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L'histoire à l'écran
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Livre électronique371 pages5 heures

L'histoire à l'écran

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À propos de ce livre électronique

La rencontre entre le cinéma et l’histoire a toujours fasciné : du Cuirassé Potemkine à Hannah Arendt, en passant par Autant en emporte le vent, Barry Lyndon, Le retour de Martin Guerre et Little Big Man, la plupart des gens découvrent le passé en regardant des films. De fait, la fréquentation des salles de cinéma façonne davantage la culture historique du citoyen moyen que celle des salles de cours. En partant de ce constat, Bruno Ramirez explore en parallèle les représentations savantes de l’histoire et celles, « profanes », que nous offrent les artisans du septième art.

Comment le cinéma enrichit-il notre compréhension du passé et de quelle façon scénaristes et réalisateurs le transforment-ils en langage filmique ? Quels sont leurs modèles, leurs sources, leurs motivations ? Les plus grands cinéastes actuels – Denys Arcand, Constantin Costa-Gavras, Deepa Mehta, Renzo Rossellini, les frères Taviani et Margarethe von Trotta – s’entretiennent avec l’auteur sur ces questions, en seconde partie d’un ouvrage indispensable à tous les passionnés d’histoire et de cinéma.
LangueFrançais
Date de sortie6 nov. 2014
ISBN9782760634169
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    Aperçu du livre

    L'histoire à l'écran - Bruno Ramirez

    Mise en pages: Yolande Martel

    Epub: Folio infographie

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Ramirez, Bruno, 1942-

    [Inside the historical film. Français]

    L’histoire à l’écran

    (Champ libre)

    Comprend des références bibliographiques.

    ISBN 978-2-7606-3415-2

    1. Films historiques – Histoire et critique. 2. Cinéma et histoire. 3. Producteurs et réalisateurs de cinéma – Entretiens. I. Titre. II. Titre: Inside the historical film. Français. III. Collection: Champ libre (Presses de l’Université de Montréal).

    PN1995.9.H5R3614 2014   791.43’658   C2014-942107-9

    Cet ouvrage paraît en anglais sous le titre de Inside the Historical Film aux Éditions McGill-Queen’s University Press, 2014.

    Dépôt légal: 4e trimestre 2014

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2014

    www.pum.umontreal.ca

    ISBN (papier) 978-2-7606-3415-2

    ISBN (ePub) 978-2-7606-3416-9

    ISBN (PDF) 978-2-7606-3417-6

    Les Presses de l’Université de Montréal reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour leurs activités d’édition et remercient de leur soutien financier le Conseil des Arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    L’histoire à l’écran est dédié à mes étudiants d’aujourd’hui et d’hier, dont la quête de connaissances – authentique ou simplement utilitaire – m’a poussé à donner le meilleur de moi-même pour trouver avec eux le sens du passé dans nos vies.

    AVANT-PROPOS

    À la différence de la plupart des ouvrages savants, mon livre n’est pas l’aboutissement d’un projet de recherche pour lequel j’aurais obtenu des subventions, l’aide d’assistants ou des dégagements de ma tâche d’enseignement. Il a plutôt pris forme au fil des ans, grâce aux nombreuses discussions que j’ai eues avec divers interlocuteurs dans des salles de cours, à des conférences universitaires et dans d’autres forums publics à l’occasion de la projection de films.

    J’ai bénéficié notamment des invitations de l’Université de Paris Diderot (Institut Charles V), du Collège Glendon (Université York), de l’Université de Trèves, et de l’Université de Bologne, où j’ai donné des cours et des cycles de conférences en histoire nord-américaine et en histoire des migrations, en me servant comme ressources didactiques principales des films que j’avais écrits ou coécrits. À bien des égards, ces cours et conférences ont servi de laboratoire où il m’a été possible d’interagir avec des collègues et des étudiants provenant de divers horizons linguistiques et culturels autour de narrations filmiques de l’histoire.

    Les cours d’histoire des États-Unis et de l’Italie, que j’ai donnés régulièrement à l’Université de Montréal, m’ont offert l’occasion de tester la valeur des films historiques en tant que mode d’interprétation plus nuancé et dynamique du passé. Cependant, j’hésitais à transformer en livre mes multiples réflexions. Maintenant que ce projet a été réalisé, je peux faire remonter sa genèse à la fin des années 1990, lorsque David Thelen – à l’époque rédacteur en chef du Journal of American History – m’a invité à traiter des rapports entre cinéma et histoire transnationale, en insistant pour que mon article soit ancré dans ma double pratique d’historien et de scénariste de films historiques. Malgré les contraintes d’espace qu’impose un tel article, cet exercice m’a obligé à systématiser ma pensée et m’a aidé à mieux comprendre les enjeux – intellectuels et éthiques – inhérents à la scénarisation de films historiques. Les commentaires que j’ai reçus de plusieurs lecteurs m’ont encouragé à poursuivre plus avant l’étude des films historiques.

    Quelques années plus tard, mes conversations avec les réalisateurs Paolo et Vittorio Taviani autour de leurs films historiques ont beaucoup contribué à définir mon approche de la conception et de la rédaction de mon livre. En effet, contrairement aux ouvrages le plus souvent théoriques produits dans le cadre des études cinématographiques, ma recherche se fonde principalement sur la pratique de l’histoire et du cinéma. Le lecteur le remarquera dès la première page. La participation de cinq autres réalisateurs de renommée internationale, qui ont accepté de discuter avec moi de leurs films historiques, a également joué un grand rôle dans la réalisation de ce projet. Outre les frères Taviani, il s’agit de Denys Arcand, de Constantin Costa-Gavras, Deepa Mehta, Renzo Rossellini et Margarethe von Trotta, à qui j’exprime ici toute ma gratitude pour le temps qu’ils m’ont consacré, pour leurs commentaires judicieux et enrichissants et pour l’intérêt qu’ils ont exprimé à l’égard de mon projet.

    Plusieurs amis ont lu une version préliminaire du chapitre introductif et m’ont offert des commentaires fort pertinents et surtout leur soutien: Claus Bredenbrock, Catherine Collomp, Antoine Del Busso, Greg Robinson, Matteo Sanfilippo, Roberto Silvestri, et Paul Tana. Je les remercie de nouveau. L’intérêt que m’a exprimé Antoine à titre de directeur des Presses de l’Université de Montréal m’a convaincu de poursuivre mon projet alors qu’il en était à sa phase initiale. J’espère que le livre correspond à ce que j’avais annoncé dans ce chapitre introductif.

    Je remercie mes étudiantes Marie Belisle et Paula Lebrasseur pour l’aide qu’elles m’ont apportée dans la préparation d’une première version française. Je dois beaucoup à Judith Ramirez qui a lu la totalité de la version anglaise du manuscrit et corrigé plusieurs italianismes. Ma gratitude envers Christiane Bée Teasdale va de soi. Tout comme pour mes deux derniers livres, elle a assisté à la naissance et au développement de celui-ci. Son enthousiasme et son regard critique ont été des ingrédients essentiels à sa réalisation.

    Je tiens aussi à remercier Nadine Tremblay et Sylvie Brousseau – respectivement directrice de l’édition et chargée de projet aux PUM – pour avoir pris en main l’édition française du livre et en avoir assuré la production avec professionnalisme et dynamisme. Merci également à Janine Thériault qui m’a dépanné en traduisant, dans un délai très court, deux nouvelles sections des chapitres 1 et 3.

    Enfin, mon manuscrit a bénéficié de la lecture de quatre évaluateurs anonymes qui ont apprécié sa valeur pour les études historiques et cinématographiques. Leurs commentaires critiques ont contribué considérablement à améliorer la qualité du livre.

    PARTIE 1

    CHAPITRE 1

    Des archives à l’écran

    Il n’est pas facile d’exprimer pleinement l’émotion que j’ai ressentie en voyant pour la première fois à l’écran des personnages historiques que j’avais créés, en les voyant jouer et révéler leurs sentiments par des mots et des actions que j’avais soigneusement écrits ou coécrits. Cette émotion se combinait au fait que des milliers de spectateurs allaient regarder ces scènes et ces séquences dans les semaines et mois à venir et qu’ils en tireraient une certaine compréhension du passé dont il était question dans ce film.

    J’étais en même temps conscient que ces personnages, les événements qu’ils vivaient et les pulsions qui les faisaient agir étaient l’aboutissement du long processus de recherche historique que j’avais entrepris à partir de diverses sources documentaires, dont les résultats avaient finalement été transmués en film. Grâce au talent créateur du réalisateur et de son équipe de production, le film en question (Caffè Italia, Montréal) avait été chaleureusement accueilli à la fois par les critiques de cinéma et les historiens. Après une longue vie sur des chaînes de télévision, dans des programmes de répertoire et des salles de cours, il est aujourd’hui considéré comme un classique de la filmographie canadienne.

    Je me demandais pourtant si, en tant qu’historien, je ne contribuais pas à simplifier l’histoire en empruntant le raccourci de la narration filmique, et si en mélangeant la fiction et les faits, je ne manipulais pas la perception du passé chez les spectateurs. À l’époque, je reléguais ce genre de question à l’arrière-plan, heureux de pouvoir profiter de l’occasion (peut-être la seule) d’utiliser mes recherches différemment et par l’intermédiaire d’un média qui me permettait de m’adresser à un public plus vaste. Pourtant, quand j’étais encore étudiant, je me questionnais déjà sur la manipulation ou l’altération du passé par le cinéma. Par la suite, ce questionnement a refait surface, parfois sous la forme de simples arrière-pensées, d’autres fois de façon directe et troublante, quand je regardais un film historique.

    J’ai gardé un souvenir très vif de la première fois où j’ai vu le film de David W. Griffith, La naissance d’une nation, dans un club universitaire. Ce film raconte la guerre civile aux États-Unis et la montée, présentée comme héroïque, du Ku Klux Klan. Il s’agit aussi de l’un des premiers longs métrages. La personne qui présentait le film avait souligné son importance centrale dans l’histoire du cinéma, surtout pour l’usage de la caméra et du montage, et nous avait simplement avertis qu’il était raciste. Les séquences interminables de batailles, d’intrigues politiques et de gestes héroïques ne laissaient aucun doute sur le fait que, en dépit de son génie artistique, Griffith avait tenu à ce que son film soit en même temps une leçon d’histoire.

    Outre le contenu ouvertement raciste, Griffith avait assorti les scènes filmées de plusieurs citations provenant de personnalités historiques et d’historiens contemporains (d’Abraham Lincoln à Woodrow Wilson), et il s’était assuré que les spectateurs puissent constater que les divers sites étaient historiquement authentiques. L’un de ces sites était l’Assemblée législative de la Caroline du Sud où, lors d’une séance, on voit des députés noirs fraîchement élus (dont plusieurs sont d’anciens esclaves) assis, leurs pieds nus posés sur la table, d’autres qui sommeillent, d’autres encore qui dévorent des cuisses de poulet. Aucun d’eux ne semble prendre au sérieux les affaires de l’État pour lesquelles ils ont été élus. Et comment le pourraient-ils dans un film qui les représente comme des êtres humains non civilisés?

    Plusieurs auteurs se sont intéressés aux raisons qui ont conduit un artiste aussi talentueux à choisir ce thème historique et à le traiter de cette manière; d’autres se sont penchés sur les répercussions immédiates du film sur les relations raciales aux États-Unis. Ce que je veux souligner ici, c’est qu’en plus d’impressionner par son style cinématographique grandiose, La naissance d’une nation a marqué l’entrée définitive du film historique dans le monde du cinéma américain. Et il l’a fait en corroborant et en poussant à l’extrême l’interprétation raciste de la Reconstruction des États sudistes qui prévalait à l’époque chez les historiens.

    Avec la professionnalisation croissante de l’entreprise cinématographique et la place centrale qu’Hollywood a occupée dans l’industrie du cinéma, les films historiques ont eu tendance à nuancer leurs représentations du passé. Comme la plupart des spectateurs, historiens ou non, je ne possédais pas les instruments critiques pour les analyser adéquatement. Tout en savourant le jeu des acteurs, les images et la «magie» particulière que seul le grand écran peut produire, je quittais le plus souvent la salle de cinéma sceptique quant à l’exactitude ou même la crédibilité des événements et des personnages mis en scène. À ce scepticisme s’ajoutait le fait que les films historiques adoptaient, et adoptent encore, une variété de formes stylistiques et de techniques narratives. Un film historique pouvait différer radicalement d’un autre en termes d’esthétisme des images, du style de jeu des acteurs, ou encore de la place accordée à l’intrigue romanesque pour atteindre les effets narratifs voulus ou pour rendre le passé plus ou moins vivant aux yeux des spectateurs. Il n’est pas nécessaire d’être critique de cinéma ou spécialiste pour remarquer le contraste frappant entre la manière dont deux des films historiques les plus célèbres de l’histoire du cinéma représentent le passé: Autant en emporte le vent, de Victor Fleming, et Octobre, de Sergei Eisenstein, deux films qui traitent de tournants décisifs dans l’histoire d’une nation. Certes, ma formation européenne m’avait exposé aux différents styles filmiques en dépit de l’hégémonie qu’Hollywood exerçait sur les écrans du monde entier. Et sans être étudiant en cinéma, j’étais en mesure de distinguer une production typiquement hollywoodienne d’un film d’auteur (le plus souvent tourné en Europe), où le réalisateur bénéficie d’une plus grande latitude artistique pour utiliser le langage filmique et interpréter le passé. Par ailleurs, malgré les bonnes intentions d’un réalisateur, la représentation du passé ne conduisait-elle pas inévitablement à des distorsions, à cause des impératifs techniques que ce média impose?

    En réfléchissant à ces expériences passées, j’en viens à conclure que la frustration et l’ambivalence que je ressentais résultaient en grande partie de mon incapacité à concilier dans mon esprit la dualité inhérente à la plupart de ces films, c’est-à-dire le fait qu’ils soient à la fois des œuvres artistiques et des véhicules d’information historique destinés à rejoindre de larges auditoires.

    Au cours des années suivantes, j’ai commencé à reconnaître les sources de ma frustration grâce, en partie, à une étude fondamentale de l’éminent philosophe et historien de l’art Walter Benjamin, «L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique¹». Écrite en 1935, au moment où le cinéma était un art relativement nouveau, cette analyse abordait les époques les plus importantes de l’histoire de l’art, surtout sur le plan du rapport entre l’objet d’art et le spectateur. Le cinéma y était présenté comme un art révolutionnaire. Le but de cet essai n’était pas d’élaborer une théorie du cinéma, mais plutôt de montrer les façons dont, grâce à des progrès technologiques sans précédent, le cinéma avait transformé radicalement le rapport traditionnel entre l’objet d’art et les spectateurs. À partir d’innovations techniques antérieures, le cinéma constituait l’aboutissement historique de la tendance à reproduire mécaniquement des œuvres d’art et à les rendre en même temps accessibles à de vastes auditoires.

    Benjamin n’a pas approfondi cette question par la suite. Il a perdu la vie quelques années plus tard dans des circonstances tragiques. Pourtant, à bien des égards, son analyse jetait une lumière critique sur une tendance qui s’affirmait déjà à l’époque, et qui allait marquer de plus en plus le cinéma jusqu’à nos jours: en même temps qu’une forme d’art, le cinéma était un «produit» de consommation – sans doute le plus complexe sur les plans technique et esthétique, et le plus apte à alimenter la culture de masse en agissant sur l’imaginaire, voire sur les comportements de ses consommateurs. En effet, déjà en 1923 des données publiées aux États-Unis indiquaient qu’au cours de n’importe quelle semaine de janvier, cinquante millions d’Américains en moyenne avaient vu au moins un des films distribués dans les quinze mille salles de cinéma qui existaient au pays².

    Une sorte de compétition naissait entre deux pratiques filmiques. D’un côté, des artistes exploraient et expérimentaient de nouvelles techniques et approches afin de créer et de raffiner un langage filmique capable de porter tout le potentiel narratif du média; de l’autre, l’industrie du cinéma était résolue à adapter le plus possible ses produits aux goûts et aux besoins psychiques d’un public de plus en plus vaste, en adoptant des schèmes narratifs en phase avec l’humeur populaire, les tendances du marché et les styles de vie.

    On sait quelle forme cette «compétition» a prise et comment, pendant une grande partie du XXe siècle, le cinéma a été le divertissement le plus populaire et le plus apte à façonner la culture de masse, y compris la culture historique, car les cinéastes ont régulièrement puisé leurs sujets dans le passé. Les films de guerre en constituent probablement l’exemple principal, mais cette tendance s’est élargie pour inclure des films portant sur des personnalités historiques et des événements majeurs de l’histoire nationale. Il n’est pas exagéré de dire que pour de larges segments de nos sociétés, ce genre de films a été la principale source de connaissance du passé, tout comme les romans historiques et certaines productions théâtrales l’avaient été avant l’avènement du cinéma. Quand La naissance d’une nation a envahi les salles de cinéma et électrisé les spectateurs, qui aurait pu imaginer qu’une profonde transition dans la culture historique s’amorçait, qu’une culture fondée sur l’écrit s’apprêtait à passer à une autre, de plus en plus axée sur l’image mouvante?

    Et pourtant, ce n’est que dans les années 1960 et 1970 que le monde universitaire a commencé à prendre les films au sérieux. Les chercheurs sont devenus de plus en plus conscients du fait que, au-delà de l’évolution technologique, institutionnelle et stylistique que représentait l’entreprise cinématographique, les films étaient aussi des «documents» ou des «textes» qui révélaient certaines des dynamiques sociales et culturelles prévalant à l’époque de leur production. Cette prise de conscience a rapidement mené à la création d’un champ interdisciplinaire des plus dynamiques, les études cinématographiques. D’abord offertes dans des instituts ou académies de cinéma, ces dernières ont connu une croissance considérable lorsqu’elles ont été intégrées dans la plupart des universités. Dans le même temps, d’autres disciplines comme la sociologie, l’anthropologie, la littérature et les communications ont fait du cinéma un sujet de recherche et d’analyse.

    Pour ce qui est des historiens, leur intérêt pour l’étude des films a tardé à se manifester. Quand, en 1968, Marc Ferro, jeune historien français, crie eurêka dans les pages de la prestigieuse revue historiques Les Annales, il concède qu’on ne peut blâmer entièrement les historiens qui ont négligé le cinéma et les sources cinématographiques: «Le culte excessif du document écrit les a cloués au sol.» Par conséquent, ajoute-t-il, «il leur a échappé que, pour l’époque contemporaine au moins, ils disposaient de documents d’un type nouveau, d’un langage différent³» – des documents qui exigent une réévaluation majeure des méthodologies historiques conventionnelles. Ferro venait de découvrir des films d’actualité couvrant des événements militaires et diplomatiques de la Grande Guerre. Quelques années plus tard, lors d’un entretien, il expliquera que prendre connaissance de ces images, «c’était un choc fantastique. […] Et c’est là que tout a démarré, à partir du moment où j’ai constaté que l’image ne dit pas exactement la même chose que l’écrit, ou du moins le dit autrement⁴.» À maints égards, son court texte écrit dans les Annales revêt le caractère d’un manifeste incitant les historiens à placer le cinéma au centre des études historiques; il n’hésite pas à prédire que «cette socio-histoire cinématographique se développera au niveau de la recherche, de la création, de l’enseignement⁵».

    Les mots de Ferro s’avéreront prophétiques. En effet, les années qui suivent témoignent d’un intérêt graduel – quoiqu’inégal – pour le cinéma chez les historiens de divers pays. Celui-ci s’intensifie au cours des années 1980 alors que l’étude du cinéma est mise au programme de nombre de sociétés historiques, et les films – surtout les documentaires – commencent à faire leur apparition dans les plans des cours d’histoire⁶. Au tournant du siècle, les recherches sur l’histoire du cinéma auront déjà donné lieu à un imposant corpus historiographique qui porte sur à peu près tous les aspects de la production filmique.

    Évidemment, cette expansion rapide dans la littérature historique ne fut pas sans conséquences embarrassantes. Dans un des premiers examens critiques de cette littérature, Rémy Pithon constate que ces études sont devenues en quelque sorte un amalgame d’approches et intérêts divers et déplore que le manque de méthodologie soit la cause de ce qu’il appelle «une grande confusion […] sur les rapports entre le cinéma et l’histoire⁷». Aussi récemment qu’en 2012, un éminent historien du cinéma caractérisait l’étude de ces rapports de «sous-champ en mal de méthodologie⁸».

    Néanmoins, peu d’historiens aujourd’hui doutent encore de la pertinence du cinéma pour l’enseignement de l’histoire et pour la diffusion d’information sur la société, la culture et la politique. Contrairement aux précédentes générations d’historiens, ils ont grandi à l’âge des communications de masse et sont conscients de l’impact des films – qu’ils soient vus dans des salles de cinéma ou à la télévision – sur leur vision de la vie et du monde. Leur engagement progressif dans la production de documentaires historiques constitue d’ailleurs un signe tangible du rapprochement effectué par les historiens avec ce moyen de diffusion qu’est le cinéma. Les historiens se font souvent inspirateurs de projets cinématographiques, agissent en tant que consultants et leurs noms sont inscrits au générique à titre d’experts. Quoique plus ou moins fréquemment, certains d’entre eux ont produit leurs propres documentaires. Ce n’est guère étonnant puisque le documentaire historique classique a plusieurs éléments d’affinité avec la démarche des historiens. Ce genre de documentaire, en effet, vise à informer quand ce n’est pas à manifestement éduquer. Le sujet s’articule autour d’un thème soutenu par une narration hors champ, ce que le spécialiste italien Marco Bertozzi appelle ironiquement «la voix de la vérité historique⁹». Plus encore, la thèse est étayée par un déploiement de preuves sous la forme de sources visuelles telles que des films d’archives, des photographies, des témoins vivants – qui tout de même permettent souvent à l’auditoire de tirer ses propres conclusions. Et enfin, telle la bibliographie d’une monographie, le générique dresse la liste des sources audiovisuelles tout autant que celle des archives et des fonds d’où elles proviennent. Il ne faut certainement pas minimiser la part de créativité inhérente à la production d’un documentaire historique, alors que le travail de caméra, les effets sonores et surtout le montage permettent aux réalisateurs d’utiliser leur sens artistique pour faire ressortir la poésie du sujet ou accentuer son intensité dramatique et ce, afin que le film informe tout en divertissant. Cela n’empêche pas que l’influence qu’un historien consultant peut exercer sur la stratégie narrative et le message du film varie selon les cas. Évoquant ses fréquentes expériences de consultant, l’historien Richard White conclut: «ce n’est pas toujours un partenariat heureux» et c’est souvent une source de frustrations¹⁰. Pour Daniel Walkowitz, qui a lui aussi décrit ses déceptions d’historien consultant pour des documentaires, la solution idéale serait que les historiens aient droit de regard sur le résultat final ou encore produisent et réalisent leurs propres documentaires¹¹.

    La relation des historiens avec le cinéma historique de fiction – du genre dont il est question dans ce livre – s’est cependant avérée plus difficile, surtout parce que l’essence même de la fiction est de laisser les cinéastes traiter le passé en toute liberté. En outre, et contrairement à la forme documentaire, les cinéastes sont exemptés, selon des règles artistiques en vigueur depuis longtemps, de l’obligation de révéler leurs sources. De plus, quoique certains historiens et spectateurs soient généralement enclins à accepter de mettre ce que Samuel Coleridge appelle leur «incrédulité en suspens», d’autres affichent une position critique à l’égard de l’addition fréquente au récit historique de personnages ou d’événements imaginaires.

    Cependant, ainsi que j’en traiterai dans les chapitres suivants, la question ne peut se résumer à une simple réflexion sur la pertinence de la fiction. Après tout, d’autres disciplines académiques qui se livrent à l’étude du cinéma historique perçoivent la fiction comme partie intégrante du récit et la remettent rarement en question. Le problème concerne plutôt la manière dont elle est employée: serait-ce l’usage d’une liberté débridée – comme c’est souvent le cas – dans le but d’attirer la clientèle en lui offrant un produit conforme à ses goûts et, par ricochet, d’assurer le succès commercial de la production? Ou s’agirait-il de mettre cette méthode narrative au service de la plus expressive forme d’art de façon à enrichir la perception du passé et par le fait même d’en rehausser la compréhension? Dans un cas comme dans l’autre, on peut comprendre l’expérience douce-amère vécue par certains historiens ayant œuvré comme conseillers pour des longs métrages historiques, particulièrement lorsque le sujet était inspiré de livres dont ils étaient les auteurs. Ceux qui ont pris soin d’écrire sur le sujet ont clairement expliqué comment, dans certains cas, ils ont contribué à sensibiliser les cinéastes à la teneur historique de leur sujet sans toutefois réussir à influencer leurs choix narratifs¹². Robert Brent Toplin, commentant la collaboration au cinéma de plusieurs de ses collègues, constate que «plusieurs historiens qui ont œuvré à l’arrière-scène à titre d’experts, sont insatisfaits de leur expérience. Ils déplorent que les cinéastes les réduisent au rôle de simples conseillers chargés d’approuver le contenu historique du film¹³».

    Quelle que soit la fréquence de ce type «d’échange utilitaire» entre l’historien et le cinéaste, il y a plus, et cela a tout à voir avec la véritable nature du film historique et le mode narratif qu’il requiert. Alors qu’en ce qui a trait au documentaire historique, la frontière entre «la connaissance scientifique et la création artistique» – pour employer l’expression de Marc Ferro – s’est avérée assez poreuse, dans le cas du cinéma historique de fiction, il ne semble pas permis de la traverser. Le plus souvent, en effet, les cinéastes puisent dans une matière historique émanant d’archives et d’autres sources incluant l’expertise offerte par les historiens consultants; ils se servent ensuite de l’histoire (au sens de connaissance historique provenant de la recherche) pour modeler une intrigue destinée à rejoindre un large auditoire et ce, en se servant le mieux possible du langage cinématographique. Ils se trouvent alors carrément sur le terrain de la création artistique où la technique, l’expérience, l’intuition et l’imagination sont maîtresses et où le réalisateur et les membres de l’équipe de production unissent leurs talents et leur sensibilité esthétique afin que l’image filmée soit conforme à leur vision.

    J’oserai dire que dans la plupart des projets de films historiques relevant d’une recherche exhaustive, un «tournant fictionnel» se produit par lequel les notions acquises se transforment en récit filmique. Le moment précis où il se présente peut varier. Dans le cas d’un sujet original (non adapté d’un roman historique), c’est le plus souvent au moment de l’écriture du scénario (voir le chapitre 2). Ainsi, pour ce qui est du projet ayant mené au film Water, la scénariste et réalisatrice Deepa Mehta était de prime abord mue par le désir de s’informer sur le phénomène des veuves-enfants tel qu’il existait en Inde avant qu’on l’abolisse: «Alors que j’étais en pleine recherche, raconte-t-elle, j’ai réalisé que ce serait une formidable histoire.» À partir de cet instant, elle a révisé ses connaissances de manière à les convertir en une «histoire» cinématographique, en commençant par l’écriture du scénario¹⁴. Les réputés réalisateurs et scénaristes Paolo et Vittorio Taviani, qui ne cachent pas leur intérêt pour la recherche historique, se montrent plus précis: «L’idée d’une histoire à raconter, disent-ils, surgit de nos discussions, de nos notes et de nos lectures. Nous rédigeons un schéma synoptique d’environ cent pages de manière à évaluer si le projet est réalisable. Si cela nous convainc, nous procédons à l’écriture du scénario¹⁵.» Quant à moi, lorsque mes recherches à propos d’un meurtre célèbre qui avait eu lieu à Montréal en 1904 ont été terminées, je me suis retrouvé théoriquement devant trois options: 1) l’écriture d’une monographie traitant du choc culturel vécu par des immigrants à l’époque où Montréal était le milieu urbain le plus industrialisé au Canada; 2) chercher un cinéaste que mon sujet intéresserait suffisamment pour faire l’objet d’un documentaire; 3) utiliser ce matériel historique de manière à en tirer un scénario de fiction cinématographique. J’expliquerai dans le chapitre 4 pourquoi j’ai opté pour la troisième solution et comment, après plusieurs versions, mon réalisateur et moi-même avons effectué le «tournant fictionnel» ayant mené au film La Sarrasine.

    L’intérêt que les historiens ont finalement porté au cinéma a élargi notre connaissance des films en tant que «produits culturels» d’une époque particulière; cela nous a aussi permis de mesurer l’influence que les films exercent sur une société donnée, ou encore d’examiner les valeurs et les états d’esprit qu’ils reflètent.

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