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Leibniz lecteur critique de Hobbes
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Livre électronique634 pages8 heures

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À propos de ce livre électronique

L’influence exercée par la lecture de Hobbes (1588-1679) sur la pensée de Leibniz (1646-1716) est attestée par le philosophe allemand lui-même, qui déclare à son aîné, alors qu’il n’a que 24 ans : « Je crois avoir lu la plupart de vos œuvres publiées tantôt séparément, tantôt rassemblées, et je prétends en avoir tiré profit comme peu d’autres en notre siècle. » À notre connais­sance, Leibniz n’en dira jamais autant d’un autre de ses contemporains, et rien ne laisse présumer qu’il n’était pas sincère. Au contraire, les contri­butions rassemblées dans ce volume ne font qu’en confirmer la justesse et la validité au-delà des seules années de jeunesse. Elles montrent que Leibniz connaît bien l’œuvre de Hobbes : qu’il l’a méditée très tôt, qu’il l’a fréquentée assidûment, qu’il y a trouvé des ressources théoriques fécondes et puisé certains concepts. Quoiqu’il n’ait pas réussi à entrer directement en contact avec lui, le philosophe allemand en a fait dans ses textes un interlocuteur majeur, dont il rencontrait nécessairement les thèses, en traitant de physique, de théorie de la connaissance, de morale, de religion, de droit et – bien sûr – de politique.

Couvrant l’ensemble des champs philosophiques dans lesquels la pensée des deux auteurs s’est exercée, ces études visent à offrir au lecteur le moyen de lire autrement l’œuvre de Leibniz et de jeter une lumière inédite sur un certain nombre de ses thèses. Elles permettent également d’éclairer sous un nouveau jour les positions de Hobbes, d’en saisir certaines difficultés et de rendre compte de la manière dont celles-ci ont pu être reçues et commentées. Divisé en quatre parties, l’ouvrage comporte un appendice dans lequel sont traduites, pour la première fois intégralement en français, les deux lettres de Leibniz à Hobbes (1670 et 1674).
LangueFrançais
Date de sortie14 nov. 2017
ISBN9782760638297
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    Aperçu du livre

    Leibniz lecteur critique de Hobbes - Paul Rateau

    I

    LE STATUT DES VÉRITÉS

    ET LA QUESTION

    DU NOMINALISME

    Le nominalisme chez Leibniz et chez Hobbes

    Martin Schneider

    Leibniz-Forschungstelle-Münster*

    Les deux lettres que Leibniz a adressées à Hobbes en 1670 et en 16741 comme les nombreuses remarques positives et critiques de Leibniz sur des thèmes de la philosophie de Hobbes témoignent d’une étude étendue et intensive de l’œuvre hobbesienne. La signification du système de Hobbes pour la philosophie de Leibniz est visible non seulement en ce que Leibniz a lu l’œuvre en majeure partie dès sa jeunesse, qu’il s’est fait préparer une liste d’ouvrages et de manuscrits hobbesiens qu’il a accompagnée d’annotations2, mais aussi et surtout en ce qu’il a toujours continué de mentionner Hobbes comme un auteur qui devait être mis en valeur par la réalisation de sa Scientia generalis et de son Encyclopaedia demonstrativa3. Ainsi Hobbes est-il salué comme un des philosophes qui appliquent la méthode mathématique en philosophie4, parfois désigné comme inventeur de l’ars inveniendi5, et de façon générale les tentatives de Hobbes de définir et de démontrer des notions et des propositions scientifiques importantes (par exemple la proposition «totum est majus parte») rencontrent l’approbation de Leibniz6.

    Cependant, il ne se trouve presque pas deux auteurs en philosophie qui soient parvenus à des positions philosophiques plus opposées que Leibniz et Hobbes. Pour Hobbes, il n’y a que des substances matérielles, pour Leibniz il n’y a en fin de compte que des substances spirituelles. Dans le système de Hobbes, il n’y a pas de liberté personnelle de la volonté, mais tout s’accomplit de façon rigoureusement déterministe d’après des lois nécessaires. Au contraire, Leibniz fait une place dans son système à la liberté de la volonté et à la contingence. Alors que pour Hobbes le principe de la justice est la crainte mutuelle des uns envers les autres et que la justice réside dans l’observation de contrats établis en vue de la paix, Leibniz développe une notion de justice qui fait aussi intervenir le bien général et l’amour entendu comme plaisir pris au bonheur d’autrui. Leibniz a expressément fait état de cette position opposée de Hobbes. Il reproche à Hobbes de rendre l’âme matérielle, quand il dégrade l’homme au seul corps7, d’éliminer la liberté et de soumettre l’homme à une necessitas bruta8, de nier une providence bienveillante9 et de faire de Dieu un tyran10, et de réduire enfin la justice à la crainte réciproque11.

    La critique leibnizienne du nominalisme de Hobbes semble aussi relever du même contexte. Presque toujours lorsque Leibniz mentionne le nominalisme et les thèmes qui lui sont apparentés chez Hobbes, il ajoute de façon presque stéréotypée la critique suivante: pour Hobbes il n’y a pas de vérité universellement valide, la vérité est bien plutôt pour lui tout simplement arbitraire parce qu’elle repose sur des définitions arbitraires et seulement nominales. Il semble donc s’agir ici d’une opposition entre Leibniz et Hobbes aussi massive que celles précédemment mentionnées. Alors que Leibniz s’emploie constamment à établir le fondement universellement valide de la vérité et que son effort vise à développer une méthode universellement valide et démonstrative de la science (comme peut la représenter le projet de Scientia generalis entre son séjour à Paris et son voyage en Italie), Hobbes souligne bien plutôt l’incertitude d’une vérité véhiculée par le langage.

    Mais Leibniz a salué les entreprises nominalistes de son époque et s’est lui-même constamment reconnu comme un nominaliste modéré, c’est-à-dire comme «nominalis, saltem per provisionem12», et il s’est ainsi caractérisé comme un nominaliste au moins provisoire et par précaution. Il oppose cependant à ce nominalisme modéré le nominalisme outré de Hobbes, qu’il caractérise comme «plusquam nominalis». Si cela apparaît à première vue comme une critique du nominalisme exagéré de Hobbes, je voudrais montrer que cela représente plutôt une critique des fondements de la philosophie hobbesienne en théorie de la connaissance et en philosophie du langage, avec les conséquences métaphysiques qui en résultent. Je montrerai dans ce qui suit que les positions nominalistes de Hobbes et de Leibniz sont largement identiques, et même encore que l’admission du caractère arbitraire de la vérité comme conséquence supposée du nominalisme hobbesien ne vaut pas sans restriction pour Hobbes, que bien plutôt Hobbes fait aussi valoir des critères universellement valides pour la vérité. Si du coup la critique leibnizienne est en fait à peine justifiée du point de vue épistémologique, cependant elle n’est pas sans aucune justification. Mais elle ne se déduit pas, comme le croit Leibniz, d’un principe de vérité volontariste, mais plutôt de l’inscription du nominalisme hobbesien dans des contextes de théorie de la connaissance et de philosophie du langage qui sont différents de ceux de Leibniz.

    Je montrerai donc d’abord dans quelle mesure les positions nominalistes de Leibniz et de Hobbes sont extrêmement proches, et ensuite comment la même attitude nominaliste conduit cependant à des conséquences différentes à partir d’hypothèses philosophiques fondamentales différentes. En ce sens, la critique leibnizienne de la vérité prétendument arbitraire chez Hobbes s’avère sans doute non justifiée, mais cependant compréhensible.

    Dans la Préface à la nouvelle édition de 1670 de l’œuvre de Nizolius De veris principiis et vera ratione philosophandi, Leibniz donne la définition suivante du nominalisme: «Nominales sunt qui omnia putant esse nuda nomina praeter substantias singulares, abstractorum igitur et universalium realitatem prorsus tollunt13». L’appréciation du nominalisme par Leibniz procède de la remarque que la «secta Nominalium» est la plus profonde de toutes les tendances scolastiques et que les réformateurs en philosophie de son époque sont tous à mettre au nombre des nominalistes. Il cite comme règle nominaliste fondamentale la règle générale connue sous le nom de «rasoir d’Occam»: «Entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem14». Est mentionnée comme motif du rejet de cette règle l’allégation par ses critiques que la règle porte atteinte à la plénitude divine, qui se réjouit de la plus grande richesse et variété ou diversité possibles des choses. Leibniz rejette ce motif avec la reformulation positive de la règle propre au nominalisme sous la forme suivante: «Hypothesis eo est melior quo simplicior.» Ce qui veut dire que dans l’imputation de la cause il faut privilégier cette hypothèse qui comporte le moins possible de suppositions ou qui est la plus simple. Autrement on convaincrait Dieu d’une exagération indue (inepta superfluitas). Suit alors la remarque qui se rapporte aux nominalistes en général et à Hobbes en particulier:

    De cette règle les nominalistes ont déduit que tout dans la nature peut être expliqué même si l’on se prive des universaux et des formalités réelles. Rien n’est plus vrai, rien n’est plus digne d’un philosophe de notre époque que cette opinion, au point que je croie qu’Occam lui-même ne fut pas plus nominaliste que ne l’est aujourd’hui Thomas Hobbes, qui à dire vrai me semble plus que nominaliste15.

    La raison décisive de cette appréciation de Hobbes est énoncée:

    Non content en effet de réduire avec les nominalistes les universaux aux noms, il déclare que la vérité même des choses réside dans les noms et, ce qui est plus, qu’elle dépend de l’arbitraire humain, puisque la vérité dépend des définitions des termes, mais que les définitions des termes dépendent de l’arbitraire humain16.

    De façon semblable, il est dit dans le second texte publié qui fait allusion à Hobbes, sans toutefois faire explicitement état de son nominalisme, les Meditationes de Cognitione, Veritate et Ideis de 1684, que Hobbes a tenu les vérités pour arbitraires au motif qu’elles dépendent des définitions nominales17.

    I. Demandons-nous d’abord si et dans quelle mesure Leibniz et Hobbes représentent une position nominaliste, et ensuite si et dans quelle mesure le reproche quant au caractère arbitraire de la vérité est justifié à l’encontre de Hobbes.

    1. Leibniz soutient explicitement que la philosophie ne doit s’occuper que de choses concrètes singulières. Car, comme il est dit dans la Préface à Nizolius, «concreta vere res sunt, abstracta non sunt res, sed rerum modi, modi autem nihil aliud sunt quam relationes rei ad intellectum, seu apparendi facultates18». Cette remarque ne date pas seulement de l’époque de la jeunesse de Leibniz, car elle est maintenue jusqu’à l’époque tardive. Ainsi il est affirmé de manière lapidaire, à la fin d’une énumération des termes catégorématiques et syncatégorématiques requise par la Scientia Generalis: «Possumus abstracta omittere19». Dans un texte des années 1680 intitulé «Lingua philosophica», on lit que les abstraits ne sont que des fictions (figmenta) de notre esprit20. Dans le texte sous le titre «Characteristica verbalis», peut-être de 1679, Leibniz dit que l’on peut renoncer aux abstraits dans une langue philosophique. Car le processus de l’abstraction comme replicatio in se ipsam va à l’infini21. Enfin, dans les «Grammaticae cogitationes» de la même période on trouve: «In Grammatica rationali … careri etiam potest abstractis nominibus22».

    Or la position de Hobbes est tout à fait analogue. Dans la première partie des Elementa philosophiae, De corpore, Hobbes déclare:

    Parmi les noms, certains sont communs à plusieurs choses, comme homme, arbre; d’autres sont propres à des choses singulières, comme celui qui a écrit l’Iliade, Homère, celui-ci, celui-là. Le nom commun, parce qu’il est le nom de plusieurs choses prises isolément, est pour cela appelé universel … Ce nom universel n’est donc pas le nom d’une chose existant dans la nature, ni d’une idée ou d’une représentation formée dans l’esprit, mais il est toujours le nom d’un mot ou d’un nom23.

    La distinction entre noms concrets et noms abstraits est semblable:

    Est concret le nom d’une chose qui est supposée exister, c’est pourquoi il est appelé tantôt suppositum, tantôt subjectum, en grec ὐποκειμενον, comme corps, mobile, … égal, Appius, Lentulus, et autres semblables. Est abstrait ce qui désigne la cause du nom concret existant dans la chose supposée, comme être corps, être mobile, … être égal, être Appius ou Lentulus, et autres semblables; ou les noms qui y sont équivalents, qui sont communément dits abstraits, comme corporéité, mobilité, … égalité (mots dont Cicéron s’est servi), Appieté, Lentulité, … Les noms abstraits dénotent la cause du nom concret, et non la chose elle-même24.

    Cette distinction est faite également dans le Léviathan:

    Des noms les uns sont propres et singuliers à une chose unique, comme Pierre, Jean, cet homme, cet arbre; et d’autres sont communs à plusieurs choses, comme homme, cheval, arbre; chacun d’eux, quoique n’étant qu’un seul nom, est néanmoins le nom de plusieurs choses particulières, relativement auxquelles prises ensemble, il est appelé un universel; dans le monde, il n’y a rien d’universel que les noms; car les choses nommées sont pour chacune individuelles et singulières25.

    2. La raison donnée pour éviter les abstraits au point de concevoir les abstraits comme de simples désignations ou des noms est encore parfaitement similaire chez Hobbes et chez Leibniz. Ce n’est pas l’usage de termes abstraits qui est à critiquer (même s’ils peuvent aussi être évités dans une langue rigoureusement philosophique, comme le souligne Leibniz), mais l’hypostase de leurs signifiés. Seuls les termes et noms concrets se rapportent à des choses singulières, à savoir aux substances singulières, les termes généraux sont seulement des «compendia loquendi», suivant Leibniz, ou des «noms de noms», suivant Hobbes. Il suffit de n’admettre comme choses que les substances singulières, comme le dit Leibniz26. Dans le monde, il n’y a que des choses individuelles, comme le dit Hobbes27. C’est pourquoi les termes, les noms ne peuvent se rapporter originellement qu’aux choses singulières. Le rapport originaire d’un terme était donc celui du sens d’un nom propre, qui pouvait ensuite seulement être transposé à plusieurs choses, comme le déclare Leibniz dans la Préface à Nizolius28. Et pour Hobbes aussi, les noms ne se rapportent originairement qu’aux choses singulières et peuvent seulement dans un second temps être transposés à plusieurs choses29.

    Dans la mesure où cet usage transposé est pris en considération dans les noms ou termes abstraits, c’est-à-dire dans la mesure où l’on ne s’appuie pas ici sur la sémantique normale pour laquelle la référence d’un nom est une chose singulière, et donc pour autant que l’on n’hypostasie pas les références des noms abstraits comme des choses existantes, leur usage est acceptable. Le danger d’une telle hypostase fautive résulterait non seulement de l’usage d’une sémantique intensionnelle, mais aussi de celui d’une sémantique extensionnelle, donc non seulement avec l’hypostase du concept «homme» en être-homme ou en humanitas, mais aussi avec l’hypostase en ensemble des hommes. C’est pourquoi Leibniz et Hobbes soulignent l’un et l’autre que les universalia ne représentent pas des tota collectiva, mais seulement des tota distributiva (comme le dit Leibniz). Leibniz indique dans sa critique de Nizolius que celui-ci a fautivement conçu l’universale comme un totum collectivum, c’est-à-dire comme «omnia singularia collective sumta30». Mais il faudrait bien plutôt le comprendre simplement comme un totum distributivum. Si l’on interprète le concept général «homme» comme un totum collectivum, la proposition «Omnis homo est animal» pourrait être traduite ainsi: «Tout le genre humain est un animal», c’est-à-dire «l’espèce humaine [ou tous les hommes pris ensemble] est un être vivant». Cette hypostase d’un ensemble est cependant évitée si nous comprenons le concept général «homme» comme totum distributivum. La proposition «Omnis homo est animal» ne signifie alors rien d’autre que: «Sive illum (Titium), sive hunc (Cajum) etc. sumseris, reperies, esse animal, seu sentire», c’est-à-dire: «que l’on prenne ce Titius-ci ou ce Caius-là ou qui d’autre, on trouvera qu’il est un être vivant ou qu’il ressent31».

    Hobbes exprime cela de façon tout à fait semblable dans le De Corpore. Le concept général «homme» désigne (denotat) l’un quelconque de plusieurs hommes, parce qu’il y a entre tous une similitude (propter omnium similitudinem)32. Et un peu plus loin on lit:

    Le nom commun est le nom de plusieurs choses prises isolément, mais non de toutes en même temps collectivement (ainsi homme n’est pas le nom du genre humain, mais d’un chacun, par exemple de Pierre, de Jean et des autres hommes pris à part)33.

    3. Finalement, la fonction que les termes ou noms abstraits ont dans le langage est aussi envisagée de la même façon par les deux philosophes. On lit chez Leibniz dans un texte certainement écrit pendant le voyage en Italie sous le titre «De Abstracto et Concreto»: «Les termes abstraits ont été inventés pour désigner les raisons formelles des termes concrets. Par exemple justice est la raison formelle du juste, bonté celle du bon34».

    La formulation déjà citée de Hobbes énonce de façon identique: «Nomina autem abstracta causam nominis concreti denotant, non ipsam rem35.» Lorsque – comme il est dit plus loin – nous voyons par exemple une chose, et que cette chose n’apparaît pas dans un point mais de telle sorte que ses parties soient représentées comme éloignées les unes des autres, cela signifie que la chose nous apparaît comme étendue. Lorsque nous appelons «corps» une chose ainsi représentée, «être étendu» (extensum esse) ou l’étendue ou la corporéité est la cause du nom «corps».

    Une formulation analogue a déjà été citée plus haut. On lit un peu avant dans le De Corpore qu’un abstrait désigne la cause du nom concret existant dans la chose qui est prise comme sujet (res supposita)36. Par exemple «être corps» ou «être corporel» (corpus esse), ou l’expression «corporéité» (corporeitas) équivalente à ces expressions prédicatives, est la cause de la dénomination comme «corps» d’une chose singulière concrète.

    Une réflexion semblable conduit Leibniz à la même idée: utiliser au lieu des termes abstraits pour ainsi dire leurs équivalents concrets, ainsi au lieu de «corporéité», «être corporel», c’est-à-dire l’être-corporel d’une chose singulière concrète. Leibniz a désigné comme «abstracta logica seu notionalia37» cette sorte d’expressions abstraites (par exemple «τό esse sapientem») et les a distinguées des «abstracta philosophica» (par exemple «sapientia»)38. Car les abstracta philosophica ne sont que le fondement immédiat pour qu’un prédicat concret déterminé puisse être énoncé d’un sujet concret. Dans le «De Abstracto et Concreto» il est donc écrit:

    L’abstrait philosophique … requiert… de consister dans la raison immédiate pour laquelle un concret est énoncé d’un quelconque sujet … Un abstrait comme sagesse est une chose qui (avec d’autres) constitue le sujet A et qui est la raison immédiate pour laquelle il est un sage [concret, déterminé].39

    Nous pouvons alors considérer les positions philosophiques de Hobbes et de Leibniz, dans leur rejet des abstraits, comme largement identiques, et ce parce que non seulement l’affirmation de la non-existence des entités abstraites séparées, mais aussi la raison qui en est donnée et l’explication de la fonction des termes abstraits coïncident largement. L’un et l’autre adoptent donc en un sens quasi identique une attitude strictement nominaliste40.

    II. Il paraît d’autant plus visiblement que Leibniz invoque toujours à nouveau de façon si stéréotypée la thèse hobbesienne du caractère arbitraire de la vérité pour se démarquer de Hobbes, et reprocher à ce dernier, dans sa Préface à Nizolius, d’être plus nominaliste qu’Occam lui-même et ainsi d’être plusquam nominalis.

    1. En fait, Hobbes avait affirmé ceci: «Veritas enim in dicto, non in re consistit» ou «Neque ergo veritas, rei affectio est, sed propositionis», dans le De Corpore41. Et: «For true and false are attributes of speech, not of things. And where speech is not, there is neither truth nor falsehood», dans le Léviathan42. D’où il suit que les premières vérités sont nées du choix de ceux qui ont donné des noms aux choses43. Car les noms dépendent du choix, ils n’ont pas été constitués par les espèces des choses, mais par la volonté humaine.

    Or l’arrière-plan de ces déclarations de Hobbes est sa théorie que les mots ou les noms d’une langue ne sont d’abord immédiatement que des signes de nos concepts ou représentations (conceptus), et non des choses mêmes44. Ils sont d’abord, selon la distinction de Hobbes, des aide-mémoire ou des marques (notae, marks) de nos propres représentations, ensuite aussi des signes ou des indications (signa) pour les autres. C’est le cas lorsque les mêmes aide-mémoire sont communs à plusieurs, c’est-à-dire lorsque les aide-mémoire que chacun s’est trouvé pour lui-même sont aussi communs à d’autres et ainsi communicables45. Avant de valoir comme signes pour les autres, les noms doivent avoir été appliqués comme marques pour moi. D’où s’ensuit pour Hobbes la définition suivante du nom:

    Un nom est un son humain choisi par l’arbitre de l’homme, pour être la marque par laquelle peut être suscitée dans l’âme une pensée semblable à une pensée passée, et qui introduite dans le discours, et proférée à d’autres soit pour eux le signe de quelle pensée s’est produite ou ne s’est pas produite dans le locuteur46.

    Mais l’origine des noms est arbitraire, et il n’y a aucune similitude non plus entre noms et choses, de sorte que par principe il ne peut pas être admis que les noms des choses procèdent de leur nature. En cela, la vérité n’appartient pas aux choses elles-mêmes, mais doit être renvoyée à notre langage et à l’usage des noms choisis.

    Conformément à cette thèse, la définition des noms n’exprime pas la nature47 ou l’essence48, mais représente seulement l’explication de nos représentations ou concepts les plus simples49.

    De ces déclarations, Leibniz déduit donc que selon Hobbes la vérité est elle-même arbitraire. Les exigences que Leibniz pose pour surmonter cette conséquence sont bien connues. Au lieu d’une définition nominale énumérant seulement les caractères d’une chose, il faut appliquer dans la science des définitions réelles, qui prouvent aussi la possibilité du concept défini au sens de sa non-contradiction50.

    2. Mais l’affirmation de Leibniz, que définitions et vérités seraient pour Hobbes arbitraires, est à vrai dire une dépréciation. Car pour Hobbes, la vérité consiste dans l’ordonnancement correct des noms. Et il y a explicitement aussi chez Hobbes des critères des définitions correctes. Hobbes a toujours clairement souligné que le commencement de toute science consiste dans la définition correcte (donc non arbitraire) des noms, et que le principal mésusage du langage consiste à définir de façon fautive. Ainsi dans le Léviathan: «So that in the right definition of names lies the first use of speech; which is the acquisition of science: and in wrong, or no definitions, lies the first abuse51.»

    Cette méprise provient principalement de ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui avec Ryle52 une confusion de catégories, c’est-à-dire lorsque l’on mélange les quatre types de choses dénommables distingués par Hobbes (corps, accident, fantasme et nom même) et donc que l’on unit entre eux des mots appartenant à différentes classes. Ce serait le cas par exemple si l’on unissait le nom d’un accident abstrait avec le nom d’un corps, c’est-à-dire d’une substance corporelle, dans l’énoncé «l’étendue est un corps» («extension is body», soit «corpus est extensio») ou «l’entendement connaît» («intellectus intelligit53»).

    Mais la condition leibnizienne de non-contradiction est aussi posée par Hobbes. Comme le montre le Léviathan, lorsque l’on forme un nom de signification contradictoire et inconsistante (contradictory and inconsistent), comme les noms de «corps incorporel» ou de «carré rond», il s’agit de mots simplement dénués de signification ou de mots absurdes (insignificant, absurd words, sounds). Et les propositions qui lient ensemble de tels concepts inconsistants sont fausses54. Dans le De Corpore, Hobbes caractérise le principe de contradiction comme le fondement de toute argumentation scientifique et de toute philosophie et – sous une formulation plus appropriée – comme évident pour chacun. Il y déclare:

    Un nom positif et un nom négatif sont contradictoires entre eux, de sorte qu’ils ne peuvent être tous deux les noms de la même chose. En outre, de deux noms contradictoires l’un est le nom d’une chose quelconque. Car tout ce qui est est ou homme ou non-homme, blanc ou non-blanc, et ainsi de suite. Ce qui est plus manifeste que pour devoir davantage être prouvé ou expliqué … La certitude de cet axiome (de deux noms contradictoires l’un est le nom d’une chose quelconque et l’autre non) est en tout cas le principe et le fondement de tout raisonnement, c’est-à-dire de toute philosophie55.

    Dans les Principia et Problemata aliquot Geometrica, Hobbes va jusqu’à en appeler pour la vérité des principes au lumen naturale, à tenir pour indubitable la vérité des définitions légitimes et à prendre pour fondement les axiomes comme des propositions qui emportent l’assentiment sans preuve. Il écrit:

    Il faut tenir pour principes de savoir toutes les propositions dont la vérité est évidente par la lumière naturelle. On ne peut douter de la vérité d’une définition légitime, puisque ces propositions tirent leur vérité de l’accord et du vouloir des hommes qui imposent à leur guise leurs noms aux choses définies. Mais il y a des propositions qui, même si elles dépendent des définitions et peuvent être démontrées par elles, sont cependant si évidentes qu’elles forcent l’assentiment sans démonstration. Elles sont appelées des axiomes56.

    3. De ce point de vue, le reproche de Leibniz adressé à Hobbes selon lequel la vérité serait dépendante de la volonté des hommes, parce que dépendante de leurs appellations arbitraires, n’est certainement pas entièrement justifié. Il est en même temps compréhensible au regard de la philosophie leibnizienne. Pour Leibniz, avec la condition de non-contradiction, c’est la réalité d’un concept ou l’existence possible de la chose désignée par le concept qui est garantie. Si l’on ajoute la condition de compossibilité ou de compatibilité, on obtient le concept d’un monde possible (de choses, c’est-à-dire de substances), et si l’on étend cette condition à la condition d’une compossibilité maximale on parvient au monde réel. Mais cela signifie que les définitions et les explications de nos représentations conceptuellement élaborées donnent aussi accès aux choses réellement existantes et à la structure ou à la connexion des choses combinées dans ce monde réel. C’est précisément le pas que Hobbes ne fait pas. Même quand il peut y avoir dans le domaine des mathématiques des axiomes – comme le montre la dernière citation –, cela ne permet pas de nous donner un accès suffisant à la structure de la réalité. Hobbes ne cesse de souligner que l’on doit se garder de supposer que les distinctions conceptuelles catégoriales n’expliquent et ne déterminent pas seulement les noms, mais aussi les différences des choses mêmes, et de supposer – alors même que la composition de nos mots correspond à la composition de nos représentations – que la composition de nos représentations dans l’esprit doit encore correspondre à la composition des corps qui se trouvent en dehors de l’esprit57. Les choses qui nous affectent, c’est-à-dire qui suscitent en nous satisfaction ou insatisfaction, ont notamment une signification fluctuante, parce que les mêmes choses n’affectent pareillement ni tous les hommes, ni le même homme tout le temps. C’est pourquoi, s’agissant des mots, il faut, en dehors de la signification qui se rapporte à nos représentations de la nature des choses, prendre garde aussi à la signification qui se rapporte à la nature, aux tendances et aux intérêts du locuteur qui les emploie58.

    Ainsi pour Hobbes, il suffit pour parvenir à la connaissance scientifique de garantir que notre langage reproduit le plus adéquatement possible nos représentations; que les choses en soi ou la nature de la chose même puissent par là être adéquatement saisies, est mis en doute par Hobbes. Pour Leibniz au contraire, la connaissance humaine doit au moins tendanciellement être en mesure de contempler le plan divin de la création et de saisir la structure du monde et la nature des choses telles qu’elles sont en soi. Le reproche selon lequel Hobbes aurait tenu pour arbitraires la vérité et la définition scientifique est assurément exagéré. Tout ce que Hobbes affirme, en ouvrant déjà la voie aux réflexions de la philosophie transcendantale, c’est la restriction de la connaissance au monde de nos représentations, qui ne doit pas pour autant être isomorphe au monde des choses en soi.


    1* Traduction par Michel Fichant. Martin Schneider (1944-2014) avait écrit en 1996 cet article resté jusqu’à présent inédit. Il est publié ici en hommage à la mémoire d’un des plus importants chercheurs leibniziens de notre temps. Les nombreuses références qu’il faisait à des textes de Leibniz encore inédits ont été actualisées en tenant compte de leur publication en A VI, 4.

    . A II, 1, N. 25 et 119. Ces deux lettres sont traduites en annexe de ce volume, p. 365 et suiv.

    2. A VI, 4, 1207 sq.

    3. Cf. A VI, 2, 395; A VI, 4, 108 sq., 259-261, 361, 925.

    4. A VI, 4, 447; cf. A II, 1, 95.

    5. A II, 1, 35 (À Conring).

    6. A VI, 2, 480; A II, 1, 227.

    7. GP IV, 559.

    8. A VI, 4, 2460; GP VI, 216 sq. (Théodicée, I § 172).

    9. A VI, 4, 1384.

    10. A VI, 4, 1476.

    11. A VI, 4, 724.

    12. A VI, 4, 996.

    13. A VI, 2, 427.

    14. A VI, 2, 428.

    15. Ibid.

    16. A VI, 2, 428 sq.

    17. A VI, 4, 589 (GP IV, 424 sq.): «Atque ita habemus quoque discrimen inter definitiones nominales, quae notas tantum rei ab aliis discernendae continent, et reales, ex quibus constat rem esse possibilem, et hac ratione satisfit Hobbio, qui veritates volebat esse arbitrarias, quia ex definitionibis nominalibus penderent, non considerans, realitatem definitionis in arbitrio non esse, nec quaslibet notiones inter se posse conjungi».

    18. A VI, 2, 417.

    19. A VI, 4, 409.

    20. A VI, 4, 886.

    21. A VI, 4, 337: «Careri potest abstractis in lingua philosophica, et hoc semel constituto multa resecabimus. Et vero abstractio abit in infinitum, et in se ipsam replicatur».

    22. A VI, 4, 116.

    23. DCo, I, 2 (OL, I, 17 sq.).

    24. DCo, I, 3 (OL, I, 28 sq.).

    25. Lev., I, 4 (EW, III, 21).

    26. A VI, 4, 995 sq.

    27. Cf. Lev., I, 4 (EW, III, 21).

    28. Cf. A VI, 2, 418.

    29. Cf. DCo, I, 3 (OL, I, 29).

    30. A VI, 2, 430.

    31. A VI, 2, 430 sq.

    32. DCo, I, 2 (OL, I, 16).

    33. DCo, I, 2 (OL, I, 17).

    34. A VI, 4, 987.

    35. DCo, I, 3 (OL, I, 29).

    36. DCo, I, 3 (OL, I, 28); s.o. Anm. 24.

    37. Par ex. A VI, 4, 740 / C 356 (Generales Inquisitiones de Anaylsi Notionum et Veritatum).

    38. A VI, 4, 988-989.

    39. Ibid.

    40. Il a déjà été fait état de la remarque limitative de Leibniz dans le fragment «De realitate accidentium» (A VI, 4, 994-996) selon laquelle il est «nominalis, saltem per provisionem». Elle est liée à la discussion sur la réalité des abstraits ou des accidents. Leibniz distingue trois cas. Premièrement, si l’on admet que les accidents à titre de réquisits immédiats doivent constituer d’une certaine manière la réalité de la substance, la substance devrait aussi disparaître avec le changement des accidents, c’est-à-dire devenir une autre chose. Car si une partie (de la réalité) d’une chose est supprimée, cette chose ne reste pas la même chose. Mais cela contredirait au concept de substance. Deuxièmement si les accidents apportaient une autre sorte de réalité (accidentelle) à la réalité substantielle de la substance, mais qui également résiderait dans la substance comme sujet, il serait inintelligible que la réalité accidentelle puisse disparaître sans que se produise un changement dans la réalité substantielle. Mais, troisièmement enfin, si toute réalité dans les accidents était niée, si donc ceux-ci étaient conçus comme de simples relations, il ne serait pas intelligible qu’une relation puisse apparaître ou disparaître sans qu’ait lieu un changement dans son fondement. – Il s’agit donc ici d’un dilemme: l’admission de la réalité comme l’admission de la non-réalité des accidents abstraits conduit à des difficultés. D’où l’issue trouvée par Leibniz: «Sufficit solas substantias tanquam res poni, et de ipsis enuntiari veritates.» Ce genre de problématisations mis à part, la position leibnizienne et la position hobbesienne peuvent être caractérisées comme également nominalistes. – Cf. aussi la discussion dans le texte cité «De abstracto et concreto» (A VI, 4, 987-994).

    41. DCo, I, 3 (OL, I, 31).

    42. Lev., I, 4 (EW, III, 23).

    43. DCo, I, 3 (OL, I, 31).

    44. DCo, I, 2 (OL, I, 15).

    45. DCo, I, 2 (OL, I, 12); Lev., I, 4 (EW, 19 sq.).

    46. DCo, I, 2 (OL, I, 14).

    47. DCo, I, 2 (OL, I, 19).

    48. DCo, I, 5 (OL, I, 53).

    49. DCo, I, 6 (OL, I, 62).

    50. Cf. A VI, 4, 589 / GP IV, 424 sq. (Meditationes de Cognitione, Veritate et Ideis), A VI, 4, 1568 / GP IV, 450 (Discours de Métaphysique).

    51. Lev., I, 4 (EW, 24).

    52. Gilbert Ryle, The Concept of Mind, London, 1949.

    53. Lev., I, 5 (EW, III, 34); DCo, I, 5 (OL, I, 52).

    54. Lev., I, 4 (EW, III, 27).

    55. DCo, I, 2 (OL, I, 17).

    56. OL, V, 157. Cf. aussi la distinction faite précédemment entre deux sortes de définitions scientifiques, dont l’une indique la nature de la chose définie, et l’autre explique la cause de la chose définie ou la façon de la produire (modus generationis). Ibid. 156.

    57. DCo, I, 2 (OL, I, 22): «Atque sic videmus compositionem conceptuum in animo respondere compositioni nominum; … Cavendum tamen est ne putemus eodem modo componi ipsa corpora extra animum.»

    58. Lev., I, 4, (EW, III, 28 sq.).

    L’objection leibnizienne

    au conventionnalisme de Hobbes

    Christian Leduc

    Université de Montréal

    On sait l’influence que Hobbes a eue sur le développement de la pensée du jeune Leibniz. Mais assez rapidement, dès le début des années 1670, on passe toutefois chez Leibniz d’une forme d’estime et de reprise théorique à une opposition de plus en plus tranchée et visant la réfutation. L’une des objections les plus connues, outre celles qui concernent le nécessitarisme et le matérialisme de Hobbes – et sans compter celles qui relèvent de la philosophie morale et politique – vise sa position nominaliste1. Les commentateurs se sont depuis longtemps penchés sur la question du nominalisme chez ces deux auteurs: la plupart s’en sont servi pour évaluer la position de Leibniz et le rapport à celles de ses contemporains, notamment Locke puisque la question du nominalisme est reprise dans les Nouveaux Essais sur l’entendement humain2. Louis Couturat est l’un des premiers à souligner la distance entre les deux théories de la signification et de la vérité3. Plus récemment, Benson Mates et Jean-Baptiste Rauzy ont également examiné la question, mais toujours pour déterminer dans quelle mesure Leibniz se rattache à la tradition nominaliste4. Or, assez peu se sont demandé jusqu’à quel point tient l’accusation de Leibniz selon laquelle Hobbes maintiendrait un nominalisme radical ou extrême, un plusquam nominalis, et s’il n’est pas envisageable de minimiser la distance qui sépare les deux doctrines. À l’exception de la contribution de Wolfgang Hübener, qui soutient que Hobbes serait plutôt un conceptualiste à la manière de Leibniz5, on trouve peu d’études sur cet aspect de leur relation. À mon avis, un tel travail reste à réaliser avec les outils de la découverte scientifique; plus précisément, il est possible de réévaluer l’objection de Leibniz à partir de la conception que Hobbes se fait des méthodes d’analyse et de synthèse. Le cœur de l’argument leibnizien réside dans l’une des conséquences de la doctrine de Hobbes: si les définitions sont arbitraires, et que les vérités que l’on en tire sont ainsi dans une relation de dépendance axiomatique, celles-ci auraient le même statut sémantique, thèse qui est insoutenable pour Leibniz. Toutefois, si l’argument paraît valoir quand il est question de la méthode synthétique, laquelle opère par l’adoption des définitions en tant que principes premiers, il semblerait plus difficile d’interpréter la thèse hobbesienne comme maintenant un arbitraire de la vérité dans l’usage proposé de l’analyse. Celle-ci permet en l’occurrence de déterminer la concevabilité d’une chose dont on donnera une définition nominale. Or, il appert que Leibniz fait de la concevabilité ou possibilité l’un des critères principaux de démarcation entre les définitions acceptables et celles à écarter. L’analyse est le moyen méthodologique qui accompagne, on pourrait même dire précède, l’établissement de définitions nominales; de sorte que même si pour Hobbes les définitions nominales relevaient de conventions ou décisions humaines, cela ne pourrait vouloir dire qu’elles puissent exprimer des notions impossibles ou inconcevables.

    1. L’objection de Leibniz

    Sur le plan de l’établissement de la signification des termes généraux et de la fonction démonstrative du langage, Leibniz doit beaucoup à Hobbes. Autant le rôle des marques linguistiques pour la mémoire que l’importance des signes dans la production de connaissances sont des thèses que Leibniz lui a partiellement empruntées. Dès le De arte combinatoria de 1666 et la Nova methodus de 1667, Leibniz reconnaît sa dette envers Hobbes, surtout par l’entremise du De corpore qu’il cite à plusieurs reprises6. Même dans des textes plus critiques, par exemple le Dialogus de 1677, Leibniz admet implicitement la fonction cognitive des caractères pour la pensée distincte et les limites des savoirs seulement perceptifs, positions qu’il a encore une fois partiellement trouvées chez Hobbes7. Dans la Préface à Nizolius, désormais beaucoup plus sévère à l’égard du nominalisme radical, Leibniz rappelle certaines thèses relatives à l’analyse hobbesienne des termes abstraits et concrets, tout en les complétant. Les termes abstraits sont utiles pour la désignation de classe d’objets, sachant, en revanche, que ceux-ci sont réductibles à des concrets et qu’il faut éviter d’en abuser8. Plus tard, lors de travaux sur l’analyse notionnelle, Leibniz reconnaît que les abstraits possèdent une fonction importante en ce qu’ils expriment la raison formelle des concrets9. En somme, l’attitude de Leibniz dans la réception de la doctrine épistémologique et sémantique de Hobbes est, surtout dans les œuvres de jeunesse, assez favorable et indique une influence qu’il a lui-même reconnue.

    Pourtant, Leibniz, dès cette époque, est très clair quant au rejet d’au moins une conséquence de la méthodologie de Hobbes: si toutes les définitions sont nominales et relèvent donc de décisions arbitraires, comme le soutiendrait apparemment Hobbes, alors les vérités qui en sont tirées seront également arbitraires. Autrement dit, la vérité scientifique, celle qui procède de définitions et de démonstrations à la manière de la géométrie, serait absolument sans fondement dans la réalité des choses. Ainsi, Hobbes défendrait un nominalisme radical, que l’on nommerait aujourd’hui une forme de conventionnalisme, en ce qui concerne l’établissement des définitions et des vérités. On rencontre dans le corpus leibnizien de nombreux passages qui rappellent soit une opposition marquée à ce conventionnalisme, que l’on trouverait également d’après Leibniz chez Pascal10, soit l’argument principal contre l’arbitraire de la vérité. Ces occurrences sont contemporaines des travaux de Leibniz sur la logique et la sémantique, principalement dans les années 1670 et 1680. Par la suite, le problème l’intéresse beaucoup moins, au point où sa critique de Hobbes devient caricaturale, par exemple dans les Nouveaux Essais dans lesquels il reproche à Locke de verser dans un nominalisme extrême:

    Mais ce que je trouve le moins à mon gré dans votre définition de la Vérité, c’est qu’on y cherche la vérité dans les mots. Ainsi le même sens étant exprimé en Latin, Allemand, Anglais, Français, ce ne sera pas la même vérité. Et il faudra dire avec M. Hobbes que la vérité dépend du bon plaisir des hommes. Ce qui est parler d’une manière bien étrange11.

    L’objection est maintenant réduite au minimum, puisqu’elle situe la source de la vérité dans le bon plaisir de chacun, interprétation qui relève plus de la mauvaise foi que d’une compréhension véritable de la philosophie hobbesienne. Mais auparavant Leibniz avait développé un raisonnement tout à fait acceptable sur le plan formel, afin de s’opposer au conventionnalisme présumé de Hobbes. Il se trouve pour la première fois dans la Préface à Nizolius dans laquelle Leibniz compare Hobbes à Roscelin de Compiègne, pour son nominalisme radical, plutôt qu’à Occam qui, pour sa part, en resterait à une forme modérée12. Il se trouve ensuite dans plusieurs opuscules un peu plus tardifs, où Leibniz établit les principes centraux de sa méthodologie, en particulier dans le De synthesi et analysi universali, mais surtout dans les Meditationes de cognitione, veritate, et ideis, rare texte publié par Leibniz qui porte sur le sujet. Il s’agit à peu près du même argument, à comprendre dans le contexte d’un renouvellement de la théorie des définitions, particulièrement de type nominal. En effet, Leibniz ne peut accepter qu’une définition soit purement de nom, comme Hobbes, Pascal, mais aussi les logiciens de Port-Royal l’entendent13; celle-ci doit nécessairement être fondée sur une notion qui montrera la possibilité de la chose définie, prouvée a priori, par la démonstration, ou a posteriori, par la perception actuelle. La question est également longuement discutée avec certains correspondants, en particulier Tschirnhaus, à qui Leibniz aurait parlé de vive voix de cette interprétation lors d’une rencontre à Paris, et qui fait l’objet d’une lettre de la fin des années 167014. Il en traite aussi avec Gallois, rappelant la discussion avec Tschirnhaus et l’essentiel de son argument. La lettre est assez exhaustive:

    Car cet axiome, que tout ce qui peut être tiré de la définition, peut être énoncé de la chose définie, n’est pas absolument universel, car quand une définition implique contradiction, on en peut conclure des absurdités, et tandis qu’on ne sait pas si elle est possible, on ne saurait s’assurer des conséquences. C’est pourquoi je fis voir à Messieurs les Cartésiens et particulièrement à M. Tschirnhaus lorsque nous étions ensemble en France que ce raisonnement prouve seulement que Dieu existe, supposé que Dieu est possible. Par la même considération je satisfis aux difficultés qui avaient embarrassé M. Hobbes, car Hobbes soutenant avec raison, que toute vérité nécessaire peut être démontrée par les définitions, et reconnaissant les définitions pour nominales seulement et arbitraires, il lui semblait donc que les vérités seraient encore arbitraires, faute d’avoir considéré, qu’il ne dépend pas de nous de former les définitions, puisqu’il faut y employer des notions qui soient possibles, et compatibles, et que par conséquent toute définition réelle peut passer pour un théorème ou démontrable ou évident, contenant la possibilité de son sujet; quoique après cela il dépende de nous d’imposer un nom à la chose15.

    L’argument se trouve énoncé à peu près de la même manière dans les autres textes mentionnés précédemment. Leibniz insiste en l’occurrence aussi sur la primauté du principe de non-contradiction par rapport à la dépendance des vérités dans un système axiomatique. Pour qu’une déduction soit valide, il faut au départ démontrer la possibilité des définitions. Mais l’extrait est représentatif de l’argumentation leibnizienne, c’est pourquoi il mérite d’être analysé en détail, avant d’en venir à la position de Hobbes, principalement défendue dans le De corpore.

    1) D’abord, Leibniz souscrit avec Hobbes à la méthode axiomatique: la définition est l’élément à partir duquel la démonstration opère et tire des nouvelles conclusions. La thèse, dans le contexte d’une théorie de la démonstration, remonte au moins aux Seconds Analytiques d’Aristote et stipule que les prémisses d’un syllogisme se trouvent dans des définitions. La définition exprime ce qu’est la chose, tandis que la démonstration apporte une preuve que tel ou tel attribut lui appartient16. Il existe ainsi chez Aristote, mais également chez Hobbes et Leibniz, un rapport de dépendance nécessaire entre la définition et la démonstration. Il s’agit bien entendu d’un principe communément admis dans les travaux en logique jusqu’à l’époque contemporaine. On reconnaît là aussi la structure de la méthode synthétique, héritée d’Euclide, qui débute avec les définitions et principes premiers et découvre ensuite d’autres propositions. La particularité des positions de Hobbes et Leibniz à cet égard, s’éloignant en l’occurrence du modèle euclidien, est de réduire tout principe premier de la démonstration au seul contenu définitionnel. Cela signifie que l’axiome, le postulat, la notion commune ou tout autre principe considéré comme étant premier se comprennent pour eux comme définitions. Par exemple, Hobbes soutient que l’axiome n’est pas un principe premier au sens où l’est la définition, parce que l’axiome est démontrable17. De même, le postulat ou la demande ne porte pas sur les vérités, mais constitue plutôt un principe de construction géométrique et concerne par conséquent le pouvoir de démontrer, et non les contenus du syllogisme18. Il faut bien entendu se doter de postulats pour constituer les figures sur lesquelles portera la démonstration, mais ceux-ci ne sont pas compris dans les prémisses et conclusions. Dans une perspective assez similaire, Leibniz défend l’idée qu’une démonstration est une chaîne de définitions et que tous les éléments que l’on peut démontrer, tels les axiomes, se réduisent aux définitions19. L’art de démontrer se fonde sur une méthode définitionnelle et une méthode combinatoire, la première déterminant les prémisses, la deuxième les règles de déduction, de sorte que la démonstration consiste en une chaîne de définitions, un catena definitionum. D’où, pour nos deux auteurs, la nécessité de déterminer adéquatement les contenus des définitions et ainsi de se doter d’une théorie générale des significations. La démonstration est pensable si et seulement si les prémisses sont définies de manière appropriée et permettent la découverte de conclusions valides. Sinon, toute axiomatique serait inopérable et incomplète.

    2) Le principal désaccord apparaît précisément quant à la manière d’établir les définitions au fondement de la forme démonstrative. Leibniz concède certes que l’établissement des signes ou caractères pour désigner les choses est arbitraire, même s’il croit possible dans certains textes l’étude étymologique de la genèse naturelle de cet établissement20. Pour Leibniz, rien ne lie les termes aux choses dans un rapport strict de ressemblance imitative, au contraire de ce que plusieurs philosophes soutiennent depuis le Cratyle21. Leibniz refuse toutefois que le contenu de signification d’un terme, lui, soit arbitraire. Cet aspect de l’argument est assez bien traité dans la littérature secondaire et je me contenterai de rappeler quelques éléments centraux22: une définition de nom, une definitio nominis, si elle n’est que l’expression d’un rapport de désignation entre un nom et une chose, ne fait pas partie, d’après Leibniz, de la logique, mais plutôt de la grammaire. La véritable définition nominale, celle qui concerne la vérité et non seulement le sens d’un signe vocal ou écrit, réfère nécessairement à l’ordre des choses. La définition nominale ne fournit toutefois pas la preuve de la possibilité de la chose qu’elle définit. C’est la raison pour laquelle, dans tous les textes où il est question de l’instauration des définitions nominales, Leibniz traite également des définitions réelles, sans lesquelles ce rapport aux choses resterait inconcevable. S’il est possible d’utiliser de manière arbitraire n’importe quel signe pour désigner une chose, ce n’est pas le cas quand il s’agit de lier les notions qui sont au fondement de la signification des termes. Le De synthesi et analysi universali reprend cette partie du raisonnement:

    C’est également ainsi que l’on satisfait à la difficulté soulevée par Hobbes qui, voyant que toute vérité peut être démontrée à partir de définitions, et parce qu’il croyait que toute définition est arbitraire et nominale puisqu’il est en notre pouvoir d’imposer des noms aux choses, soutenait que même les vérités consistent en des noms et qu’elles sont arbitraires. Mais il faut savoir qu’il n’est pas possible de conjoindre les notions de manière arbitraire, qu’on doit au contraire former à partir d’elles un concept possible pour obtenir une définition réelle23.

    3) La définition réelle permet de montrer la possibilité de la chose, tandis que la définition nominale ne fait qu’énoncer les marques suffisantes à sa reconnaissance, mais sans en exprimer la possibilité. On pourrait donc dire qu’avant même d’expliquer les réquisits identifiant une chose, il faut pour Leibniz démontrer que cette même chose est concevable. Deux moyens sont à disposition pour entreprendre une telle expression de la possibilité: soit a priori, par la démonstration que les réquisits d’une définition sont compatibles, donc en en prouvant rationnellement la cohérence logique par des moyens formels, soit a posteriori, par la perception actuelle de la chose qui montre par la même occasion qu’elle est possible24. Autrement, Leibniz soutient que la structure axiomatique resterait déficiente: il serait évidemment envisageable d’appliquer les règles du syllogisme, mais si elles procèdent de définitions qui contiennent des contradictions, dont la concevabilité n’a pas été prouvée, les conclusions pourront être tout

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