules de politesse que chacun emporte dans ses bagages. Elle les lui avait rappelées dans l’avion, pendant qu’il était là, retenu par la ceinture de sécurité, attaché à côté d’elle.

    Au bout de sa file, le douanier ausculte d’un œil torve chaque passager, avant de scanner le visa, de tamponner le passeport, puis la carte d’émigration. Sa lenteur exaspérante éloigne Juliette de son fils. Perdue au milieu de la foule qui piétine de part et d’autre des cahutes de la douane, elle tente, avec son mari, d’assurer une sorte de cordon sanitaire autour de Sacha. Chacun le surveille de son côté.

    Devant la vitre, Sacha tend son passeport russe avec la décontraction qu’il porte constamment comme un vêtement trop large pour lui. Le cou légèrement tassé de l’adolescent mal à l’aise avec un corps devenu inadapté, encombrant, il tend son visage fin aux pommettes hautes vers l’uniforme gris. Juliette tressaille en voyant la bouche de Sacha se tendre légèrement avant de se figer alors que le douanier russe répète pour la deuxième fois la même question.

    « Sorry, I don’t speak Russian, glisse-t-il avec une politesse au vague relent de gêne.

    Ty ne govorish' po-rousski… – Tu ne parles pas russe »

    Un grain de sable grippe l’enchaînement de gestes lents du douanier qui se raidit.

    « I don’t understand. »

    Sous la visière de sa casquette, ses yeux sont aussi ahuris que sévères, il interpelle d’une voix tout aussi rude un collègue, dans la cabine d’à côté. Véhément et narquois, il ferme le passeport, aussi brusquement qu’il est sorti de son ennui, et tapote du doigt le titre en lettres d’or de la pièce d’identité « Rossiïskaïa Federatsia / Russian Federation ».

    « You can read

    — Russian Federation, obtempère Sacha.

    You’re Russian and you don’t speak Russian ?

    — Montre ton passeport français ! crie Juliette en gesticulant pour que le douanier la voie.

    Who is this ? aboie le douanier en la désignant du menton.

    My mother. »

    Répondant au geste impérieux du douanier, Juliette s’extrait du rang des étrangers, longe la ligne bleue entre les deux queues pour remonter la file d’attente des ressortissants russes. Elle attrape le regard d’Antoine, là-bas, de l’autre côté. Il lui paraît encore plus grand que d’habitude, droit, ancré dans sa raideur. La cinquantaine solide, les pieds plantés dans le sol. Son visage émacié ne montre aucun signe d’inquiétude. Juliette n’est, elle, plus qu’agitation lorsqu’elle se poste devant le douanier.

    « He doesn’t speak Russian, plaide Antoine en se penchant pardessus la barrière vers le poste de contrôle avec ce timbre grave et bas qui contraint ses interlocuteurs à tendre l’oreille.

    I live in France », s’innocente Sacha, la main sur le cœur, comme s’il n’avait rien à voir avec toute cette histoire.

    Sa voix, en muant, a pris la même tonalité que celle de son père, avec une modulation légèrement cassée. Le douanier compose un numéro qui sonne dans le vide, sans répondre au « Zdrastvouitié » appliqué de Juliette. Elle lui montre son passeport. Elle empêche le sourire de politesse de s’installer sur son visage. Il est inutile. Cela ne va-t-il pas les rendre suspects ? Pour les Russes, sourire est un signe de rouerie, à moins que ce ne soit de faiblesse, elle ne se souvient plus très bien ce qu’elle avait lu à ce sujet. Elle sait simplement que ça ne va pas arranger les choses. Elle se compose une expression lisse et froide à l’image du sac en cuir auquel elle s’agrippe. Le douanier relance, abasourdi, son collègue mobilisé sur sa routine. Éviter de s’en mêler, c’est ce qu’il a dû apprendre avec l’expérience. Face à Juliette, grave, et à Sacha qui attend que ça se passe, le douanier montre ostensiblement qu’il lance un travail d’enquête, ses traits juvéniles tendus par sa mâchoire serrée.

    « Birth certificate ? »

    Juliette sort sa pochette, celle des preuves. Oui, ce garçon est bien son fils. Ils ne peuvent rien opposer à ça ! C’est indiqué sur le certificat de naissance russe délivré après l’adoption. Antoine l’avait traitée de parano, mais, elle, elle savait bien qu’il valait mieux emporter la collection de documents avec eux.

    Quel âge a ce douanier ? La vingtaine ? Il semble ne jamais avoir été confronté à ce type de situation. Il a l’air de réfléchir à ce qu’il doit faire. Monter dans l’escalade de la paperasse ? Sonner la cavalerie des collègues ? Déranger le chef ? Il n’a pas ce poste depuis longtemps, il arbore encore cette fierté de porter l’uniforme et se donne sans doute de l’importance en faisant du zèle. Pourtant, un Russe qui ne parle pas russe… c’est louche ! Juliette inspire l’odeur de son poignet, un tic qu’elle traîne depuis l’enfance pour se rassurer. Les papiers sont en règle. Il n’a pas de raison de faire venir un supérieur. Il reprend le téléphone. Personne ne décroche. Sous la visière, entre ses oreilles décollées, ses yeux se plissent pour faire le lien entre les deux passeports de Sacha, entre les mots en cyrillique et les lettres latines. D’un geste d’agacement, il ferme cette pièce d’identité française superfétatoire, rendant les deux passeports entremêlés. Il fait signe à Sacha de dégager.

    Statufiée devant la vitre, Juliette montre à nouveau son passeport, ouvert, cette fois, à la page du visa. Après avoir à nouveau décrypté son nom, il fait aller et venir plusieurs fois son regard entre la photo et ce visage à la rondeur pâle, aux yeux gris un peu trop écarquillés. Juliette malaxe son portefeuille posé sur le haut comptoir, à moins qu’elle ne soit trop petite, avant de rejeter en arrière la minuscule mèche aux reflets roux qui lui barre le front. Il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Antoine a raison, elle est parano. Cette affaire d’identité brouille les cartes et la bouleverse. Ici, la nationalité française de Sacha n’a aucune valeur. Il est né Russe et il le reste. Voyager avec cette double vie le rend suspect. Juliette est mal à l’aise avec ce passeport abscons, sans adresse postale comme pour nier toute attache sur le territoire français. Son pays. Elle se sent coupable comme s’ils voyageaient avec de faux papiers. Elle serre contre elle son portefeuille avec le passeport français de Sacha, son laissez-passer pour revenir chez eux.

    Le premier passeport russe de Sacha, délivré il y a seize ans avec un visa sans retour pour la France, était rangé dans les dossiers classés, les vieux documents administratifs sans durée de validité. Ceux qu’on traîne toute sa vie. Une pièce d’un autre temps, avec une photo de Sacha minuscule, émouvante, en noir et blanc dont les contours floutés évoquaient les clichés des années cinquante, avec son nom, Sacha Delecroix, écrit en cyrillique sur le fond rose layette des pages intérieures. Ils avaient fait la demande de renouvellement de ce document inutile seulement pour le voyage.

    Le bruit lourd du tampon sur le visa libère Juliette de ses angoisses administratives. Ses tremblements ne sont plus que des vagues à l’écume légère dont la mousse cache les lames de fond. En inspirant l’air filtré de l’aéroport, une bouffée d’émotion la surprend. Ils sont là. À nouveau. Elle avait oublié. Ou bien tout cela était rangé dans un compartiment peu accessible de sa mémoire, comme les papiers à conserver.

    C’était en 2003, derrière la barrière, sous le dôme de bois décoré de lames métallisées comme des couperets – à la place exacte où l’attendent aujourd’hui Antoine et Sacha –, Yulia, leur guide, les regardait partir. Engoncée dans une longue doudoune grise, Juliette portait Sacha dans ses bras, petite tête aux rares cheveux blond cendré émergeant du porte-bébé posé sur son ventre. Antoine présentait avec assurance leurs pièces d’identité à un douanier, une copie conforme de celui d’aujourd’hui, du gris de l’uniforme au visage fermé. Il les avait longuement inspectées du regard avant de leur poser une question en russe. « Skol'ko banotchek s ikroy ? » Répétée une deuxième fois un peu plus fort. À la troisième, il s’était mis à crier. Plus ils tentaient de lui dire qu’ils ne comprenaient pas, alternant l’anglais, le français, le globish, plus le douanier vociférait. Antoine était fasciné par l’exploit du Russe : s’énerver en conservant un visage figé. Juliette serrait Sacha dans ses bras molletonnés, le protégeant, des cris, d’un arrachement éventuel, suppliant son mari de sortir de leur sac à dos la grosse pochette rouge avec tous les papiers : l’acte de naissance, le jugement d’adoption, les originaux et les copies. Les preuves. Yulia avait jeté quelques mots au douanier avec ce ton brutal qu’ils ne lui connaissaient pas quand elle usait de son français élégant.

    « C’est bon, vous pouvez partir », leur avait-elle lancé comme une bouée de sauvetage, réaccordant sa voix à une langue moins abrupte.

    La dernière fois qu’ils l’avaient vue, elle leur adressait de grands signes d’encouragement, d’au revoir, peut-être d’adieu, pour leur souhaiter bonne route dans cette aventure qu’ils entamaient avec une béatitude ne laissant aucun doute sur le bonheur qui commençait. Juliette se souvient du visage de leur accompagnatrice, son fond de teint parfait, encadré d’un brushing impeccable qui en faisait une version auburn et slave de Farrah Fawcett. Son sourire, peint d’un rouge brun mat sur une dentition parfaite, éclairait l’aéroport terne, zone hors-sol et hors du temps. Elle avait songé que ce sourire avait un pouvoir immense pour leur permettre de quitter la Russie avec ce bébé si beau et pour franchir ainsi les passages de douane.

    Juliette avait gardé un souvenir précis de Yulia qui les avait accompagnés comme on guide des aveugles. Elle leur avait traduit les mots et les non-dits tout au long de ces périlleuses semaines. Elle les avait assistés jusqu’à la dernière barrière, ici à Sheremetyevo. Cet hiver-là, ils avaient mis des heures à atteindre l’aéroport, pris dans les embouteillages moscovites. Les voitures roulaient au pas. Les odeurs d’essence et de diesel shootaient leur fébrilité, envahissant l’habitacle du taxi jusqu’à l’écœurement.

    Ces dernières quinze journées passées en Russie, le temps n’avait eu de cesse de se jouer d’eux, de s’étirer, de s’immiscer dans leurs démarches, partout où ils passaient. Ils avaient bataillé pour se rendre jusqu’au delta de la Volga, un des replis de ce territoire, pour adopter Sacha et, jusqu’à la fin, ils avaient dû lutter pour quitter le pays avec leur enfant dans les bras. En revenant d’Astrakhan, accompagnés de Yulia, ils avaient patienté à Moscou durant les onze longs jours de délai de rétractation exigés par les autorités russes. La veille de leur départ, ils avaient pu retirer à l’ambassade de France le sésame tant attendu. Un papier presque transparent tant il était fin, moucheté d’encre. Un simple fax du ministère de l’oblast d’Astrakhan attestant que la famille biologique d’Aleksandr Aleksandrovitch Zimniakov ne s’était pas signalée. Sacha était définitivement abandonné. Sacha Delecroix était inconditionnellement devenu leur enfant.

    Le fax avait rejoint l’imposant dossier avec lequel ils repartaient. Des papiers russes officiels et tamponnés de toutes parts, décorés d’impressionnants sceaux écarlates réunis par des cordons rouges. Des traductions au français chaotiques, tout aussi cachetées et apostillées. Des documents manuscrits de l’orphelinat sur le bilan de santé de leur enfant. Des notes sur des habitudes alimentaires peu crédibles au regard de son allure chétive. Toute l’histoire de Sacha tenait dans ce mille-feuille.

    Ils avaient rejoint la zone internationale à pas rapides. Dans ses souvenirs, Juliette se voit courir dans un ralenti cinématographique, étreignant Sacha dans ses bras, avec l’impression de se sauver. Yulia leur avait expliqué, par la suite, les causes de l’altercation douanière. On leur avait seulement demandé combien de boîtes de caviar ils rapportaient d’Astrakhan ! Prise par la panique qu’on lui enlève son fils, Juliette en avait oublié cet étrange réflexe russe : crier toujours plus fort pour se faire comprendre de ceux qui ne connaissent pas leur langue.

    Elle se remémore encore la fierté toute neuve d’Antoine présentant à l’embarquement le billet au nom de Sacha Delecroix, son fils. On leur avait annoncé qu’il neigeait à Paris, les pistes de Roissy étaient fermées, impraticables jusqu’à nouvel ordre, ils allaient peut-être atterrir à Bruxelles. Juliette s’en fichait. Ils volaient sur Air France. Dans l’avion, ils seraient déjà chez eux. Pour la première fois, ils étaient un couple prioritaire à l’embarquement, choyé par les hôtesses, parce qu’il voyageait avec un bébé de dix mois. On la reconnaissait enfin comme mère de famille – ce rôle qu’elle brûlait de tenir et avait préparé avec tant de persévérance. Son bébé rachitique s’accrochait déjà à elle, lui adressait des babillements interrogatifs, gigotait dans ses bras et dans un tropplein d’attention. Arraché, en s’envolant, à ses racines inconnues. Propulsé dans une nouvelle vie. Donné en pâture à un couple affamé d’amour filial. Deux histoires unies par le manque.

    En ce début mars, le Moscou-Paris de 11 h 50 avait été le premier vol autorisé à atterrir sur les pistes déneigées de Roissy. C’est, en tout cas, le souvenir qu’en avait Juliette. Celui d’une arrivée miraculeuse où chaque obstacle s’effaçait. Plus rien ne pouvait entraver leur bonheur, tout s’était dégagé devant eux, une nouvelle vie commençait. Peu à peu, leurs liens avec ce pays s’étaient délités. Au fil des années, la Russie n’était plus qu’un souvenir. Une masse imposante sur un planisphère.

    Moscou

    Les bagages acheminés directement dans leur cabine à bord du Zosima Shashkov, Juliette se serre entre Sacha et Antoine à l’arrière du taxi. Le visage fermé du chauffeur les laisse s’enfoncer dans le silence et dans les sièges en cuir de la berline noire. Juliette contient ses mains l’une contre l’autre entre ses cuisses, les retenant de caresser les cheveux de Sacha. C’est ce qu’elle faisait, quand il était petit, pour le consoler ou l’endormir. Elle effleurait sa tête, descendait sur son front du bout des doigts, un sourire fendait ses traits apaisés. Maintenant, il la repousse et ce geste lui manque.

    Elle l’observe, taciturne, le front collé à la vitre, avaler ce monde qu’il découvre derrière des vitres fumées. Des forêts de bouleaux ponctuées de blocs gris. Est-ce qu’il trouve la vue aussi morne qu’elle ? Elle tait son désir de le rassurer, la route qui vient d’un aéroport flatte rarement un pays. Juliette ne veut pas rompre le silence, ils sont recueillis, un peu sonnés. Depuis toujours, ils savaient qu’ils feraient, un jour, le chemin en sens inverse.

    Le voyage s’était décidé à la fin de l’année dernière. Il s’était plutôt imposé. Il allait bousculer la cellule familiale. Qu’avaientils à perdre ? Cellule familiale… L’expression l’attriste. Elle a une saveur chimique comme une cellule malade sur laquelle on s’acharne. Ou un arrière-goût de renfermé, comme une cellule de prison.

    Emmurée dans un hiver épais et cotonneux, elle s’était lancée à corps perdu dans les préparatifs du voyage. Elle espérait. Elle ne savait pas trop quoi, mais elle espérait. C’était déjà beaucoup. Il n’y avait, de toute façon, rien d’autre à faire. À cette occasion, un fil ténu s’était renoué avec Sacha. Un lien entrelacé d’interrogations, de points de tension, d’un déficit de réponse. L’absence d’envie, dans laquelle il macérait depuis quelques années, s’était un peu estompée. Sacha se montrait intrigué, avec l’enthousiasme très relatif qui le caractérise. Et puis, tout à coup, tombait une question.

    « De quel milieu social étaient mes parents ? »

    Une colle. Juliette se perdait dans une explication sur les difficultés des mères célibataires, la pauvreté, les crises russes, l’histoire de l’URSS. Son dossier n’indiquait pas de père. C’est un peu tout ce qu’on savait. Où sont les hommes d’ailleurs dans ce pays ? Làbas, leur route n’avait croisé que des femmes, vendeuses, serveuses, fonctionnaires dans des bureaux ou en blouse blanche.

    « Tu voudras voir l’orphelinat ? lui avait-elle demandé.

    — Bien sûr, avait-il répondu avec un mélange de fatalisme et d’inaptitude à manifester une envie.

    — Qu’attends-tu de ce voyage, mon chéri ? avait-elle poursuivi dans une tentative de dialogue.

    — J’attends rien. J’attends de voir si ça me dit quelque chose. »

    Antoine s’était investi dans l’organisation, à sa manière, sélectionnant les bons guides touristiques, effectuant des recherches chirurgicales sur les endroits à découvrir hors des sentiers battus. Mais il n’attendait pas de miracle de ce voyage. Il laisse cette foi désespérée à Juliette.

    « Qu’est-ce que tu en espères ? s’était enquis Antoine sans attendre de réponse. Au mieux, ce sera une parenthèse. »

    Alors que la crise d’adolescence explosive de Sacha la meurtrissait comme une multitude d’éclats d’obus, Antoine envisageait ces vacances comme une respiration dans un quotidien devenu trop lourd. Un conte russe, anesthésiant l’inquiétude de la suite annoncée, entre bulbes dorés des églises et

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