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Cœur en os: Les artéfacts de pouvoir
Cœur en os: Les artéfacts de pouvoir
Cœur en os: Les artéfacts de pouvoir
Livre électronique619 pages9 heures

Cœur en os: Les artéfacts de pouvoir

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À propos de ce livre électronique

Abel est un jeune-homme sans histoire qui rêve d’améliorer son quotidien. Mais un choix décisif va.
le plonger ainsi que son meilleur ami dans un monde insoupçonné. Prenant conscience de ses capacités ainsi que de son affiliation particulière, Abel et son ami Angel vivront de nombreuses péripéties afin de parvenir à rentrer chez eux.
« Laissez-moi vous raconter une courte histoire oubliée de tous. Comme toute fiction, elle fait appel au merveilleux et à votre imagination. Ouvrez votre esprit et laissez-vous bercer par cette formidable épopée qui décidera sans doute de l’avenir de milliards de personnes.
À l’aube des temps, la planète fut divisée en trois mondes distincts : Le Bast, le Middar et l’Elios. Chacun d’entre eux obtint une fonction. Le Bast fut le gardien de la nature sous toutes ses formes. Le Middar avait pour privilège les humains sous tous leurs aspects. L’Elios régnait sur les airs. »
LangueFrançais
Date de sortie24 oct. 2020
ISBN9782312076881
Cœur en os: Les artéfacts de pouvoir

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    Aperçu du livre

    Cœur en os - Anaïs Votquenne

    cover.jpg

    Cœur en os

    Anaïs Votquenne

    Cœur en os

    Les artéfacts de pouvoir

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2020

    ISBN : 978-2-312-07688-1

    Extrait du journal d’une Daïkini

    Laissez-moi vous raconter une courte histoire oubliée de tous. Comme toute fiction, elle fait appel au merveilleux et à votre imagination. Ouvrez votre esprit et laissez-vous bercer par cette formidable épopée qui décidera sans doute de l’avenir de milliards de personnes.

    À l’aube des temps, la planète fut divisée en trois mondes distincts : le Bast, le Middar et l’Elios. Chacun d’entre eux obtint une fonction. Le Bast était le gardien de la nature sous toutes ses formes. Le Middar avait pour privilège les humains sous tous leurs aspects. L’Elios régnait sur les airs.

    Ces trois mondes, forgés par la magie, attisèrent la convoitise de certains membres de leurs peuples respectifs. Il s’ensuivit des guerres sauvages et sanglantes, faisant sombrer de nombreuses nations. Chaque dirigeant désirait posséder le pouvoir infini que les trois mondes réunis pouvaient apporter. Qui est à l’origine de cette tragédie ? Nul ne le sait. La tristesse, la souffrance et la mort accablèrent les habitants durant des décennies. Le Bast utilisa la magie des profondeurs pour appauvrir les sols et affamer les peuples. Le Middar envoya des armées de spectres, tueurs immortels et sans peur. L’Elios fit déferler sur Terre ses animaux mécaniques à la puissance destructrice inimaginable, guerriers dangereux capables de voler et de se fondre dans le paysage. Tous les dirigeants participèrent à la course au pouvoir, écrasant inlassablement les faibles et opprimant les peuples. La Terre était un champ de ruines.

    Une quatrième civilisation vit alors le jour, s’élevant des vestiges du monde en lambeaux et ayant atteint un plan supérieur d’existence. Qualifiée de sage, cette nouvelle communauté proposa de couper à jamais tout contact entre les trois mondes afin de protéger la magie de chacun d’entre eux. Les dirigeants les plus avisés des quatre civilisations fermèrent alors les chemins existants entre le Bast, le Middar et l’Elios. Leurs bibliothèques et leurs savoirs ayant été perdus au cours de luttes incessantes, la tradition orale de cette époque maudite s’estompa peu à peu dans l’esprit des gens. Et bientôt, ce qui n’était qu’un vague souvenir devint légende. La légende devint murmure et le murmure oubli. Les trésors incommensurables que la magie de ces quatre mondes fournissait généreusement à l’homme disparurent.

    De nos jours, on raconte que certaines personnes ont franchi les chemins scellés faisant le pont entre le Bast et le Middar, mais aucun de ces heureux voyageurs n’est revenu pour partager cette fabuleuse découverte.

    Le sol, autrefois riche et fertile, se meurt sous l’assaut des cultures, des produits chimiques et des inventions de l’homme. Sans oublier le bestiaire fantastique et destructeur qui jaillit parfois des profondeurs de la terre. L’homme ne croit plus en la nature ni en la magie. La pauvreté, la sécheresse, la maladie, la peur : autant de fléaux frappant les habitants du Middar que ses savants ne peuvent enrayer.

    Le monde court-il à sa perte ? Est-ce la fin de tout ou le Middar a-t-il encore un avenir ? Mais il s’agit là d’une autre histoire.

    Chapitre 1

    La nuit était déjà tombée sur la petite ville de Leuze-en-Hainaut et les rues désertes, bien que très correctement éclairées, incitèrent le jeune homme à accélérer le pas en passant au niveau de la rue de Condé. Les lampadaires jetaient des ombres menaçantes sur les trottoirs, rendant le moindre recoin terrifiant. Depuis 2012, la ville voyait aboutir des projets architecturaux, tels que la réhabilitation du site Motte en un centre sportif Leuz’Arena – destiné à devenir l’un des plus grands halls sportifs de Wallonie – et le développement du zoning industriel Leuze-Europe. Malgré cette nouvelle dynamique, les routes de l’ancienne cité, où avaient dominé les bonneteries, étaient toujours aussi désertes après vingt-deux heures.

    Un chat noir jaillit de l’arrière d’une voiture à l’arrêt, cracha en faisant le gros dos et disparut d’un bond derrière une poubelle de la grande surface, sur la gauche. Dans un coin du parking, un sans-abri se mit à tousser, se pliant en deux contre une benne à ordures.

    L’adolescent accéléra la cadence et dut trotter encore une dizaine de minutes avant de s’engouffrer dans le hall d’entrée de l’immeuble en briques rouges. Il se dirigea sans hésiter vers la seconde porte du sas et l’ouvrit avec sa clef. Pour seule lumière dans le couloir, une lampe en coupole contre le mur faisait face à l’ascenseur se trouvant à sa droite. Le jeune homme enleva la capuche de son sweat gris qu’il ouvrit et passa la main dans ses cheveux mi-longs dégradés afin de les remettre en place. Il remonta discrètement son jean bleu foncé sur ses hanches étroites avant d’entamer les trois étages d’escalier qui le mèneraient chez lui. Arrivé à destination, il se dirigea vers la gauche et ouvrit la porte de son appartement.

    La lumière de l’applique murale clignota brièvement, signe que l’ampoule devait prochainement être changée. Un rafraîchissement général des communs était à prévoir par le syndic. Certes, le complexe Les Araucarias avait été une innovation architecturale lors de sa construction, dans les années soixante-dix, mais actuellement, il faisait vieillot au sein de ce quartier résidentiel où se côtoyaient maisons bourgeoises et immeubles flambant neufs.

    – Bonsoir, Abel Langton ! M’as-tu apporté de quoi étancher ma soif ? bougonna une voix dans son dos, accompagnée d’un vent froid.

    Abel se retourna vers la seconde porte de l’étage, qui faisait face à celle de son domicile, et aperçut la silhouette de sa voisine de palier. La femme, qui venait de jaillir de la pénombre, était de taille moyenne et très maigre. Elle portait des mitaines grises, une longue robe noire éthérée qui descendait jusqu’à ses pieds nus et un châle vert pâle dans lequel elle s’emmitouflait. Mary Belle, tel était son nom – très mal porté, selon Abel. Ses cheveux noirs méchés de blanc étaient coupés en un carré plein. Son visage anguleux, ses petits yeux sombres enfoncés, sa bouche mince, son nez tombant, ses joues creuses dues à la malnutrition et son teint jaune lui donnaient l’apparence d’une sorcière. Sa voisine n’avait jamais été réellement méchante avec lui, mais Abel savait qu’il ne devait pas trop la contrarier : elle aimait qu’on abonde dans son sens.

    – Je t’ai demandé si tu m’avais apporté de quoi boire, gronda-t-elle en glissant vers lui, son visage à quelques centimètres de celui de l’adolescent. J’ai soif !

    Abel soupçonnait que Mary Belle aurait vendu père et mère pour quelques gouttes d’alcool. Ce vice lui avait d’ailleurs été fatal : un incendie, dû à l’explosion de sa télévision, avait ravagé son logement tandis qu’elle cuvait inconsciente sur son canapé. Les signes de ce drame étaient encore visibles car la porte d’en face affichait sur tout le long des traces de suie. À la décharge de la malheureuse alcoolique, une erreur médicale lors d’une opération chirurgicale l’avait contrainte à arrêter son travail des années auparavant, rendant ses conditions de vie plus précaires. Cela expliquait en partie qu’elle ait sombré dans la dépression, puis l’alcoolisme, jusqu’au jour du terrible incendie qui avait détruit sa demeure. Fort heureusement, les pompiers étaient intervenus rapidement et aucun dégât n’était à déplorer chez les Langton.

    Il lui lança un sourire charmeur et lui fit un petit signe de la main pour la saluer.

    – Bonsoir, Mary Belle ! Je n’ai pas pu vous apporter d’alcool, les magasins étaient fermés.

    – J’ai juste besoin d’une petite goutte. Ce n’est quand même pas trop demander ! Je te l’ai réclamé plusieurs fois. On ne pas compter sur les jeunes, de nos jours ! s’emporta l’ombre en élevant la voix.

    – Désolé, mais j’ai couru partout aujourd’hui.

    – Et c’est mon problème, peut-être ?

    – Si je n’ai pas pu, c’est parce que ma journée de travail a été chargée.

    – Tu essaies de m’embobiner ? vociféra-t-elle. Tu es en secondaire, donc pas de journée ouvrée pour toi.

    – J’ai terminé mes études supérieures depuis l’incendie qui a détruit votre appartement il y a trois ans et qui vous a… changée, précisa-t-il prudemment.

    – À boire. Je veux de l’alcool !

    – Une prochaine fois, peut-être ?

    Elle renifla mais n’ajouta rien, se contentant de lui faire un doigt d’honneur spectral avant de disparaître, tel un feu follet, dans la pénombre.

    Abel fut soulagé qu’elle ait lâché le morceau aussi vite ce soir-là. Il savait qu’elle avait un faible pour lui, ce qui lui évitait les insultes et récriminations dont Mary Belle était friande. Sa petite sœur ne possédait pas cette chance. Le jeune homme n’était pas laid et avait un certain succès auprès des filles, même si cela ne l’intéressait pas. Il le devait en partie à son physique sculpté, que son précédent emploi d’apprenti agricole avait dernièrement renforcé. Abel n’était pas sportif, loin de là, mais il affichait continuellement une apparence athlétique. Un trait génétique appréciable qu’il tenait de son bon à rien de paternel.

    L’adolescent ouvrit la porte et pénétra dans son appartement. Il aperçut sa mère ainsi que sa petite sœur de quinze ans, assises à la table de la salle à manger. L’une était en train de faire ses devoirs et l’autre préparait ses cours pour le lendemain. Maëva leva la tête et l’aperçut. Elle bondit aussitôt de sa chaise et courut se pendre au cou de son frère.

    – Ab, que je suis contente de te voir ! Maman et moi, on commençait à s’inquiéter ! Tout s’est bien passé au travail ?

    Abel sourit en entendant le diminutif qu’elle utilisait depuis que, petite, elle avait eu du mal à prononcer son prénom. Dès lors, ce surnom lui était resté.

    – Bonsoir Maëva ! Bonsoir maman ! Oui, tout s’est bien passé aujourd’hui. Et toi la miss, c’était comment les cours ?

    – Très bien ! Ma titulaire a dit que mon comportement en classe s’est amélioré, ça m’évitera une mauvaise appréciation sur mon prochain bulletin. Bah ! Les profs savent que je n’ai pas la langue dans ma poche, ça leur ferait bizarre si je changeais du jour au lendemain. Mais je me calme avec le temps. Il faut dire qu’Andy a une bonne influence sur moi.

    – Andy ?

    – Mon copain de classe, un petit génie pas très bavard. Je t’en ai déjà parlé. Son père adoptif est policier à Tournai : Jacobs.

    – Possible. Tu vas rendre tes profs dingues avec ton caractère, dit-il en prenant en coupe le visage de Maëva.

    – Je suis toujours aussi mignonne malgré mes pitreries, avoue, gloussa-t-elle en lui tirant la langue, les yeux pétillants de malice.

    – Tu as fini tes devoirs ?

    – Bien sûr ! Maman a vérifié. Qu’est-ce que tu crois ? Elle ne me lâcherait pas la grappe sinon ; tu la connais, dit-elle en se soustrayant à sa poigne, posant ses mains sur ses hanches et levant le menton d’un air crâneur.

    Maëva possédait une silhouette mince et longiligne, mesurait un mètre soixante-cinq, douze centimètres de moins que son frère. Son teint olivâtre et ses boucles châtain foncé démontraient que leurs ancêtres venaient de contrées très ensoleillées. Une fois que l’on détachait son regard de ses boucles mousseuses et volumineuses, on ne pouvait que tomber en arrêt devant le petit visage de la jeune fille : il était en forme de diamant, avec un front large, des sourcils fins et angulaires, des yeux couleur ambre en amande bordés de longs cils recourbés. Elle n’était pas à proprement parler une beauté, mais ses traits étaient plus qu’intéressants.

    Elle portait encore sa tenue d’école : une tunique bleu canard lui arrivant à mi-mollet, des bas noirs et des boots brunes. L’adolescente complétait toutes ses tenues d’un petit collier en cuir auquel était attachée une graine trouée, cadeau que son grand frère lui avait fait quelques années auparavant, lors de leurs pérégrinations complices dans la campagne avoisinante.

    En présence de sa sœur, Abel se sentait apaisé, comme chaque fois. Paradoxalement, il s’avérait être plus proche de sa cadette que de sa mère. Elle était née alors qu’il n’avait que cinq ans, un an après la disparition du père de l’adolescent. Abel ne se souvenait pas du tout de lui. Sa mère lui en parlait souvent, lui disant qu’il lui ressemblait assez physiquement. Cela était confirmé par la photo suspendue au mur du salon. On y voyait son paternel souriant, la peau bronzée et les cheveux semblables aux siens, tenant dans ses bras le petit garçon qu’il était alors. Sur le cliché, Abel éclatait de rire. On apercevait une tache de naissance en forme de cœur, de deux centimètres environ, sur le dessus de la main droite de son père. Le jeune homme avait la même sur le biceps droit. Quant à Maëva, la tache se trouvait dans le bas de son dos. Ils étaient tous les deux indéniablement issus de cet homme.

    Selon Maïwenn, il était mort des suites d’une agression dans une ruelle alors qu’Abel n’avait que quatre ans. Le garçonnet qu’il était à l’époque ne manquait de rien mais se sentait seul. Alors il avait prié de tout son cœur pour avoir une petite sœur. Un an plus tard, Maëva était née et tous deux étaient devenus inséparables. Frère et sœur ne se sentaient chez eux que là où se trouvait l’autre. Maëva était capable de deviner les états d’âme de son aîné rien qu’en le regardant. Ils n’étaient pas jumeaux mais c’était tout comme, malgré les cinq ans qui les séparaient.

    – Bonsoir, mon fils. Heureuse de te voir rentré, je commençais à m’inquiéter.

    – Il y a eu du retard sur les trains en provenance de Bruxelles. Tu sais ce que c’est : personnes sur la voie en train de faire la fiesta, train en feu, attaques extraterrestres et j’en passe. Ils ont tellement d’excuses… Prenez le train, qu’ils nous disent ! Tu sais quand tu pars mais jamais quand t’arrives. Et toi maman, tes cours ?

    – Le niveau scolaire baisse, cependant quelques élèves me donnent tout de même de l’espoir. C’est de plus en plus difficile de garder foi en ce métier quand tu vois le degré diminuer à ce point.

    – J’ai comme l’impression que tu es en pleine correction de copies, se moqua-t-il gentiment.

    – Interro surprise. Crois-moi, les réponses me donnent parfois envie de pleurer. Par exemple, la capitale de l’Argentine est Buenos Dias. La capitale de Taïwan est Madein. Et ma petite préférée : la superficie de la Belgique est de dix mètres de hauteur. Affligeant ! Bon, débarrasse-toi de tes affaires, je termine cette copie et on passe à table.

    Frère et sœur se dirigèrent vers la salle à manger pour y rejoindre leur mère, qui barrait au Bic rouge de nombreuses réponses sur le contrôle qu’elle était en train de corriger.

    De taille moyenne et d’une silhouette pulpeuse, elle affichait dans sa posture et dans ses traits les signes de fatigue d’une vie difficile. Maëva avait hérité de son nez retroussé et cela s’arrêtait-là. Pour le reste, la physionomie de leur maman se révélait très différente de la leur : ses cheveux ondulés brun acajou étaient coiffés en un carré mi-long aux épaules. Elle possédait un visage ovale, un petit front bombé, des sourcils sinueux, un nez parsemé de taches de rousseur ainsi que des lèvres naturellement en forme de cœur. Le plus remarquable chez elle se révélait être ses grands yeux gris, dont la myopie était corrigée par des lentilles de contact.

    Les deux adolescents ne ressemblaient pas vraiment à leur mère, ce qui avait fait se poser à Abel plus d’une fois la question très troublante : si son père était mort peu après ses quatre ans, qu’en était-il du père de Maëva ? Pourquoi sa petite sœur lui ressemblait-elle à ce point ? Il avait un jour posé la question et Maïwenn s’était énervée, ce qui avait coupé court à toute tentative d’investigation. Abel savait que sa mère n’était pas une femme facile car il ne l’avait jamais vue ramener un individu à la maison. Alors, qui était cet homme avec qui elle avait eu une petite fille qui ressemblait autant à son aîné ? Désireux de ne pas envenimer la situation, il n’avait plus osé interroger sa mère sur le sujet par la suite. Pourtant, il savait que celle-ci n’était pas une traînée. Alors quoi ?

    Maïwenn était toujours vêtue de sa tenue de travail : pantalon et blazer bleu marine. Cela signifiait qu’elle n’était pas rentrée depuis longtemps, elle non plus.

    – Qu’est-ce qu’on mange de bon ?

    – Ton plat favori : du hachis Parmentier.

    Ayant terminé ses corrections, Maïwenn rangea soigneusement son tas de copies dans sa mallette, se leva et se dirigea vers la cuisine attenante à la salle à manger et communiquant avec celle-ci via un passe-plat. Elle apporta la dernière touche au repas du soir.

    Pendant qu’elle rangeait ses affaires scolaires et qu’Abel dressait la table, Maëva abreuvait son frère d’anecdotes amusantes qui venaient de lui arriver. Contrairement à Abel, elle était sociable et adorait occuper le centre de l’attention. Lui avait un peu plus de mal à communiquer, se sentant gauche en présence d’autrui. Il faut dire que les rapports sociaux n’étaient pas sa tasse de thé en dehors et même dans son cercle familial. Ses proches le décrivaient comme un adolescent discret et taiseux alors qu’il craignait de trop s’immiscer dans la vie des autres. Maëva ne semblait pas subir ce souci relationnel, bien au contraire !

    Brusquement, sa sœur se mit à tousser, tout son corps tremblant sous l’effort. Abel lui toucha la joue quand elle cessa sa quinte de toux, légèrement inquiet.

    – Pas de stress Ab, j’ai juste avalé de travers.

    Elle lui fit un merveilleux sourire et repartit de plus belle dans son discours. La jeune fille souffrait d’une maladie orpheline détectée quelques années plus tôt : l’anémie de Fanconi. Étant délaissée par le corps médical, sa sœur ne recevait que des traitements ne permettant pas d’éradiquer sa pathologie. Une greffe de la moelle d’Abel avait déjà été tentée mais rejetée par l’adolescente. La moelle de Maïwenn s’était malheureusement révélée incompatible. En attendant une nouvelle tentative de greffe, les traitements temporaires étaient coûteux. C’était la raison pour laquelle le maigre salaire d’Abel et celui plus acceptable de leur mère couvraient à peine les dépenses médicales.

    Ils se mirent à table peu après et tous trois se servirent dans une atmosphère décontractée. Maïwenn insistait pour que le souper se passe en famille, dans la bonne humeur, sans allumer la télévision. C’était le moment où chacun pouvait partager ses joies, ses peines et ses espérances.

    – Je ne sais pas comment a été votre journée, les enfants, mais la mienne a été harassante, confia Maïwenn en soupirant.

    – Je n’aime pas trop les cours de maths en ce moment, renchérit Maëva. Et ton collègue m’a mise seule à une table, il paraît que je parlais trop ! s’indigna la jeune fille.

    – Bah ! Tu es capable de discuter avec un crayon. Ça ne devrait pas trop changer ton quotidien, railla Abel.

    – Et toi, raconte-nous un peu ta journée de travail au lieu de te moquer de moi, ordonna Maëva en le fusillant du regard.

    Abel prit le temps de boire une gorgée d’eau, histoire de se donner une contenance. Il y avait beaucoup de choses que le jeune homme cachait à ses proches, notamment le fait que l’entreprise dans laquelle il travaillait l’avait congédié quelques mois plus tôt. Depuis, Abel avait essayé durant tout un temps de retrouver un travail stable, mais ses études en agronomie ne lui permettaient pas vraiment de se réorienter. Il était trop jeune pour un employeur. Trop compétent. Pas assez flexible. Pas assez formé. Bref ! Toutes les excuses étaient bonnes pour ne pas l’engager ! Il avait fait ses études supérieures au Centre Éducatif Saint-Pierre. Le matériel scolaire, il se l’était payé à la sueur de son front, menant conjointement études et petits boulots souvent ingrats. Les dépenses médicales de sa petite sœur étaient si élevées que leur mère ne pouvait prendre en charge ses frais d’étudiant. Et tout ça pour se retrouver sans travail et sans espoir actuel d’en ravoir un. Quel gâchis ! Bien entendu, Maïwenn lui avait fortement déconseillé de faire ce type d’études, lui proposant de suivre un cursus en sciences sociales ou économiques, mais le contenu du programme ne l’attirait pas. Il avait donc décliné ses suggestions et choisi l’agronomie. Contre toute attente et peu de temps après avoir été diplômé, il avait décroché un job dans une entreprise – en périphérie bruxelloise – qui s’occupait des cultures biologiques à petite échelle. Malheureusement, les mesures gouvernementales taxant les PME avaient poussé son employeur à licencier la plupart de ses travailleurs manuels afin de ne pas mettre la clef sous la porte. Sans piston et sans contacts utiles dans le monde professionnel, Abel n’avait toujours pas retrouvé de contrat à durée indéterminée. De plus, son apparence de jeune surfeur musclé et bronzé ainsi que son caractère réservé jouaient en sa défaveur lors des entretiens pour des emplois plus administratifs.

    La mort dans l’âme, Abel s’était résigné à effectuer des missions d’intérim et des petites tâches pour des particuliers afin d’apporter sa contribution au ménage. À presque vingt ans, il n’était pas fier de son parcours atypique. Malgré tous ses efforts, les postes occasionnels ne suffisaient pas à combler la perte de son salaire. Le jeune homme avait décidé que nécessité faisait loi : ignorant ses scrupules et son éducation, il avait intégré le système du travail au noir. Connaissant le caractère intègre de sa mère, il était certain qu’elle aurait été fort déçue de savoir à quelles extrémités son fils avait été réduit. Afin que la sérénité demeure chez lui, l’adolescent s’inventait une vie professionnelle stable et sécurisante, discours mensonger qu’il dispensait à ses proches quotidiennement.

    – Ça va. Le contrôleur a encore fait des misères au boiteux. Mais ça s’est arrangé avec l’arrivée du patron.

    – Tant mieux !

    – Il y a eu une bagarre ? Raconte ! demanda vivement sa sœur.

    – Mange tant que c’est encore chaud, Maëva. Et pourquoi veux-tu qu’il y ait une bagarre sur un lieu de travail ? Abel, enlève tes coudes de la table.

    Abel s’exécuta sans un mot et porta la fourchette à sa bouche, croisant le regard pétillant d’intelligence de sa sœur. Se doutait-elle de quelque chose ? Sans doute, mais il savait que Maëva ne dirait rien. Leurs conditions de vie, souvent précaires, avaient sérieusement développé la solidarité familiale. La jeune fille se tairait même si elle soupçonnait la vérité.

    – J’ai croisé Mary Belle en revenant de l’école.

    Un silence inconfortable s’installa autour de la table après que Maëva eut fait cette révélation. Abel vit sa maman froncer les sourcils, très mécontente.

    – Jeune fille, pourrais-tu arrêter de dire des bêtises et manger maintenant ?

    – Si ça peut te rassurer Maë, je l’ai également vue en rentrant ce soir, renchérit Abel. Elle était assez calme et n’est pas restée pour m’insulter.

    Abel crut que Maïwenn allait s’étouffer avec sa bouchée sur ses dernières paroles. Elle pinça les lèvres au point que leur pourtour devint blanc, jetant sa fourchette dans son assiette. Faire profil bas était sans doute la meilleure attitude à adopter, au vu de la réaction épidermique de leur mère quand ils lui parlaient de leurs conversations avec leur défunte voisine. Maïwenn ne comprenait pas et le jeune homme le concevait, car elle ne percevait pas la même chose que ses enfants. Mais l’adolescent avait mis quelques années avant d’arriver à taire cette bizarrerie, ce travers refaisant parfois surface. D’autant qu’il n’était pas le seul dans ce cas autour de la table !

    Lors de sa prime jeunesse, cette perception différente de la réalité lui avait causé bien des déboires, lui valant des séances régulières en psychiatrie. Par conséquent, il avait très vite appris à se taire, faisant la sourde oreille aux discours des autres, incarnés ou désincarnés. Ses petits camarades de classe et leurs parents le trouvaient bizarre, lui qui pouvait bavarder sous une branche dans le parc du Coron alors qu’il n’y avait pas âme qui vive aux alentours. C’était le cas de le dire ! Le seul qui avait tenu le coup était son ami d’enfance, trouvant « trop cool » d’avoir un compagnon de jeu qui parle aux morts. Jusqu’à ce jour, il arrivait parfaitement à fermer ses écoutilles sur le monde qui l’entourait. C’était un peu plus compliqué avec Mary Belle qui l’avait harcelé une année durant afin d’avoir sa bibine : il avait craqué, reconnaissant son existence par leurs interactions verbales, mais ne lui apportant jamais d’alcool.

    Soucieux de ne pas provoquer d’esclandre à table, il baissa la tête et se concentra sur son plat, laissant la conversation reprendre entre sa mère et sa sœur.

    Le reste du souper se passa dans la bonne humeur et les bavardages légers, seul instant où ils ignoraient royalement l’oppression matérielle qui s’abattait peu à peu sur leur foyer. Mais le lendemain à l’aube, Abel savait que la réalité le rattraperait.

    – Dis-moi, mon grand, tu as des nouvelles d’Angel ? Vous étiez inséparables étant petits et vous faisiez les quatre cents coups ensemble. Je me demandais l’autre jour ce qu’il devenait car j’ai croisé sa mère au marché.

    Dire que les deux garçons faisaient les quatre cents coups ensemble était sans doute un tantinet exagéré ! Il fallait plutôt de dire qu’Abel se laissait souvent entraîné dans les bêtises que concoctait Angel, petit gars facétieux. Il est vrai que malgré leurs caractères diamétralement opposés, ils étaient devenus les meilleurs amis du monde dès leur prime jeunesse. Mais ces deux dernières années, ils s’étaient un peu perdus de vue en raison de leurs parcours professionnels différents. Cela faisait plusieurs mois qu’Abel n’avait pas aperçu Angel dans la petite ville de Leuze-en-Hainaut.

    – Ça fait un moment que je n’ai plus de nouvelles.

    – Tu ne veux pas passer chez lui un de ces jours ? Tu en profiterais pour saluer sa mère de ma part, je devais lui rendre visite mais je n’arrête pas de reporter.

    Abel se rappelait que les parents d’Angel étaient des gens simples mais amicaux et généreux. Ils l’avaient toujours accueilli avec un goûter lorsqu’il revenait de ses aventures en compagnie de leur fils, durant les grandes vacances.

    – J’irai sonner chez eux, genre un week-end, histoire d’être sûr de tomber sur quelqu’un.

    – Attendez ! Vous parlez du beau blond qui passe souvent à la gare ? Si c’est lui, il me fait toujours un grand sourire et dit bonjour à mon groupe de copines quand on le croise, intervint Maëva d’un air malicieux. Un vrai canon sur pattes !

    – Il sait que tu es ma petite sœur. Calme ta joie et ne te fais pas d’idée, railla le jeune homme.

    On pouvait toujours compter sur elle pour obtenir un commentaire caustique ou rigolo. C’était l’un des traits de caractère de sa sœur qu’Abel affectionnait particulièrement, lui qui n’était pas capable de détendre l’atmosphère quoi qu’il fasse. Il fit un clin d’œil à sa cadette et ils terminèrent leur repas paisiblement, enchaînant sur des sujets anodins.

    Leur appartement se composait d’un petit salon, d’une salle à manger, d’une kitchenette, d’un hall d’entrée et de deux chambres. Les filles dormaient dans la chambre au grand lit double et Abel dormait dans celle meublée d’un lit une place. Le jeune homme sortit sur la terrasse qui donnait sur la baie vitrée de leur salon. Il s’appuya sur le garde-corps, balaya du regard les rues en contrebas et huma les senteurs de la nuit. La lune était presque pleine et le ciel dégagé. Dans les jardinières suspendues, les herbes aromatiques avaient eu un coup de chaud. Délicatement, Abel passa sa main à plusieurs reprises sur les plantes en leur murmurant des paroles d’encouragement et de réconfort. La douce mélopée dura quelques minutes et il sourit, presque certain de ressentir la régénération que cette petite attention avait procurée aux végétaux. D’aussi loin qu’il se souvienne, Abel adorait la nature et ne se sentait épanoui que les deux mains dans la terre. Pour ses congénères, c’était un peu plus problématique. Pas au point de la phobie de son père, mais tout de même.

    En revenant à l’intérieur, il trouva sa mère installée sur le canapé du salon, en train de repriser des vêtements. Maïwenn effectuait des travaux de couture le soir pour arrondir ses fins de mois. Elle possédait désormais une clientèle régulière et se passionnait réellement pour cette tâche. Par le passé, elle occupait un bon poste de responsable, mais leur monde avait commencé à s’effondrer lors du décès du père d’Abel. Non pas immédiatement après son trépas, mais un peu plus tard, après la naissance de Maëva. Leur mère avait alors perdu son emploi à la bonneterie et ils avaient tous trois atterri dans une maison maternelle à Tournai, remonter la pente semblant impossible. Pourtant, la chance leur avait souri car une obscure tante riche leur avait légué un petit pactole, permettant d’acheter en grosse partie l’appartement dans lequel ils vivaient depuis. Reprenant une formation et se tournant vers la carrière d’enseignante, Maïwenn s’était battue afin d’offrir un cadre stable à ses deux enfants, malgré leur foyer monoparental. Elle avait géré ses finances avec rigueur, dépensant malheureusement énormément ces dernières années en frais médicaux pour sa cadette. Depuis peu, elle reprenait ses anciennes activités de couture de façon épisodique, histoire de mettre du beurre dans les épinards. Abel avait beaucoup de respect pour sa mère et voulait la voir heureuse, allégeant au maximum son fardeau.

    Voyant qu’il était de retour à l’intérieur, elle cessa de raccommoder afin de se tourner vers lui et de lui parler gentiment.

    – Tu auras vingt ans demain. Tu comptes les fêter avec tes collègues ? Je peux vite préparer un cake que tu emporteras, si tu veux.

    – Merci maman, mais non, ne te casse pas la tête.

    – Tu rentres de plus en plus tard et je n’aime pas ça. Pourquoi tu ne postules pas dans la région ? Ce serait plus facile que de faire chaque jour tous ces trajets.

    – Tu sais bien qu’il y a toujours des retards de trains, et je suis déjà en train de chercher un job dans le coin.

    – Tu deviens un homme, mon fils. Pour tes vingt ans, une petite fête s’impose !

    – Pas la peine. J’ai passé l’âge de faire la fiesta pour mon anniversaire.

    – Es-tu heureux ? Je veux dire, réellement heureux ? questionna-t-elle en lui jetant un regard inquisiteur.

    – Je le serai quand Maëva sera greffée et en pleine santé, répondit-il en soupirant.

    – Ton père nous a quittés trop tôt. Je ne veux pas que tu endosses son rôle à ton âge, tu dois vivre ta vie de jeune adulte. Il te dirait la même chose s’il était encore là. C’était un homme bien, tu sais.

    – Si tu le dis.

    Abel n’était pas certain de cette affirmation. Dans un accès de rage, Mary Belle lui avait un jour dévoilé qu’il n’avait jamais travaillé, vivant dans son monde où il était question d’animaux extraordinaires et d’êtres féeriques. Plus un doux rêveur qu’autre chose ! D’accord, elle lui avait reproché ce jour-là de ne pas lui avoir apporté d’alcool pour la millionième fois, de sorte que les propos de sa voisine étaient sans doute légèrement exagérés. Mais comme disait Mary Belle, il n’y a pas de fumée sans feu. Propos ironiques vu la manière dont elle était décédée. Interrogeant peu après sa mère sur ces dires, cette dernière les avait confirmés. Étrange. Maïwenn prônait un caractère travailleur et le travail bien fait ; en conclusion, il était d’autant plus curieux qu’elle ait pu supporter le géniteur d’Abel. Pourtant, elle parlait toujours de son défunt époux avec nostalgie, le sourire aux lèvres.

    – Je te raconterai d’autres anecdotes sur lui demain, car tu lui ressembles de plus en plus.

    – Tu sais que je n’aime pas quand tu dis ça. Le portrait que j’ai de lui n’est pas flatteur, se plaignit-il.

    – Tu te trompes ! Ton père était juste un peu… dans son monde. Il nous racontait des histoires insensées qu’il aurait vécues. Ça me faisait beaucoup rire. Il partageait sa joie de vivre avec tout le monde et chaque jour auprès de lui était pour moi une nouvelle source de bonheur.

    – Et qu’il ne travaille pas, ça devait aussi être tordant, railla Abel. Il avait décroché le jackpot, avec toi qui avais un très bon travail à l’époque !

    – Ne parle pas de lui comme ça, jeune homme. Il avait la phobie des contacts physiques, ce qui rendait tout emploi en société très difficile.

    – Heureusement qu’il n’avait pas la phobie des microbes, ça aurait vraiment posé problème, ironisa Abel.

    – Je vois que tu persistes à dresser un portrait négatif de ton père… Bref ! Nous fêterons dignement ton anniversaire demain. Essaye de ne pas être trop en retard.

    – OK, maman : je m’arrangerai pour prendre en otage un conducteur de train au départ de Bruxelles. Bonne nuit ! lui souhaita-t-il en l’embrassant sur le front, se penchant par-dessus le dossier du canapé.

    Tandis qu’elle reprenait sa couture, Abel se dirigea vers le meuble du hall. Veillant à ce que sa mère ne le voie pas, il glissa discrètement quelques billets dans son sac à main car il craignait qu’elle ne fasse des folies le lendemain pour lui faire plaisir. Avant d’aller dormir, il se lava et sortit de la salle de bain au moment où sa mère émergeait de la chambre qu’elle partageait avec Maëva, le vieux portable de sa fille à la main. Elle éteignit le luminaire de la grande chambre et fit les quelques pas qui la séparaient de son fils. Seule la lumière provenant de la cuisine les éclairait, découpant leur silhouette dans un jeu d’ombres. Elle s’arrêta face à lui et posa sa main sur son avant-bras, soucieuse.

    – Maëva discutait sur son mobile avec ses copines.

    – Classique.

    – Tu devrais en acheter un pour être joignable et nous prévenir quand ton train a du retard.

    – Pas la peine. C’est une dépense inutile.

    – Ce n’est jamais la peine d’acheter quoi que ce soit avec toi ! Mon fils est pingre, le taquina-t-elle gentiment.

    – Mais non !

    – Tu devrais commencer à te faire plaisir plutôt que de te préoccuper sans cesse des dépenses de notre foyer. En parlant de plaisir, ton père tenait absolument à ce que tu connaisses la maxime issue de sa famille. Il m’a fait promettre de te la faire dire à chacun de tes anniversaires, c’était très important pour lui. Une formule de protection, d’après lui.

    – Maman ! Je ne veux pas réciter ces phrases débiles ! s’indigna l’adolescent à voix basse.

    Elle ferma brièvement les yeux et eut l’air blessée de sa réponse. Dans un souffle, elle lui répondit :

    – S’il te plaît Abel, fais-le. C’était la volonté de ton père de te transmettre ces quelques mots. Je ne pense pas te demander la lune.

    Il s’agissait d’une vieille habitude entre eux, qui consistait pour Abel à lui réciter un petit poème obscur le jour de son anniversaire. Depuis qu’il était en âge de parler, sa mère l’avait forcé à apprendre ce couplet par cœur et vérifiait chaque année qu’il le connaissait toujours. Elle le tenait de son défunt mari et estimait que ce trésor familial devait se transmettre de génération en génération. Ridicule ! Abel soupira d’exaspération et finit par obéir, parce qu’il savait qu’elle ne le laisserait pas aller se coucher avant qu’il ne le lui ait déclamé.

    – Réponds à mon appel car je suis le détenteur de la main de chair. Appelle tes servants et revêts ta forme originelle dans ce combat qui est le mien. Là, tu es contente ?

    – Merci, mon grand.

    Il prit sa mère dans ses bras pour la serrer contre son cœur. Abel savait qu’il pouvait lui accorder ce petit plaisir et répéter ces phrases idiotes une fois par an mais rechignait toujours à la tâche. Cela tenait sans doute au fait qu’il en voulait à son fainéant de père de les avoir laissés dans la mouise en mourant, sans œuvrer avant cela pour mettre son épouse à l’abri.

    Un mouvement furtif sur sa droite attira son attention et il relâcha Maïwenn pour lui faire un bisou sur le front.

    – Fais de beaux rêves et que les anges veillent sur ton sommeil, maman.

    – Dors bien, mon grand. Je vais coudre encore un peu dans la cuisine avant de me coucher, précisa-t-elle en s’éloignant.

    Il se détourna et pénétra discrètement dans la chambre double, certain que Maëva ne dormait pas étant donné qu’il l’avait vue bouger dans la pénombre. Il ferma la porte et s’appuya contre celle-ci tout en allumant le plafonnier. Son regard d’ambre croisa des yeux de couleur identique. Sa sœur était assise sous la couette, les bras posés sur ses jambes pliées.

    – Maman va te trucider si tu ne dors pas rapidement, sœurette.

    – Mais tu ne vas rien lui dire, je te connais.

    – Quelque chose te tracasse, pour que tu aies du mal à dormir ?

    – Viens t’asseoir, Ab, demanda-t-elle à voix basse, tapotant le lit à côté d’elle.

    Tous deux se retrouvèrent couchés sur le dos, lui au-dessus de la couette et croisant les bras derrière la tête, elle dessous, les mains jointes sur le ventre.

    – Quand est-ce que tu comptes nous en parler ? Je parle de ton licenciement.

    – Je ne sais pas. Je n’ai jamais réussi à te cacher quoi que ce soit bien longtemps.

    – Ne dis rien pour l’instant, sinon maman va crier. Attends la fin de l’année scolaire.

    – Qu’est-ce qui t’a mis la puce à l’oreille ?

    – Tu oublies qu’on est pareils, tous les deux. Je sais quand tu ne vas pas bien. J’espère juste que tu ne feras rien de dangereux et que tu n’accepteras pas de jobs foireux.

    – Qu’est-ce qui te fait penser une chose pareille ? Je suis le grand frère responsable, donc ne t’en fais pas pour moi.

    – Je ne sais pas… J’ai des doutes parfois quand tu parles de « grand frère responsable »… Je plaisante ! Sois prudent, je t’aime et je tiens à toi, Ab. Ne fais rien de risqué. Allez, je vais dormir maintenant. Et au fait, bon anniversaire frangin, il va bientôt être minuit !

    Abel lui embrassa le front avant de se lever et d’éteindre la lumière, regagnant discrètement sa chambre. Il revêtit son bas de pyjama uniquement, se mit sous les couvertures et éteignit la lampe de chevet, plongeant le reste de la petite pièce dans les ténèbres jusqu’au lendemain.

    Ce soir-là, le jeune homme fit un rêve étrange et dérangeant.

    Il ouvrit les yeux dans un univers totalement différent, bicolore. Le sol était constitué d’un damier noir et blanc, et le ciel de carrés blancs qui se répétaient à perte de vue. Aucune fantaisie ne venait égayer ce triste monde. Observant les lieux, Abel aperçut une petite fille vêtue d’une robe bain de soleil blanche, se tenant debout sur un amas de squelettes. Elle avait l’apparence de Maëva et la même corpulence. La grande sagesse que lui renvoyait le regard ancien, qui le fixait, démontrait qu’il ne s’agissait pas du tout de sa petite sœur. Abel se trouvait en bas de pyjama, pieds nus, debout devant le monticule macabre, obligé de légèrement lever la tête pour croiser le regard de la fillette.

    – Qui es-tu ? demanda-t-il, très intrigué.

    – Toi, répondit l’inconnue avec l’écho de mille voix.

    – Moi ? Je ne comprends pas.

    – Trouve-moi et tu comprendras.

    – Pourquoi as-tu l’apparence de ma petite sœur ?

    – Elle aussi est une copie de toi.

    – Ce que tu dis n’a aucun sens pour moi. Pourquoi est-ce que je rêve de toi ?

    – Un rêve ?

    – Qu’est-ce que tu me veux ?

    – Trouve-moi et permets-moi de renaître. Je te servirai.

    – Je ne comprends rien à ce que tu dis. Où est-ce que je dois te trouver ?

    – Entre ciel et terre. Ailleurs.

    – Ailleurs ? Tu veux dire… ici ? interrogea-t-il en montrant leur environnement de la main.

    – Cet univers t’est inaccessible dans ton état actuel. Pas ici, ailleurs.

    Cette discussion surréaliste donna envie à Abel de s’arracher les cheveux. L’être qui avait adopté le physique de sa petite sœur, telle une peau, ne bougea pas d’un pouce. L’adolescent réfléchit quelques instants, soucieux de trouver une solution à l’impasse dans laquelle il se trouvait. Il aurait dû se réveiller dès l’instant où il s’était rendu compte qu’il flottait dans un état d’inconscience. Or, le fait qu’il soit toujours endormi signifiait que la fille en face de lui ne le laisserait pas partir avant d’avoir obtenu une réponse satisfaisante de sa part.

    – Je n’ai pas besoin que tu me serves, qui que tu sois. Je veux juste reprendre conscience dans mon lit.

    – Ce n’est pas une option tant que je n’ai pas ta parole de venir à moi. Je dois te servir car je te suis complémentaire. Tu m’as appelée.

    – Je n’ai appelé personne, crois-moi ! Arrêtons ce petit jeu et laisse-moi me réveiller pour que je parte à ta recherche, qui que tu sois et où que tu te trouves.

    – Je suis un instrument.

    – D’accord, tout ce que tu veux. Je me mets à ta recherche dès demain, mentit Abel afin de l’apaiser.

    – Le ton de ta voix manque de sincérité, Abel Langton.

    – Je…

    Elle l’avait percé à jour. Pas le choix, s’il désirait que l’entité le lâche, Abel devrait réellement partir à sa recherche. Rester à tout jamais dans ce monde triste à en pleurer n’était vraiment pas envisageable.

    – La dévoreuse de mondes arrive. Mais je te protégerai, ajouta l’apparition de sa voix multiple.

    – La dévoreuse de mondes ? Ça n’existe pas dans la réalité.

    – Dans la tienne, pas encore. Mais bientôt.

    – D’accord. Je m’engage solennellement à partir à ta recherche et à tout mettre en œuvre pour te trouver. Là, ma promesse te convient ?

    – Oui. Et tu me trouveras.

    L’être tendit le bras vers lui. Une main squelettique géante apparut et vint se refermer avec rapidité sur Abel tout entier, afin de le broyer.

    Se redressant en sursaut dans son lit, haletant, Abel sentit son cœur battre à cent à l’heure. La main l’aurait tué s’il ne s’était pas réveillé à temps. Mais peut-être cela avait-il été le cas dans son songe ? Il prit quelques minutes pour se calmer avant de se laisser tomber sur le dos, vérifiant l’heure sur le réveil digital : minuit dix. Il avait officiellement vingt ans. Fixant le plafond dans la pénombre durant de longues minutes, il eut beaucoup de mal à se rendormir. Que signifiait ce rêve ?

    Chapitre 2

    Rien ne vous permet de savoir qu’une journée pourrie vous pend au nez. Abel aurait pu le pressentir, mais son intuition était aux abonnés absents ce jour-là, de sorte que son destin bascula à la date de son anniversaire. Au matin, le jeune homme s’était levé avant sept heures, comme tous les jours précédents depuis quelques mois, faisant semblant de se préparer à aller travailler. Même s’il pouvait se permettre de dormir plus tard, au vu de son absence d’activité professionnelle, il fallait qu’il donne le change à ses proches. L’adolescent s’apprêtait à quitter l’appartement sur la pointe des pieds quand la porte de la chambre de sa mère s’ouvrit et qu’elle lui apparut, pieds nus, vêtue d’une longue chemise de nuit en flanelle, les cheveux défaits. Elle marcha vers lui, étouffant un bâillement sous sa main, et s’arrêta à moins d’un mètre, le fixant de ses grands yeux gris humides d’émotion.

    – Bonjour maman. Je t’ai réveillée ? souffla-t-il à voix basse.

    – Non, j’ai mal dormi : un cauchemar. Joyeux anniversaire, mon grand garçon ! dit-elle en le serrant dans ses bras.

    – Merci !

    – Tu sais, ton père disait que le passage à la vingtaine était important là d’où il venait. Il n’a jamais imaginé nous quitter aussi tôt, car il avait plein de projets pour tes vingt ans. Son clan accompagnait ça d’un rite particulier, composé de chants et de bénédictions. Ça avait un rapport avec des squelettes, je crois.

    – Ah bon ! Des squelettes, vraiment ?

    Le jeune homme hésita à lui parler de son rêve étrange de la nuit précédente dans lequel il était question d’un tas de squelettes, justement. Mais il tint sa langue afin de ne pas lancer sa mère sur le sujet, cette dernière étant capable de lui relater des anecdotes sur son père mille fois répétées.

    – On n’est pas obligés de parler de lui maintenant, je dois partir au boulot, là.

    – Ne fais pas ta mauvaise tête. Mais je comprends, allez file ! Pense à ne pas rentrer trop tard ce soir, que nous puissions faire la fête tous les trois. Passe une bonne journée !

    – Je serai là tôt.

    Alors qu’il se dirigeait vers la porte d’entrée, il l’entendit lui murmurer à voix basse dans son dos :

    – Je voulais que tu saches que je suis fière de toi. Même si je ne t’ai pas donné l’impression de l’être durant tes études, je me rends compte aujourd’hui que tu as bien fait de suivre tes propres envies et de ne pas prendre la voie que je t’avais tracée. Aucune maman n’a été aussi fière de son fils que moi et je ne te le répéterai jamais assez.

    Aïe ! Cela faisait mal, d’autant plus que les commentaires et encouragements maternels n’étaient pas mérités à l’heure actuelle. S’évertuant à sauver les apparences depuis quelque temps, Abel était manifestement meilleur menteur qu’il ne le pensait. Mais les propos que sa maman venait de lui tenir titillaient sa conscience. Embarrassé, il quitta les lieux sans un mot.

    Il faisait frais dehors, malgré le soleil déjà haut dans le ciel. Vers sept heures trente, il commençait à y avoir du monde qui arpentait les rues et les bus se vidaient peu à peu des élèves qui se rendaient dans les écoles de Leuze-en-Hainaut. Abel décida de s’éloigner de son domicile pour ne pas tomber par mégarde sur sa mère ou sur sa sœur quand elle se rendrait à l’école. Il était censé se trouver dans le train en direction de Bruxelles, pas dans les artères de la ville où il résidait. Afin de fuir la fraîcheur de cette matinée, il s’attabla dans un café sur la Grand-Place et commanda quelques chocolats chauds, consultant les annonces des quotidiens mis à disposition des consommateurs.

    Après presque deux heures d’inactivité et désireux de trouver rapidement un travail temporaire dans les jours à venir, Abel se rendit aux panneaux d’annonces des différents supermarchés de la ville. Il commença par celui situé sur la place du Jeu de Balle mais ne trouva rien d’intéressant. Bredouille, il décida d’aller voir ceux de la grande surface en face de chez lui, à côté du parc du Coron. À cette heure-ci, sa mère et sa sœur devaient déjà être au collège Saint-Pierre. Tout en cheminant, Abel passa devant une boutique de télécoms qui vendait un nouveau mobile très cher et ultra-tendance, au vu des affiches placardées sur la devanture. Il s’agissait d’un nouveau smartphone possédant des programmes innovants et indispensables à toute personne normalement constituée, que tout jeune se devait d’avoir. D’ailleurs, le mannequin qui avait été choisi pour faire la publicité était juvénile, beau et tout sourire, tenant à la main le nouveau téléphone. Cela donnait vraiment envie au jeune homme, qui s’arrêta quelques secondes devant la vitrine. Mais Abel ne pourrait s’offrir cet appareil qu’après des mois et des mois d’économies. Autant ne pas trop rêver. Continuant son parcours dans la rue de Condé, il arriva rapidement au magasin qu’il visait.

    Les tableaux d’affichage se situaient à la sortie, juste après les caisses, et on y trouvait de tout : de la tortue de Californie à donner au jeune homme proposant de venir jouer de la harpe à domicile. L’une des annonces attira l’attention d’Abel : elle proposait de se mettre en relation avec un certain Cédric afin d’effectuer une grosse livraison à Tournai. Il s’agissait d’une mission unique et l’encart précisait que le montant de la rémunération serait conséquent. Abel nota les coordonnées ainsi que l’endroit, le lieu et l’heure où devait se réaliser la première rencontre. Il prit également note de quelques offres concernant du jardinage.

    Estimant qu’il avait parcouru tout ce qui l’intéressait, Abel fit volte-face et heurta violemment l’épaule d’un inconnu, au point que ce dernier laissa tomber son sac de courses. Il se confondit en excuses et se baissa pour ramasser les canettes en même temps que sa malheureuse victime, se retrouvant face à face avec cette dernière.

    – Abel Langton ! s’exclama le nouveau venu, très surpris.

    – Angel ?

    Abel avait bien en face de lui Angel Tinder, résidant avenue de Loudun, non loin de là, et ayant fait la plupart de ses études avec lui. Étrange phénomène qu’est celui de parler d’une personne avant de la revoir peu de temps après ! Angel était tout le contraire d’Abel : bien dans sa peau et très sociable. D’aussi loin qu’Abel se souvienne, son ami de toujours n’avait jamais eu de mal à se faire des amis. Lorsqu’il s’adressait à lui à la petite école, Angel avait toujours fait preuve de gentillesse et de sympathie, son grand sourire espiègle accroché au visage. Ils s’étaient perdus de vue une fois sortis du secondaire car Angel avait suivi des études en sciences économiques, se destinant à une carrière plus administrative. Abel était très surpris de le revoir !

    Angel saisit son copain d’enfance par l’épaule et l’emmena un peu à l’écart afin de ne pas gêner les acheteurs qui quittaient le magasin. Avec son mètre soixante-quinze, sa peau lumière et ses cheveux blond vénitien, qui surplombaient de grands yeux violets, il était vraiment le beau gosse par excellence, attirant immédiatement la sympathie.

    – Ça alors ! Qu’est-ce que ça me fait plaisir de te revoir, Abel ! On ne s’est pas croisés depuis tellement longtemps ! Qu’est-ce que tu deviens ?

    – Moi aussi, je suis content de te revoir, quelle surprise ! C’est vrai, ça fait un bail ! Je regarde les petites annonces, je cherche un petit job complémentaire.

    Abel tenait à rester prudent sur ce qu’il comptait lui dire. En effet, même si Maïwenn n’avait pas tendance à parler avec grand monde, il ne voulait pas risquer de voir son secret dévoilé via la mère d’Angel. L’adolescent avait sa fierté et son statut de chômeur n’était pas valorisant. Donner une semi-vérité à Angel paraissait donc préférable.

    – L’entreprise agricole dans laquelle je suis employé en ce moment a mis certains de ses ouvriers au chômage technique, donc je regarde un peu de quoi m’occuper

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