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À la recherche de la conscience
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Livre électronique383 pages4 heures

À la recherche de la conscience

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À propos de ce livre électronique

Suite au développement de la psychologie cognitive et à l’essor des neurosciences, les chercheurs s’intéressent aujourd’hui à la conscience. Mais qu’est-ce que la conscience et comment a-t-elle été étudiée ou perçue jusqu’à présent ?
Pour répondre à cette question, Marc Richelle parcourt dans cet ouvrage l’histoire de la psychologie et réhabilite au passage les contributions d’auteurs injustement oubliés. Plusieurs de ses confrères complètent cette synthèse : comment la conscience est-elle abordée par les neurosciences cognitives ? La conscience peut-elle être envisagée au même titre que n’importe quel comportement ? Quels liens peut-on faire entre conscience et perception du temps ? Entre la reconnaissance de sa propre image et la conscience de soi ? Comment se développe-t-elle chez l’enfant ? Est-il possible de comprendre la conscience sans l’émergence d’un langage partagé par une communauté ?
Aussi diversifiés que complémentaires, les textes de ces différents auteurs éclairent le lecteur sur la notion de conscience selon différentes perspectives.


À PROPOS DES AUTEURS


Cet ouvrage a été initié par Marc Richelle, professeur émérite de l’Université de Liège en Psychologie expérimentale, Docteur honoris causa de plusieurs universités et lauréat du Prix Solvay. N’ayant pu aboutir de son vivant, ce projet a été relancé à titre posthume et coordonné par Xavier Seron, avec l’aide d’Axel Cleeremans. Afin de mieux rendre hommage à Marc Richelle, ils ont également fait appel aux expertises de Serge Brédart, Jean Paul Bronckart, Ecaterina Bulea Bronckart, Jan de Houwer, Olivier Houdé et John Wearden.
LangueFrançais
ÉditeurMardaga
Date de sortie23 juin 2022
ISBN9782804709679
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    À la recherche de la conscience - Marc Richelle

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    À la recherche de la conscience

    Marc Richelle et Axel Cleeremans

    À la recherche de la conscience

    Cet ouvrage a été initié par Marc Richelle, qui désirait y associer Axel Cleeremans. Ce projet n’a finalement pas pu aboutir ; à titre posthume, il a été relancé et coordonné principalement par Xavier Seron, avec l’aide d’Axel Cleeremans.

    Les auteurs

    Serge Brédart

    – Professeur Ordinaire Université de Liège

    Jean Paul Bronckart

    – Professeur honoraire Université de Genève (Suisse)

    Ecaterina Bulea Bronckart

    – Professeure Université de Genève (Suisse)

    Axel Cleeremans

    – Professeur Ordinaire Université de Bruxelles

    Jan De Houwer

    – Professeur Ordinaire Université de Gand

    Olivier Houdé

    – Professeur Émérite Université Paris Sorbonne (France)

    Marc Richelle

    – Professeur Ordinaire Université de Liège

    Xavier Seron

    – Professeur Émérite Université de Louvain

    John Waerden

    – Professeur Émérite Université de Keele (U.K.)

    Ouvrage coordonné par Xavier Seron et Axel Cleeremans

    Préface

    Marc Richelle était occupé à écrire un livre sur le problème de la conscience en psychologie. Sa santé ne lui a pas permis de finaliser ce projet.

    Le présent ouvrage s’inscrit dans le prolongement de cette intention. Il reprend en entrée deux textes de Marc Richelle consacrés au thème de la conscience : un texte publié il y a plusieurs années dans le Bulletin de l’Académie Royale de Belgique qui présente avec clarté quelques-unes des questions qui guident la recherche en psychologie autour du thème de la conscience et qui a gardé toute son actualité. Un second texte plus récent souligne combien le thème de la conscience se trouvait déjà au cours du siècle passé au centre des analyses de psychologues illustres parmi lesquels Marc Richelle avait sélectionné Skinner, Piaget, Vygotski et Zazzo. Dans ce second texte, Marc Richelle invite les chercheurs contemporains à ne pas négliger les intuitions de leurs aînés. Ces deux textes introductifs sont ensuite enrichis et prolongés par les apports de chercheurs et de professeurs qui ont eu le privilège d’être parmi ses élèves ou qui détiennent sur la question de la conscience en psychologie une expertise reconnue. L’ouvrage peut ainsi se lire comme un ensemble de regards croisés sur la question des états de conscience en psychologie.

    Cet ouvrage se veut également un hommage au travail éditorial considérable accompli tout au long et au-delà de sa vie académique par Marc Richelle pour la maison d’édition Mardaga. La collection « Psychologie et Sciences Humaines » est née en 1963 d’une collaboration entre un éditeur bruxellois, Charles Dessart, et un jeune professeur de l’Université de Liège, Marc Richelle. Elle a pris ensuite une extension considérable lors de sa reprise par un éditeur liégeois, Pierre Mardaga, extension qui se poursuit aujourd’hui avec son nouveau directeur, Thibault Léonard. La lecture des titres publiés au cours de ces 60 années par l’éditeur belge donne une idée de l’étendue et de la diversité des centres d’intérêt de son créateur, elle souligne certaines de ses orientations intellectuelles et offre un regard sur l’évolution de la psychologie dans le monde francophone.

    Lorsque Marc Richelle crée, au début des années 1950, la collection « Psychologie et Sciences Humaines », la psychologie dans le monde francophone est dominée par deux grandes écoles théoriques ; d’un côté, la psychanalyse qui connaît en France des développements considérables avec Jacques Lacan et ses émules, et d’un autre côté, la psychologie scientifique où Jean Piaget est la figure dominante ; celui-ci a, durant un demi-siècle, dirigé à Genève d’importants programmes de recherche centrés sur l’analyse des processus et des structures du développement cognitif, ainsi que sur les rapports entre phylogenèse et ontogenèse des structures de la connaissance.

    Ainsi, à l’époque de la création de la collection de psychologie chez Mardaga, la psychologie académique francophone se développait assez largement à l’écart des travaux et des courants scientifiques anglo-saxons. Dans les universités françaises, on lisait assez peu les auteurs étrangers, et lorsqu’ils étaient évoqués, ils étaient le plus souvent considérés comme réductionnistes. La priorité accordée aux réalités directement observables par les behavioristes américains, les théories des réflexes conditionnés de Pavlov et les lois du conditionnement opérant étaient contestées par les psychologues francophones qui affirmaient que la vie psychique ne peut se trouver réduite à la description de relations plus ou moins triviales entre des stimuli et des réponses. Dans ce climat que nous décrivons ici de manière forcément schématique, deux auteurs ont cependant tenté d’ouvrir un peu les perspectives : en France, Jean-François Le Ny a introduit l’œuvre et les théories de Pavlov, tandis qu’en Belgique, Marc Richelle, de retour d’une année sabbatique passée à Harvard, s’est fait le promoteur et le défenseur des théories du conditionnement opérant et plus largement du behaviorisme américain et de son représentant le plus prestigieux, Burrhus Frédéric Skinner.

    Cette opération de sensibilisation du monde francophone à l’œuvre de Skinner et aux théories du conditionnement, Marc Richelle va la déployer de différentes façons : comme éditeur, il traduira en français quelques-uns des textes majeurs du psychologue américain et il publiera lui-même plusieurs ouvrages¹ visant à une meilleure compréhension du behaviorisme ; comme expérimentaliste, il crée très tôt à Liège le premier laboratoire de psychologie expérimentale équipé des dispositifs permettant l’étude de l’apprentissage chez l’animal par conditionnement opérant ; enfin, comme enseignant universitaire, il participe activement à la vie intellectuelle de la psychologie scientifique belge et française. Équipée de ces différents outils de communication et d’influence (une maison d’édition, un laboratoire de psychologie expérimentale et une présence active au sein du monde scientifique francophone), la démarche s’avère payante. L’œuvre de Skinner est diffusée et présentée au monde francophone et ultérieurement à différents pays européens du sud (l’Espagne en particulier) et Richelle devient en quelque sorte le héraut du behaviorisme.

    On aurait cependant tort de résumer la carrière et l’influence de Marc Richelle à la présentation et à la défense du behaviorisme américain. Marc Richelle avait une vision et une connaissance de la psychologie bien plus étendue et à divers égards dépourvue de toute allégeance dogmatique. C’est son ouverture d’esprit et son goût pour le débat théorique qui ont sans doute le plus profondément influencé ceux qui ont vécu leurs années de formation dans le laboratoire de psychologie expérimentale et qui ont maintenu par la suite des contacts intellectuels plus ou moins étroits avec lui.

    Cette ouverture d’esprit s’est d’abord manifestée dans la diversité et la créativité de ses enseignements. À Liège, outre ses cours de psychologie expérimentale et de psychologie du langage, il a créé, dès 1967, un cours centré sur l’œuvre d’un psychologue alors quasi inconnu, Lev Vygotski, enseignement qui fut le premier à être intégralement consacré à cet auteur en Europe, et sans doute aussi dans le monde anglo-saxon. De ses multiples enseignements donnés dans d’autres universités, il faut relever le cours de psychologie appliquée qu’il a assuré à Genève pendant de nombreuses années, après le décès du créateur de ce cours, André Rey, qui avait été son maître-formateur initial².

    Mais pour la plupart de ses élèves, l’empreinte majeure de Marc Richelle est celle de l’« invention » et de la gestion du laboratoire de psychologie expérimentale sis à Liège au 32 boulevard de la Constitution. Dans l’arrière-fond d’un vieux bâtiment universitaire que lui a prêté un professeur de médecine, Marc Richelle va disposer de quelques locaux et d’une animalerie. Cette structure de départ constituera le noyau dur du labo. C’est dans ces quelques mètres carrés qu’ont été importées, adaptées et construites les premières cages de Skinner sur le continent européen, et c’est là que se déploieront les travaux pratiques et les premières expériences de conditionnement avec des chats, des rats, des pigeons, des chiens et même des hamsters, grâce à l’inventivité de l’un ou l’autre technicien, au travail d’étudiants enthousiastes et de chercheurs appliqués.

    Dans ce laboratoire, on comparait les vertus et les limites de différents paradigmes d’apprentissage, on réalisait des expériences de psycho­pharmacologie, des recherches sur la psychologie du temps et sur les limites des conditionnements intéroceptifs. Mais, très tôt, le champ des recherches s’est élargi à l’humain avec les premiers travaux sur les thérapies comportementales, sur l’apprentissage sans erreurs chez les retardés mentaux et sur le langage.

    À travers ce foisonnement de recherches sur des thématiques diverses, Marc Richelle s’amusait à interroger les limites et les vertus d’approches théoriques différentes ou à examiner quels bénéfices pouvaient résulter de l’introduction dans ces divers champs de recherche en psychologie d’une approche comportementale. C’est au cœur de ce laboratoire qu’il tenait un séminaire où ses élèves stagiaires et ses doctorants avaient l’occasion de s’exprimer librement, de découvrir dif­férents courants de la psychologie et des domaines de recherches dont on ne parlait guère ailleurs à l’époque. Il prenait plaisir à confronter le behaviorisme skinnérien aux approches alternatives. Les vertus éducatives de ces mises en tension étaient évidentes, Marc Richelle nous invitait à réfléchir, à remettre en question nos a priori et à nous poser la question de la qualité des évidences empiriques présentées en soutien de toute proposition théorique. C’est grâce à l’ouverture d’esprit de Marc Richelle et à sa curiosité que s’est tenu, dans un laboratoire de psychologie animale, un des tout premiers séminaires en langue française sur la grammaire générative de Chomsky, donné par Nicolas Ruwet qui venait de défendre à Liège la thèse qu’il avait préparée au célèbre MIT³. C’est dans ce laboratoire que ses élèves ont pu découvrir les théories et les travaux d’Alexandre Romanovitch Luria sur le rôle régulateur du langage sur l’action ainsi que ceux de Lev Vygotski sur l’importance du langage intérieur. C’est toujours au Boulevard de la Constitution que nous avons découvert la controverse à propos du prétendu rôle des mères sur les difficultés de communication des enfants autistes. C’est dans ce laboratoire toujours que ses élèves ont découvert les approches éthologiques obligeant les behavioristes à examiner avec plus de précision les problèmes posés par la sélection des réponses selon l’espèce considérée. C’est dans ce laboratoire aussi que nous nous sommes familiarisés avec les travaux d’Eysenck et puis les premiers travaux sur les thérapies comportementales. C’est là aussi que la question de la succession des stades de développements piagétiens fut soumise à l’analyse comportementale et que l’on se familiarisa avec les travaux de neurophysiologistes français (Paillard, Jeannerod) et plus tard ceux de Sperry et Gazzaniga et encore plus tard avec les contributions d’Edelman.

    Si l’on fait exception d’Helga Lejeune qui avait pour thématique principale la psychologie du temps et d’Ovide Fontaine (psychiatre) qui avait rejoint le laboratoire pour déployer en Belgique les approches comportementales en psychothérapie, les autres étudiants ont quitté le laboratoire pour poursuivre leur formation et soutenir leur thèse, à Paris, Marseille ou Genève. C’est Marc Richelle qui leur avait conseillé de se rendre dans d’autres lieux pour y parfaire leur formation et y développer leurs recherches, mais tous ont conservé avec leur premier maître des liens de travail et de reconnaissance, qui sont devenus progressivement, pour beaucoup, des liens d’amitié respectueuse.

    Xavier Seron et Jean-Paul Bronckart


    1. Voir notamment : Le conditionnement opérant (1966), Neuchâtel, Delachaux et Niestlé.

    2. Marc Richelle a été le fondateur de l’Association des Amis d’André Rey, qu’il a présidée pendant une quinzaine d’années, et il a coordonné la publication posthume de l’œuvre de cet auteur chez Delachaux et Niestlé.

    3. Nicolas Ruwet allait également écrire le premier livre en langue française introduisant aux théories de Chomsky : Introduction à la grammaire générative, Paris, Plon, 1967.

    CHAPITRE 1

    Les avatars de la conscience

    Marc Richelle

    Professeur Ordinaire Université de Liège

    1. Le renouveau de la conscience

    Le problème de la conscience connaît depuis une quinzaine d’années un regain d’intérêt qui confine à l’engouement, dans le sillage du renouveau plus général de la réflexion sur les rapports entre cerveau et esprit, elle-même forme moderne de la vieille interrogation sur l’âme et la matière. Ce mouvement est la résultante de facteurs convergents : les progrès des neurosciences, l’avènement de l’intelligence artificielle, l’évolution de la psychologie vers ce que l’on a appelé un nouveau paradigme, à savoir la psychologie cognitive. Sont entrés dans le débat avec le même enthousiasme psychologues, neurobiologistes, experts de l’informatique, philosophes, voire chimistes, physiciens et mathématiciens. Les opinions les plus diverses se heurtent et s’affrontent et les perspectives les plus inattendues s’ouvrent⁴. D’aucuns n’hésitent pas à considérer que la conscience est expliquée par la science et la pensée modernes, tel Dennett (1991), pendant que d’autres concluent à l’impénétrabilité de la conscience à l’enquête scientifique, tel Eccles (1989). Certains, et parmi eux nombre de psychologues conquis aux miracles de l’intelligence artificielle, font pleine confiance aux outils conceptuels empruntés à cette dernière pour élucider peu à peu les mystères de la conscience, tandis que d’autres récusent ces instruments, à leurs yeux déjà dépassés, et entrevoient des théories d’un autre niveau qui se révéleront aptes à les déchiffrer. Et pendant que des chercheurs expérimentaux délimitent un champ d’études précis où ils tentent patiemment de soulever un petit coin du voile – qui en sondant le lobe frontal de l’écorce cérébrale, qui en traquant les signes de l’émergence de la conscience chez l’animal, qui en cernant les mécanismes de l’attention –, des esprits plus spéculatifs, quelquefois auréolés de l’autorité d’un Prix Nobel, proposent des clés nouvelles, dans les microtubules du tissu cérébral ou dans les propriétés les plus fondamentales de la matière mises au jour par la physique quantique (Penrose, 1994).

    Notre propos ne sera pas de faire le tour de toutes les facettes de ce mouvement, qui tient du tourbillon d’idées, mais seulement de situer sa signification dans l’évolution de la psychologie, discipline à vrai dire la plus explicitement concernée. Nous mettrons en lumière quelques avancées récentes tant empiriques que théoriques qui expliquent et justifient, jusqu’à un certain point, l’engouement actuel, tout en les mettant en perspective et en rappelant certaines hypothèses, proposées au long de l’histoire de la psychologie, souvent – et curieusement – négligées aujourd’hui.

    2. La conscience à travers l’histoire de la psychologie

    Pour comprendre le renouveau auquel nous assistons, il convient de faire un retour en arrière. Vue sous un certain angle, l’histoire de la psychologie scientifique apparaît comme un long démêlé avec la conscience. Trois grandes périodes se sont succédé : la première de l’aube de la psychologie scientifique (vers le milieu de XIXe siècle) jusqu’au début de ce siècle ; la deuxième, dominée par les vues behavioristes, s’étend jusqu’aux années 1950 ou 1960 ; enfin, la troisième, marquée par les écoles cognitivistes, couvre les trois dernières décennies. Nous laisserons de côté ici la question de décider si nous nous trouvons encore dans cette troisième période que des « modèles » nouveaux, dits connexionnistes, ne feraient que prolonger, ou si, au contraire, ces modèles ouvrent une période nouvelle.

    Ces trois grandes périodes peuvent se définir quant au statut donné à la conscience.

    2.1. La première psychologie scientifique : états de conscience et introspection

    S’émancipant vers le milieu du siècle passé de la tutelle de la philosophie pour s’inscrire dans le mouvement des sciences, la psychologie se dote des outils de la recherche expérimentale, à l’instar de la physiologie, et se lance dans une description minutieuse et une enquête rigoureuse et méthodique sur les données élémentaires de la vie psychique. Son ambition première est d’établir les correspondances entre univers physique et univers psychique, entre les propriétés physiques des stimuli qui frappent nos organes sensoriels et les caractéristiques des phénomènes mentaux qu’ils provoquent, les sensations. C’est l’entreprise de la psychophysique, sans doute la première branche de la psychologie à avoir constitué un corps de données empiriques cohérent, reproductible, assorti de modèles mathématiques appropriés, bref les attributs d’une entreprise proprement scientifique. Mais l’objet que se donne cette science nouvelle est particulier, et le détour méthodologique qu’elle adopte paradoxal eu égard à ses prétentions. En effet, ce qu’elle cherche à saisir, ce sont bien des faits mentaux constitutifs de notre subjectivité, des états de conscience – si élémentaires et circonscrits soient-ils s’agissant de sensations. Et sur le plan de la méthode, en dépit de l’appareil de contrôle expérimental et de formulation mathématique dont elle s’entoure, c’est à l’introspection du sujet qu’elle s’en remet, en dernier ressort : toutes ses expériences reposent sur l’invitation faite au sujet de faire rapport sur ses états de conscience. Voilà donc une science qui se veut objective et qui, à y regarder de près, prend pour objet la subjectivité et se rend dépendante, pour y accéder, de la conscience des organismes étudiés. Il faut admettre que, au niveau où se situaient ses premiers progrès, elle n’y a pas trop mal réussi, si l’on en juge, notamment, par l’élégance et la solidité de la première psychophysique. C’est sans doute qu’à ce niveau, le rapport introspectif – « j’entends/je n’entends pas », « je vois/je ne vois pas une différence de couleur » – ne tend guère de pièges, ou qu’ils sont faciles à déjouer. La méthode introspective, cependant, dévoile ses limites lorsque, des sensations, on passe à des processus psychologiques moins élémentaires et que l’on vise par exemple à cerner la pensée : l’école de Würzburg s’est enlisée dans l’aventure et les débats sur la pensée sans images ou avec images ont conduit à l’impasse. Plus flagrante encore est l’inadéquation de la méthode et de l’objectif qu’elle se donne s’il s’agit d’étudier, non plus l’adulte occidental normal, mais le nourrisson, le malade mental, les membres de cultures exotiques, et bien sûr les animaux. Ce n’est pas par hasard si des spécialistes de ces sujets particuliers ont été à l’origine de la mise en question de la conception de la psychologie comme science des états de conscience mis au jour par l’introspection.

    2.2. Le behaviorisme : mise entre parenthèses de la conscience

    La deuxième période, marquée par ce que l’on appelle la révolution behavioriste (les psychologues ont un penchant à percevoir l’histoire de leur science comme une succession de révolutions plutôt que comme une évolution), est classiquement datée du manifeste de Watson en 1913. Celui-ci ne fit que cristalliser dans des formules radicales des vues déjà exprimées avant lui, en France notamment par Pierre Janet ou Henri Piéron, ou des approches méthodologiques déjà mises en œuvre, par exemple, par Pavlov ou Thorndike. Double revirement, sur le plan de l’objet et sur le plan des méthodes : la psychologie renonce à l’ambition de décrire et d’expliquer des états de conscience et devient science des comportements (ou, dans la terminologie française mise en honneur par Janet, des conduites⁵) ; elle abandonne l’introspection pour l’observation objective des comportements, et, chaque fois que ce sera possible, l’expérimentation sur ces mêmes comportements.

    C’est avec une quasi-unanimité que, pendant à peu près un demi-siècle, les manuels définiront ainsi la psychologie. Certes, à l’intérieur de cette conception générale, d’importantes nuances subsistent ou se font jour. Ainsi la notion de comportement s’entend-elle de façon plus ou moins restrictive, tantôt limitée à l’acte moteur directement observable, tantôt élargie pour y inclure des activités, tel le langage intérieur, non directement accessibles à l’observateur, mais qu’il peut, sous condition de certaines précautions méthodologiques, inférer avec un degré raisonnable de plausibilité.

    Quel sort est fait désormais à la conscience ? Une certaine vision simplifiée des thèses behavioristes, vision souvent relayée par les représentants de l’école cognitiviste qui a suivi, affirme que le behaviorisme a procédé à l’évacuation, ou à la négation de la conscience. Il y a là une distorsion manifeste des propositions faites par les fondateurs du behaviorisme, y compris Watson lui-même, à qui l’on a pu reprocher quelques excès de langage militantistes – dans des textes ultérieurs à son article de 1913, et bien moins influents. Ce que propose la psychologie-science des comportements, c’est une mise entre parenthèses de la conscience en tant qu’objet prioritaire de l’enquête psychologique, c’est-à-dire le report de son examen à plus tard, lorsque l’élucidation progressive de problèmes plus simples nous aura mis en mesure d’accéder au problème de la conscience, sans doute le plus compliqué de tous. C’est ce dont témoignent sans équivoque les déclarations de Watson, auxquelles font écho celles de Pavlov, s’accordant les unes comme les autres aux positions de Janet, admirablement analysées par Paulus (1935). Le texte suivant résume clairement le point de vue de Watson :

    Restera-t-il en psychologie un domaine purement psychique, pour reprendre l’expression de Yerkes ? J’avoue que je n’en sais rien. Le programme auquel je donne la préférence pour la psychologie conduit pratiquement à ignorer la conscience dans le sens où les psychologues d’aujourd’hui usent de ce mot. J’ai virtuellement nié que ce domaine du psychique puisse se prêter à l’étude expérimentale. Je ne souhaite pas m’aventurer plus avant dans ce problème pour l’instant, car cela nous entraînerait inévitablement dans la métaphysique. Si vous accordez au behavioriste le droit d’utiliser le mot conscience de la même manière que les autres spécialistes des sciences naturelles – c’est-à-dire sans faire de la conscience un objet spécial d’observation –, vous lui accordez tout ce que requiert ma thèse. (Watson, 1913, p. 175)

    Pavlov, qui pratiquait pour ainsi dire le behaviorisme sans le savoir, bien avant que Watson n’en proclamât la doctrine, n’était pas moins attentif au problème le plus troublant de la psychologie :

    Tôt ou tard, s’appuyant sur l’analogie ou l’identité des manifestations extérieures, la science appliquera les données objectives obtenues à notre monde subjectif, et, du même coup, elle éclairera d’une manière éclatante notre nature si mystérieuse, elle fera comprendre le mécanisme et le sens vital de ce qui préoccupe l’homme plus que tout, c’est-à-dire sa conscience, la souffrance d’être conscient. (Pavlov, 1903)

    Le behaviorisme ne pose aucun doute majeur quant à la possibilité d’un jour élucider la conscience à l’aide des méthodes objectives de la science. Il partage donc, à cet égard, la confiance affichée par la psychologie introspective. L’échec de cette dernière n’est nullement interprété par le behaviorisme comme un signe de l’impossibilité de principe de comprendre scientifiquement la conscience, mais comme le fruit d’une prétention prématurée doublée d’une erreur de méthode. L’idée que la conscience est inaccessible par principe à l’examen scientifique est étrangère, bien qu’avec des conséquences très différentes sur la pratique de la recherche, tant aux behavioristes qu’à leurs prédécesseurs. Elle est propre à certaines critiques philosophiques de ces derniers, et on la retrouvera chez certains des auteurs contemporains tant philosophes que scientifiques.

    Une mise à l’écart provisoire n’est évidemment pas une prohibition, comme le pensent maints participants du renouveau actuel du thème de la conscience, reprenant à leur compte des formulations assez fréquentes chez les représentants de la troisième période de la psychologie⁶.

    2.3. Le cognitivisme

    Dans les années 1960 s’amorce le mouvement cognitiviste. Armée des outils de recherche nouveaux qu’offre l’informatique, et séduite par les concepts développés par la théorie de l’information puis par ceux de l’intelligence artificielle, la psychologie cognitive, cessant de se confiner aux comportements observables, s’attaque avec détermination à l’étude des processus mentaux. Ceux-ci ne lui sont évidemment pas directement accessibles, elle les

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