Cris de vies brisées
Par Didier Straitur
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À propos de ce livre électronique
C’est aussi, au cœur de chaque événement, le passage d’une enfance innocente à une adolescence en devenir, qui souffre d’un écart de vie de plus en plus sensible avec les autres, le handicap, dans des moments où se nouent les premières expériences de violence des mots, des gestes et des choses.
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Aperçu du livre
Cris de vies brisées - Didier Straitur
Cris de vies brisées
Didier Straitur
Cris de vies brisées
LES ÉDITIONS DU NET
126, rue du Landy 93400 St Ouen
Nouvelle édition
Titre précédent : Cris et propos de collège, ISBN : 978-2-312-04429-3
© Les Éditions du Net, 2019
ISBN : 978-2-312-07129-9
Avant-propos
Les récits de ce recueil résonnent des cris retentissants ou sous-jacents que le lecteur pourra entendre dans les situations de handicap relatées ici, à partir d’un vécu authentique, mais modifié dans des circonstances fictives.
C’est aussi, au cœur de chaque événement, le passage d’une enfance innocente à une adolescence en devenir, qui souffre d’un écart de vie de plus en plus sensible avec les autres, le handicap, dans des moments où se nouent les premières expériences de violence des mots, des gestes et des choses.
C’est enfin un appel à reconnaître la différence des autres dans leurs déficiences, pour grandir avec eux, et non contre eux, notamment en franchissant les barrières de la peur ou de l’indifférence. Pour vivre l’enrichissement des vies les unes par les autres dans l’ordinaire commun de tous.
Si, en dehors des familles, les adultes paraissent absents de ces scènes de vie dans le handicap, ou présents seulement dans des rôles secondaires, c’est souvent dû à leur difficulté de voir au-delà d’eux-mêmes, car ils sont extérieurs et empêchés de comprendre ce qui se joue à l’intérieur de chaque handicap, sans eux, sous leurs yeux.
Ces récits, publiés précédemment en recueils séparés chez le même éditeur, ont été réunis et modifiés pour concentrer l’attention du lecteur sur les échos de ces cris humains, à entendre et reconnaître au-delà des circonstances fictives et des choix de narration.
PREMIÈRE PARTIE :
Cris d’ados
Des livres en feu
Aline
Depuis longtemps, je ne supporte pas les livres des bibliothèques. Les voir bêtement alignés en rangs serrés sur des rayons plats envahit mon esprit d’un silence étourdissant. Le monde m’apparaît bien plus facile à comprendre au dehors que dans tous les discours de ces livres.
Particulièrement chez mon grand-père, dans son bureau entièrement tapissé de livres. En entrant dans la pièce, je suis écrasée par le poids de tous ces volumes sans contenu pour moi. Je ne vois en eux que le papier couvert d’encre qui trace des signes inutiles.
Pourtant, j’aime bien mon grand-père. Avec lui, je parcours avec plaisir la campagne autour de sa maison, je respire les parfums des fleurs qu’il me désigne, je cours derrière les insectes qu’il me signale, je remplis ma tête de mille détails que je vois grâce à lui.
Au collège, c’est pareil. Je ne fréquente le Centre de documentation que par obligation. Je n’y emprunte aucun livre, et je ferme les yeux plutôt que les ouvrir sur les milliers de pages qui s’étalent tout autour de moi. Seuls les livres scolaires trouvent grâce à mes yeux, par nécessité pour certains graphiques, cartes ou dessins.
En classe de troisième, j’écoute les cours rapidement, je ne prends pas de notes dans mes classeurs ou cahiers, mais je sais tout retrouver pour accomplir les devoirs que les professeurs m’imposent. Et j’obtiens des résultats très variables, parfois proches du zéro, parfois notés vingt sur vingt.
Tout le monde s’en étonne, sauf moi, même si je ne sais pas comment le leur expliquer. Je suis peut-être un cas à part, un phénomène que l’on présente parfois à des médecins spécialistes du fonctionnement du cerveau. Et on applique sur le mien des mots bizarres et compliqués. Mais je m’en fiche et ne les écoute pas.
Au milieu de l’automne, je m’avise soudainement que la chute des feuilles jaunes des arbres pourrait préfigurer celle des feuilles jaunies des livres. À la fin du mois d’octobre, un projet fou germe dans ma tête : pourquoi ne pas brûler les feuilles silencieuses des livres avec les feuilles mortes des arbres que les jardiniers entassent au fond des parcs et des propriétés ?
En congé chez mon grand-père pour quelques jours, je me décide à en faire l’expérience. Un grand tas de feuilles sèches s’est accumulé au fond du jardin, et sans être vue, je m’en approche pour y jeter plusieurs livres que j’ai subtilisés dans le bureau de mon grand-père.
J’ai choisi une série de livres portant le nom d’un auteur inconnu dans mes souvenirs scolaires. Un auteur sans importance, me dis-je. Je les ai remplacés par d’autres que j’ai retirés sur d’autres rayons, en écartant un peu chaque rangée pour ne pas laisser trop de vide. Et j’emporte mon butin au fond du jardin.
Je tire une boîte d’allumettes de ma poche, et avec un plaisir insensé, je mets le feu aux feuilles d’arbres qui s’embrasent rapidement, et s’envolent en fumée avec les pages des volumes que j’ai jetés au milieu. J’en ressens une profonde satisfaction.
Je regarde avidement les flammes lécher les feuilles, celles des arbres et celles des livres pêle-mêle, et les transformer en cendres dont il ne reste bientôt plus qu’un tas gris. Je me sens presque soulagée grâce à ce feu : pourquoi conserver ces pages silencieuses d’une saison morte ?
Quelques semaines après les congés, en rentrant du collège, j’apprends que mon grand-père est tombé malade, à la suite d’une attaque vasculaire cérébrale. Cette nouvelle m’attriste profondément, et je ne peux m’empêcher de faire le lien avec mon expérience précédente des livres à brûler.
Au mois de novembre, par un dimanche gris de brouillard, j’accompagne mes parents chez mon grand-père. Il reste alité et fragile dans sa chambre, son corps semble avoir perdu toute raison de vivre, comme un livre sans mots sur ses pages.
En entrant dans son bureau, je vois immédiatement un rayon vide de livres : celui des ouvrages que j’ai brûlés au fond du jardin. Un vertige me saisit brusquement : qui a remis les livres de substitution à leurs places initiales, laissant ce rayon béant et accusateur ? Seul un papier occupe l’emplacement, avec le nom de l’auteur des ouvrages manquants.
Au cours du déjeuner de ce dimanche midi, mes parents évoquent quelques souvenirs de la vie de mon grand-père. Au milieu de mes pensées, je saisis au vol le nom de l’auteur des livres brûlés par moi : que vient-il faire dans la vie de mon grand-père ? C’est alors que j’apprends qu’il s’agit de lui-même, sous un pseudonyme.
Écrasée par cette révélation, je quitte la table en sanglotant et je gagne la chambre de mon grand-père à l’étage, suivie de mes parents. À genoux à côté de son lit, je lui saisis la main et je lui demande pardon. Son regard s’éveille, et en quelques mots, il trace mon avenir : toi aussi, ma petite fille, tu écriras des livres.
Personne ne songe à me reprocher la destruction des livres de mon grand-père, ni à me punir pour les risques que j’ai pris dans ce moment de folie. Car personne ne comprend ce qui s’est passé dans ma tête toujours étrangère au reste du monde.
Après le décès de mon grand-père, au mois de décembre, j’ai retrouvé des exemplaires de ses livres dans la bibliothèque de notre ville. J’ai lu leurs pages comme si leur auteur était encore là à mes côtés. J’ai traversé ainsi un espace virtuel dans lequel j’ai replacé les livres sur leur rayon