Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Journal d’une adolescente: Journal intime
Journal d’une adolescente: Journal intime
Journal d’une adolescente: Journal intime
Livre électronique258 pages4 heures

Journal d’une adolescente: Journal intime

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Journal d’une adolescente est le journal que l’auteur a tenu pendant sept années, tout au long de son adolescence. Son écriture remonte aux années quatre-vingt-dix et développe la thématique portant sur l’absence d’un père, un des thèmes récurrents à cette époque. Entre regard tourmenté sur soi et description passionnée du monde extérieur (les voyages, les livres…) se dessine le portrait vivant d’une jeune écrivaine.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Née à Dijon en 1979, Marie Pra, dessinatrice et cofondatrice du « Parti des Enfants du Monde », est auteure de plusieurs ouvrages dont Synagogue morne plaine et Naissances à la machette, mais également d’un recueil de poèmes, Quelle est ta sensibilité ?
LangueFrançais
Date de sortie20 mai 2021
ISBN9791037727053
Journal d’une adolescente: Journal intime

En savoir plus sur Marie Pra

Auteurs associés

Lié à Journal d’une adolescente

Livres électroniques liés

Biographies littéraires pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Journal d’une adolescente

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Journal d’une adolescente - Marie Pra

    1993

    Lundi 8 mars 1993

    Aujourd’hui, avant de retourner à l’école, j’étais stressée comme au matin d’une grande compétition. Pourtant, je n’avais rien à redouter, si ce n’est de devoir remettre le pied dans un collège auquel ne sont pas rattachés que des souvenirs positifs. La façade du bâtiment est noire, avec de grosses fenêtres carrées, qui me font penser à des yeux de mouche ; sur les murs, on voit parfois quelques fromages écrasés, ou de la sauce tomate s’éparpillant en larmes. L’administration a même installé un panneau vierge afin que les élèves puissent y mettre leurs graffitis obscènes. Il va sans dire que ce tableau n’est plus vierge depuis longtemps.

    Le papier toilette roule jusque dans les couloirs. Néanmoins, la cantine est bonne, les enseignants sont bien dans l’ensemble. On ne peut pas leur demander de motiver ceux qui ne sont pas capables de motivation. Moi, je suis attentive par nature, et aussi parce que je ne veux pas me retrouver chômeuse.

    Certaines classes travaillent. Pas la mienne.

    Ma classe est la plus bruyante de toutes les quatrièmes. Elle est en train de mener à bout de souffle un jeune professeur d’histoire, à qui l’expérience et l’autorité font défaut. Tandis que les élèves chantent en chœur à haute voix : « Lundi… Mardi… Mercredi… », le pauvre enseignant sort de son cartable son petit calepin zébré de zéros et qu’un élève a appelé, par dérision, le « cahier magique ». Il hausse le ton, et menace les cancres du fond de leur en ajouter un ou deux à leur collection. Les zéros s’additionnent et le brouhaha s’amplifie. À ce moment-là, la sonnerie annonce la fin du cours. Sans plus attendre, les élèves bousculent leur chaise et se ruent vers la sortie avec des murmures de satisfaction à dégoûter tout enseignant.

    Le petit professeur d’histoire va faire son service militaire l’an prochain. En parlant de lui, on sourit et on répond qu’il l’a déjà fait avec nous.

    Moi, ce professeur, je le respecte. Il essaie d’être conciliant, mais les garçons de ma classe sont impitoyables pour les gens faibles. Je suis assise devant, et pendant qu’ils bavardent, je travaille. Mes amies aussi. Nous ne sommes pas bien vues ; surtout moi. Hors des cours, je passe le plus clair de mon temps à m’ennuyer, parce que mes camarades ne parlent que de choses dépourvues d’intérêt ; j’ai le sentiment de n’avoir pas le même âge que les autres. Alors, je vais me promener toute seule sur la pelouse, et toute la cour me connaît ainsi, je suis la promeneuse solitaire du collège. La récréation finie, je m’adosse contre un mur, et je réfléchis ou je me raconte des histoires. Aujourd’hui, j’étais exactement dans cette position-là : contre le mur, les yeux, je ne sais où. Samir, un des plus grands idiots de la classe, me dévisagea avec peu de sympathie, et me lança : « T’es vraiment une coincée, toi ! » Je ne lui répondis rien, ne jugeant pas une réponse nécessaire.

    Au collège, il y a deux races : les gens cool et les gens coincés. Les gens cool suivent la mode, fument avec les surveillantes au fond de la cour, se draguent entre eux. L’autre race est mise à l’écart, brimée… C’est l’idéologie du collège. Toutefois, tout le monde, heureusement, n’y adhère pas.

    Il est tard, tout le monde doit dormir dans la maison, mais peu importe, je continue ce journal. Je crois que c’est devenu une nécessité intérieure : je constate chaque jour que personne dans mon entourage ne peut vraiment me soutenir ; personne ne saurait écouter tous ces mots, toutes ces idées, toute cette rage qui se bousculent dans ma tête. D’ailleurs, je viens de finir le Journal d’Anne Frank ; j’ai tellement aimé, j’ai tant et tant pleuré en le lisant que cela m’a donné l’envie de m’y mettre aussi… Cette pauvre Anne a beaucoup souffert, et pourtant, je l’envie pour la postérité dont elle jouit à présent : tout le monde connaît son nom ! Je doute de jamais figurer parmi les personnes célèbres… Eh bien, qu’est-ce que ça peut me faire ? Je n’en sais rien, mais ça me laisse une impression amère, comme le sentiment d’être délaissée.

    Jeudi 11 mars 1993

    Il faut que je fasse mes devoirs, mais vraiment, je n’en ai aucune envie. Cette paresse irréductible m’angoisse ; ça m’agace, je me sens toujours si inapte à faire quoi que ce soit. Quand je pense qu’il me faudra apprendre à conduire, à repasser, à coudre, à cuisiner, à faire des démarches administratives et toutes ces choses compliquées, je suis épouvantée comme si j’avais une charge énorme sur les épaules ; je crois que je ne pourrai jamais grandir assez. Maman se moque de mes inaptitudes, et sans le savoir, m’écrase davantage.

    Je ne sais pas si je vais oser emporter mon journal pour le voyage au ski, car j’ai peur que quelqu’un le trouve, et je serai mal à l’aise en voulant écrire, même en présence de mes amies. Je n’ai pas envie de me confier à elles, car, comme je l’ai déjà dit, nous évoluons dans deux mondes différents. Cependant, je les aime bien, parce que, sur un point, elles me ressemblent : elles valent mieux que tous les autres boutonneux du collège, dont la vie spirituelle se résume ni plus ni moins à l’achat de vêtements pour la frime. Elles non plus ne sont jamais sorties avec un garçon ; encore commencent-elles à les regarder. Pas moi. Je ne m’intéresse pas du tout à ces petits jeux-là. Et pourtant, j’aimerais bien être attirée par l’autre sexe, parce que l’amour, c’est la plus belle chose du monde. On renonce à tout, sauf à ça. L’autre jour, j’en ai parlé avec mes amies à la cantine, et j’ai dit que c’était stupide d’embrasser quelqu’un qu’on n’aime pas de tout son cœur ; mais je me suis exprimée de façon si romantique qu’elles en ont souri. C’est vrai, ces sentiments s’écrivent, mais ne se disent pas. Sinon, on a l’air ridicule.

    Je préférerais causer avec des adultes, avec des gens qui connaissent la vie. Je voudrais avoir quelqu’un avec qui parler un peu sérieusement. Quand je pense à tout ce qui est resté sous ma langue, à tout ce que je meurs d’envie de confier, j’étouffe !

    Quand on répond à mon attente, même brièvement, cela me réchauffe le cœur et je me sens chaude toute la semaine. Si les gens savaient comme une seule, une seule parole, un seul regard déteignent sur toute mon humeur ! Une seule parole me détruit ; une seule parole me fait exploser de joie.

    Enfin, pour le moment, je ne suis pas à plaindre, je suis bien plus heureuse que l’an dernier, à l’époque où je marchais voûtée comme une petite vieille à force de désespoir. Je suis même heureuse de vivre, en ce sens que je dépasse toujours mes petits malheurs, car je les considère comme une potion nécessaire, une chose inhérente à la vie… Il est bon de savoir souffrir. Ce n’est pas du masochisme, mais je sais que sans souffrance on ne mûrit pas, et puis… le bonheur n’est jamais plus beau que lorsqu’on sait qu’il est rare. L’an dernier, j’ai beaucoup mûri, car me séparer de ma meilleure amie m’a rendue dépressive pendant six mois. Qu’on ne vienne pas me dire que c’est un passage à l’adolescence, je dirais plutôt que c’est une étape qui mène vers la maturité. Je ne supporterais pas de ressembler aux autres adolescents ; ceux de mon collège se prennent pour des dieux depuis qu’ils fument. Nous n’avons aucun centre d’intérêt commun : ils aiment la musique de tout le monde, les stars de tout le monde ; moi, je lis des bandes dessinées japonaises, j’écoute des chansons japonaises, j’apprends le japonais, et puis maman m’a toujours inculqué une idée ringarde de l’adolescence ; quand j’étais petite, elle me parlait des amis que j’amènerai à la maison, et des ados qui mettent des gifles à leurs parents. Quand je lui dis qu’elle ne me comprend pas, aussitôt, la voilà qui s’exclame : « Ça y est, ça commence ! », puis elle rit. C’est ce genre de réactions qui m’a dégoûtée de l’appellation « adolescente », et je n’accepte pour moi aucune étiquette, excepté celle d’individu.

    Jeudi 18 mars 1993

    Direction la station de ski : toute la classe se rue dans le bus, les plus chanceux monopolisent le premier étage, et je me précipite au-devant avec mes amies, afin de profiter pleinement de la route. Les professeurs nous diffusent un film ; je regarde tranquillement, lorsque, soudain, les protagonistes à l’écran se déshabillent et se jettent au lit ; dès lors, cris chez les garçons de ma classe, sermons à mon adresse : « Ne regarde pas ça ! Ça va te traumatiser ! » Qu’ils sont bêtes ! Moi qui avant m’entendais si bien avec les garçons, depuis la quatrième, c’est toujours comme cela. Pourtant, je n’ai rien contre le sexe ; au contraire, cette scène ne me choquait pas et me faisait plaisir. Seulement, il a été décidé, par je ne sais quel décret, qu’une élève sérieuse ne pouvait pas connaître ces choses-là ; pour eux, je suis pire qu’une grand-mère, et je viens tout juste de découvrir que le cinéma existe. Je n’ai pas raconté ici les nombreux plans qu’ils ont déjà mis en œuvre pour me faire sortir avec tel ou tel, etc. ; mais j’ai bien fait comprendre que ça ne m’intéressait pas. Quand j’entends les idées qui circulent sur mon compte, cela me stupéfie, tant c’est énorme et en décalage avec ce que je ressens.

    Je viens de terminer mon petit déjeuner à la hâte, et je me suis précipitée dans la chambre pour être un peu seule, tant j’avais envie d’écrire mon journal : je voudrais rendre ma journée aussi plaisante à lire qu’elle a pu être intéressante à vivre, mais quand mes amies sont là, c’est un vrai tourbillon, je n’arrive plus à me concentrer.

    Ce matin, j’enfile mes skis, et je suis le reste du groupe sur des pentes tapissées de neige crémeuse. Nous faisons les pistes bleues… à chaque seconde, je suis raillée, critiquée, insultée par mon camarade Samir, qui est tellement aux petits soins pour moi que ça devient charmant. Sa dernière insulte n’était pas très fine : il m’a dit que je ne savais pas skier. Je me permets de lui rappeler qu’il est déjà tombé six fois depuis le début de la journée, mais ma réponse le laisse de marbre, et il me crache des insultes avant de se remettre en route.

    Pouf ! C’est alors qu’il glisse, dévale la pente, et se retrouve en bas avec les skis dans la poudreuse. Je descends à mon tour, et passant près de lui – au risque de l’écraser, ce qui, dit-on, porte bonheur – m’exclame en riant : « Septième fois ! »  Lui, indigné, me crie une réponse du genre : « Putain, ta mère ! »  Il se redresse, repart… et s’écrase au bas de la piste. « Huitième fois ! », lui criai-je en riant toujours.

    L’abandonnant à son triste sort, je m’engageai dans une allée couverte de bosses, qui me fit sautiller de la tête aux pieds ; enfin le terrain s’aplanit ; une neige agréable et fraîche glissait de nouveau sous nos skis. Samir aurait au moins pu achever son parcours avec dignité. Même pas ! Il tomba une neuvième fois, et me menaça de coups de bâtons, parce que je me moquais de lui ! Non, mais vraiment ! Même avec quelqu’un dont la tête ne vous revient pas, on n’a pas idée d’être aussi odieux.

    Je déchausse mes skis, je monte dans le bus, je m’assieds devant avec une amie, et aussitôt la guerre recommence. Un dénommé Julien s’amène vers nous, et nous demande, sur un ton méprisant, de lui laisser nos places. Mon amie se lève ; moi, je reste obstinément assise, et il n’a qu’à renverser le siège s’il veut que je parte. Ce Julien est un dragueur invétéré ; il a toutes les filles de la ville sur son tableau de chasse. En sixième, il m’avait envoyé une pseudo-lettre d’amour dont je n’avais rien à faire ; depuis ce temps-là, il me fait la chasse sans galanterie.

    Comme je restais assise, et que mon refus l’irritait, il me dit que j’étais constipée, et que je devais prendre des cachets. (Il en est resté au stade anal.) Je lui répliquai de telle façon qu’il finit par abandonner le projet de prendre ma place. Certes, il n’est guère habitué à entendre les filles lui parler sur ce ton ; oh non ! D’habitude, elles sont toutes à ses genoux !

    Moi, je ne le trouve pas si beau ; il a un visage plat et rond comme une galette de Bretagne passée sous rouleau-compresseur.

    Dans ces moments où j’affronte les autres, si mon cœur bat la chamade, je n’en laisse rien paraître, jamais. Je me montre ferme et sûre de moi, car si mes détracteurs devinaient combien je tremble, ils me démoliraient sans pitié !

    C’est notre dernière soirée au chalet ; les organisateurs ont annoncé une boum. Je n’irai pas ; j’ai peur de danser devant les autres, et l’ambiance de ces classes me déplaît fortement. Je trouve que certaines filles sont ridicules et prétentieuses, avec leur maquillage et leurs bijoux ; elles prennent vingt ans d’un coup !

    Jeudi 1er avril 1993

    J’ai parlé avec mon professeur de sciences naturelles de mes problèmes d’intégration dans la classe, et je lui ai demandé si c’était normal d’avoir envie de vomir en regardant les jambes des filles. Il me conseilla d’être large d’esprit, et de regarder les gens, non comme des imbéciles, mais d’y voir l’être humain qui se cache en chacun de nous. Puis je lui ai demandé ce qu’il entendait par « devenir adulte ». Il me répondit que la maturité viendrait petit à petit ; qu’un matin, on peut dire un enfantillage, et que l’après-midi même, on paraît plus mûr, plus réfléchi. Le deuxième côté gagnera peu à peu sur l’autre. Eh bien ! Si être réfléchie, c’est être adulte, je le suis déjà beaucoup.

    J’ai eu honte en repensant à ce que j’ai écrit dans ce journal : je me suis moquée des autres de façon éhontée, je les ai rejetés en m’élevant au-dessus d’eux. Pourquoi tout ce cabotinage ? C’est au fond pour mieux m’affirmer que j’ai crâné de la sorte. C’était du bluff ; je n’étais qu’intolérante, et j’en accusais mes camarades !

    Cependant, ne nous leurrons pas, tout ne vient pas que de moi ; je ne recherche que l’amitié des autres. Dire que j’ai tout fait pour être amie avec Samir ; je lui ai donné des réponses aux contrôles ; et aujourd’hui, ce crétin congénital m’a dit de telles méchancetés que je suis rentrée chez moi les larmes aux yeux. J’ai sans doute des défauts, mais je ne suis pas méchante et rien ne justifie que je sois exclue à ce point.

    J’ai essayé d’en parler avec maman, et elle n’a fait que me disputer, en me disant que je n’étais pas assez communicative. Elle ne supporte pas de me savoir si souvent toute seule. Il paraît que cela rend « bête » ; elle a prononcé le mot. Merci ! Tout le monde me regarde comme une anormale. En sixième, je ne parlais à personne, et même les pionnes du collège venaient vers moi pour me dire que je ne devais pas rester ainsi.

    Peut-être ma vulnérabilité à la critique fait-elle de moi une « adolescente » : n’étant pas sûre de mes qualités, ou de ma capacité à m’imposer dans la vie active comme une personne adulte et responsable, j’aimerais qu’on me rassure en me couvrant d’éloges ! Pourtant les jeunes de mon âge n’ont pas l’air d’être sujets à ces inquiétudes : ils s’amusent, ils draguent ; je n’ai pas le sentiment qu’ils me ressemblent. Ou bien cachent-ils leurs sentiments… par pudeur ? Chaque apparence doit cacher un être humain attachant et moins superficiel qu’il n’y paraît… Eh bien, ce serait intéressant de voir au-delà.

    Jeudi 8 avril 1993

    Mamy est passée à la maison ; maman et elle en ont profité pour plaisanter à propos de ma gourmandise et de ma paresse ; puis elles m’ont encore dit : « Toi, tu ne sais pas prendre d’initiative ; il faut qu’on te commande ! » N’importe quoi, j’ai horreur d’être commandée ; c’est humiliant, et je n’ai pas une âme de laquais ! Je fais plus d’efforts qu’il n’en paraît pour aider aux tâches ménagères, mais peut-on se montrer responsable avec une mère toujours dans vos pattes ? Je lui ai répondu ceci ; elle a éclaté de rire. Si elle savait combien c’est dur pour moi ! Du matin au soir, je me répète : « Il faut que j’ose dire ceci, il faut que j’essaie de faire cela, il faut que je me montre ainsi ; etc. » Je me bats pour être une grande personne responsable, volontaire et capable de tout ; mais je ne vois pas le résultat de mes efforts ; car je me sens faible, et je dois me prendre en main !

    Maman a inventé, on ne sait pourquoi, que je ne sais pas m’imposer dans un groupe, que je me ferai toujours marcher sur les pieds, que je suis timide, etc. ; bref, que des mensonges pour bien m’encourager. Elle prétend que les autres m’oublieront si je ne m’intègre pas mieux ! Moi, être oubliée ? Je me suis forgé une réputation dans tout le collège, grâce à mon isolement. De toute façon, les gens qui m’oublieront ne savent pas ce qu’ils perdent, et je les oublierai aussi !

    Pour couronner son sermon, madame ma mère me dit incapable de réalisme, et désire me voir prendre exemple sur elle et sur son cher Alain. À voir où ça les a menés, ces deux êtres blasés ! Si je proteste, nous nous disputons, car je donne l’impression de répondre. Elle ne se rend pas compte que je ne suis plus cette petite fille godiche « qui se laisse aller si on ne la pousse pas un peu », comme elle croit spirituel de me le faire remarquer. Ma vie est devenue une lutte constante pour me prendre en charge moi-même et me pousser à des initiatives, mais tout m’est source d’inquiétude ; je ne peux pas imaginer l’avenir sans y voir toutes sortes d’horreurs, comme la montée des extrémistes et l’ombre d’un deuxième Hiroshima, ou le chômage qui tue notre génération. Je cherche de l’espoir, un sentiment de force… Puis il n’y a rien.

    Mercredi 14 avril 1993

    Ici, à la maison, je ris, je chante et parais d’excellente humeur (personne dans cette famille ne devinerait que je manque totalement d’espoir et que ma jeunesse s’achève devant ce monceau de difficultés que j’ai décidé d’attaquer dès maintenant).

    J’essaie bien de garder confiance en l’avenir, de me dire que je suis capable de me débrouiller seule et de travailler, mais cet optimisme ne germe jamais en moi, et personne n’est là pour me rassurer et me dire : la vie n’est pas si dure !

    Les parents ont beau répéter que la jeunesse vit une période difficile, ils se comportent comme si nous étions des bébés incapables d’envisager ces difficultés. Je ne parle plus à personne de mes ambitions, parce qu’alors, on ne trouve rien de mieux que de me dire : « Tu sais, ce n’est pas facile, ne te fais pas d’illusion ». Voilà comment on encourage la jeunesse : montrer tout ce qui est laid et dur pour ne pas laisser place aux illusions et désillusions ! Mais si je ne savais pas ambitionner et rêver, je serais déjà morte !

    Alain, lui, passe son temps à répéter que la vie ne vaut rien, me prédit qu’à quarante ans je serai chômeuse, aigrie, etc. Il croit ainsi me faire du mal et m’enseigner la vie ; parce qu’il prend sa vérité pour une vérité générale… Mais au contraire, je le méprise pour ses échecs, et rien ne l’oblige à travailler quinze heures par jour. Chacun a sa part de responsabilité dans son destin, et quelqu’un qui se targue de chanter la nullité de la vie m’inspire du mépris.

    Dimanche 25 avril 1993

    Maman, estimant que nous « menons une vie de cons », a choisi de faire un voyage touristique à l’étranger. La veille de notre départ, on se disputa ; les préparatifs prennent pour elle l’ampleur d’une catastrophe dans la lignée de Tchernobyl, et il faut qu’elle gémisse à longueur de journée. Comme je traînais devant la télé, elle me cria : « C’est encore moi qui vais devoir faire le ménage toute seule ! Je trouve que tu deviens de plus en plus bête ! » Elle se mit à bousculer les meubles en poussant des exclamations outrées ; je faillis lui demander si elle voulait que je l’aide à balancer les chaises par la fenêtre. Ça commence bien… Ah, devoir la supporter pendant tout un séjour !

    Notre destination étant la Turquie, j’écris en ce moment dans une chambre d’hôtel au cœur d’Istanbul.

    Nous sommes arrivées à l’aéroport cet après-midi et en pleine confusion, ne sachant d’abord où était notre groupe ; puis on grimpa dans un bus bondé de touristes, qui nous emmena au centre-ville.

    Istanbul est énorme : neuf millions d’habitants dispersés

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1