En attendant la veuve: Biographie fictive
Par Charlie Lecach
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEUR
Journaliste, historien et conférencier sur des pans spécifiques de l’histoire du XXe siècle, Charlie Lecach a collaboré à de nombreux livres et magazines en France et à l’étranger. Son premier roman, à mi-chemin entre réalité et fiction, est un concentré de ses diverses passions.
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Aperçu du livre
En attendant la veuve - Charlie Lecach
Préambule
Le septième quartier
Des murs froids de quatre mètres de long, deux mètres cinquante de large, une hauteur de plafond que j’estime à trois mètres. Voici l’étendue de mon univers. Et une fenêtre à robustes barreaux placée beaucoup trop haut, que je qualifierais plutôt de « puits de lumière ». C’est ce hublot sur le ciel qui me permet de savoir si nous sommes le jour ou la nuit, tant les activités des deux se ressemblent. Elles sont ponctuées uniquement par les gamelles de bouillie infâme et de pain rassis que les gardiens me glissent à travers la lourde porte. Celle que je franchis trop rarement pour aller me décrasser, puis que je passerai une dernière fois quand Deibler viendra pour accomplir sur moi son ignoble besogne.
Après la bataille de la Woëvre, j’ai déjà été raccourci d’un bout de guibolle, il fera le reste. Je ne prétends nullement être innocent, mais je reste malgré tout un vrai héros des tranchées, un mutilé même, décoré de la médaille militaire et de la croix de guerre. Cette dernière m’a été confisquée, jugée trop tranchante et susceptible d’être transformée en arme blanche, que je pourrais utiliser contre mes geôliers ou contre moi-même. Pourquoi toujours cette obstination à vouloir préserver la santé des condamnés jusqu’à leur dernier soupir ? La médaille militaire en tout cas, ils ont bien voulu que je la conserve auprès de moi, « à titre exceptionnel et dérogatoire ». Tout ce que j’aime en elle, c’est qu’elle est ornée du profil gauche d’une femme. Une belle dame en or qui ne me quitte jamais. Cette « République » couronnée de lauriers, si féminine et pourtant si cruelle.
Autre privilège auquel j’ai droit en raison de mon statut de vétéran de la « Der des Der » et de mes « bons et loyaux services rendus à la France » : un épais carnet et un crayon, outils indispensables à ma santé mentale. Je l’avais justement perdue durant mes accès de folie, qui me valent désormais d’être incarcéré dans la maison d’arrêt parisienne éponyme. Oui, me voilà condamné à finir mes jours dans le Septième Quartier de la prison de la Santé, jusqu’à ce que des hommes en noir viennent me surprendre une nuit dans mon sommeil, pour me traîner sans doute de force jusqu’à la veuve, où j’aurai rendez-vous avec la grande faucheuse. La lame de sa faux imaginaire me fait moins peur que le couperet de 40 kilos de la guillotine. En effet, son image me hante depuis cette carte postale illustrée de la photo d’un échafaud, que mon copain César avait eu, un beau jour de novembre 1912, la mauvaise idée de m’envoyer. Avec la mention au dos, qu’il jugeait sans doute humoristique : « Tu finiras là-dessous ! »
Comment aurait-il pu se douter que moins de quatre ans plus tard, sa prémonition idiote allait involontairement être sur le point d’être accomplie ? Mais avant que ma tête ne roule dans le panier, je tiens à coucher sur papier mes mémoires. Si celles-ci s’avèrent souvent d’une redoutable précision, il se pourra aussi parfois qu’elles apparaissent, à juste titre, très confuses.
En effet, j’ai cette étrange faculté de retenir de manière presque comptable le détail des noms, des dates, des lieux, des chiffres, tandis que des faits plus récents de mon quotidien ne réussissent pas à se graver dans mon esprit. Et c’est sans parler des moments d’absence totale, de ces instants d’égarement et d’inconscience qui m’ont envoyé devant le juge, puis entre ces quatre murs.
En songeant au début de mon existence, je n’aurais jamais imaginé la misérable tournure qu’elle prendrait. J’avais tout pour réussir : une bonne éducation, une curiosité des plus aiguisées, des parents aimants. Et ma sœur cadette Mathilde, aux yeux de laquelle je reste à ce jour encore l’éternel protecteur, à défaut d’avoir été un grand frère exemplaire.
Fils de Pierre-Louis et Maria Crampon, je vois le jour le 19 février 1882. Tout petit on dit de moi, Eugène Crampon, que je suis un « enfant du dimanche ». Un « Sonntagskind » comme l’exprime alors ma grand-mère maternelle, aux origines prussiennes. On me répète sans cesse que j’ai des dons spéciaux, ce que je finis par croire lors de ma scolarité des plus oisives, pourtant ponctuée d’excellents résultats.
Tout bascule pourtant durant la nuit fatidique du 7 février 1894. Voyageur de commerce, mon père se trouve alors à bord du rapide Paris-Charleroi-Cologne, en route pour des raisons professionnelles. Vers minuit et demi, trois kilomètres après Compiègne, son train percute violemment une caisse tombée d’un train de marchandises le précédant. Tandis que la locomotive se renverse sur le remblai, le reste du convoi continue et finit à son tour de dérailler, certains wagons se plaçant sur la voie opposée. Peu après, ils sont heurtés de plein fouet par un train survenant en sens contraire. Un effroyable sur- accident qui fera trois morts, dont Pierre-Louis Crampon.
Ne pouvant se consoler, ma mère décide de mettre fin à ses jours moins de deux semaines plus tard. Le lundi de mon anniversaire, encore durement éprouvés par la perte de notre père, nous rentrons de l’école avec Mathilde et trouvons maman se balançant au bout d’une corde, fermement arrimée à la rambarde du premier niveau de la cage d’escalier.
Cela se passe le jour même de mes douze ans et je n’ai pas encore la force de la soutenir pour libérer son cou du nœud coulant qui l’étrangle. Aussi, pensant encore pouvoir la sauver, je me précipite vers la cuisine y chercher un couteau bien aiguisé, puis gravis les marches quatre à quatre. Après que j’aie sectionné frénétiquement la corde, son corps inerte s’écrase lourdement sur le carrelage. La nuque brisée et le teint violet, sa tête est inclinée anormalement contre son épaule gauche. Je n’oublierai jamais le regard vide de ses yeux exorbités et l’écume recouvrant sa langue, qui dépasse légèrement de sa bouche entrouverte.
De même que je ne réussirai pas à effacer de ma mémoire les hurlements et les larmes de ma petite sœur, qui n’a pas encore dix ans au moment de ce double drame.
En de pareilles circonstances, il nous est impossible de demeurer dans la maison familiale : nous sommes donc recueillis par les seuls grands-parents qu’il nous reste. Pour une nuit en tout cas, puisque dans son inhumanité coutumière, notre grand-père refuse ensuite d’héberger chez lui « le petit monstre », comme il désigne Mathilde depuis sa naissance.
Contre mon gré et surtout contre le sien, elle est par conséquent placée en internat dès le lendemain. Le pensionnat Sainte-Marie est tenu par de tyranniques religieuses, pourtant moins impitoyables que pourront l’être par la suite certaines des petites camarades de Mathilde. Elle est en proie à de régulières brimades et moqueries à propos de son physique « différent ».
Pendant plusieurs années, je cohabite avec ma grand-mère, évite autant que possible son mari et n’ai pour seule obsession que la perspective de sortir ma petite sœur des griffes de ses tortionnaires, jeunes ou vieilles.
C’est surtout à elle que je pense ces dernières semaines, alors que je croupis sous les verrous. Mathilde est ma seule famille depuis la mort de nos grands-parents, partis bien avant cette saleté de guerre, avant mes blessures physiques et morales, avant les horreurs que ce syndrome commotionnel m’a poussé à faire, un peu malgré moi.
Plusieurs fois, j’ai vu ma vie défiler devant mes yeux, notamment à chaque sortie de tranchée. Nous étions tous terrorisés, nous étions tous conscients de notre statut peu enviable de « chair à canon ». À force d’être confronté à ces images d’un temps passé, voilà que j’ai envie d’en préserver le souvenir. Pour meubler mes trop longues journées d’inactivité, pour occuper mon esprit avant que la raison ne me lâche de nouveau, pour que je n’emporte rien de tout ça dans la tombe…
Chapitre 1
L’encre du Japon
Malgré les tragédies de mon enfance et en dépit d’un parcours scolaire cadencé de bagarres et altercations régulières, je réussis à conclure honorablement mes études grâce à des résultats bien au-dessus de la moyenne.
Avec notamment une série de premiers prix d’allemand et d’anglais, obtenus sans jamais réellement besogner ou réviser mes déclinaisons et verbes irréguliers. En travaillant davantage, j’aurais sans doute pu prétendre à une brillante carrière.
Mais mon besoin de voyager me pousse à devenir dès la fin de mon service militaire, en mars 1904, représentant de commerce pour la maison Gaillot-Guinot, dont le siège se situe avenue de l’Opéra.
Au cours de mes premières années d’activité, mes trajets professionnels me mènent en Italie, en Allemagne, en Espagne, en Angleterre et même à Tanger. J’ai le contact facile avec les marchands et grossistes, je fais des efforts pour m’adresser autant que possible à eux dans leur langue, je ne manque pas d’arguments et l’excellence des produits que je distribue incarne à mes yeux la grandeur de la France et le luxe parisien.
Aussi, je ne tarde pas à devenir le premier ambassadeur de l’entreprise et à bénéficier, malgré mon jeune âge, de très confortables revenus. Cependant, j’éprouve le réel besoin d’aller plus loin encore, tant dans ma carrière que sur le plan géographique. Je songe alors au marché asiatique, me disant que les soieries, dentelles, tulles, broderies, lainages et mousselines qui ont établi la réputation de mes employeurs, y seraient favorablement accueillis.
Au printemps 1907, je réussis à en convaincre ces messieurs Gaillot et Guinot, qui acceptent de m’envoyer au Japon, accompagné d’une malle d’échantillons et d’un carnet d’adresses dont ils détiennent le secret. Avant mon départ du port marseillais de la Joliette, je prends la précaution de me munir d’un guide Murray, le « Handbook for Travellers in Japan », qui me permettra sans doute de découvrir quelques-uns des secrets du pays du Soleil Levant. Car en mettant deux pleines semaines à rejoindre Yokohama, il semble évident de passer au moins le double de temps sur place.
La longue traversée se fait à bord du Laos, un paquebot à deux cheminées, long de 140 mètres environ, affrété par la compagnie des Messageries Maritimes à la ligne d’Extrême-Orient.
Nous mettons trois jours pour arriver à Port-Saïd en Égypte, l’entrée méditerranéenne du canal de Suez, que nous empruntons à la suite d’une courte escale. Au prix de dizaines de milliers de victimes, terrassées par le choléra au cours de ce chantier pharaonique, cette percée d’environ cent quatre-vingt-dix kilomètres nous transporte dans le monde moderne. Elle nous évite surtout de contourner la totalité du continent africain. C’est ainsi qu’après une seconde halte à Djibouti, notre navire poursuit sa route vers Colombo, capitale de la colonie britannique de Ceylan. Là, pendant que nous faisons une halte au port pour charger et décharger des marchandises, des pirogues à balancier s’approchent pour nous proposer d’acheter des fruits frais et des bijoux issus de l’artisanat local. Certains de ces fruits me sont totalement inconnus et je me laisse tenter.
Nous repartons au bout de quelques heures à peine, pour arriver à Singapour deux jours plus tard.
Je ne m’étais jamais approché à ce point de l’équateur et je regrette presque que notre paquebot n’ait pas fait une embardée plus au sud. Ceci afin de nous faire franchir cette ligne fictive, si souvent observée sur le globe terrestre de mon grand-père. En quittant l’archipel, nous voici maintenant en direction