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L'épistémologie française: 1830-1970
L'épistémologie française: 1830-1970
L'épistémologie française: 1830-1970
Livre électronique764 pages9 heures

L'épistémologie française: 1830-1970

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À propos de ce livre électronique

Un ouvrage d'épistémologie historique.

Épistémologie française, cela peut signifier deux choses. C’est d’une part une entité géographique (l’ensemble des épistémologues de langue et de culture française), d’autre part le nom d’une forme de pensée spécifique, qui affirme la solidarité de problèmes (allant de la théorie des fondements de la connaissance à la philosophie des sciences) que d’autres traditions tendent à dissocier.
Les études rassemblées ici ont un double objectif. Le premier est d’identifier les écoles de pensée et les institutions. L’attitude adoptée par des penseurs français tels que Pierre Duhem, Henri Poincaré, Louis Rougier relativement au positivisme est étudiée, mais aussi l’influence d’auteurs tels que ce même Duhem et Emile Meyerson sur la philosophie américaine des sciences (Quine, Kuhn). Sont aussi examinés les auteurs qui ont établi un dialogue entre épistémologie et histoire des sciences, et les institutions qui ont favorisé ce dialogue. Le second objectif a trait aux grandes figures de la philosophie des sciences en France. On examine d’abord les auteurs qui ont présenté des vues générales sur la science, avant et après l’apparition du mot «  épistémologie » : Auguste Comte, Antoine-Augustin Cournot, Claude Bernard, Gaston Bachelard. Puis sont considérées les contributions à la philosophie des sciences spéciales  : logique et mathématiques (Jacques Herbrand, Jean Nicod, Jean Cavaillès), sciences physiques et chimiques (Henri Poincaré, Emile Meyerson, Alexandre Kojève, Jean-Louis Destouches), biologie et médecine (Félix Ravaisson, Georges Canguilhem), enfin le droit (Charles Eisenman).

Découvrez un panorama historique de l'épistémologie française à travers un ouvrage qui se penche sur les écoles de pensée, les institutions et les grandes figures de celle-ci.

EXTRAIT

L’idée duhémienne, selon laquelle une expérience négative ne conduit pas à rejeter une théorie, fréquemment reprise et exploitée chez les postpoppériens, est développée dans l’épistémologie de Quine sous la forme d’une position discutée, le holisme épistémologique. On en trouve une formulation explicite dans Methods of Logic : « Des énoncés proches de l’expérience et apparemment vérifiés par les expériences appropriées peuvent à l’occasion être abandonnés, fût-ce en plaidant l’hallucination. » Cela rejoint certaines remarques de Duhem.

À PROPOS DES AUTEURS

Sous la direction de Michel Bitbol, physicien et philosophe, et de Jean Gayon, historien et philosophe de la biologie, de nombreux auteurs ont contribué à L'épistémologie française : Annie Bitbol-Hespériès, Jean-François Braunstein, Anastasios Brenner, Laurent Clauzade, Jacques Dubucs, Paul Egré, Gad Freudenthal, Gilles-Gaston Granger, Gerhard Heinzmann, Gérard Jorland, Jacques Lambert, Sandra Laugier, David Lévy, Jean-Claude Pariente, Emmanuel Picavet, Léna Soler, Antonia Soulez.
LangueFrançais
Date de sortie29 mars 2018
ISBN9782919694907
L'épistémologie française: 1830-1970

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    Aperçu du livre

    L'épistémologie française - Michel Bitbol

    Couverture de l'epub

    Sous la direction de

    Michel Bitbol et Jean Gayon

    L’épistémologie française, 1830-1970

    2015 Logo de l'éditeur EDMAT

    Copyright

    © Editions Matériologiques, Paris, 2016

    ISBN numérique : 9782919694907

    ISBN papier : 9782919694914

    Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales.

    Logo CNL Logo Editions Matériologiques

    Présentation

    Épistémologie française, cela peut signifier deux choses. C’est d’une part une entité géographique (l’ensemble des épistémologues de langue et de culture française), d’autre part le nom d’une forme de pensée spécifique, qui affirme la solidarité de problèmes (allant de la théorie des fondements de la connaissance à la philosophie des sciences) que d’autres traditions tendent à dissocier. Les études rassemblées ici ont un double objectif. Le premier est d’identifier les écoles de pensée et les institutions. L’attitude adoptée par des penseurs français tels que Pierre Duhem, Henri Poincaré, Louis Rougier relativement au positivisme est étudiée, mais aussi l’influence d’auteurs tels que ce même Duhem et Emile Meyerson sur la philosophie américaine des sciences (Quine, Kuhn). Sont aussi examinés les auteurs qui ont établi un dialogue entre épistémologie et histoire des sciences, et les institutions qui ont favorisé ce dialogue. Le second objectif a trait aux grandes figures de la philosophie des sciences en France. On examine d’abord les auteurs qui ont présenté des vues générales sur la science, avant et après l’apparition du mot « épistémologie » : Auguste Comte, Antoine-Augustin Cournot, Claude Bernard, Gaston Bachelard. Puis sont considérées les contributions à la philosophie des sciences spéciales : logique et mathématiques (Jacques Herbrand, Jean Nicod, Jean Cavaillès), sciences physiques et chimiques (Henri Poincaré, Emile Meyerson, Alexandre Kojève, Jean-Louis Destouches), biologie et médecine (Félix Ravaisson, Georges Canguilhem), enfin le droit (Charles Eisenman).

    Table des matières

    Préface à la seconde édition (Jean Gayon et Michel Bitbol)

    Introduction (Michel Bitbol et Jean Gayon)

    Partie 1. Traditions de pensée et institutions

    1. Positivisme

    Chapitre 1. Un « positivisme nouveau » en France au début du XXe siècle (Milhaud, Le Roy, Duhem, Poincaré) (Anastasios Brenner)

    1 - La constitution d’un mouvement intellectuel

    2 - Les réponses de Poincaré et de Duhem

    3 - L’impact de la controverse

    4 - Conclusion

    Chapitre 2. La réception du Cercle de Vienne aux congrès de 1935 et 1937 à Paris ou le « style Neurath » (Antonia Soulez)

    1 - Le Cercle de Vienne au Congrès de 1935 à Paris

    2 - Le Cercle de Vienne au congrès Descartes de 1937 à Paris

    3 - Les raisons des réticences françaises

    4 - En conclusion : Neurath et Couturat

    Chapitre 3. Duhem, Meyerson et l’épistémologie américaine postpositiviste (Sandra Laugier)

    1 - Holisme, instrumentalisme, ontologie

    2 - Théorie physique et traduction

    3 - Le réalisme et l’histoire

    Chapitre 4. L’épistémologie française et le Cercle de Vienne : Louis Rougier (Jacques Lambert)

    1 - Les grandes thèses sur les systèmes formels

    2 - Les grandes thèses sur les vérités empiriques

    3 - Conclusion

    2. Histoire et philosophie des sciences

    Chapitre 5. Hélène Metzger (1888-1944) (Gad Freudenthal)

    1 - Hélène Metzger : une esquisse biographique

    2 - Épistémologie des sciences de la nature et herméneutique de l’histoire des sciences selon Hélène Metzger  

    3 - Conclusion

    Chapitre 6. La notion de révolution scientifique : le modèle de Koyré (Gérard Jorland)

    Chapitre 7. Abel Rey et les débuts de l’Institut d’histoire des sciences et des techniques (1932-1940) (Jean-François Braunstein)

    1 - L’Institut d’histoire des sciences et des techniques (1932-1940)

    2 - Abel Rey et l’histoire des sciences

    Partie 2. Figures

    1. Philosophie générale des sciences

    Chapitre 8. Histoire des sciences et philosophie des sciences dans la philosophie d’Auguste Comte (Laurent Clauzade)

    1 - La philosophie comtienne des sciences

    2 - Ordre dogmatique et ordre historique

    3 - La véritable histoire scientifique

    4 - L’histoire des sciences dans les sciences

    5 - Conclusion

    Chapitre 9. Criticisme et réalisme chez Augustin Cournot (Jean-Claude Pariente)

    1 - Cournot critique de Kant

    2 - Le logique et le rationnel

    3 - La connaissance et le réel

    Chapitre 10. Les réflexions méthodologiques de Claude Bernard : structure, contexte, origines (Jean Gayon)

    Chapitre 11. Rationalisme et ontologie chez Gaston Bachelard (Jean-Claude Pariente)

    2. Épistémologie de la logique et des mathématiques

    Chapitre 12. Jean Nicod, l’induction et la géométrie (Jacques Dubucs)

    1 - Des Principia Mathematica au problème de l’induction

    2 - Géométrie naïve

    Chaplitre 13. Jacques Herbrand   (Jacques Dubucs et Paul Égré)

    1 - La lecture des Principia

    2 - La rencontre avec le programme de Hilbert

    3 - L’année allemande

    4 - Métamathématique et philosophie des mathématiques : la situation de Herbrand

    Chapitre 14. Mathématiques et rationalité dans l’œuvre de Jean Cavaillès   (Gilles-Gaston Granger)

    1 - Contexte philosophique

    2 - Mathématiques et rationalité

    3 - Forme et contenu

    4 - Histoire et dialectique

    5 - Conscience et concept

    3. Épistémologie des sciences physiques et chimiques

    Chapitre 15. La philosophie des sciences de Henri Poincaré (Gerhard Heinzmann)

    1 - Le conventionnalisme en géométrie et son extension en physique

    2 - Raisonnement mathématique, logique et arithmétique

    Chaplitre 16. Émile Meyerson (David Lévy)

    1 - L’explication scientifique

    2 - La cause

    3 - Le rôle de l’identification dans l’explication causale

    4 - La plausibilité

    5 - Le mécanisme et la mécanique classique vus par Meyerson

    6 - Les raisons du succès de la mécanique

    7 - Les grands principes de conservation de la mécanique et de la chimie

    8 - L’atomisme

    9 - L’élimination du temps

    10 - Les limites de la mécanique. L’irrationnel

    11 - Les autres irrationnels

    12 - Conclusion

    Chapitre 17. Alexandre Kojève et l’épistémologie (Léna Soler)

    1 - Situation singulière de l’épistémologie kojévienne

    2 - L’Idée du déterminisme : objectifs internes, objet d’étude et style de l’analyse

    3 - Rapporter toute connaissance au sujet de cette connaissance : l’identification du déterminé et du prévisible

    4 - Première constellation conceptuelle : autour des notions de structures causale et statistique du monde

    5 - Seconde constellation conceptuelle : différents sujets de la science rapportés chacun à un type caractéristique de monde

    6 - Thèse centrale : le monde quantique ne possède pas de structure causale, mais une structure statistique

    7 - Penser les rapports entre les mondes classique et quantique

    8 - Réalisme, phénoménisme, subjectivisme et physique quantique

    9 - Le sujet physique kojévien après le paradoxe EPR

    10 - Situation de l’épistémologie dans le projet kojévien

    Chapitre 18. Jean-Louis Destouches et la théorie quantique   (Michel Bitbol)

    4. Épistémologie des sciences de la vie et de la médecine

    Chapitre 19. Ravaisson et la philosophie de la médecine (Annie Bitbol-Hespériès)

    1 - Ravaisson : une philosophie de la vie

    2 - Un animisme, plutôt qu’un vitalisme, tiré de médecins, et qui rayonne sur toute la philosophie de Ravaisson

    Chapitre 20. Le concept d’individualité dans la philosophie biologique de Georges Canguilhem   (Jean Gayon)

    5. Épistémologie des sciences de l’homme

    Chapitre 21. Eisenmann et Kelsen : éléments d’une filiation épistémologique   (Emmanuel Picavet)

    1 - Épistémologie de la théorie pure du droit

    2 - Science du droit et connaissance du social

    3 - La question de la validité des normes

    4 - Conclusion

    Repères sur la vie et la carrière de Charles Eisenmann

    Index onomastique (Jean Gayon et Michel Bitbol)

    A

    B

    C

    D

    E

    F

    G

    H

    I

    J

    K

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    M

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    Z

    L’Épistémologie française, 1830-1870

    Préface à la seconde édition

    Jean Gayon

    Jean Gayon est historien et philosophe de la biologie à l’université Paris 1, directeur de l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (IHPST).

    Michel Bitbol

    Michel Bitbol est physicien et philosophe, directeur de recherche au CNRS, Archives Husserl, École normale supérieure, Paris.

    C’est un plaisir de voir le présent ouvrage repris par les Éditions Matériologiques, dont le catalogue en philosophie des sciences, quoique récent, ne manque pas d’impressionner. Il était indispensable de rééditer L’Épistémologie française 1830-1970 , ce panorama de l’épistémologie française d’Auguste Comte à Georges Canguilhem, vite épuisé, et souvent demandé, notamment à l’étranger. Depuis sa parution, le volume a été traduit en chinois, à l’initiative d’un groupe actif de jeunes philosophes chinois et chinoises (The Commercial Press, 2012), qui ont contribué ainsi à mieux faire connaître les traditions et les auteurs examinés dans le présent ouvrage. Nous n’avons pas souhaité modifier en profondeur cette collection d’études, qui ne diffère de la précédente édition (PUF, 2006) que par des aménagements mineurs.

    Dans la première édition, nous avions choisi de répartir la matière du livre en deux ensembles, consacrés, d’une part, aux traditions caractéristiques de « l’épistémologie française », d’autre part à un certain nombre d’œuvres individuelles qui ont marqué la philosophie des sciences en France, au sein de ces traditions, ou parfois en marge. Nous voudrions ici mentionner quelques ouvrages qui témoignent de l’évolution des travaux depuis 2006.

    S’agissant des traditions, il convient de souligner la place que Hans-Jörg Rheinberger, philosophe et historien des sciences allemand ayant dirigé près de vingt ans un important département à l’Institut Max Planck d’histoire des sciences de Berlin, réserve à l’épistémologie française. Celle-ci y occupe une place de choix dans Historische Epistemologie zur Einführung[1] , élégamment traduit en anglais sous le titre On Historizing Epistemology, et plus récemment en français comme Introduction à la philosophie des sciences. On peut regretter que ce titre français ne rende pas pleinement compte de l’engagement intellectuel de l’étude, qui retrace les origines et le développement de « l’épistémologie historique » de la fin du XIXe siècle à nos jours. Chaque chapitre ou presque y fait place à des philosophes français, parmi lesquels Boutroux, Bachelard, Koyré, Canguilhem, Foucault, Althusser, Derrida et Latour.

    Dans notre première édition, Anastasios Brenner inaugurait la partie consacrée aux traditions de pensée et institutions par quelques pages sur Gaston Milhaud. En 2010, Brenner, en collaboration avec Annie Petit, a publié une remarquable somme sur l’œuvre et la personne de Gaston Milhaud, pris comme un point de repère important pour comprendre la constitution en France de la philosophie des sciences come une authentique discipline [2] . Les rapports de Milhaud avec d’autres philosophes tels que Cournot, Renouvier, Meyerson, mais aussi Dubois-Reymond, y sont examinés. Daniel Parrochia conclut l’ouvrage par un chapitre intitulé « Y a-t-il une philosophie française des sciences ? ». La totale originalité des contributions figurant dans ce livre mérite d’être soulignée.

    Au titre des traditions de pensée, le recueil de texte publié par Jean-François Braunstein [3]  comporte une introduction fort utile pour comprendre la manière dont l’histoire et la philosophie des sciences se sont hybridées en France aux XIXe et XXe siècles. Il offre aussi, à côté de classiques bien connus, des reproductions de textes plus rares, notamment de Pierre Laffitte et Paul Tannery.

    Comme on peut s’y attendre, la littérature consacrée à des figures individuelles a été plus abondante. Nous n’indiquerons ici que des livres ; une revue d’articles et de chapitres d’ouvrages nous entraînerait trop loin.

    Remarquons d’abord la vigueur des études sur Auguste Comte. Ces dernières années, elles ont tout particulièrement porté sur les réflexions de Comte sur la biologie et la médecine. Dans L’Organe de la pensée[4] , Laurent Clauzade offre une synthèse sans précédent sur les réflexions successives de Comte au sujet du cerveau d’un bout à l’autre de son œuvre. Jean-François Braunstein a de son côté exploré la réflexion médicale de Comte sous l’angle des « utopies positives » par lesquelles Comte s’est efforcé de donner chair à sa vision de la politique comme biocratie – notamment l’extension indéfinie de la durée de la vie et les thèmes de la « Vierge mère » (c’est-à-dire la procréation artificielle). Un pan méconnu de la « philosophie de la médecine » de Comte se trouve ainsi révélé, et placé dans une perspective qui raisonne étrangement avec des préoccupations contemporaines [5] . Dans l’intention similaire de convaincre de l’actualité de la pensée d’Auguste Comte, Michel Bourdeau montre à quel point ce dernier était engagé dans une réflexion sur les rapports entre science et société [6] . Le même auteur a proposé une relecture des écrits de Comte relatifs aux « trois états » [7] .

    L’œuvre d’Antoine-Augustin Cournot connaît aussi un regain d’intérêt, grâce à Thierry Martin, qui a réuni un volume d’essais consacrés à ce mathématicien, économiste et philosophe [8] . Cet ouvrage a résulté d’une réunion scientifique organisée à Gray, ville natale de Cournot, et dont le hasard a voulu qu’il se déroule le lendemain même de la destruction des tours jumelles de New York, le 11 septembre 2001. L’ouvrage examine l’œuvre de Cournot dans toutes ses dimensions disciplinaires (des mathématiques et la mécanique à la biologie, l’économie, et l’histoire), et le sort qu’elle a connu par après. On ne peut ici passer sous silence, par ailleurs, la bibliographie cournotienne si utile publiée par le même auteur [9] .

    En ce qui concerne le XXe siècle, plusieurs philosophes des sciences examinés en 2006 ont donné lieu à des synthèses. Frédéric Fruteau de Laclos a consacré deux ouvrages à Émile Meyerson [10] . On dispose ainsi d’une image d’ensemble de cette pensée qui a tant contribué à accréditer une épistémologie au sens de philosophie des sciences constituées.

    Les études bachelardiennes se sont poursuivies, efficacement stimulées par les Cahiers Gaston Bachelard régulièrement publiés par le Centre Gaston Bachelard de l’Université de Bourgogne, sous l’impulsion de Jean-Jacques Wunenburger, dont nous voudrions aussi signaler le collectif qu’il a publié sous le titre Bachelard et l’épistémologie française[11] , qui a précédé de peu la première édition du présent livre. Mais nous voudrions insister sur deux contributions récentes majeures. Il s’agit d’une part de la réédition de La Valeur inductive de la relativité [12] , ouvrage malheureusement introuvable en raison de l’incompréhension dont il a longtemps été victime, du fait des plus ardents défenseurs de l’épistémologie bachelardienne. La monumentale préface de Daniel Parrochia vaut à soi-même comme un livre à part entière. Parrochia rend justice à ce livre, en montrant à quel point Bachelard comprenait les enjeux scientifiques les plus subtils et les plus délicats de ce livre originellement publié en 1929. Nous souhaitons aussi faire connaître une remarquable thèse, encore inédite qui, dégage une image cohérente de la philosophie de Bachelard dans son ensemble, sans la réduire à la dualité entre science et poétique [13] .

    Les études consacrées à Jean Cavaillès sont plus rares. Hourya Benis Sinaceur, sans doute la meilleure spécialiste de cette œuvre, a publié en 2013 un Cavaillès[14] , qui élargit le champ couvert par ses précédents travaux sur la philosophie mathématique de ce philosophe et résistant fusillé à 40 ans lors de la Seconde Guerre mondiale. Elle y montre l’unité de la pensée abstraite et de l’engagement politique dans une même disposition éthique.

    Plusieurs publications ont depuis 2006 été consacrées à Georges Canguilhem. Jean-François Braunstein, dans une veine qui n’est pas sans rappeler ses travaux sur Auguste Comte et sur Foucault, s’est penché sur les relations entre histoire des sciences et politique [15] . La philosophie de la médecine de Canguilhem est examinée dans un numéro spécial de la Revue de métaphysique et de morale coordonné par Marie Gaille [16] . Élodie Giroux, quant à elle, propose dans son Après Canguilhem [17]  une évaluation rétrospective pénétrante des réflexions du philosophe français sur la normativité biologique en comparant ses conceptions de la santé et de la maladie avec celle, objectiviste, de Christopher Boorse, et elle, modérément normativiste, de Lennart Nordenfelt.

    Nous avions, enfin, pris le parti de consacrer un chapitre à Louis Rougier. Avec le temps, les controverses sur ce philosophe se sont décantées, et l’on peut dispose aujourd’hui d’études biographiques et d’analyses philosophiques rigoureuses et détaillées. Le numéro spécial de la revue Philosophia Scientiae paru la même année que notre livre en témoigne [18] .

    Nous ne souhaitons pas étendre notre panorama significativement après la période historique dans laquelle nous nous étions tenus en 2006. Néanmoins, nous nous plaisons à signaler l’ouvrage qu’Antonia Soulez, auteur d’un chapitre sur Neurath, a publié sur Gilles-Gaston Granger, lui-même auteur du chapitre sur Cavaillès [19] .

    Nous aventurer au-delà nous conduirait dans une zone où les limites entre histoire intellectuelle et engagement philosophique deviendraient floues. C’est pourquoi, regardant vers les jeunes générations, nous préférons attirer l’attention sur l’engagement massif et collectif d’un ensemble actif et brillant de jeunes philosophes des sciences dans une philosophie des sciences largement ouverte sur l’espace international. Pour s’en faire une idée, on consultera, par exemple, les Précis de philosophie des sciences, de philosophie de la physique, et de philosophie de la biologie coordonnés, respectivement, par Anouk Barberousse, Denis Bonnay et Michel Cozic [20] , Soazig Le Bihan [21] , Thierry Hoquet et Francesca Merlin [22] , ou encore l’impressionnante somme publiée sous le titre Modéliser et simuler [23] . Ce ne sont là que des échantillons. Cette nouvelle école de philosophie des sciences est particulièrement dynamique. À l’heure d’aujourd’hui, il est beaucoup trop tôt pour porter un regard rétrospectif sur elle. Il ne nous paraît pas du tout évident qu’on puisse la caractériser comme relevant de la tradition de « l’épistémologie française », dont il est question dans cet ouvrage. Le livre que l’un d’entre nous a réalisé en collaboration avec Anastasios Brenner sous le titre French Studies in the Philosophy of Science [24] , et tourné vers la génération immédiatement antérieure, laissait déjà prévoir une telle évolution.

    Quoi qu’il en soit, nous sommes particulièrement heureux, Michel Bitbol et moi-même, de voir le travail collectif que nous avons coordonné sur l’épistémologie française de 1830 à 1970 de nouveau disponible grâce aux Éditions Matériologiques.

    Paris, 19 mars 2015


    Notes du chapitre

    [1] ↑  Hans-Jörg Rheinberger, Historische Epistemologie zur Einführung , Hamburg, Junius, 2007. Trad. angl. David Fernbach, On Historizing Epistemology , Stanford, Stanford UP, 2010. Trad. fr. Nathalie Jas, Introduction à l’épistémologie , Paris, La Découverte, 2014.

    [2] ↑  Anastasios Brenner, Science, histoire & philosophie selon Gaston Milhaud. La constitution d’un champ disciplinaire sous la troisième République , Paris, Vuibert, 2010.

    [3] ↑  Jean-François Braunstein, L’Histoire des sciences. Méthodes, styles et controverses , Paris, Vrin, 2008.

    [4] ↑  Laurent Clauzade, L’Organe de la pensée : biologie et philosophie chez Auguste Comte , Besançon, Presses de l’Université de Franche Comté, 2009.

    [5] ↑  Jean-François Braunstein, La Philosophie de la médecine d’Auguste Comte. Vierge mère, vaches folles et morts vivants , Paris, PUF, 2009.

    [6] ↑  Michel Bourdeau, Auguste Comte. Science et société , Canopé-CRDP, 2013.

    [7] ↑  Michel Bourdeau, Les Trois états. Science, théologie et métaphysique chez Auguste Comte , Paris, Éditions du Cerf, 2006.

    [8] ↑  Thierry Martin, Actualité de Cournot , Paris, Vrin, 2005.

    [9] ↑  Thierry Martin, Nouvelle bibliographie cournotienne , Besançon, Presses de l’Université de Franche- Comté, 2 e éd., 2008.

    [10] ↑  Frédéric Fruteau de Laclos, L’Épistémologie d’Émile Meyerson. Une anthropologie de la conscience , Paris, Vrin, 2009 ; Émile Meyerson , Paris, Les Belles Lettres, 2014.

    [11] ↑  Jean-Jacques Wunenburger, Bachelard et l’épistémologie française , Paris, PUF, 2003.

    [12] ↑  Gaston Bachelard, La Valeur inductive de la relativité [1927], préface de Daniel Parrochia, Paris, Vrin, 2014.

    [13] ↑  Julien Lamy, Le Pluralisme cohérent de la philosophie de Gaston Bachelard , thèse soutenue à l’Université de Lyon, 2014.

    [14] ↑  Hourya Benis Sinaceur, Cavaillès , Paris, Les Belles Lettres, 2013.

    [15] ↑  Jean-François Braunstein, Canguilhem, histoire des sciences et politique du vivant , Paris, PUF, 2007.

    [16] ↑  Marie Gaille (dir.), Revue de Métaphysique et de Morale , n° spécial, « Philosophie de la médecine », juin 2014.

    [17] ↑  Élodie Giroux, Après Canguilhem : définir la santé et la maladie , Paris, PUF, 2010.

    [18] ↑  Jean-Claude Pont, (dir.), Philosophia Scientiae , n° spécial « Louis Rougier : vie et œuvre d’un philosophe engagé », vol. 10, fasc. 2, Paris, Kimé, 2006.

    [19] ↑  Antonia Soulez & Arley Moreno, La Pensée de Gilles-Gaston Granger , Paris, Hermann, 2010.

    [20] ↑  Anouk Barberousse, Denis Bonnay, Michel Cozic (dir.), Précis de philosophie des sciences , Paris, Vuibert, 2011.

    [21] ↑  Soazig Le Bihan (dir.), Précis de philosophie de la physique , Paris, Vuibert, 2013.

    [22] ↑  Thierry Hoquet & Francesca Merlin (dir.), Précis de philosophie de la biologie , Paris, Vuibert, 2014.

    [23] ↑  Franck Varenne & Marc Silberstein (dir.), Modéliser & simuler. Épistémologies et pratiques de la modélisation et de la simulation , tome 1, Paris, Éditions Matériologiques, 2013 ; Franck Varenne, Marc Silberstein, Sébastien Dutreuil, Philippe Huneman (dir.), Modéliser & simuler. Épistémologies et pratiques de la modélisation et de la simulation , tome 2, Paris, Éditions Matériologiques, 2014.

    [24] ↑  Anastasios Brenner & Jean Gayon, French Studies in Philosophy of Science. Contemporary Research in France , vol. 276 de Boston Studies in the Philosophy of Science, Springer, 2009.

    Introduction

    Michel Bitbol 

    [1]

    Jean Gayon 

    [2]

    Le mot « épistémologie » n’a pas en français le sens d’une discipline philosophique particulière dont les contours seraient bien arrêtés. C’est un terme importé de l’anglais, auquel les philosophes français se sont attachés à donner un sens différent de celui qu’il a toujours eu dans cette langue. On attribue l’invention du mot epistemology à James Frederick Ferrier (1808-1864). Dans ses Institutes of Metaphysics (1854)  [3] , ce philosophe qui connaissait bien la pensée de Berkeley opposait la théorie de la connaissance (Theory of Knowing) à la théorie de l’être (Ontology) et à la théorie de l’ignorance (Agniology). Ferrier refusait d’attribuer une existence indépendante à la matière. De là l’importance philosophique fondamentale, pour lui, de « l’épistémologie », comprise comme théorie de la connaissance en acte (knowing).

    Dans les traditions philosophiques de langue anglaise, le mot epistemology a par la suite pris le sens conventionnel de théorie de la connaissance, au sens kantien de théorie des fondements et des limites de la connaissance L’épistémologie est alors la clef de voûte de la philosophie théorique, et précède en droit la philosophie des sciences, terme qui fut lui aussi d’abord promu et diffusé en tant qu’expression conventionnelle par un philosophe anglais [4] . De manière répétée et depuis plus d’un siècle, les philosophes français ont récusé cette distinction. Dans son ouvrage majeur, Identité et Réalité (1908), Émile Meyerson porte témoignage de cette attitude en un langage modéré : « Le présent ouvrage appartient, par la méthode, au domaine de la philosophie des sciences, ou épistémologie, suivant un terme suffisamment approché et qui tend à devenir courant [5] . » André Lalande cite cette phrase de Meyerson dans son fameux Vocabulaire critique de la philosophie (1926), mais traite de manière condescendante l’usage anglais, car celui-ci fait violence à la langue grecque : « Le mot anglais epistemology est très fréquemment employé (contrairement à l’étymologie) pour désigner ce que nous appelons théorie de la connaissance ou gnoséologie […]. En français, il ne devrait se dire correctement que de la philosophie de la science […] et de l’histoire philosophique des sciences. » Lalande prend donc l’exact contre-pied de l’usage anglais : l’épistémologie n’est rien d’autre que la philosophie des sciences ; celle-ci doit, corrélativement, « être distinguée de la théorie de la connaissance ».

    L’ambiance polémique dans laquelle les philosophes français ont toujours employé le terme « épistémologie » mérite d’être soulignée.

    On ne peut pas parler de l’épistémologie en France comme on parlerait de l’histoire de la botanique ou de l’histoire de la logique en France. L’épistémologie n’y a jamais désigné une discipline aux contours relativement bien définis à l’échelle internationale, et qui aurait revêtu tel ou tel caractère particulier dans tel ou tel contexte national ou culturel. L’épistémologie en France ne s’est jamais vraiment libérée de la polémique qui a accompagné la naturalisation de son nom. C’est pourquoi, sans verser dans le chauvinisme, il est légitime de parler, en un sens historiquement précis, de « l’épistémologie française ». L’épistémologie française est le nom d’une tradition de pensée délibérément hétéroclite qui a toujours affirmé, sinon l’unité théorique, du moins la solidarité de problèmes que d’autres traditions tendent souvent, au contraire, à dissocier : logique, théorie des fondements et des limites de la connaissance (mais jamais théorie de la connaissance commune), philosophie générale des sciences, philosophie de champs scientifiques particuliers et, dans une certaine mesure, histoire des sciences. L’épistémologie « à la française » est comme un ciment qui jette des ponts entre ces domaines d’enquête et de réflexion par des tournures de langage qui confirment plus qu’elles n’atténuent la volonté de ne pas dissocier. Ainsi l’« épistémologie générale » est-elle à cheval sur la philosophie de la connaissance et la philosophie générale des sciences, tandis que l’« épistémologie régionale » tend le plus souvent à solidariser l’histoire et la philosophie des sciences particulières.

    Ce livre ne donne pas un panorama encyclopédique et exhaustif de l’épistémologie française. Il vise à en donner une image historiquement plausible. Les études ici rassemblées répondent à deux questions distinctes.

    La première partie de l’ouvrage, intitulée « Traditions et institutions », porte sur la période 1900-1950. C’est dans cette période, qui fut précisément celle de l’importation et du détournement du mot « épistémologie », que le visage coutumier de l’épistémologie française s’est forgé, à la faveur de diverses écoles de pensée, institutions, échanges et heurts avec des communautés philosophiques étrangères. Une attention particulière a été portée à la manière dont les savants et philosophes français se sont comportés face aux versions successives du positivisme entre 1890 et 1960, parfois en participant activement au mouvement (Pierre Duhem, Henri Poincaré, Louis Rougier), souvent aussi en l’ignorant (comme le montre le déroulement de plusieurs congrès internationaux de philosophie dans les années 1930). On examine aussi comment en retour la philosophie des sciences post-positiviste américaine de la seconde moitié du XXe siècle (Willard Van Orman Quine, Thomas Kuhn) a trouvé des sources d’inspiration majeures dans l’épistémologie française du début du XXe siècle (Pierre Duhem, Émile Meyerson). Plusieurs chapitres s’intéressent par ailleurs aux personnes (Abel Rey, Henri Berr, Alexandre Koyré, Hélène Metzger) et aux institutions (Institut d’histoire des sciences, Centre de synthèse) qui ont créé les conditions d’un dialogue durable entre épistémologie et histoire des sciences.

    La seconde partie de l’ouvrage, intitulée « Figures », consiste en monographies sur un certain nombre de figures majeures qui ont, par leurs œuvres, façonné le paysage de l’épistémologie et de la théorie de la science de langue française à grande échelle historique. Nous avons délibérément étendu le champ de l’enquête largement en deçà et au-delà de ce qui s’est explicitement appelé « épistémologie », d’un point de vue chronologique autant que thématique. Il s’agissait en effet de comprendre non seulement ce qu’a voulu être l’épistémologie française, lorsqu’elle s’est ainsi désignée, mais aussi la variété des pensées qui en ont fourni le socle. En ce sens, la seconde partie de l’ouvrage porte plutôt sur l’épistémologie en France que sur l’épistémologie française. La période que nous avons retenue dans ce but est plus vaste que celle qui structure les études plus synthétiques de la première partie. Nous avons voulu saisir à la racine, bien avant qu’on n’ait usé du mot « épistémologie », les spécificités des études philosophiques sur la science en France (Auguste Comte, Claude Bernard, Félix Ravaisson, Antoine Augustin Cournot). La date de 1830 n’est pas choisie par hasard : c’est celle de la publication du premier fascicule du Cours de philosophie positive d’Auguste Comte. La date de 1970 ne l’est pas non plus. À un an près, c’est l’année où Georges Canguilhem, professeur d’« histoire et philosophie des sciences » à la Sorbonne et symbole exemplaire et syncrétique de ce que la philosophie des sciences française a produit depuis Auguste Comte, prit sa retraite. Au-delà de 1970, l’épistémologie et la philosophie des sciences ont pris un cours différent, plus varié et sans doute plus ouvert sur d’autres cultures. Nous nous sommes aussi efforcés de rendre compte de la variété des domaines scientifiques dans lesquels l’épistémologie ou philosophie des sciences française a montré sa fécondité : logique et fondements des mathématiques (Jacques Herbrand, Jean Nicod, Jean Cavaillès), sciences physiques (Henri Poincaré, Émile Meyerson, Alexandre Kojève, Jean-Louis Destouches), biologie et médecine (Georges Canguilhem), droit (Charles Eisenman). La figure historique écrasante de Gaston Bacheard ne pouvait être ici ignorée. C’est l’image d’un Bachelard philosophe tout court, et point seulement philosophe des sciences, qui émerge ici, à juste titre.

    Les études présentées dans ce volume ont pour la plus grande part été présentées dans un séminaire tenu à l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (IHPST) de 1996 à 1999. Les travaux y ont mûri, les perspectives ont peu à peu convergé. In fine, quelques textes ont été ajoutés, dans le but d’offrir une image plus fidèle de l’ensemble de la période examinée. Nous remercions la Société française de philosophie d’avoir autorisé la reproduction de l’étude de Jean-Claude Pariente sur Bachelard parue dans son bulletin, à l’occasion du centenaire de la naissance du philosophe. Nous remercions aussi Gaston Granger, qui a autorisé la traduction et la publication d’une conférence non publiée, donnée en 1996 à l’université de Boston. Ce livre, enfin, n’aurait pas été possible sans l’impulsion et le soutien jamais démenti de l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques.


    Notes du chapitre

    [1] ↑  Physicien et philosophe. Directeur de recherche au CNRS, Archives Husserl, École normale supérieure, Paris.

    [2] ↑  Historien et philosophe des sciences. Directeur de l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (IHPST), Paris 1.

    [3] ↑  James Frederick Ferrier, Institutes of Metaphysics. The Theory of Knowing and Being , Édimbourg, 1854.

    [4] ↑  William Whewell, Philosophy of the Inductive Sciences , Londres, J. A. Parker, 2 vol., 1840.

    [5] ↑  Émile Meyerson, Identité et réalité , Paris, Félix Alcan, 1908.

    Partie 1. Traditions de pensée et institutions

    1. Positivisme

    Chapitre 1. Un « positivisme nouveau » en France au début du XXe siècle (Milhaud, Le Roy, Duhem, Poincaré)

    Anastasios Brenner 

    [1]

    Le néopositivisme, avant de s’illustrer en Autriche, a été un courant de pensée français. En effet, dès 1901, Édouard Le Roy publie un article intitulé « Un positivisme nouveau »  [2] . Il y propose une réorientation du positivisme. En même temps, il prétend constater l’ébauche d’un mouvement intellectuel. Cet événement soulève plusieurs questions. Dans quelle mesure le néopositivisme français représente-t-il un véritable courant de pensée ? Jusqu’à quel point ce courant anticipe-t-il sur le Cercle de Vienne ?

    Les origines autrichiennes du positivisme sont bien connues. Les rapports entre le positivisme et des courants apparentés, tel le pragmatisme américain, commencent à être explorés en détail. Les correspondances ont été dépouillées ; les documents d’archives recensés. Rien de tel ne semble avoir lieu en France. Que sait-on des présupposés intellectuels et métaphysiques sous-tendant la controverse entre Henri Poincaré et Édouard Le Roy ? Que sait-on des rapports entre les différents penseurs du positivisme nouveau ? Certes, ce désintérêt s’explique par le fait que la philosophie française a longtemps boudé le positivisme logique. Mais précisément, cela exige une explication, d’autant plus que cette parenthèse est aujourd’hui fermée.

    J’avance une autre raison pour étudier le positivisme nouveau, cela me permettra d’annoncer ma méthode. Ce mouvement intellectuel que Le Roy perçoit recouvre une série de discussions. Or plusieurs auteurs actuels nous incitent à pratiquer différemment l’histoire de la pensée. Ainsi Larry Laudan nous propose-t-il de rénover l’histoire des idées. Il note : « L’histoire intellectuelle […] n’est pas assez sensible à la dynamique historique des problèmes intellectuels ; elle est plus préoccupée de chronologie et d’exégèse que d’explication [3] . » Laudan nous propose de se servir de son modèle de tradition de recherche visant la résolution des problèmes. On peut aller un pas plus loin : l’examen d’une situation de débat est propre à faire apparaître l’élaboration et l’évolution des problèmes intellectuels. Je propose donc ici de porter notre attention sur les discussions engagées dans le cadre du positivisme nouveau. Plutôt que d’étudier les œuvres isolément, je tâcherai d’explorer les interactions entre les divers penseurs de ce mouvement, à savoir principalement Henri Poincaré, Édouard Le Roy, Pierre Duhem et Gaston Milhaud.

    1 - La constitution d’un mouvement intellectuel

    Quelle est l’origine du mouvement de pensée signalé par Le Roy ? La référence la plus ancienne qu’il donne dans « Un positivisme nouveau » est un texte de Milhaud, « La science rationnelle », publié en 1896 [4] . Or Milhaud, à son tour, signale une analyse de Duhem. Il s’agit de l’article intitulé « Quelques réflexions au sujet de la physique expérimentale », paru en 1894 [5] . C’est ici que Duhem formule pour la première fois sa célèbre thèse holiste, selon laquelle les hypothèses physiques affrontent l’expérience de façon collective. Faut-il accepter cette thèse ? Quelles en sont les conséquences ? Telles sont les questions au point de départ du positivisme nouveau. Le Roy n’ignore pas l’analyse de Duhem, qu’il intègre dans sa propre problématique lors de son intervention au premier Congrès international de philosophie de 1900 : « La contingence des lois scientifiques résulte encore de leur incroyable complexité. C’est un point que M. Duhem a remarquablement développé [6] . » Et Le Roy de rapporter les résultats de l’analyse duhemienne de l’expérimentation. Enfin ajoutons que lorsqu’ils évoquent la naissance d’une réflexion sur la science, bien des années plus tard, Bergson et Le Roy, dans un article rédigé conjointement, citent Poincaré et Milhaud, puis écrivent : « Le physicien Duhem les avait tous deux précédés dans cette voie critique [7] . » Si la chronologie paraît bien établie, l’historien devra élucider certains problèmes. Poincaré refuse le holisme, ce qui explique la critique qu’il formulera à l’encontre de Le Roy. L’origine de son œuvre philosophique doit être cherchée ailleurs ; nous y reviendrons. Mais explicitons d’ores et déjà le contexte dans lequel prend naissance cette nouvelle analyse de l’expérimentation : la physique traverse une première crise. En parlant d’une première crise, je fais allusion à l’interprétation que nous fournit Poincaré. En effet, le début de sa carrière scientifique est marqué, de son propre aveu, par une crise qu’il décrit ainsi : « Il est arrivé un jour où la conception des forces centrales n’a plus paru suffisante, et c’est la première de ces crises [8] . » La réponse est la constitution d’une « physique des principes » que Poincaré décrit ainsi : « On renonça à pénétrer dans le détail de la structure de l’univers, à isoler les pièces de ce vaste mécanisme, à analyser une à une les forces qui les mettent en branle et on se contenta de prendre pour guides certains principes généraux qui ont précisément pour objet de nous dispenser de cette étude minutieuse [9] . » Cette première crise sera suivie d’une seconde crise, et Poincaré s’efforcera de rester en prise avec les nouvelles découvertes du début du XXe siècle. Il est clair que Poincaré figure, tout autant que Duhem, comme instigateur d’une réflexion philosophique sur la science. N’oublions pas que Le Roy a suivi l’enseignement du premier et qu’il a même été chargé de la rédaction d’un volume de ses cours [10] .

    Rappelons que l’article écrit par Duhem en 1894 sera repris dans La Théorie physique (1906) dans les passages bien connus sur l’expérimentation. Cependant, à cette époque aucune critique de la méthode inductive n’apparaît. Il est intéressant de noter que Milhaud, qui a perçu la justesse de l’analyse duhemienne de l’expérimentation et qui l’adopte, saisit aussitôt l’antagonisme de cette conception avec la méthode inductive. Il n’hésite pas à appliquer l’analyse à l’exemple du passage des lois de Kepler à la loi de Newton. Voici ses deux objections à l’interprétation inductiviste, en l’occurrence à John Stuart Mill : « Les lois de Kepler sont […] des faits complexes n’ayant de signification que par l’intermédiaire d’une série de théories » ; « Le passage de ces lois à celle de Newton se fait […] par un choix de définitions qui seules rendent le nouveau langage exactement équivalent à l’ancien [11] . » Peut-être Milhaud suggère-t-il à Duhem les analyses si importantes de la méthode inductive qui apparaîtront dans La Théorie physique.

    Quant à Le Roy, il associe les résultats de Poincaré et de Duhem. Il voit là l’apparition d’un véritable courant de pensée dont il souligne la spécificité : « Le mouvement critique dont je parle offre ceci de particulier que, loin d’avoir été pour ainsi dire appelé du dehors par des préoccupations métaphysiques et morales, il s’est produit à l’intérieur de la science, sous la pression de besoins internes, au contact même des faits et des théories [12] . » On comprend que ce débat, dans lequel la réflexion philosophique se trouve alliée à la science la plus actuelle, ait pu susciter un certain enthousiasme.

    2 - Les réponses de Poincaré et de Duhem

    Il s’agit maintenant de savoir quelles ont été les réactions de Poincaré et de Duhem face aux conséquences tirées par Milhaud et au programme défini par Le Roy. On sait que Poincaré a consacré toute une partie de La Valeur de la science (1905) à réfuter les thèses de Le Roy. On pourrait penser que cet engagement public marque la fin d’un débat et l’échec du programme du positivisme nouveau. Ce serait étudier les œuvres de manière isolée. Je prétends que notre méthode qui consiste à privilégier l’interaction des penseurs jette un autre éclairage sur ces œuvres. On trouve en effet d’autres références à Le Roy chez Poincaré, et si nous élargissons notre perspective pour prendre en compte non seulement les références explicites mais aussi les problèmes, il semble bien que la critique du holisme ait été une préoccupation essentielle de Poincaré.

    La polémique avec Le Roy me paraît marquer profondément l’œuvre de Poincaré. On me rétorquera que les premiers articles, dont plusieurs sont repris dans La Science et l’hypothèse[13] , précèdent cette polémique. Mais je pense qu’on trouve là une explication de la structure même de l’ouvrage. En effet, lorsque Poincaré fait le choix de ses textes et qu’il les organise, il a déjà pris connaissance des thèses de Le Roy ; il le cite d’ailleurs en bonne place dans son introduction. Il faut souligner la structure de cet ouvrage organisé en quatre parties : « Le nombre et la grandeur » (ici Poincaré traite de l’arithmétique et de l’analyse), « L’espace » (il nous parle de la géométrie), « La force » (figure ici curieusement, à côté de la mécanique, la thermodynamique), « La nature » (il s’agit de la physique proprement expérimentale, mais s’y glisse aussi un chapitre sur le calcul des probabilités). Soyons attentif à l’originalité de ce plan : il s’agit d’une classification des sciences. Par là, Poincaré précise la place et les limites des conventions en science. Il répond au holisme et aux conséquences que Le Roy en tire.

    Ce n’est pas seulement par le biais d’une classification des sciences que Poincaré répond au holisme. Il développe également une série d’arguments. Je passerai en revue trois passages de Poincaré qui représentent trois manières de contrer le holisme ; on peut y voir un approfondissement par Poincaré de sa position. À l’encontre de la thèse de Duhem-Quine, Jules Vuillemin développe une objection qui permet de mettre en relief l’attitude de Poincaré : « C’est un fait empirique que la Nature, même si elle n’est pas compartimentée, admet des degrés de compartiments […]. La science a été rendue possible, comme l’histoire de la taxinomie, de l’astronomie et de la dynamique le montre, parce que quelques-uns de ces cloisonnements étaient suffisamment fréquents et élémentaires […] pour devenir aisément l’objet d’une reconstruction théorique [14] . » Cette objection renvoie à l’idée d’une classification des sciences. En même temps, il reste à montrer de quelle façon le problème de la convention intervient ici.

    Le premier passage est tiré de La Science et l’hypothèse, chapitre 9, où Poincaré reprend un article publié seulement en 1900. Il faut lire ensemble les deux paragraphes intitulés « Rôle de l’hypothèse » et « Origine de la physique mathématique ». Poincaré distingue ici trois sortes d’hypothèses : les lois naturelles, les hypothèses indifférentes et les véritables généralisations : « Il faut avoir soin de distinguer entre les différentes sortes d’hypothèses. Il y a d’abord celles qui sont toutes naturelles et auxquelles on ne peut guère se soustraire. Il est difficile de ne pas supposer que l’influence des corps très éloignés est tout à fait négligeable, que les petits mouvements obéissent à une loi linéaire, que l’effet est une fonction continue de sa cause […]. Toutes ces hypothèses forment pour ainsi dire le fonds commun de toutes les théories de la physique mathématique. Ce sont les dernières que l’on doit abandonner [15] . » Un peu plus loin, Poincaré nous donne un exemple relatif à la distribution de la température : « Tout devient simple si l’on réfléchit qu’un point du solide ne peut directement céder de chaleur à un point éloigné [16] . » Et il commente : « On admet qu’il n’y a pas d’action à distance ou du moins à grande distance. C’est là une hypothèse ; elle n’est pas toujours vraie, la loi de la gravitation nous le prouve [17] . »

    L’auteur poursuit : « Il y a une seconde catégorie d’hypothèses que je qualifierai d’indifférentes. Dans la plupart des questions, l’analyste suppose, au début de son calcul, soit que la matière est continue, soit, inversement, qu’elle est formée d’atomes. Il aurait fait le contraire que ses résultats n’en auraient pas été changés ; il aurait eu plus de peine à les obtenir, voilà tout. » Poincaré termine son tableau : « Les hypothèses de la troisième catégorie sont les véritables généralisations. Ce sont elles que l’expérience doit confirmer ou infirmer. Vérifiées ou condamnées, elles pourront être fécondes. Mais, […] elles ne le seront que si on ne les multiplie pas. »

    Dans l’introduction, dans laquelle Poincaré s’efforce de se démarquer à la fois du dogmatisme naïf et du « nominalisme » de Le Roy, il attire l’attention du lecteur sur ce passage : « Nous verrons […] qu’il y a plusieurs sortes d’hypothèses, que les unes sont vérifiables et qu’une fois confirmées par l’expérience, elles deviennent des vérités fécondes ; que les autres, sans pouvoir nous induire en erreur, peuvent nous être utiles en fixant notre pensée, que d’autres enfin ne sont des hypothèses qu’en apparence et se réduisent à des définitions ou à des conventions déguisées [18] . » Les hypothèses ne sont donc pas toutes de même nature ; certaines sont plus conventionnelles que d’autres. Poincaré ajoute : « Il importe de ne pas multiplier les hypothèses outre mesure et de ne les faire que l’une après l’autre [19] . » Il admet une relative autonomie des hypothèses. Dans ce passage, Duhem perçoit l’expression d’un inductivisme qu’il rejette [20] . Or non seulement Poincaré défend l’inductivisme, mais il prend soin de l’approfondir.

    Venons-en au passage de la troisième partie de La Valeur de la science, dans lequel Poincaré s’étend le plus longuement sur son différend avec Le Roy. Contre la formule percutante de celui-ci, selon laquelle le savant crée le fait, Poincaré s’efforce de montrer que les faits s’imposent à nous. Il répond : « Tout ce que crée le savant dans un fait, c’est le langage dans lequel il l’énonce [21] . » Entre le fait brut et le fait scientifique, s’effectue une transcription ou une traduction en langage technique. Cette traduction nous permet d’abréger nos résultats : les divers faits bruts fournis par une expérience peuvent être remplacés par un fait scientifique unique et bien défini ; différentes expériences peuvent être réduites à un même cas théorique.

    Certes, l’abréviation que le langage scientifique procure recouvre, selon Poincaré, plusieurs opérations : non seulement la détermination de la marge d’approximation, mais également l’assimilation de divers appareils expérimentaux et la correction des valeurs. Il fait remarquer que les corrections s’imposent à nous ; nous n’avons pas le choix : ne pas corriger ses données, c’est se contenter de valeurs imprécises. Transcrire les faits bruts en faits scientifiques ne signifie pas les transformer, les altérer : on ne fait que retoucher les lectures fournies par les appareils, et cela dans une limite étroite. Mais surtout, observe Poincaré, l’assimilation de différentes techniques expérimentales se justifie par des lois reposant sur des expériences antérieures. Si nous rapprochons deux faits qui paraissent différents, c’est que des résultats dont nous disposons par ailleurs nous le permettent ; une relation plus profonde relie ces deux faits. Poincaré paraît soucieux de dégager les stratégies dont use le physicien mathématicien.

    Il est à noter que cette longue explication ne met pas fin au débat ; Poincaré continue de se préoccuper des idées de Le Roy. Dans Science et méthode (1908), on trouve encore une référence à Le Roy. Cette référence figure curieusement dans le chapitre 4 sur « Les logiques nouvelles », comme si Poincaré mettait sur le même plan sa critique du logicisme et celle du conventionnalisme radical. « Voici trois vérités, écrit-il, le principe d’induction complète ; le postulatum d’Euclide ; la loi physique d’après laquelle le phosphore fond à 44° (citée par M. Le Roy). On dit : ce sont trois définitions déguisées, la première, celle du nombre entier, la seconde, celle de la ligne droite, la troisième, celle du phosphore. Je l’admets pour la seconde, je ne l’admets pas pour les deux autres [22] . » En effet, le principe d’induction complète ou raisonnement par récurrence est un principe synthétique a priori. La loi concernant le phosphore est selon les termes de Poincaré « une véritable loi physique vérifiable [23]  ». Dans les deux cas, nous avons affaire à ce qui relève, dans un sens très général, de l’induction. Le raisonnement mathématique est certain, alors que le raisonnement physique est simplement probable. Mais cette probabilité peut être rationnellement justifiée.

    On peut passer maintenant à un autre passage qui me semble encore plus significatif : « Notre faiblesse ne nous permet pas d’embrasser l’univers tout entier, et nous oblige à le découper en tranches. Nous cherchons à le faire aussi peu artificiellement que possible [24] . » Et plus haut : « Quand on cherche à prévoir un fait et qu’on en examine les antécédents, on s’efforce de s’enquérir de la situation antérieure ; mais on ne saurait le faire pour toutes les parties de l’univers, on se contente de savoir ce qui se passe dans le voisinage du point où le fait doit se produire, ou ce qui paraît avoir quelque rapport avec ce fait. Une enquête ne peut être complète, et il faut savoir choisir [25] . » Poincaré insiste sur l’importance du choix, sur le développement progressif de la théorie. Il y a des stratégies rationnelles de sélection. Certes, Poincaré reconnaît les limites, le caractère provisoire et relatif d’une telle décision : « Il peut arriver que nous ayons laissé de côté des circonstances qui, au premier abord, semblaient complètement étrangères au fait prévu […] et qui, cependant, contre toute prévision, viennent à jouer un rôle important [26] . » Ce passage est extrait du chapitre 4 sur « Le hasard ». L’idée évoquée ici est celle des différentes séries causales ou mondes de Cournot. Or Poincaré cherche à ramener ceci à deux cas antérieurement dégagés : celui d’une grande différence entre la cause et l’effet ; celui de la complexité des causes. Il ne veut pas que l’on réduise les probabilités uniquement à notre ignorance subjective. Ce passage peut être rapproché du chapitre 11 de La Science et l’hypothèse. Le fait d’avoir placé ce chapitre sur le calcul des probabilités dans la partie sur la nature est original. Poincaré s’en explique : « On s’étonnera sans doute de trouver à cette place des réflexions sur le calcul des probabilités [rappelons que ce texte s’adresse à un lecteur de 1902]. Qu’a-t-il à faire avec la méthode des sciences physiques ? Et pourtant les questions que je vais soulever […] se posent naturellement au philosophe qui veut réfléchir sur la physique [27] . » Nous pouvons maintenant revenir à Science et méthode pour citer la conclusion du chapitre évoqué : « Quand nous voulons contrôler une hypothèse, que faisons-nous ? Nous ne pouvons en vérifier toutes les conséquences, puisqu’elles seraient en nombre infini ; nous nous contentons d’en vérifier quelques-unes et si nous réussissons, nous déclarons l’hypothèse confirmée, car tant de succès ne sauraient être dus au hasard [28] . » L’idée d’une logique inductive fondée sur les probabilités transparaît dans ces passages. On peut ainsi considérer le Cercle de Vienne, et notamment Rudolf Carnap, comme héritiers de Poincaré [29] . En somme, les critiques duhemiennes de l’inductivisme méconnaissent la possibilité de renouveler cette conception par le biais du calcul des probabilités. En évoquant Science et méthode, je déborde ce qui peut être désigné comme le second moment de la controverse : Poincaré a déjà répondu à Le Roy ; il prolonge le débat, en opposant de nouvelles objections aux critiques de ses adversaires.

    Il est temps d’examiner la réaction de Duhem face à l’interprétation et à l’extension de ses thèses proposées par Milhaud et par Le Roy. Je serai plus bref sur ce point, l’ayant évoqué ailleurs [30] . De la même façon que pour Poincaré, nous pouvons envisager l’organisation à la fois complexe et subtile de La Théorie physique de Duhem comme une réponse aux auteurs précédents. Au début de son ouvrage, Duhem analyse la structure de la théorie physique en quatre opérations fondamentales : la définition et la mesure des grandeurs physiques ; le choix des hypothèses ; le développement mathématique ; la comparaison avec l’expérience. Il s’agit d’un ordre logique ou rationnel d’élaboration de la théorie. Le physicien pose ses définitions et choisit ses postulats ; au moyen de raisonnements mathématiques, il en déduit diverses conséquences. Enfin, il compare ces conséquences aux données de l’observation. Or, lorsque Duhem aborde la structure de la théorie, dans la seconde partie, il ne suit pas cet ordre. Il commence certes par les grandeurs physiques, mais c’est pour passer ensuite au développement mathématique, le choix des hypothèses étant rejeté au dernier chapitre. La quatrième opération reçoit le traitement le plus étendu et le plus attentif : l’expérience de physique au chapitre 4, la loi physique au chapitre 5, la théorie physique et l’expérience au chapitre 6. Nous avons dit que les remarques de Milhaud sont probablement pour quelque chose dans l’élaboration de la « critique de la méthode newtonienne [31]  ». Cette critique, qui caractérise pour nous le holisme duhemien, ne figurait pas dans l’article de 1894 sur la physique expérimentale. Le débat entre Poincaré et Le Roy est également évoqué avec précision. Duhem se rallie à Le Roy, tout en s’efforçant de montrer, à la fin de son chapitre, que sa thèse holiste, pleinement comprise, permet de dépasser les apories auxquelles sont conduits les deux penseurs. Ainsi Duhem refuse-t-il de distinguer entre les hypothèses : « Quelle que soit la nature d’une hypothèse, […] elle ne peut être isolément contredite par l’expérience ; la contradiction expérimentale porte toujours en bloc sur tout un ensemble théorique [32] . » Mais justement, cela permet d’éviter le conventionnalisme radical : « Les hypothèses qui n’ont par elles-mêmes aucun sens physique subissent le contrôle de l’expérience exactement de la même manière que les autres hypothèses [33] . » En d’autres termes, la confirmation expérimentale rejaillit sur la théorie de son ensemble.

    3 - L’impact de la controverse

    On aimerait connaître l’issue de ce débat. Mais de telles controverses se terminent-elles jamais ? En tout cas, Duhem revient à la charge. Jusque dans ses derniers textes philosophiques ou historiques, il s’efforce de répondre aux problèmes qui ont été soulevés dans le mouvement critique. Il y a plus : Duhem va jusqu’à provoquer en un sens Poincaré. S’aventurant audacieusement sur le terrain de celui-ci, il s’en prend à la conception

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