Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Troisième acte
Troisième acte
Troisième acte
Livre électronique217 pages3 heures

Troisième acte

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

«Tout ce qu’il demande, pour l’instant, c’est un motif rationnel de la présence de cette femme dans son salon et une explication à sa connaissance de personnages qui n’ont existé que sur papier, dans sa tête et dans l’ordre du jour d’une réunion avec un diffuseur. Il sourit et, des yeux, fait le tour de la pièce à la recherche d’une caméra que Sonia aurait cachée pour lui faire un canular.»



S’il a abandonné tout espoir de réussir au cinéma ou à la télévision, François Desrosiers, scénariste peu prospère, n’avait apparemment pas réussi à faire le deuil de ces gens qui habitent toujours un recoin de son esprit.

Que faire de personnages fictifs qui prennent vie et exigent de leur créateur qu’il leur donne une présence tangible?

Un roman férocement original, audacieux et drôle sur la soif d’exister.
LangueFrançais
Date de sortie2 mars 2022
ISBN9782898272653
Troisième acte
Auteur

Johanne Tremblay

Après avoir fait carrière en journalisme, Johanne Tremblay a fondé une entreprise offrant, depuis plus de vingt ans, des services professionnels de rédaction et de traduction. En plus de publications régulières sur son blogue, www.johannetremblayetmoi.com, elle a signé ou cosigné plusieurs ouvrages.

Auteurs associés

Lié à Troisième acte

Livres électroniques liés

Fiction générale pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Troisième acte

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Troisième acte - Johanne Tremblay

    Première partie

    Quelqu’un m’a dit que tout autour

    de mon nombril se trouve la vie :

    la vie des autres, la vie surtout,

    de ceux qui meurent faute de nous.

    — Daniel Bélanger

    1

    Pour le commun des mortels, Fidel Esteban était un entrepreneur qui avait réussi à tirer son épingle du jeu grâce à une petite affaire de courtage en transport près de Phoenix, en Arizona. La proximité de la côte Ouest et du Mexique justifiait ses nombreux déplacements et ses absences prolongées. Cette couverture somme toute sans intérêt – dans son domaine, tout l’art d’une couverture repose sur sa banalité – lui permettait d’accomplir son véritable travail sans être inquiété, c’est-à-dire enquêter sur les dossiers que ses patrons du FBI voulaient bien lui confier. Fidel Esteban était un homme dont on aimait la compagnie, mais dont l’entreprise n’intéressait pas grand monde. Fidel en concevait une certaine fierté. Dans les cocktails de la chambre de commerce locale et sur les terrains de golf de Scottsdale, personne, jamais, n’avait envie de connaître les tenants et aboutissants ou la mission d’AZ Country Easy. Parler en termes détaillés et abscons de son travail était pour son fondateur un exercice dont il se tirait brillamment et qui lui permettait d’accéder aux milieux et aux gens qui motivaient ses enquêtes.

    Depuis une quinzaine d’années, l’Arizona constituait pour le crime organisé la porte d’entrée par excellence pour les narcotrafiquants du Sud. Ses vastes territoires désertiques et ses villes cossues comme autant d’oasis étaient devenus le théâtre d’un florissant marché clandestin. En quelques mois, Fidel avait réussi à infiltrer un réseau d’affaires dont les membres entretenaient avec le Mexique des liens trop intangibles pour être nets. C’est par eux qu’il avait rencontré Léone à Tucson, lors de l’inauguration d’un imposant complexe funéraire, dont le mausolée présentait vaguement les attributs d’un hôtel de luxe, si ce n’était qu’on y séjournait pour beaucoup plus longtemps. En y parcourant les couloirs aux murs tapissés de travertins lustrés de Turquie et les terrasses donnant sur les collines environnantes, Fidel avait soupçonné que les sépultures, conçues à l’intention de retraités nantis venus écouler l’éternité au soleil, constituaient des points de service privilégiés pour le genre de transactions qu’on ne fait pas en public. Il n’y a pas plus discrets que les morts, alors leurs cendres, vous imaginez.

    Il avait trouvé Léone accoudée à la rambarde de l’une des terrasses, son verre de Pinot gris presque vide déposé près d’elle. Quand il s’était étonné qu’elle ne soit pas dans le feu de l’action, entourée du gratin qui se bousculait dans l’entrée, elle avait eu un geste involontaire de la main qui trahissait son ras-le-bol de l’événement. Les compliments de Fidel sur l’élégance et le luxe des lieux avaient adouci l’organisatrice, qui ne s’était pas fait prier pour relater toute l’énergie que lui avaient demandée la coordination et le parachèvement des travaux. L’intérêt et l’empathie de Fidel en ce qui avait trait à l’ingratitude des patrons en général et de celui de Léone en particulier avaient fait le reste.

    Après cette première soirée, Fidel avait repris contact avec Léone, dont le propriétaire du complexe avait fait son bras droit en même temps que son souffre-douleur occasionnel. Il n’y a pas plus redoutable combinaison pour une fille au grand cœur comme celle-là. Au fil des apéros et des soupers partagés sur les terrasses animées de Scottsdale, il avait pu en apprendre un peu plus sur les allées et venues du directeur général des lieux – un dénommé Juan Carreto – et sur son implication dans les activités hors programme du mausolée.

    Si Léone n’était pas le type de femme dont il prisait la compagnie, elle faisait preuve d’une débrouillardise des plus utiles pour dénicher les renseignements incriminants qu’il cherchait, surtout dans ces jours mauvais où son patron semblait oublier tout ce qu’elle avait fait pour lui. Jusqu’à leur dernière escapade nocturne, il avait eu maintes fois l’occasion de constater qu’elle savait lire entre les lignes, même entre celles qu’il lui avait donné à découvrir à son propre sujet. Il avait bien fallu, en effet, jeter un peu de lest pour nourrir la fibre citoyenne de cette Jeanne d’Arc en puissance et l’amener à suggérer de lui ouvrir les tiroirs secrets du mausolée Holy Garden.

    L’excursion planifiée avait cependant tourné court lorsque la caméra de surveillance du bureau avait signalé le passage de trois hommes armés et baraqués comme des glacières. Fidel n’avait pas photographié le quart des documents qui liaient le directeur et son intermédiaire mexicain quand Léone avait sonné l’alerte. Tout ça pour ça. À regret, il avait refermé le tiroir avant de rejoindre Léone, prête à filer. De toute évidence, on les avait suivis, ou alors sa compagne avait trop parlé. C’était son moindre défaut. Elle avait beau montrer un certain flair à l’égard de la nature humaine, Fidel avait déjà pu constater qu’elle causait pour deux. C’est toujours le risque quand on mêle des amateurs aux enquêtes : leur inconscience du danger et l’excitation à l’idée de quitter momentanément le rôle que le destin leur a dévolu les poussent à se prendre pour ce qu’ils ne sont pas.

    Pendant qu’ils reprenaient le couloir par lequel ils étaient venus, Fidel pouvait presque palper l’anxiété qui menaçait de paralyser Léone. En grimpant un escalier étroit aussi vite que le lui permettait Léone agrippée à sa main, il avait débouché sur la terrasse du mausolée. D’après les plans qu’il avait examinés la veille, une sortie de secours menant aux jardins devait se trouver non loin. Partagé entre l’instinct de survie et la frustration de voir son excursion capoter, il avait tout juste eu le temps de capter l’odeur minérale du désert à cette heure de la nuit avant que la porte qu’il venait de pousser lui revienne dans le front avec une brutalité calculée. La douleur avait fendu son crâne en l’envoyant dans un trou noir où résonnait le cri de Léone.

    2

    La journée en ce mardi avait mal commencé. Après avoir fait taire toutes les sonneries programmées à son téléphone, François Desrosiers s’était résigné à quitter son lit avec sa gueule de bois, ses crampes intestinales et les vestiges du mauvais rêve qui avait monopolisé une partie de la nuit. Se rejouer en boucle une scène avec un Sylvain Lareau disproportionné énumérant les faiblesses du projet Demain, Santa Fe n’était pas exactement son idéal de cure de repos. Au petit matin, Sonia s’était invitée dans le cauchemar en lui demandant pourquoi il n’emménageait pas avec elle plutôt que de déménager à Détroit, pendant que Lareau enchaînait en multipliant les raisons pour lesquelles sa boîte de production n’allait pas proposer ce projet à la ronde des diffuseurs télé. C’est bon, il avait compris la première fois. Sept heures plus tard, sa réalité le déprime autant que son cauchemar.

    — Envoye, criss !

    François klaxonne, même si le conducteur du VUS qui le sépare de la voiture fautive doit s’impatienter autant que lui. Quand la branleuse – c’est toujours une femme ou un vieux – se décide à tourner, la flèche vire déjà au jaune, et son tour venu, François grille le feu rouge en faisant crier ses pneus.

    Si, dans son rêve, Détroit est censé symboliser l’étendue de son désarroi, son cas est plus grave qu’il en a l’impression. Il devrait peut-être, au fond, répondre aux appels de phares de Sonia et se mettre en quête de cartons pour s’installer avec elle. Qui sait si le changement ne l’aidera pas à lancer un nouveau chapitre de sa vie ?

    À son cours de ce matin, ses étudiants n’ont pas semblé souffrir de son état de désorganisation. Ou alors ils s’en fichent. Plutôt ça. Sitôt expédié ses deux heures de cours, il a ramassé ses affaires et filé sans demander son reste, avec le sentiment que tout le monde était au courant de la fin abrupte de sa plus récente création. Les Kikuyus ont déjà eu droit à un meilleur exposé que celui qu’il leur a consacré ce matin. Fidel Esteban occupe davantage ses pensées que les unions entre Kenyanes, mais qui s’en soucie ? Sûrement pas ses étudiants, le nez vissé à leur cellulaire, même pas fichus d’enlever leur manteau ou de déposer leur sac. Assis sur une fesse, la plupart d’entre eux semblent toujours prêts à prendre la fuite, et François doit résister à la tentation d’abréger son propos.

    Avant de rentrer, il s’arrête à l’épicerie et fait le plein de réconfort : un stock de beignets au sucre, un rack de côtes levées, des chips, une bouteille de sauce Frank’s Hot et de la bière.

    Son producteur – ou plutôt celui à qui il soumet ses projets de télé – n’a pas eu besoin de rendre un verdict sur Demain, Santa Fe puisque François s’est censuré tout seul en renonçant à le déposer.

    Depuis quelques mois, une déplaisante certitude s’insinue dans tous les recoins de son esprit : son chien est mort. Il aurait dû travailler à se faire connaître davantage. Devenir un visage que les gens repèrent au restaurant ou sur la rue parce qu’ils l’ont vu ou entendu aux Hommes en or, à Véro, aux Squelettes, à Tout le monde en parle, sur un quelconque panel de jeu stupide ou dans une émission de radio hot. Au lieu de ça, il n’est plus qu’une farce avec ses hosties de projets qui n’intéressent personne puisque son nom résonne aussi creux qu’une miche de la dernière boulangerie à la mode.

    Il freine brusquement devant le passage clouté, pendant qu’un joggeur moulé dans un justaucorps vert et bleu le regarde comme le sociopathe motorisé qu’il n’est pas. Et s’il s’inscrivait à un demi-marathon ? Il ne peut quand même pas rater tout ce qu’il entreprend. À la course, les balises restent claires et les tricheurs sont rares et sanctionnés. Il n’a jamais couru pour franchir un fil d’arrivée ou remporter une médaille, mais une victoire, même personnelle, ne lui ferait pas de tort.

    Il y croyait, à Fidel et à son histoire de narcotrafiquants. La partie n’était pas gagnée, mais il avait fini par embrasser l’idée voulant qu’un projet venu du champ gauche avait de meilleures chances d’attirer l’attention qu’une énième série de policiers, d’enseignants, de médecins ou d’avocats. Le fait qu’il était lui-même à l’origine de l’hypothèse à laquelle il adhérait si fort aurait dû constituer un signal d’alarme, mais François avait persisté dans l’écriture de Demain, Santa Fe.

    En rentrant chez lui, il lance la cuisson des côtes levées comme son père le lui a appris et selon qui il en va de la cuisine comme de tout le reste : rien ne sert de prendre mille et un détours ou de cacher la vérité sous une tonne d’artifices. « Si t’as des oignons, de l’ail, du céleri, du sel, du poivre, tu peux cuisiner n’importe quoi. » En attendant que frémisse l’eau de sa casserole, François consulte les alertes qui s’empilent à l’écran de son cellulaire, puis ses courriels. Dans le lot d’infolettres, de promotions et de pourriels, il aperçoit un courriel de Sylvain Lareau, producteur et chasseur de projets chez Huit au coin. Il n’est pas loin de penser qu’il fait des rêves prémonitoires. Voilà des mois qu’ils ne se sont pas donné signe de vie. François sent déjà sur sa nuque ce picotement d’anticipation qu’il n’espérait plus.

    C’est fou comme même à terre, même dans l’état voisin de la chique de gomme aplatie mille fois par le passage des voitures, François veut bien recommencer à y croire au moindre soupçon de vie.

    Tout compte fait, il n’est peut-être pas encore fini.

    3

    Une raideur cervicale tire Léone du sommeil. Sa tête, depuis trop longtemps renversée contre l’épaule de Fidel, est lourde et son cerveau, embrumé. Sans ouvrir les yeux, Léone trace lentement un demi-cercle du menton en essayant de retenir les derniers lambeaux du rêve qu’elle faisait. Elle courait derrière Fidel dans un couloir, puis un escalier. Des gens les poursuivaient. Le sentiment de catastrophe imminente déterminait toutes ses sensations. La mort, ou un quelconque coup de théâtre, fondait sur eux. Elle, Léone, n’osait se retourner, redoutant que la main d’un funeste maître de cérémonie s’abatte sur son épaule pour lui signifier son élimination. Devant elle, la tirant presque, Fidel les conduisait vers la nuit, la vraie, dont ils n’étaient séparés que par une volée de marches et une porte menant à la terrasse. De là, ils pourraient s’échapper sans trop de mal et disparaître. Le cœur dans la gorge, Léone ne quittait pas du regard le blouson de cuir usé que portait son compagnon. Une mèche de cheveux noirs tressautait sur son col, telle une…

    — Tiens, Esméralda se réveille.

    Léone ouvre les yeux et ne reconnaît pas les lieux. On dirait une cave immense, mais la lumière est trop abondante pour ce que les étroites fenêtres – presque des soupiraux – laissent entrer. En toute autre circonstance, sa présence en ce lieu l’inquiéterait. Or, la trentaine de personnes qui s’y trouvent et l’observent d’un œil intéressé ont préséance. Sa main droite se crispe sur la cuisse de Fidel, qui remue sans émerger du sommeil.

    — Laisse-le dormir, y a rien qui presse, dit celui dont la voix a réveillé Léone.

    Affalé à l’extrémité d’un long canapé orange vif occupant le mur d’en face, l’homme est bâti comme un portier. La panse, trop grosse pour le blouson de cuir et le ticheurte orné du mot Budweiser, déborde sur le jeans élimé. De sous ses paupières lourdes, il l’observe d’un air qu’on dirait blasé, un sourire léger aux lèvres, pendant qu’il joue d’une main distraite dans les cheveux d’une blonde, étendue, sa tête appuyée sur la cuisse de l’homme. Les jambes repliées de la jeune femme laissent voir sa culotte blanche sous la jupe du tailleur gris.

    — Qu’est-ce que… où suis-je ? Qui êtes-vous ?

    — Moi, c’est Daniel.

    La diction est molle, la voix traînante. Puis, en désignant sa compagne :

    — Elle, c’est Stéphanie.

    Avant que Léone trouve une réponse appropriée, d’autres se présentent à leur tour :

    — Abdelhaq, à votre service, dit un grand échalas perché sur un vieux vélo stationnaire dans le coin gauche de la pièce.

    Sa corpulente voisine, une sexagénaire au teint couperosé décline son identité en levant la main, comme elle le ferait dans un groupe d’entraide. Assise sur une chaise en résine de synthèse jaunie, Carmen, puisque c’est son nom, semble venue prendre le thé.

    — Ça fait plaisir de voir qu’il essaie encore, constate-t-elle en grasseyant. Vous êtes les premiers visages depuis… Depuis combien de temps, Abdou ? Au moins douze ou quinze mois ?

    — Minimum, répond Daniel sans quitter des yeux Léone.

    Les dernières brumes se sont dissipées et Léone balaie du regard l’auditoire massé devant elle comme au spectacle. Elle aperçoit une adolescente à la tignasse mauve, un jeune

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1