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La Sublime Porte
La Sublime Porte
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Livre électronique401 pages5 heures

La Sublime Porte

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À propos de ce livre électronique

Le bateau approchait de Constantinople. Vicenzo se précipita sur le pont pour ne rien perdre de la vue. Le capitaine, lors de la traversée, lui avait tant vanté ce spectacle, qu’il attendait impatiemment ce moment depuis plusieurs jours. Il était abasourdi par la beauté du paysage. Compte tenu de son jeune âge, il n’avait pas encore voyagé et ne pouvait faire aucune comparaison ; toutefois, cela ne l’empêchait pas d’apprécier ce qu’il avait sous les yeux. Le navire arrivait au soleil couchant, il apercevait les mosquées flanquées de leurs minarets se découpant sous ce ciel rougeoyant. Le bateau filait doucement le long de la pointe rocheuse. Le capitaine s’approcha de la rambarde et s’exclama. - N’est-ce pas surprenant ? - C’est vraiment admirable ! - On navigue actuellement sur le Bosphore, détroit qui conduit vers la mer Noire. - Comment s’appelle ce monument si imposant ? - Là, c’est Sainte Sophie. - Sainte Sophie, c’est une église ! Es-tu certain du nom ? - C’était une ancienne basilique byzantine qui a été transformée en lieu de prières pour les musulmans, et à côté, la grande muraille blanche derrière les fortifications et les arbres, c’est le sérail du sultan. - Un sérail ? Qu’est-ce que c’est ? - Le palais si tu préfères. Derrière, là-bas sur la droite, c’est la nouvelle Mosquée de Soliman. Constantinople est la ville aux sept collines, et, sur chacune d’entre elles, il y a une mosquée. Regarde ! Vicenzo était sous le charme. Ce premier contact avec l’Orient le ravissait, il voulait en connaître davantage sur cette ville, sur ses habitants. Ses attentes étaient à la mesure de ce qu’il allait vivre… Roman suite du Ghetto Nuovo
LangueFrançais
Date de sortie27 févr. 2013
ISBN9782312008585
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    Aperçu du livre

    La Sublime Porte - Eliane Marchal

    cover.jpg

    La Sublime Porte

    Eliane Marchal

    La Sublime Porte

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Edouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2013

    ISBN : 978-2-312-00858-5

    Prologue

    Venise n’était plus qu’un mince trait entre ciel et mer, à peine entendait-il les cloches sonner la fin de l’Office. Vicenzo scrutait cette ligne à l’horizon jusqu’à ce qu’elle disparût totalement. Il soupira longuement. Tout était fini, écrit et définitivement clos. Il venait de dire adieu à cette ville en ce jour triste et blafard.

    Il avait très peu dormi et la fatigue anesthésiait ses émotions. Comment décrire la fébrilité de ces derniers jours, les faux-semblants utilisés, les faux-fuyants qui traduisaient son attitude embarrassée, la décision et l’organisation de l’évasion des siens, le secret indispensable qui devait entourer leur départ ? Ils s’étaient enfuis pendant la nuit comme des voleurs, contraints par les événements. Ils avaient rejoint en barque, sans faire de bruit, leur bateau accosté au quai nord de la ville, loin des regards indiscrets. Vicenzo, qui les avait retrouvés dans la matinée, avait entraîné dans son exode ses parents, sa fiancée et toute sa famille. Quelque vingt personnes étaient parties ce jour-là sans aucun espoir de retour ; les autres l’avaient suivi de leur plein gré et il souhaitait vivement qu’ils ne s’en repentent pas. Dans sa situation et celle de son futur beau-père, abandonner la cité orgueilleuse, sans que les autorités en soient informées, relevait du défi et avait nécessité maintes ruses, de nombreux mensonges et des duplicités de toutes sortes. Maintenant que tout était terminé, l’épuisement l’envahissait. Il devait reprendre des forces. Il rejoignit sa cabine en titubant. Il ne rencontra personne, hormis l’homme de barre et le capitaine. Ils devaient tous dormir. Vicenzo n’avait pu se détendre avant d’être certain que la ville marchande ne tenterait rien pour les rattraper et qu’aucun bateau ne se lancerait à leur poursuite. Rassuré, il pouvait à présent se reposer. À peine s’était-il allongé sur sa couche qu’il sombra dans un profond sommeil.

    La journée était bien avancée quand il s’éveilla. Dans le carré, une collation avait été préparée, peut-être à son attention. Il avait faim et se restaura en dégustant chaque bouchée ; quelques instants plus tard, toute sa lassitude s’était évanouie. Le capitaine, qui avait entendu du bruit, passa la tête et lui fit un sourire pour tout discours. Vicenzo le lui rendit, il appréciait les hommes calmes et silencieux comme peuvent l’être les gens de la mer ; aucun mot inutile, aucun bavardage superflu.

    – Où sont les autres ? demanda-t-il.

    – Je ne sais pas, je ne les ai pas vus ce matin.

    – Je suppose qu’ils dorment encore.

    – Sans doute.

    Après son repas, il monta sur le pont. Un léger vent du nord avait chassé les nuages, balayant les voiles et faisait claquer les gréements, il poussait le navire toujours plus loin, vers le Sud, l’éloignant du danger. Cette fraîcheur vive acheva de le revigorer. Il s’accouda à l’arrière et s’absorba dans la contemplation de la mer, les yeux rivés sur la houle qui se formait, se brisant sur la coque du bateau, roulant et se déroulant en permanence. Ce spectacle sans fin avait un pouvoir fascinant.

    Après un temps qu’il lui fut difficile de mesurer, un léger bruissement le sortit de sa rêverie et lui fit tourner la tête. Myriam était là, sérieuse et modeste comme à son habitude. Sa vue attendrit Vicenzo, une impression douce et chaude l’envahit.

    – Pardonne-moi de te déranger, mon père désirerait te parler.

    – Je te suis.

    Au pied de l’échelle se trouvait un espace meublé de sièges adossés à la coque, véritable pièce à vivre en dehors des minuscules cabines. Vide quelques instants auparavant, cet endroit était occupé maintenant par tous les passagers du bateau. Tous l’attendaient, il entra derrière sa fiancée, qui s’esquiva discrètement, le laissant seul face au groupe attentif.

    – Es-tu reposé ? s’enquit Meshullan.

    – Oui, je te remercie, tout va bien.

    – Es-tu disposé à nous expliquer ce que nous pourrons espérer ? Mais peut-être est-ce trop tôt pour aborder le sujet ?

    – Non, pas du tout, il faudra effectivement en parler à un moment ou à un autre.

    Après un mûr silence, le banquier ajouta, hésitant :

    – En fait, je ne sais pas par quoi commencer.

    – La question la plus importante est quand même de savoir où nous allons ! insista lourdement Benjamin, le fils aîné de David Meshullan.

    Son père lui jeta un regard noir. Vicenzo pensa que, décidément, ce prénom n’était pas porteur d’intelligence ; ce garçon avait le même travers insupportable que son oncle, cette manie d’intervenir à tout propos brutalement dans toute discussion ; d’ailleurs, il était aussi peu sympathique.

    – Nous verrons cela en son temps, répliqua froidement son père.

    – Vous voulez peut-être que je vous parle un peu de notre destination et des conditions de vie là-bas ? demanda Vicenzo.

    Il raconta Constantinople, la situation de la ville, le port, les mosquées, le Bosphore, le sultan, les quartiers des étrangers, la liberté, le commerce, le bruit, les senteurs. On l’interrompit souvent pour l’interroger : « Quelle monnaie ont-ils ? Quelle langue utilise-t-on ? Y a-t-il beaucoup de Juifs ? Comment s’organise le négoce ? Et les femmes sont-elles réellement libres ? La liberté, on lui posa beaucoup de questions sur la liberté. On pouvait vraiment vivre à l’endroit désiré ? Sans contraintes ? Sans autorisation ? » Cette remarque n’était pas vraiment surprenante. Les enfants du banquier n’avaient connu que l’exiguïté et les interdits du ghetto. Comment pouvaient-ils imaginer qu’il existait des pays où ils étaient libres d’agir à leur guise sans restrictions ni entraves ?

    Pendant vingt ans et malgré sa fortune, Meshullan n’avait eu droit qu’à un petit logis composé de deux pièces pour lui et sa famille. Il était resté malgré tout, car, étant un représentant éminent de la communauté, il se devait de soutenir les siens. Mais maintenant, après tous ces événements, il en avait définitivement fini avec Venise.

    Vicenzo continua son récit. Myriam et sa mère s’étaient rapprochées, elles écoutaient attentivement. Meshullan demanda :

    – Je crois que la famille Emden vit toujours à Constantinople ?

    – C’est exact, je les ai rencontrés une fois, mon oncle Benjamin les connaît bien.

    – J’étais en relation avec Moshé Emden, il y a quelques années. Je pense qu’il pourra me présenter à certaines personnes influentes, enfin, nous verrons cela plus tard. Il est primordial de trouver une habitation. En attendant, es-tu certain que nous pourrons tous loger dans ta maison ? Nous sommes environ une vingtaine avec tes parents.

    – Rassure-toi ! La demeure que m’a laissée oncle Samuel est très spacieuse et fort agréable. Tu seras mon hôte jusqu’à ce que tu acquières une résidence digne de toi et de ta famille. Cela ne devrait pas être trop malaisé, car beaucoup d’Européens ont quitté la ville.

    Cette dernière remarque inquiéta quelque peu le banquier.

    – Y a-t-il des difficultés avec les autorités ?

    – Oui et non ! Les relations avec les Génois se sont dégradées et depuis quelque temps, le commerce n’est plus aussi florissant qu’il l’était. Les collecteurs d’impôts ont créé de nouvelles taxes assez contraignantes et certains ont préféré abandonner leur position.

    – Tu ne parles que des Génois ! Les conditions ne sont-elles pas analogues pour tous les étrangers ?

    Vicenzo sourit.

    – Les arcanes de l’administration ottomane n’ont rien à envier à celles des Européens. Je serais bien incapable de t’expliquer clairement leurs différents règlements. Je me suis souvent perdu dans tous ces méandres, mais je pense que tu trouveras sur place des gens en mesure de te répondre.

    Le financier se tourna brusquement vers l’entrée et, apostrophant sa femme, s’écria :

    – Que se passe-t-il ?

    Un conciliabule réunissait plusieurs personnes, dont Myriam, sa mère ainsi que trois autres membres de la famille. Tous ces chuchotements avaient attiré l’attention de Meshullan. Son intervention avait arrêté net les protagonistes. Son épouse avança alors dans la pièce et timidement, mais fermement, déclara :

    – Il n’est pas correct qu’une future mariée habite dans la maison de son fiancé.

    Levia Meshullan, petite femme brune, avait un ravissant visage, lisse et harmonieux. Ses yeux brillaient d’une flamme sombre et tendre à la fois. Droite et digne, elle était sûre d’avoir raison. Elle prenait très au sérieux son rôle de gardienne des traditions. Meshullan, agacé par l’intervention de son épouse, ne savait que répondre. Ces questions de préséance et de respect des coutumes étaient incongrues dans la situation actuelle. Un silence pesant fit suite à la remarque de Levia. Shéva, la mère de Vicenzo s’exprima d’une voix douce et posée.

    – Il y a peut-être une solution.

    Meshullan lui fit signe de continuer, en espérant qu’elle soumettrait une idée qui pourrait satisfaire sa femme.

    – Mon frère Benjamin, que vous connaissez, possède une maison tout près de celle de Samuel. Je me propose de lui demander asile et si vous le permettez, je veillerai sur votre fille.

    – Cela me paraît très bien, mais, acceptera-t-il ?

    – Évidemment ! Il s’agit de ma seule famille ! répliqua vivement Shéva.

    Vicenzo se tourna vers sa mère et exprima par un regard le doute qu’il éprouvait. Il connaissait parfaitement les réactions de son oncle, et surtout celles de sa femme, qui était d’un tempérament taciturne et jaloux. Il n’était pas certain qu’elle approuve cette solution, mais après tout, comme elle venait de le souligner, il était son frère, et de bonne ou de mauvaise grâce, il serait obligé d’obtempérer.

    – Cela te convient-il ? interrogea Meshullan.

    – Oui tout à fait ! répondit Levia enfin rassurée.

    – Toutefois, il est indispensable que nous nous mettions rapidement à la recherche d’une maison.

    – Nous nous y emploierons dès que nous serons arrivés.

    S’adressant de nouveau au jeune homme, il ajouta :

    – Je voulais également te dire que dans cette triste affaire, tu avais pris une sage décision, c’est du moins mon avis. Je sais très bien que ce choix n’a pas dû être facile pour toi, il est évident que cette situation était totalement inacceptable…

    – Merci, coupa sobrement Vicenzo.

    Il ne voulait pas que le banquier aborde pour l’instant le chapitre douloureux de leur départ précipité. En relevant la tête, il croisa le regard de Fabio. Celui-ci était plein d’amour et de tendresse. Visiblement, il était heureux de cette marque de sympathie et de respect. Il avait été un bon père, vigilant, affectueux et toujours présent. De tout temps, et depuis son plus jeune âge, il avait ressenti sa force et son attention ; il était là, veillant sur son éducation sans la contraindre, et pourtant…

    La discussion avait pris fin. Après avoir mis au point les modalités de leur arrivée à Constantinople, défini le rôle de chacun dans les premiers jours, fixé les priorités, terminé leur installation, ils se concentreraient sur l’essentiel : se créer une place dans la société juive et, surtout, ce qui n’était pas le moindre de leur souci, récupérer tous leurs avoirs.

    Meshullan était très riche. Une partie de sa fortune était à bord de ce navire, toutefois quelques participations n’avaient pu être négociées en argent, car cela aurait attiré l’attention des Vénitiens. « Pourquoi un des plus importants financiers juifs souhaitait-il vendre ses biens ? » Aussi, avait-il dû, sous le manteau, monnayer des bons de caisse, trouver des prête-noms, céder à perte certaines créances à des correspondants. Un minimum de fonds serait définitivement perdu. Les Vénitiens, sans aucun doute, furieux de s’être laissé berner, bloqueraient toutes ses positions dans la République. Le banquier le savait, mais ne s’en préoccupait pas. Ce qui lui importait, c’était de retrouver rapidement ses disponibilités, qu’il avait réussi à faire sortir d’une manière ou d’une autre. Une nouvelle vie l’attendait et il comptait bien reconstituer son capital et donner un nouveau départ à ses affaires.

    Vicenzo était maintenant seul dans la pièce commune ; son père discutait avec le capitaine. Sa fiancée passa furtivement devant le carré, il l’appela :

    – Myriam, je voudrais te parler, assieds-toi, je te prie.

    Elle obtempéra en silence et s’installa en face de lui. Il la regarda longuement. Il cherchait ses mots et elle, sans impatience et sans gêne, attendait.

    – Es-tu contente d’avoir quitté Venise ? Tu ne regrettes rien ?

    La question l’étonna.

    – Oui, bien sûr, j’en suis ravie. Eh non ! Évidemment ! Je ne regrette rien.

    – Tout cela a été si brutal, je n’ai même pas eu le temps de t’expliquer mon attitude, mes revirements. Nous ne t’avons pas avertie de tous les changements et surtout nous ne t’avons pas consultée. Peut-être souhaitais-tu rester à Venise ?

    – Quelle vie aurais-je pu avoir sans toi dans le ghetto ?

    – Tu aurais pu trouver quelqu’un d’autre. Je crois savoir que tes prétendants ne manquaient pas, ajouta-t-il avec un petit sourire forcé.

    Piquée au vif, elle répondit prestement :

    – Comme tu le sais, je ne suis pas coquette ! Peu m’importe le nombre de prétendants, si je t’avais perdu, je ne me serai jamais mariée !

    – Ton père aurait pu t’y obliger.

    – Jamais il n’aurait fait cela ! Non, crois-moi ! Comme il l’a si bien dit, tu as pris la bonne décision et nous également. Non seulement je ne regrette rien, mais je suis heureuse.

    Pudiquement, ses yeux continuaient le discours amoureux qu’elle ne pouvait exprimer avec des mots.

    Après un long moment de silence, il prit ses mains et d’un air solennel, lui déclara :

    – Moi aussi, je suis très heureux de t’avoir retrouvée. Je voulais te dire que tu fais partie des êtres exceptionnels, qui, par leur seule présence, rendent meilleurs ceux qui les côtoient. J’ai l’intention de demander à ton père de célébrer notre mariage très rapidement. Es-tu d’accord ?

    – Je n’aspire qu’à vivre auprès de toi, dans ta maison.

    C’était la fin de cette première journée en mer ; un soleil rouge barrait l’horizon. Le vent du nord était devenu brise, et le bateau glissait doucement sur les eaux calmes. L’équipage avait sorti toutes les voiles pour profiter du moindre souffle. Dans quelques jours, si tout allait bien, le navire accosterait près de la Corne d’Or. Accoudé au même endroit que le matin, Vicenzo respira profondément. Il pensait à tous les événements de ces derniers jours, qui l’avaient conduit à fuir ; aux différentes décisions contradictoires qu’il avait été amené à prendre, aux doutes affreux qu’il avait éprouvés. Toutes ces scènes repassaient devant ses yeux. Aurait-il pu agir autrement ? Non ! Vraiment, c’était la seule issue ! Cette période avait été difficile à vivre, mais c’était sans doute le chemin obligé pour accéder à la liberté.

    En regardant l’horizon qui s’estompait lentement, il songea à son premier voyage vers la ville aux sept collines…

    L’arrivée de Vicenzo

    Le bateau approchait de Constantinople. Vicenzo se précipita sur le pont pour ne rien perdre de la vue. Le capitaine, lors de la traversée, lui avait tant vanté ce spectacle, qu’il attendait impatiemment ce moment depuis plusieurs jours. Il était abasourdi par la beauté du paysage. Compte tenu de son jeune âge, il n’avait pas encore voyagé et ne pouvait faire aucune comparaison ; toutefois, cela ne l’empêchait pas d’apprécier ce qu’il avait sous les yeux. Le navire arrivait au soleil couchant, il apercevait les mosquées flanquées de leurs minarets se découpant sous ce ciel rougeoyant. Le bateau filait doucement le long de la pointe rocheuse. Le capitaine s’approcha de la rambarde et s’exclama.

    – N’est-ce pas surprenant ?

    – C’est vraiment admirable !

    – On navigue actuellement sur le Bosphore, détroit qui conduit vers la mer Noire.

    – Comment s’appelle ce monument si imposant ?

    – Là, c’est Sainte Sophie.

    – Sainte Sophie, c’est une église ! Es-tu certain du nom ?

    – C’était une ancienne basilique byzantine qui a été transformée en lieu de prières pour les musulmans, et à côté, la grande muraille blanche derrière les fortifications et les arbres, c’est le sérail du sultan.

    – Un sérail ? Qu’est-ce que c’est ?

    – Le palais si tu préfères. Derrière, là-bas sur la droite, c’est la nouvelle Mosquée de Soliman. Constantinople est la ville aux sept collines, et, sur chacune d’entre elles, il y a une mosquée. Regarde !

    – Je croyais que c’était Rome, la ville aux sept collines.

    – Elle n’est pas la seule ! Le bateau va longer la pointe rocheuse, puis se présenter, devant le canal. Il faut que je te laisse pour les manœuvres.

    En partant, il cria : tu as vu le monument dédié à Mihrimah, de l’autre côté ?

    Le jeune homme se retourna et admira la construction blanche aux quatre coupoles éclairées par un soleil rasant. La rive asiatique, un peu plus lointaine, était aussi belle, quoique plus sauvage. Se tournant à nouveau vers l’ouest, il essaya de deviner les sept collines, mais les monuments étaient si nombreux qu’il renonçât à les compter. La ville s’étendait maintenant en contre-jour. Toutes ses imposantes tours constituaient les parties visibles de l’enceinte et les fins minarets se découpaient sous un ciel de plus en plus rouge.

    Le capitaine lui avait longuement parlé de « La Sublime Porte », comme la nommaient les musulmans, de son histoire, de sa beauté, de sa position incomparable, qui, depuis l’Antiquité, lui donnait une prépondérance incontestable pour les échanges internationaux. Situé au nord-est dans la mer de Marmara, cet extraordinaire promontoire rocheux, s’enfonçant entre mer et canal, donne accès par le Bosphore à la mer Noire et aux routes du Nord.

    Point de rencontre des deux continents, capitale de l’Empire byzantin, elle devint turque, il y a quelques décennies. Depuis la prise de la ville, les Ottomans avaient redonné à la vieille métropole un nouveau faste, en construisant des palais, des mosquées, en recréant le commerce ; ils en avaient fait une cité trépidante qui renouait avec son ancien éclat byzantin. Le marin lui avait raconté que, du temps de l’âge d’or de l’Empire romain d’Orient, Constantinople était la ville aux mille merveilles, haut lieu du rayonnement spirituel et financier. Ce fut la période des monuments somptueux, des édifices religieux recouverts de métaux précieux et de pierreries, des produits de luxe innombrables, riches étoffes, ivoires, manuscrits inestimables, émaux, orfèvreries. Cette cité féerique faisait rêver toute l’Europe. Et puis le royaume s’était affaibli, le capitaine n’en connaissait pas la raison. Les Ottomans l’avaient conquise à la fin du quinzième siècle. Pour tout cela, il demanderait des précisions à son oncle Samuel.

    Le bateau s’approchait maintenant du canal dans lequel se jetaient les eaux douces. Sur la gauche, on devinait la pointe extrême du palais. Quelques dômes étaient visibles au-dessus de la frondaison et sur la droite, commençait l’autre rive, plus active. Derrière l’imposante enceinte, munie de tours demi-rondes, on apercevait des maisons de toutes tailles, plus ou moins décorées et entretenues ; certaines étaient des petits palais de bois sculpté. À proximité se trouvaient des entrepôts, des magasins, des ateliers. Des centaines d’échelles descendant jusqu’à l’eau constituaient de minuscules ports indépendants. Vicenzo fut frappé de la différence entre les deux rives. L’une était majestueuse, rayonnante et grandiose ; l’autre était grouillante, vivante et commerçante. Le commandant du navire lui cria quelque chose qu’il n’entendit pas.

    Il se retourna vers lui et l’interrogea du regard. Le Capitaine hurla alors en lui montrant sur la droite :

    – Galata !

    Galata ! C’était là qu’il allait. Son oncle Samuel habitait dans une de ces demeures. Il n’en avait jamais parlé ; le jeune Vénitien ignorait si elle était décorée ou simple, repeinte ou décrépie. Cette succession hétérogène de bâtisses était impressionnante. Un délicat palais oriental, peint en bleu, jouxtait un atelier, puis un entrepôt délabré, qui lui-même était accolé à une maison bourgeoise de style génois. Ces éléments disparates se répétaient indéfiniment et donnaient à l’ensemble une élégance assez déconcertante.

    Le bateau arrivait doucement près de la côte ; Vicenzo eut l’impression qu’il pouvait toucher de la main les échelles en bois. Il apercevait, droit devant, le grand port. Les manœuvres d’approche étaient très périlleuses. Les voiles maintenant affalées, les marins s’activaient, qui avec des rames, qui avec des cordages, pour diriger lentement le bâtiment vers son point d’ancrage. C’était un travail très rigoureux qui nécessitait l’attention de tous. Il entendit le capitaine hurler des ordres, qui étaient immédiatement exécutés. Le jeune homme oublia provisoirement la ville qui s’étendait devant lui et se laissa captiver par cette fourmilière. Chacun accomplissant un geste dérisoire, mais qui, multiplié et amplifié par le nombre, parvenait à imprimer au majestueux navire, les mouvements nécessaires à son accostage, tout en douceur et en précision. Des marins sautèrent sur le ponton et à l’aide de cordages aidèrent à le stabiliser. Quand la manœuvre fut terminée, le capitaine cria :

    – C’est bon ! Arrimez !

    Et les dizaines de cordes furent enroulées autour de piquets et d’anneaux pour maintenir le vaisseau. Ils étaient arrivés à destination. Les badauds, sur la terre ferme, n’avaient rien perdu non plus des manœuvres si précises. Ils étaient captivés par les allées et venues des marins. Le jeune homme fut frappé par le groupe hétéroclite qu’ils formaient. Il y avait là des marchands européens, mais aussi, et en plus grand nombre, des Turcs de tous milieux ; de l’ouvrier revêtu d’une ample chemise bleue qui le couvrait entièrement, en passant par des négociants en tenues plus chatoyantes, manteaux traînant jusqu’au sol et pantalons bouffants ; quelques mendiants aux hardes troués complétaient le tableau. De nombreux enfants courraient en tous sens et des femmes voilées, aux longs vêtements de couleurs vives, tentaient vainement de les rattraper. Tout cela donnait une impression de vie débordante et insouciante. Les bruits du navire avaient disparu depuis qu’il s’était immobilisé. Le jeune homme entendait clairement maintenant le vacarme et les clameurs provenant de la ville.

    Le capitaine, dont le rôle était terminé, s’approcha de lui :

    – Ton oncle doit venir te chercher ?

    – Je pense que oui.

    – Les marins terminent l’amarrage, tu pourras descendre dans un instant, je te préviendrai.

    Vicenzo n’était pas impatient, il y avait tant de choses à découvrir et il avait une position idéale pour cela. Le pont du navire dominait le quai et les maisons environnantes. De son point d’observation, il apercevait les ruelles sombres et étroites, grouillantes de monde et plus au loin, les coupoles blanches des mosquées émergeant des cyprès.

    Avant d’emprunter la passerelle, il chercha des yeux son oncle qu’il n’avait pas revu depuis un an. Régulièrement, Samuel venait quelques mois à Venise, pour ses affaires, également, pour voir sa famille. Lors de sa dernière visite et pour la première fois, son oncle lui avait accordé beaucoup de temps. Il lui avait parlé de sa vie à Constantinople, de son commerce, des différences entre Venise et la capitale de l’Empire du Levant. Vicenzo avait posé des questions encore et encore, il était avide de connaître ce monde nouveau. Cette curiosité avait charmé le marchand et leurs conversations étaient devenues très fréquentes. Le jeune homme avait vu repartir son oncle avec tristesse. Il avait eu la désagréable impression que la porte ouverte sur cet autre univers se refermait avec son départ. Quelques mois plus tard, un messager avait apporté une lettre destinée à son père. Après en avoir pris connaissance, il la tendit à Vicenzo, en ajoutant, avec un sourire :

    – Cela te concerne.

    Le jeune homme l’avait lue et relue. Il l’avait apprise par cœur :

    « Mon cher Fabio,

    J’espère que Dieu te garde en excellente santé. Voilà déjà plusieurs mois que nous nous sommes quittés et déjà je languis de vous revoir tous. Malheureusement, cela ne pourra se faire encore avant longtemps. Pour ma part, la vieillesse aidant, ma santé s’est dégradée et je dois prendre soin de ma personne, si je veux rester encore parmi vous quelque temps. J’en arrive au sujet principal de ce message. Lors de ma dernière venue, j’ai remarqué l’intérêt de Vicenzo pour les affaires, et surtout son ouverture d’esprit, qui laisse présager une certaine compétence. Les règles et conditions de vie mises en place à Venise ne lui permettront pas de développer ses facultés. Aussi, si vous êtes d’accord, ta femme et toi, je vous propose de le former au commerce, ici avec moi. C’est maintenant un jeune homme et il doit préparer son avenir. Je le présenterai à mes relations ottomanes et génoises, ce qui lui permettra, j’en suis certain, d’accroître ses connaissances, et peut-être un jour, qui peut savoir, être lui-même un négociant ! De toute façon, quoi que réserve l’avenir, il aura, ici, un apprentissage qui lui sera utile et qu’il ne pourrait en aucun cas acquérir dans le ghetto. Si cette proposition vous convient, ainsi qu’à Vicenzo, le porteur de la présente vous fera connaître les modalités du voyage par Ancône, qu’il faudra gagner par terre ou par mer. De là, il devra prendre un bateau pour Constantinople. Quelle que soit ta décision, cher Fabio, fais-la-moi connaître au plus tôt par mon messager.

    Ton affectionné. Samuel. »

    Vicenzo avait sauté de joie en lisant la lettre. Il était attaché à sa ville natale, et cela lui faisait peine de quitter ses parents, ses amis et sa vie de jeune homme. Mais l’attrait du voyage, de ces nouvelles terres à découvrir, de cette aventure qu’il espérait étourdissante, l’excitait au plus haut point. Son père l’avait laissé choisir sans essayer de l’influencer. Par contre, sa mère avait été beaucoup plus réticente ; elle était écartelée entre le désir de son fils, pour qui l’avenir s’inscrivait sous la tutelle de Samuel, et sa crainte de ne plus le revoir ou tout du moins pas avant des mois. Elle n’arrivait pas à se décider. Vicenzo espérait, en trépignant, qu’elle donne son accord. Elle finit par accepter dans un soupir. Sans attendre, il courut au port à la recherche du messager et, avec son aide, prépara le voyage, tandis que son père écrivait à Samuel pour le prévenir de la date de son départ. Les quelques jours qui le séparèrent de son embarquement furent fébriles et actifs ; il fallait quitter tous ceux qu’il aimait. Il était invité dans toutes les familles qu’il connaissait et devait raconter inlassablement ses espoirs et ses projets. Le grand jour arriva, après les dernières recommandations de son père et les adieux émouvants de sa mère, il prit la route tournant définitivement le dos à son enfance. Et il était là maintenant, prêt à vivre sa vie d’homme.

    Le bateau étant bien arrimé, et les passerelles installées, le capitaine lui fit signe qu’il pouvait descendre à terre. Vicenzo se rendit dans le sombre réduit qui lui avait servi de cabine pendant ce long voyage ; il agrippa le mince baluchon représentant son avoir : une tenue de rechange, et surtout son bien le plus précieux, un livre que son père lui avait offert pour sa majorité religieuse. Il se dirigea vers l’avant du navire ; le commandant le rejoignit pour lui faire ses adieux.

    – Je n’ai pas aperçu ton oncle.

    – Je vais l’attendre en bas, il est peut-être un peu en retard. Au revoir capitaine et merci pour tout.

    – Au revoir, Vicenzo. Bon séjour dans la ville aux mille merveilles.

    Il atteignit le quai et se trouva au milieu de la foule bigarrée et bruyante. Le tumulte le surprit, mais plus encore les effluves de toutes sortes. Il était assailli par les odeurs de l’Orient, un mélange d’épices et de senteurs plus ou moins agressives. Un dosage étonnant et subtil de parfums et de relents. Il tentait d’en reconnaître les différents composants, quand un homme brun d’environ trente ans, portant une courte barbe noire et vêtu à l’européenne, s’approcha de lui.

    – Bonjour, tu es bien Vicenzo ?

    – Oui !

    – Je suis ton oncle Benjamin. Samuel m’a demandé de venir te chercher, il est occupé pour l’instant et n’a pu se déplacer.

    – Ah ! Bonjour !

    Le jeune Vénitien l’examina avec plus d’attention. Il ne l’avait pas vu depuis plus de quinze ans. Benjamin était le frère de sa mère. Il était considéré comme l’héritier légitime de Samuel.

    Vicenzo avait sept ou huit ans quand il était parti pour rejoindre le Levantin et le seconder dans ses affaires. Le marchand était très riche ; il n’avait jamais fondé de foyer et sa seule descendance était les deux enfants de sa sœur Yentl : Shéva et Benjamin, il se fit donc un devoir de prendre soin d’eux. Benjamin avait quitté le ghetto définitivement et s’était marié dans la ville aux sept collines. Shéva, elle, était restée auprès de ses parents et avait épousé Fabio. Quand leur père mourut, il y a un plus de trois ans, Samuel avait proposé à Yentl de le rejoindre, mais celle-ci n’avait pas voulu

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