Temps perdu: Pièce de pièces
Par Ligaran et Xavier Forneret
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Aperçu du livre
Temps perdu - Ligaran
EAN : 9782335066814
©Ligaran 2015
L’AUTEUR
Tout est senti chez nous, sans pouvoir jamais bien en sortir ; mais, si peu que nous donne notre imagination, nous sommes content de n’avoir rien pris à personne. – Nous sommes le Pauvre, – et ce que nous produisons, le Sou, – moins si l’on veut.
Le moment d’Alors, est comme cette espèce de livre : il veut du blanc dans ses pages. – Dans notre temps, ce qui dure, c’est ce qui ne dure pas.
En écrivant, j’ai encore, toujours rêvé ; ainsi on peut bien dormir en me lisant. –
Quand on voit bâiller, naturellement on bâille.
C’est
Un rêve
Un rêve. – Ne m’interrogez pas ; je vous le montre comme je l’ai eu ; regardez-le. – Il m’a semblé que c’était le soir. La fenêtre d’une chambre où je me trouvais était ouverte. Le soleil y regardait avec des yeux mourants, et paraissait dire encore aux six bâtons presque blancs qui, debout, brillaient par le haut dans la chambre : « Lumières, vous pâlirez ! » Et en effet le soleil et les lumières étaient comme le diamant avec le stras.
Le soleil se promenait sur un carré long de bois, sur lequel il y avait un drap jauni par le temps, sali par les hommes. C’était aussi l’or sur le cuivre.
Les six bâtons presque blancs, c’étaient six cierges.
Le carré long de bois était une boîte à cadavre. Autour de la boîte, des gouttes rendaient de temps en temps le pavé noir. Ce n’était pas du sang, c’était de l’eau bénite.
Dieu en argent sur sa croix penchait sa tête vers le coffre cloué.
Des fleurs sur le coffre se desséchaient par la mort qui était sous elles ; et malgré leur douce haleine soufflée en expirant, je sentais une odeur de chair faite, l’œillet d’Inde dans un bouquet de roses.
Une vieille femme priait à genoux.
Sa main signait son corps deux fois pour une, et sa bouche, qui déchirait latin et français, me fit entendre cela : « C’est une jeune fille qui est là-dedans ; mais que vous importe, à vous ? Je veux vous dire autre chose. Écoutez : j’arrache les bagues des doigts décharnés, et quand je ne peux pas bien faire, je coupe les doigts pour avoir les bagues. Je vends les beaux cheveux des têtes pâles. Je me fais des mouchoirs avec la dernière chemise. Je me coiffe avec des bonnets qui souvent ont des taches qu’on ne peut pas ôter. Je vis de la mort humaine. Dieu doit me prendre en pitié, mais je crois bien qu’il ne m’exauce pas. »
Les lèvres de la vieille vivante parlaient seules dans la chambre de la jeune fille morte.
Soudain je vois le cercueil rouler avec un bruit qui hurle,
Et les cierges qui allument le drap jaune,
Et la vieille femme qui tombe aussi, et dont les vieux os sonnent.
Le soleil disparaît.
La chambre était noire et rouge.
Je m’éveille…
Il est deux heures moins un quart du matin. La chouette chante les cadavres sur l’appui de ma fenêtre. Son cri me met du froid partout. De l’eau coule sur moi. Je m’affaiblis. Je me rendors.
Et je vois
Du vert-de-gris au fond d’un vase.
Et je vois
Des lumières qui s’éteignent et se rallument comme des yeux qui se ferment et se rouvrent.
Et je vois,
Sous une rangée d’arbres verts, une rangée de corps sans tête qui pourtant ont l’air de tirer une langue dans une bouche sans dents.
J’arrive à une voûte où des étoiles se jouent et s’entrechoquent comme du verre qui se casse.
Et j’entends
Du fer frapper sur du bois à coups non mesurés comme le remuement du tonnerre.
Et je vois
De grandes choses pendues s’agitant et qui ressemblaient à des peaux humaines.
Et je sens
Une odeur qui m’étouffe…
Pourtant je reprends souffle et je recommence à voir.
Une femme s’approche de moi ; son cœur est sur sa main.
Une épée sort et rentre dans la terre tout autour d’elle. On dirait qu’il y a à cette épée des rubans et un œil qui regarde.
Tout à coup l’épée fait rouler vers moi la femme. J’ai peur. Je la repousse. Elle se retourne, et j’entends du fer frapper sur du bois à coups non mesurés comme un remuement de tonnerre.
Et j’entends des morceaux de paroles que la femme me jette.
Et je vois dans l’air
Quatre hommes à manteaux, avec chapeaux grands, avec bâtons gros.
La femme s’élance vers eux et s’écrie : « La Bolivarde ! la Bolivarde ! la Bolivarde ! » Je ne sais pourquoi. (Je crois qu’elle voulait dire la mort.)
Puis elle disparaît sous les manteaux des quatre hommes.
Alors je vois
Une bien jeune fille, à chevelure qui se balance et à larmes qui tombent, courir après la femme et lui crier en me désignant : « Mais, ma mère, qu’est-ce qu’il vous veut donc encore ? – Plus rien, répond la femme ; dis-lui que JE L’ABANDONNE. »
À ces deux mots, qui résonnèrent comme une grosse cloche d’église, je me réveille, et je vois, à la lueur de ma veilleuse :
Une longue ombre sans cheveux, à visage violet, avec des yeux blancs qui s’allongent. Elle se glisse, elle se glisse, et ses pas sont comme du fer qui frapperait sur du bois.
Et quelque chose ainsi qu’un bras roide me jette hors de mon lit.
Je cours à ma fenêtre. Je l’ouvre. Le jour donne ; donne quoi ? sa lumière. La chouette chante encore, mais plus loin de moi.
Je cherche la place que l’oiseau vient de quitter.
À cette place, qui est chaude, il y a une de ses plumes.
La chouette chante toujours, mais plus loin, plus loin :
Et cette plume a l’odeur qui m’étouffait dans mon rêve.
Si cela signifiait bien quelque chose, ce ne serait point un rêve.
Alabrune ou un pauvre du soir
Il y a quelques années, un désespoir tel que vous pourriez à peine l’imaginer, un désespoir muet chez les uns, tonnant chez les autres, accablait ou agitait tout ce qu’il y avait de vivant dans une maison d’une ville d’Italie.
Un enfant de vingt ans, frêle, pâle et blonde créature, courait de tous côtés, distribuant des consolations, suivant que ses convictions et son cœur les lui dictaient. En vain il était beau et suppliant, en vain il était entraînant et fougueux. Les mains qu’il cherchait à prendre se dégageaient ; les visages qu’il essayait de toucher du sien s’échappaient ; les corps qu’il voulait enlacer lui résistaient vivement, et les larmes qu’il désirait recueillir avec tant d’ardeur tombaient à terre avant que sa bouche eût pu se coller aux joues pour les arrêter.
Tout lui résistait, parce que tout l’aimait trop.
« Oh ! disait-il, vous ne me comprendrez donc pas ? Pourquoi m’avez-vous fait ainsi ? Si je ressens une tendresse douce comme tes cheveux, est-ce ma faute, dis, ma sœur ? Si dans mon sang il y a soif de ces grandes choses qui illuminent une âme jeune au point qu’elle croie que deux peuvent faire trois, est-ce ma faute, dites, mon père ? Dites, ma mère ? – Je ne suis faible qu’en apparence, voyez-vous ; j’ai de la force, je vous le jure, vous verrez ! Encouragez-moi seulement. Ne pleurez pas. Laissez-moi vous dire adieu, vous consoler et partir en paix. Mais je mourrai si cela continue. Je ne reviendrai pas. Et pourtant il faut que je m’en aille, ma pauvre mère. – Vous savez bien, mes trois chères âmes que vous êtes, que je veux donner un nom à ma famille ; qu’il m’est nécessaire, à moi, pour que mon sang coule heureusement dans mes veines, qu’on répète à mille voix : Le petit Alabrune n’a pas menti lorsqu’il a prétendu qu’il deviendrait grand. Écoutez ! chaque bouche rend son nom avec enthousiasme. C’est un cri bruyant qui pénètre jusqu’aux solitudes les plus cloîtrées, pour y porter l’étonnement le plus vrai, l’admiration la plus frénétique. – Et puis, nous retournerons en France, notre pays, que nous avons quitté pour de terribles causes. En France ! En France ! Toute ma vie tremble de joie à cet espoir. Veuillez donc bien m’entendre et ne pas toujours pleurer, grandes personnes que vous êtes, comme un enfant que je suis !
– Serait-ce possible ? Tu t’en vas ? Tu es décidé ? Toi, mon enfant si cher ! balbutia, parmi d’horribles sanglots, sa mère.
– Oui, mère que j’adore, oui, mère !
– Tu laisses ton vieux père au moment où il allait commencer à renaître par toi ?
– Oui, père que je bénis !
– Et ta sœur, mon cher, mon cher frère ?
– Oui, sœur que j’aime comme mes yeux. Mais ne vous inquiétez donc pas ! Je vous prie de ne pas vous