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Le PARTAGE DE L'INTIME: Histoire, esthétique, politique: cinéma
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Livre électronique311 pages3 heures

Le PARTAGE DE L'INTIME: Histoire, esthétique, politique: cinéma

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À propos de ce livre électronique

L’intime, qui est généralement tu, caché, privé, est de plus en plus exposé à l’écran et se trouve transformé du fait de cette exposition : il devient partagé, dans une sorte d’intimité à distance de soi et à destination d’autres personnes secrètes et multiples. Ce faisant, il nourrit la sensibilité du spectateur en même temps que celle du cinéaste et des artisans du film.

Dans une série d’essais riches et contrastés, les auteurs de ce livre réfléchissent à la question paradoxale de l’intime au cinéma, par les archives, les affects, les formes narratives ou les dispositifs. Ils explorent l’univers de cinéastes aussi différents que Jean Eustache, Richard Linklater, Carolee Schneemann, Jean-Luc Godard, Leighton Pierce, Chris Petit, Xavier Dolan, Paolo et Vittorio Taviani, Jean Renoir, Lars von Trier, Laure Vermeersch, Sarah Polley, Yasujiro Ozu et quelques autres. Au fil de leurs analyses, ils font apparaître le film comme un acte, un événement, avec ses ramifications et ses conséquences sociales, politiques, esthétiques et éthiques.
LangueFrançais
Date de sortie1 sept. 2018
ISBN9782760639317
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    Aperçu du livre

    Le PARTAGE DE L'INTIME - Frédérique Berthet

    Introduction

    Sur l’intimité, et le partage paradoxal qui la caractérise, le désir de parler et d’écrire est grand, notamment au regard de l’évolution récente qui accentue le tournant pris dans les années 1960: les pratiques artistiques, qui ont permis à l’intime d’investir l’espace social à un degré spectaculaire, le font de manière de plus en plus frontale et explicite. Citons quelques-unes de ces pratiques, sans prétention à l’exhaustivité: l’art performance qui met en jeu – la plupart du temps – le corps (et la vie) des artistes dans son intégralité ou son intégrité, les autofictions comme stratégies discursives d’énonciation de l’intime, ou encore l’extimité assumée d’artistes médiatiques contemporains1. Ces derniers démultiplient par exemple les formes d’exposition et d’extériorisation de soi pour mieux s’approprier intimement leur propre existence, tout en incitant à suivre la même démarche ou à réinvestir l’intime en tant que lieu du politique. Sur le plan critique, l’attention à la réception intime des œuvres nous pousse à revenir sur la caractérisation de l’œuvre elle-même. Celle-ci n’est plus seulement un texte à lire. Elle est aussi pourvoyeuse de sensations à éprouver, source de transformations, y compris dans la relation objet regardé/sujet regardant. Ainsi les chercheurs, en particulier depuis ce que les Anglo-Saxons ont appelé the affective turn in humanities2, s’intéressent de plus en plus aux modalités de la transmission des émotions et des affects dans leurs travaux; partant, chaque approche s’interprète également comme autant de gestes créateurs.

    Évolutions récentes

    Le contexte culturel dans lequel nous sommes amenés à penser l’intimité et ses formes de partage artistique peut être considéré sous plusieurs éclairages.

    La légalisation de la contraception et de l’avortement, la levée des tabous liés à la sexualité et, plus largement, la remise en cause des valeurs patriarcales ont joué un rôle considérable dans la libération des mots, des gestes intimes et de leurs représentations depuis le début des années 1970. La lutte pour la dignité et la reconnaissance – y compris sur le plan juridique – des personnes aux identités et sexualités non normatives a déconstruit en partie l’ordre symbolique de nos sociétés, trop souvent générateur de violences politiques, sociales et domestiques, et qui faisait de l’intimité de ces personnes un objet de mépris ou une source de honte. Il s’est alors avéré nécessaire d’exprimer, de montrer et de rendre visibles des intimités autrement condamnées au secret, ce à quoi se sont attelés un nombre toujours plus important d’artistes, tous secteurs confondus, épaulés par des organisations qui facilitaient la diffusion de ces textes, images et mots par voie de presse, de circuits médiatiques ou d’événements culturels.

    Cette évolution a aussi touché au cœur le régime des discours qui, en France notamment, avait longtemps banni la parole intime de la sphère publique. On pense ici à l’exemple paradigmatique de la parole des rescapés juifs des camps d’extermination au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cette parole fut d’abord jugée indécente, parfois même exhibitionniste3, et toujours discordante par la société. Elle fut enfouie au plus profond des sujets pour être libérée après-coup, dans un tout autre contexte (la recrudescence des tensions militaires entre Israël et ses voisins arabes, la réaction au révisionnisme et au négationnisme, le moment «mémoire»4, etc.5), et de façon massive dans les années 1980-1990, en s’appuyant justement sur des pratiques alliant art et technique (les entretiens audiovisuels) et sur l’idée nouvelle d’articuler les différentes focales de l’histoire pour révéler ce qui avait pu être refoulé. La petite échelle de l’intime est devenue nécessaire à l’écriture de la grande histoire. Plus encore, cette perspective représente la condition sine qua non à la qualification et à la compréhension de tout événement historique, comme par exemple le cas des femmes tondues à la Libération en France6 – sujet magistralement introduit par Alain Resnais dans Hiroshima mon amour (1959) et dont on retrouve les échos dans quelques films récents7.

    Du point de vue des valeurs sociétales, la prééminence de la relation intime a formé pour les sociologues un nouveau terrain phénoménologique, qu’il s’agisse du couple, de la famille ou des cercles d’amis, par opposition aux autres formes de rapports sociaux. Si dans l’intimité de ces relations, la vulnérabilité des personnes peut aussi être extrême – violence conjugale, inceste, dynamique groupale de coercition, etc. –, être capable d’intimité avec autrui est fortement valorisé, comme enjeu vital ou épreuve morale8. La qualité relationnelle des personnages est d’ailleurs la source scénaristique inépuisable de bon nombre de séries télévisuelles et de comédies dramatiques, qui misent sur l’identification, l’empathie ou l’élan compassionnel des spectateurs conviés à ce partage d’intimité. Ainsi, la production audiovisuelle contemporaine produit des modèles d’intimité bien partagée, notamment par les protagonistes entre eux. Elle favorise aussi une intimité imaginée avec un autre, supposé éloigné ou distant, socialement ou culturellement. Cet autre se trouve alors mis en scène en tant qu’altérité radicale, et il va s’agir précisément de s’en rapprocher en créant des liens neufs. Les chercheurs en arts et médias soucieux d’interculturalité étudient donc de très près les représentations, récits et dispositifs qui fabriquent et déconstruisent «l’altérité» de l’autre, et ce faisant, accompagnent, balisent et orientent l’expérience contemporaine de la diversité culturelle et sociale9.

    En matière de technologie, enfin, la protection de l’intimité est aujourd’hui un enjeu majeur. Avec la sophistication des techniques d’identification, de surveillance, d’archivage et d’exploitation des données numériques, on s’inquiète des dérives possibles, de l’accès malveillant à l’intimité que partagent les personnes connectées «seulement» – un isolat bien illusoire – entre elles. La question est d’autant plus épineuse que les lignes de partage, les frontières, sont parfois incertaines entre ce que l’on peut s’autoriser ou ce que l’on doit s’interdire de faire. Le repérage précis des seuils et les effets de leur franchissement sont difficiles à évaluer. De plus, les limites de l’intime sont redessinées par les innovations technologiques, et tout particulièrement par la facilité à se photographier, à se filmer, à enregistrer sa voix, y compris avec un «simple» téléphone portable: autant de formes inédites de mise en scène de l’intime soudain accessibles au partage; autant de passages vers une existence virtuelle où l’intime nous échappe, se fabrique désormais par et pour des tiers, à partir de l’exploitation des traces multiples que nous fabriquons délibérément ou que nous laissons sans même nous en apercevoir10.

    L’intime à l’œuvre, partage du cinéma

    Dans ce contexte riche et contrasté, nous avons porté notre attention sur un motif du partage de l’intimité: celui mobilisé par les films de cinéma. Avec un intérêt appuyé pour les mises en scène de l’intime qui offrent la possibilité de construire une intimité à distance de soi et à destination d’autres personnes, anonymes et multiples. Cette construction fait-elle du film un acte ou un événement, avec ses ramifications (et ses conséquences) sociales, politiques, esthétiques et éthiques? Est-ce si anodin d’exposer à l’écran ce qui d’ordinaire est tu, voilé ou caché? Nous avons souhaité prendre la mesure de l’expérience filmique – celle qu’éprouve le spectateur devant «l’intime à l’œuvre» et «l’œuvre de l’intime11».

    Le dispositif cinématographique a la capacité de créer les conditions d’un «partage» – ici entendu au sens de «réunion», «être ensemble» – tant dans le processus de production que dans l’expérience spectatorielle. Le travail formel, plastique, encourage, lui, à porter à l’écran l’expérience de l’intimité en rendant visibles les lignes de «division», de «distinction», de «répartition» (cadre, plan, coupe, etc.), qui sont une autre façon d’envisager la notion de partage. Le cinéma se fait le véhicule privilégié des imaginaires et des conceptions de l’intime qui participent des identités culturelles: ce constat nous a rendu sensibles à l’engagement personnel des chercheurs qui se collettent – intimement? – à l’analyse des films. Dès lors, les auteurs engagés dans cet ouvrage «possèdent-ils en commun» – autre définition du partage – un goût du cinéma ou une approche de l’intimité spécifiques? Car si nous avons souhaité décliner ci-dessus quelques-unes des acceptions du mot «partage» (réunion, division, distinction, répartition, possession) pour penser l’intimité, notre élan doit beaucoup à l’autorisation que nous donne, par ses écrits, Jacques Rancière, de vivre, penser et travailler le cinéma en assumant la quête d’un «partage du sensible12». Cette quête repose ici sur des sensibilités, des rythmes et des goûts de l’analyse qui, pour être singuliers, n’en sont que plus lumineux au moment de leur mise en commun par l’écriture.

    Le présent ouvrage approfondit plus spécifiquement deux pistes, deux axes qui prennent à bras-le-corps la spécificité du cinéma comme medium13: d’une part, la mise en forme de l’intimité par l’œuvre et, d’autre part, l’expérience intime du spectateur, ici représenté par le regard du chercheur. Faire l’hypothèse que le cinéma présente des spécificités en matière de partage d’intimité invite à déplier la matérialité des œuvres; s’intéresser à l’expérience de la réception filmique conduit à réfléchir aux démarches de recherche singulières possiblement nécessaires à l’exploration de l’intime: les pratiques de chercheurs appartenant à des cultures disciplinaires différentes peuvent le révéler au point de leur convergence, soit une intimité qu’ils ont su nourrir avec les films.

    Spécificités du cinéma

    en matière de partage d’intimité

    Comment représenter l’intimité, qui passe par une expérience commune de la durée, dans un média qui s’est institutionnalisé en une forme narrative contrainte par un temps standard (la durée d’un film étant fixée à plus ou moins deux heures)? Quel serait le quotient du rapport entre temps et récit, de l’unité du plan à celle du film, qui permettrait au spectateur de saisir l’intimité partagée par les personnages, de la voir s’installer et faire son œuvre, bref, de l’éprouver comme une représentation juste de sa propre expérience?

    Telles sont les questions que permettent de soulever les corpus qui prennent radicalement à rebours l’expérience de la durée du film. Il peut s’agir d’œuvres très courtes – tel le dernier film de Jean Eustache, de 19 minutes, tourné en une seule journée – ou d’œuvres, au contraire, inhabituellement longues – telles les 193 minutes de la trilogie de Richard Linklater, qui figura à l’écran les vingt années nécessaires à sa fabrication. Dans Les photos d’Alix (1980), Jean Eustache paraît filmer, analyse Frédérique Berthet, le présent éphémère d’une expérience qui se déroule sous nos yeux: une photographe – alors inconnue – commente ses propres tirages pour un jeune homme (le fils du cinéaste). Un visionnage répété du film ouvre pourtant sur une histoire à double fond, faite de multiples couches temporelles et du «supplément d’intimité» que suppose la photographie14. Les clichés documentent, manifestement, la vie affective d’Alix Cléo Roubaud, ainsi que ses choix à la prise de vue et en laboratoire; ils attestent, plus discrètement, de la compréhension intime, partagée par Jean Eustache et son modèle, de ce qu’est le «désir de parler d’une image». Ainsi les relations d’intimité s’affichent-elles ici en «trompe-l’œil». La parole libre sur des amitiés et des amours devient le masque d’une intimité plus secrète, non verbalisée: cinéaste et photographe ont une manière semblable d’être en «relation au monde»; le montage le révèle par un «collapse temporel» qui permet d’installer le couple filmeur/filmé dans un au-delà de la mort. Ce sont également les propriétés temporelles des rapports intimes – les habituations, les liens installés – qui conduisent Daniel Weinstock à étudier The Before Trilogy de Richard Linklater. Tournés dans un intervalle de vingt ans avec les mêmes acteurs, ces trois films (Before Sunrise, Before Sunset, Before Midnight, 1995-2013) sont «la tentative la plus intéressante dans le cinéma populaire contemporain de déjouer les contraintes temporelles du cinéma». Si Daniel Weinstock évoque ces «contraintes» du cinéma à propos d’œuvres qui s’en sont de fait libérées, c’est parce qu’il leur reconnaît un effet salutaire. Elles augmentent selon lui la capacité expressive et le potentiel esthétique des œuvres: en éprouvant un rapport au temps du film inusité, le spectateur se trouverait davantage en phase avec son expérience de l’intimité «qui ne peut se mettre en place que dans la durée».

    Martine Beugnet de son côté s’appuie plus radicalement sur l’idée d’une impossibilité constitutive du cinéma, qui serait aussi sa chance: l’impossibilité d’évoquer les sensations tactiles autrement que par le son et l’image. C’est pour rendre raison du toucher, ce cœur sensible et symbolique de l’intimité partagée, que le cinéma aurait inventé la «vision haptique». Là encore, c’est la singularité du travail formel dans quelques films remarquables – Fuses de Carolee Schneemann (1965), Sauve qui peut (la vie) de Jean-Luc Godard (1980), A Private Happiness de Leighton Pierce (2003) et Unrequited Love de Chris Petit (2005) – qui permet d’identifier les ressources du cinéma (le ralenti, le flou optique de proximité, les effets de matière de l’image) et d’évoquer «le mystère d’un contact», «le mouvement fluide et enveloppant», «les moments d’équilibre fragile», «la proximité d’une présence tout autant que le retrait et la distance». Cette attention à l’expérience esthétique se retrouve également sous la plume de Pierre Zaoui, qui s’interroge quant à lui sur l’échec de Laurence Anyways de Xavier Dolan (2012) à tenir la promesse de le faire entrer, en tant que spectateur, dans l’intimité d’un personnage transgenre. Dans ce film importe avant tout la relation triangulaire établie entre le personnage en quête d’un amour impossible et d’une identité en métamorphose, le cinéaste et le spectateur. Le film est-il capable de libérer le personnage de l’emprise du récit, de contrer les clichés qui l’assignent à une identité subie parce qu’apparente, de «laisser être» le personnage en toute discrétion, comme il en a besoin? On comprend que le cinéma part, de ce point de vue, avec un handicap: il lui faut contrer la logique catégorielle et identitaire qui s’accommode fort bien des images, des représentations. Pour cela, il dispose toutefois d’une ressource fondamentale: les films (avec leurs images-mouvements créatrices d’un vécu d’expérience) savent provoquer, chez le spectateur, le mouvement d’âme qui connecte sa sensibilité esthétique à son souci moral et empêche tout jugement définitif, toute fixation morbide du sens face au devenir de l’autre et à ses propres mouvements intimes.

    Les contraintes ou les impossibilités constitutives du medium sont donc, avançons-nous, une bonne base de départ pour sonder la capacité du cinéma à représenter au plus juste le partage d’intimité. L’intermédialité qui travaille les films permet, quant à elle, de rendre compte de sa puissance. Le cinéma, en effet, transforme la vie de ceux qui font des films, comme il participe de la constitution du milieu dans lequel les spectateurs sont amenés à agir. L’intermédialité – en qualité de «milieu» – est représentée par le cinéma tout autant qu’elle est constituée par lui. Le cinéma lui-même est intermédial en ce que chaque film relève d’une série de différentes médiations.

    Pour Silvestra Mariniello, le cinéma fait ainsi partie du nouvel espace médiatique du paraître où l’homme se dévoile à travers ses actions. Parmi celles-ci, les reprises ou re-enactement peuvent révéler des effets intimes. Dans le film des frères Taviani, César doit mourir, tourné en 2012 dans la prison de Rebibbia à Rome, un groupe de détenus dirigés par le metteur en scène Fabio Cavalli interprètent Jules César de Shakespeare. Ces hommes, qui plongent dans l’œuvre originale pour en créer une nouvelle, acceptent par là même d’être transformés par cette action. Mieux encore: ils transforment leur monde en faisant advenir une «communauté politique» au cœur des (re)médiations qu’ils investissent; «l’intimité la plus profonde de l’autre, son véritable moi, son qui» peut s’y révéler. Le film le montre notamment en la personne de Salvatore Striano, qui interprète le rôle de Brutus et se trouve bouleversé par son jeu et par la mise en place de ce «réseau d’actions qui relient détenus, réalisateurs, spectateurs, le dehors et la prison, les hommes du présent et ceux du passé, l’œuvre nouvelle et le texte canonique de Shakespeare avec sa tradition de représentations». Ainsi «le film des frères Taviani s’engage […] dans une recherche de formes nouvelles de politisation» qui passe par le partage d’intimité et le déploiement des médiations qui s’ensuivent. La quête de la dimension d’intimité que nécessite toute invention de la polis est également le point de départ de la réflexion de Sophie Wahnich sur les «affections révolutionnaires». Comme elle nous le rappelle, la «communauté des affections», pensée par Saint-Just comme nécessaire à et découlant de la Révolution, établit l’idée que les révolutions sont toujours intimes: elles bouleversent l’ordre du monde dont les êtres humains sont stylés. Devenir révolutionnaire, c’est donc découvrir une nouvelle disponibilité à l’intimité du fait du suspens temporel, de l’épochè révolutionnaire. Les films permettent alors de voir le tissu de relations affectives placé au cœur d’une dynamique communautaire fondatrice en France depuis la Révolution, et qui se réactualise avec le Front populaire (grâce à La Marseillaise de Jean Renoir, 1938). Ils rendent aussi visibles l’ensemble des rites que ce courant politique engendre pour dessiner un avenir imprévisible en Grèce (Alcyons, Laure Vermeersch, 2015). L’analyse s’affine d’autant plus que, jouant du contraste, un autre film, mettant en scène de son côté une dystopie (Dogville, Lars von Trier, 2003), s’avère tissé de relations mortifères: celles-ci, à l’opposé de l’élan révolutionnaire, provoquent l’effondrement communautaire jusqu’à l’avènement d’une forme de politisation fascisante.

    Le cinéma est lui-même un geste de partage d’intimité reposant sur des objets et des matériaux qu’il fait circuler entre les personnes pour créer une forme d’intimité publique inédite, ne relevant ni de la confession volontaire – présumant de la bienveillance du public –, ni de la divulgation médiatique des secrets d’autrui – appelant à son jugement.

    Magali Uhl s’intéresse de ce point de vue à l’usage qu’une cinéaste fait de différentes archives personnelles pour raconter l’histoire adultérine de sa mère, dont elle est «le fruit». Sarah Polley évoque, à l’aide de ces sources, une mère trop tôt disparue avec son secret et s’ouvre aux multiples récits que le matériel archivistique creuse. Elle fait d’ailleurs elle-même franchement œuvre de fiction en produisant de fausses archives. Tel est le pouvoir que confère le cinéma: inventer du faux afin d’éviter que la «vérité» intime découverte ne soit objet d’un jugement, privilégier une éthique de la fidélité, plutôt que de l’exactitude, envers l’autre. Les films de Sarah Polley produisent une forme bien contemporaine de pudeur consistant à multiplier les stories. Dans Stories We Tell (2012), l’intime est atteint par un jeu de miroir qui renvoie le spectateur à lui-même. Car ce que celui-ci voit et comprend du geste de la cinéaste «résonne dans sa propre expérience» après avoir fait boomerang d’un document à l’autre. Dans un autre registre, mais toujours au sujet de cette intimité qui se partage sans s’atteindre, ou s’atteint sans partage, Suzanne Beth se penche sur la manière dont Yasujirō Ozu, dans Bonjour (1959), met en scène la privacy dans les foyers japonais. L’importation d’objets de la culture matérielle américaine y joue un rôle déterminant: le poste de télévision, le lave-linge, la sonnette d’alarme, mais aussi le déshabillé occidental ou le coton hydrophile qu’un colporteur veut vendre à une sage-femme au nom de la modernisation des techniques d’hygiène de sa profession. Mais plus important encore, peut-être, se révèle le rôle que joue la transformation de l’organisation des espaces qui, en

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