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Domus: Deux récits
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Domus: Deux récits
Livre électronique170 pages2 heures

Domus: Deux récits

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À propos de ce livre électronique

Domus, maison.
« Nous sommes à la maison » et « Journal d'Yvonne », deux récits du temps domestique, deux récits de maisons familiales saisies au travers d'une réalité anamorphosée. Deux maisons donc, l'une de peu, l'autre d'opulence, mais l'une comme l'autre territoire des vivants qui dansent avec des spectres, l'une comme l'autre territoire d'héritage et de transmission.
Domus, deux maisons, l'une où l'on doit tuer pour vivre, l'autre où l'on doit demeurer pour mourir. Des textes à la sauvagerie poétique, organique et crue – où des lumières insolentes jaillissent de la fange et de l’effroi. Des textes de résistance aux conformismes et normes aseptisées.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Martine Wijckaert, née à Bruges le 27 août 1952, metteure en scène, auteure, pédagogue. En 1974, elle fonde le théâtre de la Balsamine où elle travaille toujours en qualité d’artiste associée. Elle vient à l’écriture par la scène, avec plusieurs textes dramatiques, ensuite et en parallèle, avec des textes à lire. Table des Matières a reçu le prix Communauté française de la première œuvre publiée, en 2009. Le texte a également été sélectionné par la Convention Théâtrale Européenne au titre de meilleure pièce belge francophone. Trilogie de l’enfer a reçu le Prix Triennal de Littérature dramatique en 2015.
LangueFrançais
ÉditeurWeyrich
Date de sortie6 sept. 2021
ISBN9782931112144
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    Aperçu du livre

    Domus - Martine Wijckaert

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    Nous sommes

    à la maison

    Prélude

    Dans la forêt I

    Trop vite, toujours trop vite, tu cours toujours trop vite dans les bois, mon enfant. Si vite que je te perds. Je te perds, mon enfant, moi qui n’ai plus le souffle de te suivre, stoppée net à l’orée du bois, avec les poumons claqués entre les mains. Je ne te vois plus. Toi qui dois déjà être là où le bois se dissout en larges et profondes forêts, mon enfant, à l’instant précis de l’éclair qui menace puis déchire le tableau. Alors, la clarté de l’éclair te montre, immobile devant toi, mon enfant, un cerf décoiffé. Le cerf te regarde, puis s’enfonce dans le réduit confidentiel de la futaie, sa demi-ramure t’avertit qu’il est temps, à présent, de rentrer à la maison.

    Cependant, l’enfantine enfant ne rentrera pas à la maison. Le cerf décoiffé la laisse à deux genoux sur la terre des forêts.

    Pareille indignité, si fâcheuse, si pitoyable, pareille indignité venue frapper le cerf, se murmure l’enfant désormais grelottante sur la terre des forêts. Et la nuit tombe, de la cime jusqu’à la terre des forêts. Viennent ensuite les bruits du noir de la nuit. L’enfant s’est remise en marche, son petit ventre vide depuis le midi gargouille ferme dans les bruits du noir de la nuit. Toujours en marche, à l’aveuglette, l’enfant arrache des touffes d’herbe et de mousse et les mange. Comme c’est âcre, se dit l’enfant, si âcre que j’ai besoin tout à coup de faire caca, oui c’est ça, je dois faire caca, c’est la mousse, c’est l’herbe qui filent grand train à l’intérieur de moi, juste le temps de m’accroupir avec la petite culotte sur les chevilles et tout ressort au son déchirant d’une grosse trompette. Il faut à présent que je me nettoie avec une petite flaque d’eau qui doit stagner quelque part dans une ornière, il faut chercher, accroupie en retenant avec soin ma petite culotte et le bas de ma jolie robe bleue.

    Ainsi l’enfant cherche la flaque dans l’ornière, puis voit la flaque qui scintille dans le noir de la nuit et elle s’en approche, dodelinant comme un canard avec petite culotte sur les chevilles et bas de robe rabattu. Ainsi l’enfant plonge une main dans la flaque, asperge ensuite consciencieusement ses petites fesses souillées.

    Un claquement sec tranche la nuit, emplit de terreur l’enfant, toute à ses ablutions. Dans le silence brutal qui succède au claquement, l’enfant en plein émoi bascule cul en terre, quelque chose l’a happée par derrière, quelque chose de glacé qui en se refermant avec un bruit de mâchoires lui mord le bas de la robe et avec ce bas, le bout le plus tendre et charnu de ses fesses fraîchement ondoyées. Aïe, aïe, aïe, mais le son du cri ne parvient pas à sortir de la gorge de l’enfant qu’une cuisante douleur transperce en une seule seconde des fesses jusqu’aux tempes ruisselantes.

    C’est quoi cette chose glacée qui me mord et m’aspire en terre, je vois du rouge épais qui dégoutte sous moi et mon cœur y battre, mais c’est du sang, mon Dieu, du sang, mon sang bien en train de s’échapper de moi, par le bas, mon sang bouillonne sur les lèvres closes d’une sorte de gueule en ferraille qui s’est refermée sur mon derrière en m’en raflant un bout, je pourrais enfoncer le doigt dans le trou de ce qui me manque et d’où le sang file comme d’une source en crue.

    Même dans la terreur, sois téméraire, enfant, se dit-elle, on ne meurt pas dans le noir de la nuit des forêts, même seule, même dévorée par des gueules en ferraille qui ne sont qu’abjecte manufacture humaine car un perfide et cruel piège à loups s’est refermé sur le plus tendre morceau de mon popotin dénudé, et je saigne d’abondance dans la tranchée des ornières sylvestres. Il faut bourrer la plaie avec un morceau de ma robe comme on bourre la bouche des morts avec de l’ouate.

    Ainsi l’enfant s’applique à cette tâche, elle se soigne, farouchement, elle s’ensauvage. Elle est comme une petite pygmée toute blanche, en pagne bleu ensanglanté dans le noir de la forêt.

    Un nouveau claquement sec percute la nuit, un claquement sec qui laisse derrière lui un silence opaque, un silence d’extinction absolue, se dit la petite pygmée toute blanche, c’est comme si le monde entier avait succombé et me laissait seule dans une morgue désaffectée. Même dans la terreur, même blessée jusqu’au sang jaillissant, sois téméraire, enfant, se redit-elle, et continue, continue au travers des ténèbres en comprimant bien fermement ta fesse trouée.

    Ainsi la petite pygmée blanche progresse à nouveau, elle claudique avec sa fesse trouée qui la transperce de longs traits fiévreux. Un halo butinant flageole loin devant elle, c’est une bulle de lumière qui va et vient entre les verticales des troncs hissés tandis que la morgue désaffectée se remet à bruire faiblement depuis cette bulle de lumière. D’abord de minuscules grincements, puis des bruits de batte que l’on assènerait sur une viande morte, puis encore l’expulsion gluante d’une flatuosité consistante semblant choir sur le sol. L’enfant s’avance vers cette scène qui se déploie dans une minuscule clairière. Il y a là, insoupçonnable, une minuscule clairière avec une maisonnette, couleur de pisse, se dit l’enfant. Une maisonnette assez moche avec une porte entrouverte et une fenêtre aux carreaux cassés, une maisonnette assez moche avec un lampion allumé à l’angle dans une myriade d’insectes déboussolés. À travers la fenêtre aux carreaux cassés, d’autres lumières saccadent, des bruits humains parviennent, chaotiques. Mais à l’extérieur de la maisonnette, dehors, contre la façade couleur de pisse, dehors et tout seul, la tête en bas et demi-couronnée, le cerf décoiffé est suspendu. Un long trait béant lui a ouvert le ventre, des testicules jusqu’au larynx, l’amas nacré et alvéolé de ses intérieurs violentés gît en tas luisant sur le sol, à l’aplomb de son mufle.

    La petite pygmée toute blanche s’élance au-devant de ce qu’elle ressent comme un terrible sacrilège, elle empoigne respectueusement la masse de viscères, la glisse à l’intérieur du cerf, lui souffle dans les narines. Le ressusciter, se dit-elle, mais comme cette biologie est lourde et complexe, la vie ne revient pas, la vie ne revient plus, voici que de la panse ouverte tout retombe au sol et se livre au désordre de la mort, sous l’œil vitreux de la bête qui me regarde avec une larme confite au bord de la paupière, sa dernière larme, nourrie d’indignité et de solitude. Ainsi soliloque l’enfant, agenouillée devant la mort, au milieu de la nappe gluante de son sang qui s’écoule de l’orifice de sa petite fesse trouée. Quelle libation, se dit encore l’enfant, mon sang gorgé de globules et de paillettes vibrionnantes de vie se mélange aux humeurs mortes du cerf décoiffé, si cela continue d’abondance, je vais mourir à mon tour, vidée, muée en viande blanche prête à l’emploi. Je vais mourir à genoux, dans la clairière à la moche maisonnette couleur de pisse, je vais mourir prosternée devant les abats d’une bête frappée d’indignité et de solitude, je vais mourir, je deviendrai une sainte, je deviendrai une martyre. Même dans la terreur, enfant, dans la terreur du sang versé en vain, même alors donc, sois téméraire, laisse ton petit corps frissonnant s’évanouir en douceur dans le noir de la nuit. Et ne rentre plus jamais à la maison, tu es désormais trop faible pour y songer.

    La maison, du reste, est hostile ; cette maison, la maison que tu partages avec la maman et le papa a toujours été hostile, hostile et blafarde, froide, disgracieuse, remplie de coins, faite de bric et de broc avec de minuscules fenêtres bien trop hautes pour y voir quoi que ce soit au-dehors, la maison est vilaine, la maison est mesquine, mal peinte, mal carrelée, la maison est emplie de solitude et de très vieilles personnes qui la hantent régulièrement, armées de leurs passe-droits. Ainsi, se dit encore l’enfant pygmée, tu ne rentreras plus jamais à la maison mais tu te livreras au martyre dans le noir de la nuit des larges et profondes forêts, ton sang fraîchement perdu guérira le mal d’indignité, réchauffera la solitude, toutes les solitudes iniques du monde cruel. Dans la maison où siègent la maman et le papa en compagnie de très vieilles personnes munies de passe-droits, nul ne remarquera ton non-retour, des soupers et des nuits passeront innombrables dans un silence équanime, ton non-retour sera identique à ta présence diaphane d’antan, absente, recroquevillée dans les plis cachés de ta serviette brodée du sceau des morts.

    Ainsi pense l’enfant pygmée, toujours agenouillée devant la mort, sang écarlate et abats nacrés confondus, ainsi médite-t-elle en compagnie de la bête frappée d’indignité, quand jaillit soudain de la fenêtre aux carreaux cassés une meute dentée et hurlante, un paquet musculeux de chiens débondés, flaireurs de sang, vire sec dès l’atterrissage en direction de l’enfant prosternée, ces chiens déchiquètent son pagne protecteur, avant de lui lécher avidement le cul, s’immiscent de leur truffe et de leur langue dans la mortelle blessure, en extirpent la fièvre maligne, bousculent l’enfant et avalent en une bouchée gourmande et surexcitée les abats nacrés du cerf décoiffé. Rex, Butor, Diane, Terminator, ici, nom de Dieu, ici, au pied, entend l’enfant.

    Une vieille chasseresse et un vieux chasseur paraissent à l’embrasure de la porte de la moche maisonnette couleur de pisse. Il leur manque des dents, l’enfant le voit car ils gueulent sur les chiens, ils sont sales et mouchetés de sang séché, le sang de la bête frappée d’indignité, se dit l’enfant, le sang de l’éviscération. Même dans la terreur, enfant, face aux criminels dépeceurs qui gardent sous leurs ongles de minuscules reliques biologiques de bête frappée d’indignité, sois téméraire et tiens-toi droite, de saisissement ne fais pas pipi mais soutiens le regard des tueurs, sois debout dans la clairière, prête à en découdre car voici que ces rats édentés portant treillis et coutelas s’avancent vers toi sur leurs jambes ruinées ; brutaux et invalides, ils sentent la chair crue et la terre. Ils te dévisagent, ils enfoncent un bout de doigt dans la carnation molletonnée de ton avant-bras, ils tiennent leur coutelas et, comme si tu n’entendais pas ce qu’ils baragouinent entre eux, ils te traitent de sagouine glabre, de vierge égarée nue hors du cocon familial, d’innocente en escarpins qui a perdu sa robe et sa culotte dans la forêt, de petite effrontée baratineuse de légendes et de philosophies

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