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Leibniz et Diderot: Rencontres et transformations
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Leibniz et Diderot: Rencontres et transformations
Livre électronique529 pages7 heures

Leibniz et Diderot: Rencontres et transformations

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À propos de ce livre électronique

Ce livre s’intéresse à une rencontre : celle de deux philosophes, mais aussi celle de deux siècles et de deux régimes de pensée. Leibniz (1646-1716) et Diderot (1713-1784) appartiennent à deux traditions en apparence opposées : on associe généralement la pensée leibnizienne aux grands systèmes métaphysiques du XVIIe siècle, et celle de Diderot à la mise en pièces de ces édifices par la voie d’une philosophie expérimentale radicalement antisystématique. Pourtant, plusieurs liens entre les deux œuvres sont visibles, qu’il s’agisse d’emprunts conceptuels ou thématiques par Diderot ou de convergences plus difficiles à circonscrire. Le premier objet de ce livre est d’identifier ces liens et de faire le point sur cette sympathie entre les deux philosophies. Mais ce livre s’intéresse aussi à cette rencontre pour ses effets transformateurs, tant sur le plan des concepts, des thèses et des arguments que sur celui des méthodes. Il s’agit alors de voir comment la rencontre avec le leibnizianisme a nourri la pensée diderotienne, comment la lecture du texte leibnizien par Diderot en modifie le sens, comment elle peut parfois en être une interprétation ou un devenir possible. Pour saisir ces transformations, les auteurs ont examiné divers contextes théoriques dans lesquels les pensées de Leibniz et Diderot dialoguent : métaphysique et philosophie de la nature, épistémologie et philosophie des sciences, théorie de la perception et esthétique. À travers ce dialogue, l’ouvrage contribue à une réflexion générale sur les méthodes requises pour mettre en perspective les rapports entre des philosophies à la fois proches et éloignées.
LangueFrançais
Date de sortie3 nov. 2015
ISBN9782760635456
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    Aperçu du livre

    Leibniz et Diderot - Christian Leduc

    I

    LA QUESTION DU MATÉRISLISME

    Le Leibniz de rêve.

    Les partis-pris matérialistes

    de Diderot dans l’article «Leibnitzianisme»

    1

    Josiane Boulad-Ayoub

    (Université du Québec à Montréal)

    On a beau jeu de se livrer à une lecture matérialiste de Descartes, tant sa physique ou son Traité des passions, des sources écrites explicites, ouvrent des pistes en ce sens. Il est plus rare de rencontrer un matérialiste convaincu tel Diderot séduit par l’idéaliste Leibniz, au point d’interpréter en Fils de la Terre des concepts clés de sa métaphysique, de se les approprier et de les intégrer à la sienne. Que nous apprend alors cette rencontre improbable avec ce philosophe qui, au rebours de Descartes, boucle hermétiquement ses positions, en accumule les expressions, ou mieux, les points de vue, les perspectives multiples sous lesquels appréhender l’unicité de sa pensée, et, en même temps, ne donne absolument aucune prise pour en dérouter la signification, sous peine de mauvaise foi? On pense bien sûr à Candide et au Dr Pangloss. Mais peut-être serions-nous plus heureux si nous nous avisions de renverser la perspective et de filer un paradoxe méthodologique transtemporel: interroger, du point de vue de Sirius, un Leibniz révélateur de Diderot.

    Nous nous autorisons de l’ambiguïté qui entoure le processus d’interprétation, surtout lorsqu’on sait comment en joue Diderot refaisant les livres qu’il lisait2, et aussi en nous plaçant sous l’égide de l’éclectisme, la position philosophique qui réunit ces deux grands hommes et que Diderot jugeait être la philosophie de l’avenir. Nous voudrions déterminer, d’une part, si les manipulations diderotiennes font résonner d’accords plus actuels certains thèmes leibniziens, et, d’autre part, si l’éclairage leibnizien accroît de sa propre puissance les intuitions du Rêve ou les conjectures des Pensées sur l’interprétation de la nature. Plutôt que de confronter entre eux ces deux génies auxquels nous sommes aujourd’hui également redevables, pourquoi ne pas essayer de délimiter, à partir d’un point de vue anhistorique, comment ils forment ensemble, pour le plus grand bien de notre héritage philosophique, cette féconde «ligue philosophique» qu’évoquait Diderot au temps des Lumières, et dont nous sommes fiers d’être issus? C’est ce que j’essaierai de montrer, en faisant intervenir encore un troisième protagoniste: Naigeon, le fidèle ami de Diderot, le dépositaire de sa pensée, l’auteur de l’article «Diderot» dans l’Encyclopédie méthodique3 et l’éditeur de ses œuvres en 1798, le plan général ayant été préparé de concert avec Diderot, peu avant la mort de celui-ci4.

    Naigeon et l’article «Diderot»

    Diderot est le grand philosophe méconnu du XVIIIe siècle. Cela s’explique en partie car, occupé par la lourde entreprise de l’Encyclopédie, il a peu publié de son vivant. Sa réputation de touche-à-tout lui a sans doute nui, son style d’écriture original et plus encore, son athéisme et son matérialisme. Sous la Révolution, on ne se réclame que de Rousseau et de Voltaire, et les idées radicales de Diderot n’ont guère créance. Diderot était, récemment encore, considéré comme un romancier plutôt qu’en philosophe. Et justement Naigeon se fera un devoir de réhabiliter le penseur. C’est à travers ses résumés, ses analyses et ses contextualisations que nous sommes davantage en mesure d’appréhender le fil directeur de sa réflexion, l’évolution de sa pensée, l’ampleur de son esprit d’invention. Cette vue d’ensemble nous permet de saisir les arêtes de la pensée diderotienne, si foisonnante, les pics, les vallées, les récurrences et, du coup, ses emprunts, plus exactement les points de sympathie avec la chaîne de ses grands prédécesseurs dont il se réclame. Et, je reviens ici à mon paradoxe introductif, Leibniz considéré comme interprète pour nous de Diderot, en ce sens qu’en retraçant les axes d’attraction qui lient les deux philosophes, nous pouvons voir se révéler à mesure les points forts de l’ontologie diderotienne. Leibniz développe avec la force qu’on lui reconnaît des thèses ontologiques originales que Diderot intégrera à sa façon, selon les mêmes schèmes mimésiques de réappropriation-transformation mis en œuvre dans Le Rêve de d’Alembert, seul de son siècle à en apercevoir l’intérêt, en tout cas à les reprendre avec plus d’ampleur que Fontenelle dans son Éloge (1716), si bien qu’il se hisse à la hauteur de Leibniz. Naigeon rend sa juste place au Diderot des Lumières: «Si l’on excepte les œuvres de Voltaire […], il n’a paru dans aucun siècle et chez aucun peuple, sur des matières d’arts, de littérature, de morale et de philosophie, une collection qu’on puisse, je ne dis pas préférer, mais seulement comparer à celle que je publie aujourd’hui. Condillac et Rousseau […] n’ont pas les reins assez fermes pour marcher front à front avec cet homme-là5.»

    Leibniz, lui, permet de le sacrer grand philosophe moderne. Entendre bien sûr que leurs connivences sur des thèses aussi importantes que le principe des indiscernables, ou encore sur la question de la nécessité ou de la liberté, permettent d’établir Diderot comme philosophe de premier plan.

    Le regard de Diderot sur Leibniz

    Diderot admirait Leibniz, mais son propre rapport au philosophe de Leipzig ne peut se qualifier comme celui d’un esprit qui se sent frère de l’autre. Deux traits dominent. D’abord l’écrasement devant l’immensité du génie, le sentiment d’une incomparable disparité. Rapportons-nous au très long article qu’il lui consacre dans l’Encyclopédie. Dès le début, Diderot place Leibniz en compagnie de Bayle, Descartes et Newton, parmi les seuls Modernes que l’on peut opposer aux Anciens, et «à la tête de l’espèce humaine». Et revenant sur le gouffre qui sépare la petitesse du talentueux tel qu’il se juge être à la grandeur du génie leibnizien, il interrompt le récit de sa vie par cet aveu touchant: «Lorsqu’on revient sur soi et qu’on compare les petits talents que l’on a reçus avec ceux d’un Leibniz, on est tenté de jeter loin les livres, et d’aller mourir tranquille au fond de quelque recoin ignoré6.» Diderot sent ses travaux frappés d’inanité s’il les compare à l’œuvre de Leibniz; modestement, il se récrie sur la vanité de vouloir écrire après un tel génie, c’est-à-dire, selon qu’il essaie d’en saisir l’essence dans la Réfutation, «un esprit prophétique» dont il se flatte, lui et ses amis encyclopédistes, d’accomplir les prophéties.

    Plus tard, et malgré l’évolution du rapport de Diderot à Leibniz qu’il interpelle, au fil des années, mais de plus en plus fréquemment après 1748, Diderot, dans sa Réfutation de l’ouvrage d’Helvétius (rédigé après 1774), traitera Leibniz de «machine à réflexion, comme le métier à bas est une machine à ourdissage», de la même manière qu’au détour de l’un de ses Salons, il appelle Raphaël, le peintre, une «machine à tableaux», et qu’il rappellera dans l’article de l’Encyclopédie que Leibniz est «l’inventeur d’une machine arithmétique». Leibniz est à nouveau vu comme surhumain. En dépit d’une apparence familière, «sous sa robe de chambre», écrit Diderot, il semble n’éprouver (le reste du texte le détaille assez7) aucun désir, aucun besoin familier; tel un ange, ou un pur esprit, parmi les simples humains, il n’a d’autre intérêt, d’autre activité que la production d’idées, un quasi-automate, spécialisé dans une seule tâche: penser! Ici c’est l’écart, l’éloignement, la distance quelque peu effrayante qui sépare Leibniz du reste des autres hommes que Diderot s’attache à nous rendre sensible. Diderot ressent peut-être aussi la différence entre le caractère implacable, infaillible du système leibnizien et sa propre pensée infiniment ouverte, toujours bouillonnante, fulgurant dans un apparent désordre. «La nature n’est pas Dieu», «L’homme n’est pas une machine», ce sont, on s’en souvient, les deux premières injonctions qui ouvrent les Pensées sur l’interprétation de la nature (Amsterdam, 1754). Serait-ce que Diderot défend la cause de l’homme et de la nature contre Leibniz qui se met dans la peau de Dieu et qui qualifie l’homme d’automate spirituel?

    Le rapport à Leibniz est à tout le moins énigmatique, en tout cas jamais explicite. Diderot se sent provoqué, défié par la philosophie de Leibniz, alerté grâce à lui sur des questions importantes. Souhaitait-il perpétuer le flambeau du génie? Diderot, modeste, n’est guère disert sur ses ambitions. Il n’en reste pas moins que toutes ses œuvres portent la marque de ce même génie dont Diderot caractérise Leibniz: «Il y a plus de mérite à penser à une chose qui n’avait point encore été remuée, qu’à penser juste sur une chose dont on a déjà disputé: le dernier degré du mérite, la véritable marque du génie, c’est de trouver la vérité sur un sujet important & nouveau8.»

    Ajoutons que le génie propre de Diderot est de ne pas brider ses contradictions, de s’amuser de paradoxes, bref, comme il le dit dans le Rêve, de cacher sous la folie apparente la plus profonde philosophie.

    Éclectisme et optimisme

    Par-delà la difficulté de chercher des convergences, si l’on suit la méthode de Fauvergue9, par-delà l’analyse nuancée de Belaval10, un classique du genre, qui montre bien le caractère insaisissable, diffus, confus de l’influence de Leibniz sur un Diderot «ne donn[ant] jamais une citation littérale», «jamais le titre exact d’un ouvrage»11, et qui conclut, et je partage entièrement son jugement, en affirmant: «Diderot n’est pas un leibnizien», en dépit de la coloration leibnizienne indéniable se retrouvant dans nombreuses thèses recréées par l’encyclopédiste. Par-delà donc des problèmes inextricables d’influence et de source, contentons-nous de retracer, d’abord, leurs points de rencontre selon l’ordre de la mimésis12; cela nous permettra, ensuite, de dégager les enjeux des partis-pris ou autres détournements diderotiens.

    Dès l’article «Éclectisme»13, Diderot met Leibniz au rang des philosophes éclectiques modernes14 parmi lesquels il se compte, au titre de philosophe éclectique expérimental et laborieux tandis que Leibniz est considéré comme philosophe éclectique systématique et a en partage le génie15. Diderot est coutumier de cette distinction qui recoupe celle entre le théorique ou spéculatif et le pratique ou l’expérimental. De même, dans les Pensées sur l’interprétation de la nature (Pensée 21), il souligne les différences entre manœuvre poudreux et génie, mais en même temps montre la nécessité de réunir les deux genres d’esprit ou de méthode pour les progrès de la philosophie.

    L’éclectique, qu’on prendra garde, comme Diderot a soin de le souligner, de ne pas confondre avec le syncrétique, «ose penser de lui-même, remonter aux principes généraux les plus clairs […] & de toutes les philosophies, qu’il a analysées sans égard & sans partialité, s’en faire une particulière & domestique qui lui appartienne». Dans la suite du même article, Diderot évoque l’harmonie préétablie entre l’âme et le corps dont le sage qui attend la mort doit attendre la rupture et fait alors une référence explicite aux «vestiges du leibnizianisme». Diderot rapproche également dans l’article des monades leibniziennes, «les petites sphères intelligentes appelées yunges». Belaval s’interroge à ce propos sur la proximité avec la théorie leibnizienne de la multitude des perspectives. Il évoque un passage de l’article «Encyclopédie» qui établit un parallèle entre l’infinité des points de vue et le nombre des systèmes possibles de connaissance16.

    C’est bien en adepte de la méthode de l’éclectisme que Diderot tente de rechercher chez les génies, comme Leibniz, la force de création plutôt que la «sagacité qui perfectionne», comme il est dit aussi dans la Pensée 14, qui nous incite à émuler cet exemple innovateur. Mais, en même temps, en philosophe expérimental, il s’efforce de réinterpréter les «erreurs» fertiles de ses prédécesseurs, y mettant même ce qui ne s’y trouve pas mais qui aurait dû y être, précisément selon ce que nous rapporte Naigeon des façons de lire inventives de Diderot17.

    L’article «Leibnitzianisme», bien que Belaval le dise décevant car peu original, nous intéresse plus particulièrement par ce que révèlent les remarques personnelles dont Diderot parsème l’exposé systématique (repris certes de Brucker) de la philosophie leibnizienne. Remarques, interrogations qui jouent, selon nous, comme autant de germes stimulant chez Diderot la recréation et la transformation de certaines conceptions métaphysiques de Leibniz; occasionnant en même temps l’infléchissement de sa propre pensée et son approfondissement.

    À suivre le fil de l’exposé, ce que relève Diderot, en premier lieu, est la théorie de l’optimisme, tout en indiquant immédiatement la conséquence pour la (non) liberté de Dieu entièrement soumis aux lois de la logique: Leibniz, affirme Diderot dans l’article, «est le fondateur de l’optimisme, ou de ce système qui semble faire de Dieu un automate dans ses décrets & dans ses actions, & ramener sous un autre nom & sous une forme spirituelle le fatum des Anciens, ou cette nécessité aux choses d’être ce qu’elles sont18».

    Cette théorie dérive, comme il le note correctement, à la suite de Brucker, du principe de raison suffisante. Si le principe de contradiction doit être compris comme un principe de l’ordre, un principe d’harmonie, d’économie, le principe de raison selon lequel les déterminations d’un sujet ont leur raison, leur fondement dans ce sujet même, est finalement le principe même de la vérité. C’est à partir de là que peuvent être élucidées les notions fondamentales qu’examine Leibniz, et, en particulier, ce qui retient Diderot, la notion de substance (la monade), et la notion de communication des substances. La substance est une force, c’est pourquoi le sujet est le fondement ou la raison de tout ce qui lui arrive19, c’est un automate spirituel, comme dit Leibniz, et la force, entendue au sens dynamique et aussi au sens métaphysique, cette force exprime la variété infinie du sujet. Attardons-nous avec Diderot sur la stipulation leibnizienne que la monade est le fondement de tout ce qui lui arrive, qu’elle est par conséquent quelque chose d’extrêmement actif, et qui, par son activité, tend à rendre sa représentation du monde plus claire, plus distincte. La monade est grosse du passé et lourde de l’avenir.

    Fatalisme, liberté et harmonie préétablie

    C’est, vraisemblablement, l’affirmation de cette autonomie qui déclenchera chez Diderot la réflexion sur le problème de la liberté et du fatalisme (ou «déterminisme», pour faire court et user de notre appellation d’aujourd’hui), réflexion qui va l’occuper tout au long de sa vie. Le «tout est bien» de Leibniz masque à peine que pour lui il n’y a pas de liberté; même si le libre arbitre est maintenu, l’axiome nous renvoie directement à la thèse de l’harmonie préétablie. Diderot, dans ce roman complexe de Jacques le fataliste20, aborde en matérialiste nuancé21, tenant à «garder ensemble les deux bouts de la chaîne», les thèmes de la nécessité et de la liberté. L’optimisme théologique et finaliste leibnizien qui autorise le «tout est bien» se transmue chez Diderot en une ontologie strictement naturaliste qui n’est pas autre chose que l’expérience de la nécessité et de son ordre, c’est-à-dire l’ordre de la nature à laquelle tous les êtres sont soumis et dont Dieu est exclu. La lettre à Landois22 le dit clairement: «Il n’y a qu’une sorte de nécessité; c’est la même pour tous les êtres, quelque distinction qu’il nous plaise d’établir entre eux, ou qui y soit réellement23.» Mais Diderot ajoute, entrebâillant la porte à un libre arbitre à la stoïcienne, très actuel, que si l’homme n’est pas libre, il est modifiable et perfectible indéfiniment. De là il rend moins vains les efforts pour transformer les rapports sociaux.

    La question morale, la question du mal et du bien, la question de la responsabilité, une fois admis que tout est nécessaire, n’est pas escamotée par Diderot qui se confronte à Leibniz sur le double front de la logique et de l’existence, illusoire pour Diderot, du libre arbitre. Cependant, il le rencontre sur le principe de causalité qui n’exclut pour aucun des deux philosophes l’efficacité de l’action humaine. Écoutons Leibniz dans la Théodicée24 mais cela sonne comme du Diderot, ou plutôt comme le maître de Jacques qui agit comme un automate et se laisse aller à une soumission paresseuse, au rebours de Jacques le spinoziste25, actif et diligent malgré ses principes:

    L’effet étant certain, la cause qui le produira l’est aussi; et si l’effet arrive, ce sera par une cause proportionnée. Ainsi, votre paresse fera peut-être que vous n’obtiendrez rien de ce que vous souhaitez, et que vous tomberez dans les maux que vous auriez évités en agissant avec soin. L’on voit donc que la liaison des causes avec les effets, bien loin de causer une fatalité insupportable, fournit plutôt un moyen de la lever26.

    Diderot, en dépit de ses contradictions, en dépit de ses pirouettes, en dépit de ses paradoxes27, variera très peu sur la question du déterminisme, sur lequel il revient, de la Lettre sur les aveugles jusqu’au Rêve de d’Alembert, hormis le hiatus de Jacques le fataliste et les oscillations de la Réfutation qui en présentent une version plus sceptique, dirions-nous. La lettre à Landois, encore elle, énonce avec netteté cette absence de liberté et de toute cause finale:

    Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens; qu’il n’y a point, et qu’il ne peut pas y avoir d’êtres libres; que nous ne sommes que ce qui convient à l’ordre général, à l’organisation, à l’éducation, et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement. On ne conçoit non plus qu’un être agisse sans motif, qu’un des bras d’une balance agisse sans l’action d’un poids; et le motif nous est toujours extérieur, attaché ou par une nature ou par une cause quelconque, qui n’est pas en nous28.

    Pourtant Diderot mesure très bien l’écart entre une thèse abstraite et les inconséquences de la pensée vivante, ou le laisser-aller de la langue familière29, les mille itinéraires particuliers possibles, la pluralité des options à laquelle chacun est confronté, la fidélité à soi capable de réaffirmer malgré tout le libre arbitre, l’acceptation optimiste du hasard comme espace du jeu des compossibles. Le dernier mot, si l’on peut dire, dans ce débat de toute façon aporétique se trouve dans la Réfutation:

    On est fataliste et à chaque instant on parle, on pense, on écrit comme si l’on persévérait dans le préjugé de la liberté, préjugé dont on a été bercé, qui a institué la langue vulgaire qu’on a balbutiée et dont on continue de se servir sans s’apercevoir qu’elle ne convient plus à nos opinions. On est devenu philosophe dans ses systèmes et l’on reste peuple dans son propos30.

    La sensibilité sourde de la matière

    La monadologie de Leibniz et la convergence qu’elle établit entre une métaphysique de la nature et une physique de l’individu peuvent être considérées comme l’anticipation des recherches les plus pointues aujourd’hui, notamment celles conduites sur le terrain de la topologie et de la morphodynamique. La marque du leibnizianisme sur la pensée de Diderot, passionné des sciences de la vie, de physiologie, d’histoire naturelle, de médecine, infusera à son tour le matérialisme contemporain à plusieurs niveaux se soutenant réciproquement: l’effort continu de naturalisation, la vision dynamique de la matière qui tend à se confondre avec l’énergie, ou la sensibilité, en termes diderotiens, qui la parcourt de part en part, l’explication scientifique qui se détourne de la question de l’origine. Citons l’étonnant commentaire de Diderot qui emporte Leibniz de son côté en retenant l’idée de force, qui est pour lui «principe de changement»31 et propriété de la matière:

    Il en était venu à croire que pour découvrir l’essence de la matière, il fallait y concevoir une force particulière qui ne peut guère se rendre que par ces mots, mentem momentantam, seu carentem recordatione, quia conatum simul suum & alienum contrarium non retineat ultro momentum, adeòque careat memoriâ, sensu actionum passionumque suarum, atque cogitatione. […] Le voilà tout voisin de l’entéléchie d’Aristote, de son système des monades, de la sensibilité, propriété générale de la matière, & de beaucoup d’autres idées qui nous occupent à présent. […] & la question n’a été, sinon décidée, du moins bien éclaircie depuis, que par des hommes qui ont réuni la Métaphysique la plus subtile à la plus haute Géométrie. Voyez l’article FORCE32.

    Poursuivant sa lecture partiale, Diderot insiste sur le fait que les idées innées ne sont pas d’abord pleinement explicites et pleinement développées dans l’esprit. Nous avons à les apprendre, pour ainsi dire. Or, comme on le sait, cette théorie doit être rattachée à la conception leibnizienne plus générale de la puissance; le monde entier apparaît chez lui comme un ensemble de puissances qui vont vers la forme, vers l’actualité, exigence d’être. Pour Leibniz l’acte n’est pas là dès l’abord, sauf en Dieu. Sa conception dynamique de l’univers exige que la forme ne soit pas au début – sauf bien entendu dans l’entendement divin. Le monde élémentaire se construit par découpage tout en restant élémentaire: atomes, forces, principes de vie, monades, et ces monades sont les véritables atomes de la nature, en un mot, les éléments des choses. On comprend alors que pour Leibniz l’expérience sensible soit nécessaire pour l’éveil, pour l’activation des idées innées. Diderot ne manque pas de le relever: «Ainsi les odeurs, les couleurs, les saveurs & d’autres idées relatives aux sens, nous sont assez clairement connues: la distinction que nous en faisons est juste; mais la sensation est notre unique garant33.»

    Diderot, ironique, fait remarquer un peu plus loin que, même pour les logiciens et les géomètres tels que Leibniz, les règles qu’ils suivent leur prescrivent «de n’admettre pour certain que ce qui est appuyé sur l’expérience ou la démonstration». Et voilà comment votre fille est muette et le philosophe de Leipzig enrôlé par Diderot dans les troupes de la philosophie expérimentale.

    Une sorte de machine divine

    Le principe des indiscernables qui manifeste la multiplicité des qualités de la monade chez Leibniz pendant que Diderot, rompant avec l’ontologie substantialiste, l’applique aux qualités de la perception, la même préoccupation de l’individuation ou «principe d’enchaînement et principe de dissimilitude»34, en termes diderotiens, la thèse qu’être créé implique le changement continuel, constituent sans doute les points de ralliement les plus féconds en même temps que les plus actuels. L’exposé de Diderot est très net:

    Qu’est-ce que la monade? L’atome réel de la nature. Il faut plus; c’est qu’une monade diffère d’une autre monade quelconque, car il n’y a pas dans la nature un seul être qui soit absolument égal & semblable à un autre, en sorte qu’il ne soit possible d’y reconnaître une différence interne & applicable à quelque chose d’interne. […] Tout être créé est sujet au changement. La monade est créée, chaque monade est donc dans une vicissitude continuelle. […] Il faut plus; c’est qu’une monade diffère d’une autre monade quelconque, car il n’y a pas dans la nature un seul être qui soit absolument égal & semblable à un autre, en sorte qu’il ne soit possible d’y reconnaître une différence interne & applicable à quelque chose d’interne35.

    Diderot reviendra aussi bien dans le Rêve et dans les Pensées que dans l’article «Modification» sur l’idée d’individu et des changements imperceptibles qui affectent le «corps organique d’un être vivant», ce qu’il appelle magnifiquement «une sorte de machine divine»36. Il n’y a pas dans la nature, affirme-t-il, reprenant l’exemple leibnizien, pour, dans ses propres termes, le généraliser de façon matérialiste, deux feuilles rigoureusement semblables, il n’y a pas deux atomes ou deux êtres semblables. Principe qu’il renforce par cette idée de modification, de changement, récurrente chez lui et qu’il applique indifféremment au monde physique comme au monde moral, tel que Diderot l’exprime dans la Pensée 90: «Les êtres s’altèrent successivement en passant par les nuances les plus imperceptibles.» Si les monades, pour Leibniz, sont les éléments ultimes des choses, ces mêmes monades, ou molécules sensibles, peuvent alors être interprétées par Diderot comme individualités naturelles, matérielles, non spirituelles.

    Une métaphysique de l’infini

    Diderot partage avec Leibniz une même sorte d’éclectisme bien compris, une même forme d’esprit, encyclopédique, un génie multiforme, un génie de synthèse que tous deux appliquent aux domaines les plus divers, le droit, l’histoire, la biologie, la langue, les signes, etc. Ils se rencontrent dans ces idées que tout est lié, que nous sommes parties de la grande chaîne des êtres, que la matière est dynamique, dans l’importance donnée au vivant; ils partagent le même esprit de tolérance37, la même sensibilité à des questions ontologiques qui continuent d’entretenir de nos jours le débat sur l’héritage matérialiste des Lumières et sur sa reconstruction. Si la métaphysique leibnizienne peut être considérée comme une interprétation philosophique de l’idée d’infini mathématique, ne pourrait-on pas dire de celle diderotienne que c’est la transposition philosophique de l’idée de l’infini de la vie, infini solidaire des changements infinitésimaux affectant les organisations et de l’infinité de leurs différences.

    En fait, de la «machine à réfléchir» au bonheur de penser pour reprendre un titre d’un livre récent sur Diderot, au bonheur tout court en tant que lié au progrès des connaissances, du «tout est bien» au «tout est nécessaire», de l’idée de perfection à celle de la perfectibilité indéfinie qui fait progresser l’être, la transition est-elle si violente? «Je questionne», comme l’encyclopédiste mâtiné de sceptique, disait dans la Réfutation, «je ne prononce pas».

    1. Encyclopédie, Diderot, article «Leibnitzianisme» ou «Philosophie de Leibnitz», DPV, VII, 1757, p. 677-709.

    2. Naigeon rapporte que d’Holbach disait à Diderot: «Vous êtes l’homme le plus heureux que je connaisse; vous n’avez jamais trouvé ni un sot ni un fripon; et vous n’avez jamais lu un mauvais livre, car à mesure que vous le lisez vous le refaites», Lettre sur la mort de M. le baron d’Holbach, Journal de Paris, no 40 du 9 février 1789, p. 1.

    3. Jacques Naigeon, Dictionnaire dhistoire de la philosophie ancienne et moderne, article «Diderot», Encyclopédie méthodique, Panckoucke, Paris, 1792, p. 153-228.

    4. Jean-Baptiste Say en fera un éloge vigoureux dans le numéro du 30 pluviôse an VI de La Décade philosophique, p. 333, soulignant combien cette édition des Œuvres complètes vient à son heure et permet de compter Diderot parmi les inspirateurs de la Révolution: «[…] elle paraît au moment où il était à désirer qu’elle parût; c’est-à-dire lorsque le mécontentement, l’ignorance, la sottise et la mauvaise foi, s’appuyant des malheurs inséparables d’une grande révolution, essaient de reconstituer les préjugés, et de remettre en question les principes philosophiques. Diderot est l’athlète le plus vigoureux qu’on puisse leur opposer. […] Certes, avec des intentions un peu droites, il est difficile de supposer que l’ami passionné des Arts, l’homme qui avait conçu et exécuté le projet de l’Encyclopédie, […] fût devenu tout à coup le promoteur ou le complice des stupides fureurs du vandalisme. Ils le savaient bien ceux qui se sont permis cette absurde supposition; mais il fallait calomnier les Philosophes pour discréditer la Philosophie. Cette marche n’est pas nouvelle; elle a toujours été suivie par les ennemis de la raison; les circonstances lui ont seulement donné un degré d’activité de plus.»

    5. Diderot, Œuvres publiées sur les manuscrits de l’auteur par Jacques-André Naigeon, Desray, 1798, t. I, p. 10.

    6. Diderot, article «Leibnitzianisme», op. cit., p. 677.

    7. Voici la citation au complet: «[…] quand Leibnitz s’enferme à l’âge de vingt ans, et passe trente ans sous sa robe de chambre, enfoncé dans les profondeurs de la géométrie ou perdu dans les ténèbres de la métaphysique, il ne pense non plus à obtenir un poste, à coucher avec une femme, à remplir d’or un vieux bahut, que s’il touchait à son dernier moment. C’est une machine à réflexion, comme le métier à bas est une machine à ourdissage; c’est un être qui se plaît à médite» (Diderot, Réfutation d’Helvétius, t. Ier, chap. X, p. 128, édition J. Assézat et M. Tourneux, Garnier, 1875-1877).

    8. Diderot, article «Leibnitzianisme», op. cit., p. 678.

    9. Claire Fauvergue, «Diderot, Leibniz et la question de l’interprétation», HERSETEC, 1, 1, 2007, p. 203-214.

    10. Yvon Belaval, «Diderot, lecteur de Leibniz?», in Yvon Belaval, Études leibniziennes, Gallimard, 1976, p. 244-263.

    11. Ibid., p. 250.

    12. Pour une analyse plus détaillée du schème de la mimésis, entendue au sens aristotélicien, voir notre ouvrage Mimes et parades. L’activité symbolique dans la vie sociale, L’Harmattan, 1995.

    13. Diderot, Encyclopédie, 1755, p. 289 et sqq. Le concept est inventé, on le sait, par Brucker, et Diderot se l’approprie, à sa façon, ici aussi, en le posant comme principe consistant à combiner des vérités.

    14. Ibid. «Rien n’est si rare que des Éclectiques. […] Il a paru de temps en temps quelques vrais éclectiques; mais le nombre n’en a jamais été assez grand pour former une secte; & je puis assurer que dans la multitude des philosophes qui ont porté ce nom, à peine en comptera-t-on cinq ou six qui l’aient mérité.» Et Diderot de renvoyer entre autres aux articles «Cartésianisme» et «Leibnitzianisme».

    15. Ibid. «D’où l’on voit qu’il y a deux sortes d’Eclectisme; l’un expérimental, qui consiste à rassembler les vérités connues & les faits donnés, & à en augmenter le nombre par l’étude de la nature; l’autre systématique, qui s’occupe à comparer entr’elles les vérités connues & à combiner les faits donnés, pour en tirer ou l’explication d’un phénomène, ou l’idée d’une expérience. L’Eclectisme expérimental est le partage des hommes laborieux, l’Eclectisme systématique est celui des hommes de génie; celui qui les réunira verra son nom placé entre les noms de Démocrite, d’Aristote & de Bacon.»

    16. Yvon Belaval, op. cit., p. 252, note 39.

    17. «Ce qui mérite surtout d’être remarqué, parce que rien ne peint mieux l’originalité du caractère de Diderot & ne fait mieux connaître la tournure particulière de son esprit; c’est qu’en parcourant les titres, souvent inconnus, des ouvrages sur lesquels il a fait des observations, on voit qu’il lui importe fort peu que le livre qu’il analyse soit bon ou mauvais: dans le premier cas, il s’élève rapidement à la hauteur de son sujet; sa vue s’agrandit, pour ainsi dire avec l’horizon qu’elle embrasse; il s’empare des principes de l’auteur, les applique, les généralise & en tire de grands résultats; dans le second, il refait dans sa tête le livre dont il parle, & s’en sert comme d’une table de chapitres qu’il remplit ensuite à sa manière. C’est à ce sujet que M. d’Holbach, lui dit un jour qu’il n’y avait point de mauvais livres pour lui; & rien n’est plus exact. Diderot lui-même ne se défendait pas trop de cette facilité avec laquelle il prêtait aux autres son talent, son imagination & ses connaissances; & lorsqu’après avoir lu sur sa parole tel ou tel livre dont il avait fait l’éloge, on lui faisait remarquer qu’il n’y avait rien de tout ce qu’il y avait vu, il répondait naïvement: eh bien si cela n’y est pas, cela devrait y être» (Naigeon, article «Diderot», op. cit., p. 218).

    18. Diderot, article «Leibnitzianisme», op. cit., p. 678.

    19. Diderot le relève bien: «Les changements de la monade naturelle partent d’un principe interne, car aucune cause externe ne peut influer sur elle» (ibid., p. 683).

    20. L’ouvrage, conçu à partir de 1765, paraît chez Buisson en 1796. Jusqu’à sa mort, Diderot y reviendra continuellement pour le grossir, le remanier, au fil de sa livraison par feuilleton dans la Correspondance littéraire de Grimm de 1778 à 1780.

    21. Un matérialisme trop délié pour Naigeon qui n’aurait voulu ne garder que le quart de l’ouvrage de Diderot et le jugeait «trop long de moitié» (Mémoires historiques et philosophiques sur la vie et les ouvrages de D. Diderot, Paris, J. L. J. Brière, 1821, p. 312).

    22. Lettre à Landois, 29 juin 1756, in Œuvres complètes de Diderot, J. Assézat et M. Tourneux, Garnier 1875-1877, t. XIX, X, p. 432-438. Une note de Assézat et Tourneux précise que la lettre fut écrite à l’occasion du Poème sur le désastre de Lisbonne et publiée par Grimm dans sa Correspondance littéraire.

    23. Ibid., p. 436.

    24. Dans l’article «Leibnitzianisme» (op. cit., p. 679), Diderot fait l’éloge de la Théodicée, ouvrage «mis au jour en 1711» en ce qu’il est «une réponse aux difficultés de Bayle sur l’origine du mal physique & du mal moral».

    25. Jacques se console en se soumettant à l’ordre nécessaire de la nature: «Il fallait que cela fût, car c’était écrit là-haut. […] Lorsque l’accident était arrivé, il revenait à son refrain et il était consolé.»

    26. Leibniz, Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, GP, VI, § 55, p. 133.

    27. Le Maître le dira de Jacques: «Il n’y a peut-être pas sous le ciel une autre tête qui contienne autant de paradoxes que la tienne.»

    28. Lettre à Landois, op. cit., p. 435.

    29. «J’enrage d’être empêtré d’une diable de philosophie que mon esprit ne peut s’empêcher d’approuver et mon cœur de démentir» (Lettre à Mme de Maux, in Lettres à Mme de Maux et les autres fragments sans date recueillis par Naigeon; ces textes se trouvent en annexe de l’édition par André Babelon des Lettres à Sophie Volland, Paris, 1931, t. II, p. 265-281).

    30. Diderot, Réfutation, op. cit., t. Ier, chap. XXIII, p. 373.

    31. «En général, il n’y a point de force, quelle qu’elle soit, qui ne soit un principe de changement» (Diderot, article «Leibnizianisme», op. cit., p. 682).

    32. Ibid., p. 679.

    33. Ibid., p. 683.

    34. Ibid.

    35. Ibid.

    36. Ibid. Dans la suite de son résumé, Diderot insiste sur la divisibilité et l’hétérogénéité de la matière, arguments repris dans le Rêve, et aussi dans sa correspondance avec Sophie Volland, qui veulent qu’en conséquence il n’y a ni génération, ni anéantissement complets et que «tout se réduit à des développements & à des dépérissements successifs», à des changements progressifs d’un état à l’autre, un passage imperceptible de la «matière morte» à la «matière vive».

    37. Diderot a soin de le noter dans l’article «Leibnitzanisme»: «Il défendit la tolérance des religions contre M. Pelisson» (op. cit., p. 680). Et il ajoute plus loin, le mettant sur le même plan de paix, le projet «d’une langue philosophique qui mît en société toutes les nations».

    «Laissez là vos individus»:

    Diderot et Leibniz devant le bien-fondé

    des phénomènes

    Mitia Rioux-Beaulne

    (Université d’Ottawa)

    Comme son titre l’indique, cette étude vise à jeter un éclairage sur un aspect de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler le problème de l’individuation dans la philosophie moderne. Seulement l’objectif ici est de l’aborder dans la perspective de ce qui se donne comme un corps individué dans le contexte d’un matérialisme qui nie le caractère substantiel de toute séparation entre des portions de matière. Cela constitue en soi un défi théorique, puisqu’il s’agit de traiter de la question comme si elle relevait plus de l’épistémologie que de l’ontologie. En effet, le problème posé est celui de savoir quel degré de véracité pouvons-nous accorder à ce qui, dans la perception, apparaît comme ayant une certaine unité: tel objet matériel, tel corps animé, etc. Toutefois, cette démarche a pour intérêt de montrer que le matérialisme de Diderot se construit avec une conscience aiguë des enjeux théoriques hérités de ses illustres prédécesseurs, puisque, de fait, son problème consiste à essayer de rendre compte de ce qu’il est légitime d’accorder à la matière un statut de substance indivisible (et, d’ailleurs, de ne l’accorder qu’à la matière) tout en affirmant que le fait de percevoir un monde fait de corps ayant leur unité propre ne constitue pas une erreur en soi.

    Les travaux existants sur cette question chez Diderot cherchent de manière générale à mesurer l’impact de son matérialisme pour la compréhension de l’unité du sujet (ou du «moi») – celle-ci ne se donnant plus comme fondée dans l’unité substantielle d’un je qui pense¹. Jusqu’à un certain point, cela allait de soi: le matérialisme diderotien, fortement ancré dans le développement que connaissent alors les sciences du vivant, prend appui sur des processus de composition pour expliquer la formation des corps et des types de sensibilité dont ils sont susceptibles – sensibilité dont la pensée n’est qu’un développement. Dans ce contexte, ce qui est souvent pris pour un point de départ, l’unité de la conscience, requiert qu’on explique sa formation. On le sait, et les lecteurs de Leibniz mieux que quiconque, l’idée qu’une certaine organisation de la matière puisse se voir attribuer la faculté de penser est inadmissible pour la plupart des philosophes modernes. Pensée et matière sont des ordres distincts, et leur liaison n’est pensable que comme effet, par exemple, d’une institution de la nature d’origine divine, chez Descartes, ou d’une harmonie préétablie chez Leibniz. Diderot, tout au long de son œuvre philosophique, a travaillé sur cette question et a cherché une réponse dans sa théorie de la sensibilité comme propriété générale de la matière, laquelle sensibilité serait graduellement transformée en pensée par le jeu d’une complexification croissante des opérations de l’organisme et de ses interactions sociales.

    Un tel problème ne se pose pas de la même façon dans les métaphysiques dont le point d’ancrage est pris dans le primat du sujet pensant: res cogitans cartésienne et monade leibnizienne se rejoignent dans le fait que l’unité immatérielle est posée de manière immédiate, et ne pose problème que dans la perspective de son union avec un corps défini comme multiplicité changeante, ou portion de matière toujours soumise à modification – c’est-à-dire un composé. On le sait: les plus grandes difficultés rencontrées par ces métaphysiques tiennent à l’identification du degré de réalité qu’on peut accorder à ce qui, dans le champ phénoménal, apparaît comme un objet séparé: à quoi correspond ce qui est perçu comme un corps un? Qu’est-ce qu’un individu, eu égard à la substance matérielle, si tout y est composé?

    Pour les modernes que sont Leibniz et Diderot, on peut admettre que, au moins pour partie, leur manière d’envisager la question est largement tributaire de la façon dont elle s’est imposée à partir de la diffusion du cartésianisme et des solutions que chacun a voulu donner à différents problèmes qui ont été formulés dans le cadre de sa réception. Pour cette raison, le parcours proposé ici commence par un rappel de quelques éléments de la pensée cartésienne propres à rendre plus sensible l’écart des pensées de Leibniz et de Diderot. En somme, notre stratégie consiste à mobiliser certains lieux théoriques dans la pensée de Descartes comme points nodaux sur lesquels on peut établir les positions respectives de ces deux penseurs pour montrer comment la proximité de certains énoncés qu’on trouve dans leurs œuvres recouvre une distance théorique très importante. De fait, Diderot ne se gêne pas pour jouer sur le registre leibnizien, ce qui peut prêter à confusion – mais c’est là une stratégie typique de Diderot que de détourner les auteurs dont il juge que les concepts peuvent féconder sa philosophie, stratégie qui, en fait, est même revendiquée au titre d’éclectisme². Aussi sera-t-il pertinent de s’interroger ensuite sur l’apport spécifique de Leibniz à la question de l’individuation dans la perspective de ce que Diderot voudra en faire: en d’autres termes, c’est le Leibniz de Diderot qu’on dressera ici, un Leibniz qui est à la fois mentor et repoussoir, fût-ce au prix de quelques

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