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Habiter le monde au féminin: Entre récits et phénoménologie
Habiter le monde au féminin: Entre récits et phénoménologie
Habiter le monde au féminin: Entre récits et phénoménologie
Livre électronique413 pages5 heures

Habiter le monde au féminin: Entre récits et phénoménologie

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À propos de ce livre électronique

La tradition phénoménologique a rappelé l’importance de la corporéité dans toute pensée du quotidien. Fondamentalement situé, le corps s’éprouve dans le concret de nos vies comme une ouverture au monde, dont l’amplitude et la tonalité affective varient. Parallèlement, la pensée féministe a mis en garde contre la dimension abstraite et asexuée du corps propre décrit par les phénoménologues, révélant les enjeux d’oppression et de pouvoir auquel il est soumis.

Les autrices et les auteurs qui ont participé à la rédaction de cet ouvrage cherchent à décrire et penser des expériences qui engagent la dimension incarnée de l’existence, en faisant entendre des voix plurielles et complémentaires dans une orientation de phénoménologie critique et d’herméneutique. Au-delà du risque d’essentialiser le « féminin », les textes présentent différentes modalités d’être-au-monde, occasions de tension, de contradictions ou d’émergence de sens.

Ce livre s’adresse particulièrement aux personnes qui étudient en psychologie, en philosophie ou en études féministes, de même qu’à celles qui réfléchissent aux enjeux liés à la manière d’habiter le monde.
LangueFrançais
Date de sortie23 nov. 2022
ISBN9782760557819
Habiter le monde au féminin: Entre récits et phénoménologie
Auteur

Florence Vinit

Florence Vinit est psychologue et professeure au Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Elle travaille sur la place du corps dans l’expérience et le récit de soi.

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    Aperçu du livre

    Habiter le monde au féminin - Florence Vinit

    Introduction

    Nous avons coutume de penser le corps féminin à travers les grands passages de l’existence que peuvent être la petite enfance, les menstruations, la première relation sexuelle, la maternité ou encore la ménopause. Or au-delà de ces moments charnières, la corporéité se révèle dans les petits gestes qui ponctuent la vie de tous les jours (Froidevaux-Metterie, 2020). Lorsque nous rions, parlons, choisissons un foulard ou entrons en contact avec un ami, le corps n’est pas un objet extérieur à l’action quotidienne mais le moyen vibrant de sa réalisation. Simone de Beauvoir (1949) l’a reconnu en écrivant Le Deuxième Sexe : « le corps étant l’instrument de notre prise sur le monde, le monde se présente tout autrement selon qu’il est appréhendé d’une manière ou d’une autre » (p. 70). En choisissant de penser le corps comme situation et non comme chose (Garraude, 2018), de Beauvoir fait de l’être au monde un dévoilement singulier, foisonnant de possibles, au cœur d’une condition humaine résolument incarnée. Non seulement la penseuse reprend l’invitation, phénoménologique avant l’heure, de Michel de Montaigne à décrire les détails de son quotidien de femme, mais elle lui donne une dimension d’emblée herméneutique. Avoir ses règles, s’asseoir, vieillir, chercher son plaisir, mais aussi prendre la parole sont autant de moments appelant à la description : pour en décliner les différentes variations, mais aussi pour en révéler les couches d’influence et de signification.

    Simone de Beauvoir se fait aussi l’héritière de La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1989) dans laquelle Husserl refusait tout autant la dérive d’une langue philosophique abstraite que la sècheresse du scientisme, tous deux muettes devant les défis posés par la vie humaine. En rappelant la complexité de ce qui est vécu (et les différentes perspectives qu’une situation peut prendre pour nous), la philosophe nous met en garde contre la tentation d’un point de vue abouti et universel sur l’énigme de notre existence. Elle nous ramène au mystère d’une vie incarnée, mais aussi à la façon dont un geste apparemment banal s’inscrit dans une filiation historique et culturelle tout en en traduisant les tensions et rapports de forces.

    Annie Ernaux (2000), dans le roman intitulé L’Évènement, où elle relate pas à pas les différentes étapes de son avortement clandestin, offre une illustration poignante de cette intrication de l’intime et du politique dans la manière de considérer le corps. Au petit matin, sur le lit d’hôpital où elle a été emmenée en urgence, l’infirmière l’apostrophe : « pourquoi vous n’avez pas dit au docteur que vous étiez comme lui ? Après quelques secondes d’hésitation, j’ai compris ce qu’elle voulait dire : de son monde à lui » (p. 111), comme si le fait de lui avoir révélé qu’elle faisait des études aurait pu modifier la manière dont il l’a traitée. La narratrice prend conscience en effet que l’interne n’avait pas honte de sa réaction violente de la veille, « il avait honte d’avoir, parce qu’il ne savait rien [d’elle], traité une étudiante de la fac de lettres comme une ouvrière du textile ou une vendeuse de Monoprix » (p. 110).

    L’entreprise de l’écrivaine, avant-gardiste au regard du mouvement actuel souhaitant donner une voix au récit des expériences vécues par des femmes, se fait politique : rester au plus près de l’« évènement » en révèle paradoxalement tout l’arrière-plan social et relationnel. Cette description phénoménologique de l’interruption de grossesse témoigne avec intensité de la violence subie par la narratrice. Elle explicite aussi l’invisible, le tu, l’interdit pour mieux s’approprier les conditions de son expérience mais aussi pour la dénoncer. Décrire devient ici une manière de refuser de subir.

    La tâche phénoménologique, lorsqu’elle cherche à décrire et à faire récit du féminin, nous semble une invitation à prendre au sérieux notre existence, pour reprendre les mots de Merleau-Ponty, comme une nouvelle forme que le monde a de se dire. Nous pourrions rajouter de s’éprouver. Le corps a souvent été décrit par les philosophes comme une sentinelle silencieuse s’effaçant derrière nos projets, seules la maladie ou la douleur semblant le rappeler cruellement à notre expérience. Or, s’intéresser à la corporéité des femmes, de celles qui ont été assignées dans ce genre à la naissance ou de celles qui se revendiquent comme telles, montre toute autre chose. L’hypervigilance tend le corps de celle qui a été violée et ne parvient plus à marcher sereinement dans un lieu public ; la restriction alimentaire s’impose chez la jeune mère qui cherche à retrouver son corps d’avant la grossesse ; le sentiment d’obligation s’immisce chez l’épouse qui accepte un rapport sexuel parce qu’au bout d’un moment « il faut bien le faire ». L’inquiétude étreint celle qui marche dans la ville et anticipe ne pas trouver de toilettes publiques ou celle qui a peur de tacher ses vêtements par un sang menstruel venu trop en avance. Présence restreinte, tonitruante, gelée mais jamais muette, ce mystère qu’on désigne par le « corps » s’immisce constamment dans les interstices du quotidien. Et parce que les femmes, historiquement, ont longtemps été désignées par leur corps (beau, sensuel, dangereux, érotique ou souillé), la manière de vivre le nôtre aujourd’hui dépasse notre seule existence. Le corps de l’adolescente qui a ses premières règles renvoie à celui des sorcières du Moyen Âge autant qu’aux mythes, histoires et préjugés dont le sang menstruel a été entouré depuis des siècles.

    Nous revient ici l’exemple d’un jeune client en thérapie avec l’un des auteurs de ce texte. En questionnement sur son identité de genre, il nous confiait avec émotion le plaisir trouvé dans notre bureau, à parler en ayant les jambes croisées, une posture jugée trop féminine, qu’il ne s’autorisait pas dans le reste de ses interactions sociales. Marion Iris Young (1990) aurait aimé cette confidence, elle qui a montré combien l’éducation des filles modelait chez elles une posture inhibée, à la fois dans la mise en œuvre de leurs muscles et de l’habitation du corps dans l’espace. À travers son analyse du lancer de balle, c’est toute la place faite aux femmes qui était mise à jour.

    La phénoménologie appelle ainsi à une pratique concrète d’observation (Depraz, 2006), étape préalable à toute description et récit. L’attention aux choses mêmes, dans un retour à la manière dont elles se donnent à nous, n’a rien d’une rhétorique philosophique. Elle appelle à un autre rapport avec ce qui est contemplé, rapport qui prend le risque de la résonance et de l’ouverture à l’inconnu. Elle peut avoir lieu avec tout ce que rencontre notre attention (le souffle, les mots d’un texte, les pieds marchant dans la neige), mais aussi avec notre situation politique (être une femme racisée, une femme trans, une femme qui n’a pas d’argent pour se payer des serviettes hygiéniques ou celle qui décide de ne plus en porter pour des raisons écologiques). Ce travail de description critique, considéré comme un dialogue toujours à reprendre avec ce qui nous constitue, nous apparaît comme un accueil de l’émergence. Amener au sens des éléments d’une expérience toujours plus riche que ce qu’on peut en dire ou que ce qu’on croyait en connaître.

    L’appel de textes qui a présidé à cet ouvrage cherchait à faire entendre différents aspects de l’expérience corporelle des femmes. En donnant une tribune au corps vécu en pleine pandémie de COVID-19, à un moment où la dimension charnelle des corps était douloureusement manquante, cet ouvrage cherchait à faire entendre la multiplicité des situations des femmes, leurs irréductibles singularités, mais aussi les nuances de leur évolution, à travers le temps.

    Le risque d’une telle démarche reste celui d’une forme d’essentialisation. Vouloir museler l’expérience. Céder à la tentation d’une généralisation. Ce texte ne parlera donc pas des femmes. Il espère davantage transmettre, avec humilité et limitation, les récits, nécessairement incomplets et situés, de celles qui ont bien voulu les écrire. Nombre d’expériences n’ont pas été abordées. Non par exclusion, mais en raison des réponses qui sont venues à nous. Les chapitres qui suivent invitent plutôt d’autres ouvrages à compléter et à reprendre ce qui a ici été esquissé.

    En traduisant tour à tour l’expérience d’une femme atteinte d’un cancer, d’endométriose, devant son écran en temps de pandémie, confrontée à l’infertilité, au vieillissement, à la maternité ou à l’éviction de son appartement pour ne citer que quelques thèmes, nous espérons donner une voix à des vécus souvent invisibilisés. Puissent ces récits produire en retour des conversions du regard, des résonances, des repositionnements dans le rapport à soi et au monde.

    Bibliographie

    de Beauvoir, S. (1949). Le Deuxième sexe, I. Gallimard.

    Depraz, N. (2006). Comprendre la phénoménologie. Une pratique concrète. Armand Colin. Ernaux, A. (2000). L’Évènement. Gallimard.

    Froidevaux-Metterie, C. (2020). Le féminisme et le corps des femmes. Pouvoirs, (173), 63-73.

    Garraude, M. (2018). De la possibilité d’une phénoménologie féministe. Retour sur l’approche d’Iris Marion Young. Revue philosophique de Louvain, 116(4), 517-544.

    Husserl, E. (1989). La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. Gallimard.

    Young, I. M. (1990). Throwing like a girl and other essays in feminist philosophy and social theory. Indiana University Press.

    Chapitre 1 /

    Creuser un chemin en soi

    L’expérience du corps racontée par des femmes

    atteintes d’un cancer du sein

    Alexandra Guité-Verret et Mélanie Vachon

    L’existant que l’on considère comme inessentiel ne peut

    manquer de prétendre rétablir sa souveraineté.

    – Simone de Beauvoir (1949)

    Dans nos sociétés occidentales, la maladie se rattache le plus souvent au domaine de la médecine moderne et à son cadre de référence biomédical. Aussi cette médecine définit-elle la maladie comme un évènement objectivable affectant un corps tout aussi objectivable (Wykretowicz et Saraga, 2018). L’enjeu éthique que soulève cette définition n’est pas des moindres. Il s’agit en effet de maintenir séparés la subjectivité et le corps, et plus fondamentalement, de réduire l’expérience humaine à une question de second ordre, loin derrière la physiologie du corps (Kirkengen et Thornquist, 2012). Si la médecine moderne concentre ses efforts sur le corps, force est de constater que son intérêt pour celui-ci demeure limité, étudiant le corps que chacun possède, mais évacuant le corps primordial que chacun vit quotidiennement, depuis sa naissance. Dans Anthropologie du corps et de la modernité, David Le Breton (2013) résume bien cet enjeu : « La médecine est celle du corps, ce n’est pas une médecine de l’homme » (p. 15).

    Or se référer à l’expérience humaine à partir d’une dichotomie à la fois épistémologique et ontologique est problématique. L’existence humaine est irréductiblement incarnée, située, si bien que l’accès à la connaissance de soi, des autres et du monde apparaît indissociable du vécu corporel. Le corps est ce par quoi j’existe, ce par quoi je me porte dans le monde et m’ouvre à lui. Dans son ouvrage Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty (1945) réhabilite la dimension incarnée de l’existence et tente d’envisager le corps dans sa pleine mesure. Selon sa définition, le corps est le médiateur premier de nos relations, le « véhicule de l’être-au-monde ». Par le corps, chacun s’engage et se projette continuellement dans un milieu et dans divers projets. Aussi le corps est-il la condition même du pouvoir-faire et du pouvoir-être (Quintin et Monette, 2018). Il faut voir que chez Merleau-Ponty, le « je pense » cartésien cède la place à un « je peux » capable d’unifier la conscience du sujet et son corps par le concept de « corps vécu ». Au milieu du XIXe siècle, c’est en prenant ses distances de la pensée cartésienne, structurée autour du dualisme esprit pensant/corps silencieux, que la phénoménologie a su redonner au corps sa voix et son sens. De nos jours, l’approche phénoménologique s’offre toujours en réponse au dualisme cartésien, mais présente de surcroît une alternative au modèle biomédical matérialiste qui effectue une distanciation plus radicale encore entre esprit et corps, considérant l’humain comme un objet physique davantage que comme un sujet doté de pensée et de langage (Kirkengen et Thornquist, 2012 ; L’Archevêque, 2016). Nous entendons ici, dans le sillage de la philosophie merleau-pontienne, nous focaliser sur le rapport au corps qu’implique l’expérience du cancer du sein et sur les transformations qu’elle induit dans le rapport à soi, aux autres et au monde chez les femmes touchées par cette maladie.

    La maladie est considérée par plusieurs auteurs comme un révélateur du rapport phénoménologique au corps (Gadamer, 1998 ; Marin, 2008). Malade, l’individu prend conscience de sa corporéité primordiale, mais sur un mode principalement négatif. Il perçoit tout à coup ce que son corps faisait mais ne peut plus faire. La maladie le confronte à une « impuissance à faire » (Ricœur, 2013 [1992], p. 20), lui fait prendre conscience d’une limitation (ou d’une menace de limitation) vis-à-vis de lui-même, comme vis-à-vis d’autrui (Bourgeois-Guérin, 2013). Le malade subit aussi une souffrance parfois si vive qu’il en perd sa spontanéité habituelle, ce qui entrave sa projection dans le monde et réduit ses possibilités d’agir. Le malade est le plus souvent à la maison, il est cloué au lit, il patiente dans la salle d’attente de l’hôpital. Comme l’évoque Sylvie Froucht-Hirsch (2012) dans son récit Le temps d’un cancer, la maladie « imprime » rapidement sur la vie un nouveau rythme, de nouveaux lieux, un nouveau devenir. C’est donc un nouvel espace-temps qu’ouvre la maladie en venant brouiller les cartes d’un horizon qui nous semblait clair jusque-là.

    Cette nouvelle façon d’être au monde peut faire naître un sentiment d’étrangeté à soi qui s’étend des sensations affectives aux habitudes quotidiennes (Mino et Lefève, 2016). La maladie s’exprime dans et par le corps, au sens où elle suspend violemment la continuité de nos liens avec le monde et la cohérence de notre existence (Caron et al., 2007). Elle nous fait perdre notre naturel, notre norme propre. Notre corps ne peut simplement plus être tenu pour acquis. Comme le fait remarquer Claire Marin (2014), des expressions comme tomber malade, mal se porter ou se sentir mal sont des métaphores parlantes. Tomber malade, c’est vraiment ressentir l’incapacité de bien se porter, c’est-à-dire l’incapacité de se porter soi-même dans le monde. Dans la mesure où l’incapacité corporelle est au cœur de la souffrance, on peut d’ailleurs se demander si toute compréhension de l’être souffrant ne devrait pas impliquer une étude du corps vécu.

    L’état de sidération dans lequel nous jette la maladie n’est pas permanent et la sortie (ou la transformation) de cet état est révélatrice de tout un rapport au monde. Pour continuer de vivre avec ou après la maladie, l’individu est amené à trouver un nouvel équilibre (Mino et Lefève, 2016), à se familiariser, au fil du temps, avec la nouvelle « allure » qu’a prise son existence (Canguilhem, 1966). Comment habiter différemment son corps ? Comment reprendre contact avec le monde et s’y engager ? Cette reconfiguration de la vie n’est pas aisée, d’autant plus que la maladie est venue souligner combien la vie est fragile, et labile.

    Il semble que, pour plusieurs patients, ce processus de réconciliation avec soi puisse être supporté par la narration sous toutes ses formes, qu’il s’agisse par exemple d’échanges entre malades ou d’écriture de récits sur la maladie (Marin, 2014). Le récit est effectivement une voie d’accès à notre présence au monde, présence qu’il importe précisément de comprendre et de transformer au cours de la maladie. « Le récit renonce à la vérité. La vérité du récit réside dans sa capacité à faire sens. Il s’offre ainsi comme le moyen privilégié, parce que le plus libre, le moins censuré, de notre rapport au monde » (Hentsch, 2005, p. 21).

    Le potentiel réparateur de la mise en récit de la maladie n’est pas sans lien avec la définition de la souffrance établie par Paul Ricœur (2013 [1992]) dans La souffrance n’est pas la douleur. Dans ce texte, Ricœur affirme que la maladie implique une « impuissance à dire » : « Une déchirure s’ouvre entre le vouloir-dire et l’impuissance à dire » (p. 62). Parce que toute souffrance est unique, toute souffrance serait également insubstituable et incommunicable. À travers cet éprouvé de la maladie, l’individu fait souvent face à la solitude, ce qui n’empêche pas ses tentatives de rejoindre l’autre, que ce soit à travers une demande d’aide, ou plus largement, une demande de sens. Pour Ricœur, cette déchirure du dire rejoint directement la déchirure du « tissu inter-narratif ». Faire l’expérience de la maladie, c’est faire l’expérience d’une rupture du fil narratif de son histoire personnelle. Sur le plan temporel, Ricœur remarque que la souffrance coupe le malade de la durée des jours et focalise sa vie sur l’« instant », opérant par le fait même une rupture avec le cours du temps et donc avec l’avenir. Il faut insister sur le fait que cette interruption du temps altère la capacité à (se) raconter. Cette altération signifie, d’une part, l’incapacité du malade à rejoindre les autres en articulant son histoire à leurs histoires, et d’autre part, l’incapacité du malade à se comprendre lui-même, cette compréhension étant, chez Ricœur, dépendante de la capacité à se raconter.

    Au regard de cette difficulté à dire et à raconter, la mise en récit de la maladie est donc intéressante puisqu’elle enclenche « la réappropriation d’une histoire douloureuse » (Marin, 2014, p. 72) tout en permettant d’inscrire cette histoire dans l’histoire d’un monde duquel le malade se sent souvent exclu. En s’efforçant de narrer son expérience de la maladie, l’individu retrouve une « temporalité commune » (Ricœur, 2013 [1992], p. 22) et réintègre le monde à sa façon, à son rythme. Il embrasse alors cette nécessité humaine de se dire, c’est-à-dire de faire sens en se racontant (Hentsch, 2005, p. 14).

    Questionner le sens, puis trouver du sens, si dramatique soit-il, c’est pouvoir sortir du chaos, c’est se remettre à penser, c’est permettre d’énoncer le commencement et d’en imaginer le prolongement pour continuer à s’inscrire dans une dynamique temporelle qui signe l’existence de tout sujet (Caron et al., 2007, p. 46).

    Dans l’horizon actuel de la médecine moderne qui retranche la parole et la conscience du malade, et qui tend à figer son corps dans une matière dépourvue de sens (Boch, 2021), nous proposons un chapitre basé sur une définition phénoménologique du corps, perçu comme l’enceinte même de l’expérience et de l’histoire du malade. Ce chapitre s’ancrera pour ce faire dans une phénoménologie féministe, laquelle vise à mieux comprendre l’expérience subjective des femmes et à mettre au jour les ressorts de son objectivation (Froidevaux-Metterie, 2018). À travers notre lecture des récits de deux femmes atteintes d’un cancer du sein, trois questions de recherche nous ont principalement animées : Quel(s) sens la corporéité revêt-elle pour les femmes dans le contexte de la maladie du cancer du sein ? Comment les femmes s’engagent-elles dans le monde ou peuvent-elles se l’approprier pour en faire un espace compréhensible dans ce contexte ? Comment la mise en récit du cancer du sein peut-elle amener les femmes à traduire le(s) sens que produit continuellement leur corps ?

    L’éprouvé du cancer du sein : regards sur l’expérience corporelle des femmes

    Maladie de notre siècle, le cancer occupe une place importante dans nos imaginaires collectifs. Symbole de mort et de souffrance (Vrinten et al., 2017), première cause de mortalité au Québec, le cancer convoque d’emblée la question du sens (Caron et al., 2007). Cela est d’autant plus vrai lorsque le cancer entre dans notre vie intime et fait s’effondrer notre monde et toute sa structure de sens (Vos, 2015). Une méta-analyse récente (Le Boutillier et al., 2019) propose la définition suivante de l’expérience du cancer, laquelle appelle cette idée d’effondrement : « évènement qui perturbe les croyances de chacun à propos de la vie et amène chacun à reconstruire ses perspectives sur lui-même, sur la vie et la mort, sur le futur » [traduction libre] (p. 952). Suivant cette définition, la rupture identitaire du malade conduirait à sa tentative de se reconstruire, et ce, en dépit de l’incertitude qui définit son existence depuis le diagnostic (Hébert, 2016). En cela, l’expérience du cancer en est une de liminarité, de nouvelles limites (Trusson, Pilnick et Roy, 2016).

    La recherche empirique sur laquelle nous souhaitons maintenant nous pencher fait état d’une expérience similaire chez les femmes atteintes de cancer du sein. En phase de traitements du cancer du sein et en phase de rémission, les femmes semblent vivre une expérience complexe caractérisée par une conscience accrue des limites du corps (épuisement, réduction des activités, perte de tonus, perte de contrôle), une détresse existentielle (quête de sens, conscience de la mort), un sentiment de vulnérabilité (par rapport à soi, aux autres, à la vie) et un besoin d’être soutenue par autrui (Koutri et Avdi, 2016 ; Smit et al., 2019 ; Thewes et al., 2016). À travers l’intégration de ces enjeux divers, plusieurs femmes voient dans la modification de leurs liens avec le monde une possibilité de modifier leur regard sur leurs relations et leurs priorités (Pascal et Endacott, 2010). Des femmes perçoivent les relations avec autrui comme étant plus fragiles, mais ressentent également une connexion plus forte, plus significative (Rosedale, 2009). Le diagnostic de cancer convoque par exemple la réalité de la mort, mais au regard de celle-ci, la survie peut être un appel à prendre soin de soi, des autres et du monde (Drageset et al., 2016 ; Mino et Lefève, 2016).

    Si plusieurs travaux ont montré le bouleversement qui pousse les femmes à se réajuster pour continuer à vivre, peu ont été menés sur leur expérience du corps à proprement parler. Le parcours des femmes touchées par le cancer du sein n’échappe pas à la dissolution de la singularité individuelle qui caractérise le processus médical. Souvent amenées à faire l’essai de perruques pour camoufler leur crâne nu, de prothèses mammaires pour combler le vide charnel laissé par l’ablation, de produits esthétiques pour masquer la fatigue de leurs traits, ou encore de nouveaux régimes et de nouveaux programmes de kinésiologie pour retrouver la force, les femmes ne sont souvent considérées que par rapport à leur corps biologique ou socialement apparent. Dans ce contexte, il peut être difficile pour elles de se percevoir comme une personne à part entière. Cela n’est pas sans conséquences. D’une part, les femmes se retrouvent placées dans la position d’un objet médical et non dans celle d’un sujet souffrant (Kirkengen et Thornquist, 2012). D’autre part, elles voient réduites leurs occasions de s’exprimer sur les changements corporels qu’elles vivent et donc aussi d’y trouver un sens.

    Or le contexte du cancer du sein appelle des significations particulières qu’il faut explorer. L’expérience vécue du corps est celle d’un corps profondément éprouvé dans sa féminité. Prenons par exemple la perte ou la menace des seins atteints d’une tumeur cancéreuse, qui signifie l’altération de l’identité des femmes, c’est-à-dire l’altération du sens qu’elles se font d’elles-mêmes. Ainsi que le remarque Iris Marion Young (2005), les seins font « partie intégrante de l’expressivité » (p. 84) corporelle des femmes. Symbole de féminité, objet de désirs et lieu d’injonctions sociales diverses (sexuelle, maternelle, etc.), les seins sont donc avant tout vécus et portés par les femmes à travers ces contingences. En ces termes, la perte d’un ou des seins veut dire pour elles la perte d’un attribut socialement valorisé en même temps que la perte d’une partie de soi constitutive de l’être-au-monde et intimement valorisé pour le désir qu’il peut procurer (sein comme lieu de plaisir) ou le sentiment de puissance qu’il peut engendrer (sein nourricier) (Froidevaux-Metterie, 2020). Bien davantage que leur apparence, les seins sont donc sensibilité et « nœud » de significations, pour reprendre ce mot de Merleau-Ponty (1945). À cet égard, il est problématique que le concept d’image corporelle soit souvent employé et étudié en (psycho)oncologie, alors que celui de vécu corporel est délaissé (Hopwood et Hopwood, 2019). En fait, la recherche empirique sur le corps vécu des femmes malades se fait rare, bien qu’elle permettrait de mieux refléter la profondeur de l’expérience des femmes et la résonance des interventions médicales sur leur corps.

    Le manque d’intérêt empirique pour l’expérience corporelle des femmes pourrait aussi concerner la méfiance dans le rapport au corps féminin qui est apparue avec la montée des luttes féministes et l’émancipation des femmes. Comme l’explique Camille Froidevaux-Metterie (2015), le corps féminin s’est retrouvé stigmatisé en tant que lieu par excellence de la domination masculine, perdant du même coup toute considération positive.

    En réduisant le corps féminin au statut d’instrument favori de la domination masculine, on a contraint les femmes à dénier leur propre corporéité. Ce faisant, on les a privées d’un rapport simple et positif à ce qui constitue pour elles le principal médiateur de leur relation au monde et aux autres (p. 32).

    Il importe ainsi d’appréhender le corps féminin parce que ce corps est le vecteur même de l’accès au sens. Pour Froidevaux-Metterie, développer une pensée de l’expérience des femmes implique d’examiner leur condition incarnée, laquelle recouvre nécessairement une condition duale d’aliénation et de transcendance.

    Chez les femmes touchées par le cancer du sein, « ces deux fils entremêlés, celui de l’objectivation-aliénation et celui de la libération-réappropriation » (Froidevaux-Metterie, 2020, p. 198), constituent un point saillant. En effet, si plusieurs d’entre elles sont en mesure de faire un choix éclairé concernant la reconstruction ou non de leur poitrine après son ablation ou arrivent à se réapproprier leur corps après la maladie, il n’en demeure pas moins que l’expérience des femmes constituerait d’abord l’« objectivation d’un corps sans cesse regardé, évalué, critiqué, touché » (Froidevaux-Metterie, 2020, p. 201). Par exemple, après avoir subi une mastectomie, plusieurs femmes se heurtent à l’obstination des chirurgiens qui tentent de leur imposer une reconstruction mammaire, menant de front l’idée qu’une femme sans ses seins est un fait inacceptable auquel il faut à tout prix remédier (Belzile, 2019 ; Froidevaux-Metterie, 2020 ; Greco, 2020). Des femmes sentent pourtant au contraire qu’une reconstruction accentuerait le sentiment d’étrangeté qui les afflige déjà ou encore que cette chirurgie n’est pas un mal nécessaire, notamment en raison de leur âge avancé. Aussi, lorsqu’une reconstruction est effectuée, plusieurs femmes perçoivent que les médecins sont plus occupés à restaurer leurs seins qu’à les soigner elles, admirant la beauté d’une cicatrice ou la forme nouvelle d’un sein reconstruit, sans égard à la blessure de l’intime (Froidevaux-Metterie, 2020).

    Les seins mettent à jour un état de fait scandaleux : dès lors que le corps des femmes entre dans une logique médicale, il cesse définitivement de leur appartenir. C’est vrai pour chacune des situations qui nécessitent qu’elles s’en remettent aux médecins. […] Elles se voient dénier toute connaissance de leur propre corps et toute capacité à en choisir les modalités d’existence (Froidevaux-Metterie, 2020, p. 200).

    Si le propos de Camille Froidevaux-Metterie ne s’applique sans doute pas à l’attitude de tous les médecins à l’égard des femmes, il dépeint une contingence sociale (celui d’un corps féminin à disposition) et met en évidence le besoin de mener des recherches sur le cancer qui ne soient pas fondées sur une dichotomie épistémologique et ontologique. Ce que disent les femmes de leur manière de vivre leur corps est source de connaissances. Loin d’être un épiphénomène, leur parole ouvre un espace pour réfléchir la souffrance de la maladie, la matérialité physique de la vie, les aliénations vécues par les malades, les potentialités du corps, etc.

    Les femmes touchées par le cancer du sein semblent justement chercher à libérer une parole nuancée sur la maladie, notamment sur des plateformes

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