Le Lampadaire humain
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Aperçu du livre
Le Lampadaire humain - Margaret Evenepoel
Le Lampadaire humain
Margaret Evenepoel
Le Lampadaire humain
LES ÉDITIONS DU NET
22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes
© Les Éditions du Net, 2015
ISBN : 978-2-312-04120-9
Lundi
Je commanderais bien un deuxième verre d’alcool, mais je sens déjà rivé sur moi le regard sournois du chien de garde de la section 14. Depuis l’arrivée au pouvoir de Jérémy Fuligan, leader très contesté à l’intérieur même de sa fratrie politique, la vie a bien changé dans notre doux pays.
Je me souviens de l’énorme liesse qui succéda à la réussite de son coup d’État. Je regardais de loin la ferveur qui animait tous ceux qui croyaient voir en lui le nouveau Messie et qui se trémoussaient de joie au son des traditionnels pipoléons que maniaient avec ardeur des nains aux longs cheveux rouges. Depuis l’estrade monumentale où Jérémy Fuligan agitait ses bras courts et trapus (ce qui avait pour conséquence de renforcer les cris de la foule en délire) quelques colosses vêtus d’une courte tunique dévoilant la robustesse de leur anatomie entraient en scène en portant d’énormes sacs de jute. Sous le rythme effréné d’un tambour à fourchette hydraulique (instrument inventé, comme le pipoléon, par les partisans de Fuligan dans un souci de rupture avec la tradition) ils sortaient de leurs sacs des bandes de tissu noir dont ils se masquaient les yeux et lançaient à la volée des bandeaux dans la foule qui s’empressait de s’en voiler la face. Puis les colosses avaient ôté leurs bandeaux et, munis d’un fouet, ils obligeaient les nains à augmenter la cadence. Et le peuple aux yeux bandés dansait, dansait et se perdait dans une transe apocalyptique. Jérémy Fuligan regardait tout cela avec un fin sourire. Enfin, la lèvre pendante, dans un rictus de dédain, il claqua des doigts. On vit alors entrer une chaise à porteur et, sans éveiller l’attention, le nouveau gouverneur du Fuliganbourg se fit porter en son palais.
Je regardais tout cela depuis la fente d’une bouche d’égout. Avant même son coup d’éclat pour obtenir la dignité suprême, je me méfiais de cet ex-fan du groupe « Kamibanana » dont le chanteur arborait une superbe banane au sommet du crâne. Son esprit avait été frappé lors d’un orage mémorable par la vision dans le ciel électrique d’un extrait de La République de Platon que des nuages effilochés semblaient dessiner à son intention. A la suite de cette révélation mosaïque, il avait détruit sa précieuse collection de perruques à banane. Il était alors parti faire retraite dans les ruines d’un phalanstère, muni du livre magique dont il s’était procuré une édition papier, et l’avait interprété à l’aune de sa médiocrité et de son inculture. Lorsqu’il ressortit de son ermitage, protégeant ses yeux d’une paire de solaires géantes, il avait compris quel était son destin et décida que sa grandeur naîtrait de la servitude de ses semblables. Cinq ans plus tard, il devenait le leader du parti Fuliganais, baptisé ainsi en son honneur.
Craignant que ma non-participation à cette intronisation ne me joue des tours, j’avais réussi au petit matin, alors que le sol était jonché des corps épuisés d’un peuple naïf, à me procurer un bandeau et une outre à moitié vide. Bien m’en avait pris, car les colosses commençaient à arpenter les rues de la ville et reniflaient l’haleine des passants dont le visage trop frais semblait témoigner d’une nuit passée loin des festivités. Les contrevenants à l’obligation de joie collective étaient punis d’une gifle retentissante.
Je me demandais d’où ils sortaient ces colosses. Jérémy Fuligan avait bien été protégé de quelques gardes du corps, comme il se doit pour tout personnage officiel, mais ceux-là semblaient venir d’un autre monde, d’un autre siècle, impression que renforçait leur tenue inspirée des gladiateurs. Ils ne portaient pas d’armes, ils se contentaient de donner ces énormes gifles et les victimes, interloquées et déstabilisées par un atterrissage au sol, se frottaient la joue et l’arrière-train comme des enfants punis, perdant ainsi toute dignité. C’était avant l’invention des capteurs-inhibiteurs de neurones, une arme à poing redoutable dont j’aurai l’occasion de parler, hélas, bien souvent.
Bandeau à la main et haleine chargée de relents d’alcool, je réussis à rejoindre mon logis où je me calfeutrai en proie à une grande inquiétude.
Le cerbère de la 14 me regarde toujours du coin de son petit œil de reptile. Je fais mine de héler le barman, histoire de titiller la fébrilité du garde-chiourme. Tandis qu’il tend avec jubilation un bras malingre en direction du capteur accroché à sa ceinture, je remets ma main dans ma poche. Son air désappointé me donne envie de recommencer, mais ne tentons pas le diable, je ne serais pas la première victime d’un excès de zèle.
Le barman se relève de derrière le comptoir où il s’était prudemment replié afin de ne pas être accidentellement pris dans le tir du capteur. Il commence à baisser les lumières, il est presque dix-neuf heures, le bar va bientôt fermer. Depuis la promulgation de la loi sur l’égalité du temps de travail, tout le monde doit arrêter de travailler à dix-neuf heures, y compris dans les magasins. Chacun doit alors rentrer chez soi, manger et dormir, car les lumières s’éteignent à vingt heures trente dans tout le pays. En conséquence, les magasins ne sont accessibles qu’à ceux qui ne travaillent pas, c’est-à-dire à personne, puisque les laissés pour compte (par exemple, les moins de cinquante ans, considérés comme inaptes à toute activité rémunérée et les types comme moi affectés aux travaux d’intérêt gouvernemental) n’ont pas les moyens de s’offrir le moindre plaisir. Restent les bars où nous venons noyer notre mélancolie dans le verre quotidien d’alcool autorisé par la loi et offert par l’administration en compensation de la modicité de notre pension.
J’aurais dû quitter le pays quand tout cela a commencé, mais je ne sais quel espoir insensé m’avait alors retenu, peut-être simplement un manque de courage. Quelques jours après la fête, les frontières avaient été fermées, j’étais condamné à rester. Mon frère, Anton 2, était parti une nuit, sans bagages, sans rien, sans me prévenir, il avait disparu. Qui sait ce qu’il est devenu.
Je rajuste les manches de ma combinaison électro-solaire. Je dois me rendre comme chaque soir dans la rue jusqu’à vingt-heures trente pour restituer, grâce à ma combinaison lumineuse, l’énergie solaire emmagasinée dans la journée. C’est ainsi que l’on éclaire les villes au Fuliganbourg. En échange de ce service, nous recevons, mes collègues et moi-même, un petit revenu qui nous permet de survivre en attendant nos cinquante ans.
Je jette un œil sur le garde, il se dirige d’un pas lent vers la porte, sa journée est terminée. J’en profiterais bien pour soudoyer le barman, mais son regard noir m’indique qu’il n’est pas prêt à coopérer. Je devrais lui en vouloir, mais d’une certaine façon, sa naïveté me touche. Accrédités par le gouvernement, après une formation à la non-empathie envers le consommateur, les barmen nous tiennent en leur pouvoir. Mais l’un d’entre eux, que sa nature trop humaine avait rendu insensible à la non-empathie, a fini par craquer et servir des verres trop remplis au goût des autorités. Alors, depuis quelques jours, tous les bars de la ville sont équipés de machines rutilantes prêtes à être raccordées aux transformateurs de pets bovins, première source d’énergie du pays devant les combinaisons lumineuses et l’haltérophilie. Dans quelques jours, la machine remplacera mon barman et tous ses semblables. Il fera moins le fier quand il en sera réduit à passer la serpillière, il me suppliera même de salir le sol pour qu’on ne supprime pas son poste faute de carrelage à nettoyer.
Dix-huit heures cinquante s’affichent sur le panneau numérique géant au fond du bar, la musique mielleuse, entrecoupée de slogans à la gloire de Fuligan va bientôt laisser place à l’hymne national. Je me rends aux toilettes avant d’aller remplir ma mission citoyenne. Le barman me remet le passe en fronçant les sourcils :
« Vous allez encore vous absenter pendant l’hymne national. La prochaine fois, j’en parlerai au garde. »
Je hausse les épaules et me dirige vers le lieu d’aisance. Je sais qu’il ne le fera pas, il serait puni pour ne pas avoir refusé de me donner le sésame.
Dans quelques minutes, comme chaque soir, je vais rejoindre à quelques rues de là l’emplacement où je me transformerai en lampadaire jusqu’à l’extinction des feux. L’employé du Centre de Gestion du Sommeil Nocturne me remettra ensuite comme à tout un chacun le comprimé quotidien destiné à m’assurer un sommeil paisible et régulier, de vingt-heures quarante (heure de mon retour au bercail) à cinq heures du matin, afin que, reposé et supposé heureux, je rejoigne dès potron-minet le lieu de mon labeur.
Mardi
Le soleil se lève sur la frontière du Fuliganbourg qui est située dans un environnement mi-champêtre, mi forestier. Je me suis levé aux aurores pour gaver ma combinaison de rayons. Je connais bien l’endroit, j’y venais souvent autrefois avec mon frère. Il y avait une vieille ferme, une famille, des enfants. Dans la cour, il y avait une carcasse de voiture encore munie de sièges, d’un volant et d’un levier de vitesse. Entassés à l’intérieur, nous faisions de grands voyages imaginaires. Tout cela n’existe plus. Tandis que je m’installe sur le sol, allongé bras en croix pour offrir un maximum de surface au soleil, dans le pré tout proche, quelques vaches se réveillent doucement, gratifiant l’aurore d’un regard désabusé. Ces vaches sont des rescapées de la grande rafle bovine décrétée quelques mois plus tôt en raison du fameux adage Fuliganais : « Vache qui pète éclaire la planète ». Tous les bovins ont alors été rassemblés dans d’immenses étables et équipés d’un prolongateur d’anus relié à un récupérateur des précieux gaz. Mais ces vaches-là, dans le pré, sont protégées et peuvent émettre des gaz intestinaux en toute liberté car elles sont dédiées à la production intensive du lait nécessaire au bain pluriquotidien du très propre et très obsessionnel Jérémy Fuligan.
A la place de la vieille ferme de mon enfance se dresse désormais une longue bâtisse en verre dont les murs diffusent en permanence des images de petits veaux. Certains gambadent dans la verdure, d’autres dorment tranquillement. De temps à autre, une vache ou deux s’approchent du mur et caressent de leur museau humide un petit veau endormi. Les petits bovins virtuels sont programmés pour réagir aux sollicitations affectives des vaches en mal de maternité et leur éviter ainsi des épisodes dépressifs qui pourraient nuire à la qualité de leur lait, ce qui serait ennuyeux pour la peau délicate de Fuligan dont on dit qu’il aurait quelques problèmes cutanés. Mais nous n’en sommes qu’au stade de la rumeur et bien malin ou bien fou qui pourrait l’approcher pour vérifier !
C’est l’heure de la relève matinale de la garde. Un robot-douanier-chef capte de son œil unique un rayon solaire qu’il redéploie sur ses équipiers aussitôt rassemblés. Les robots, ainsi avertis de la fin de leur service, se mettent en marche et croisent l’équipe de jour qui investit la position. Sitôt en place, la nouvelle garde procède au contrôle de son efficacité en mitraillant l’espace environnant à l’aide de rayons E.T. (Éclairants et Tueurs). Les vaches, visiblement habituées à la manœuvre, se contentent de baisser des paupières ornées de longs cils sur leurs yeux blasés. La garde a cessé les tirs. Une vache se permet de remuer vivement la queue en souvenir du temps où il y avait encore des mouches. Certains reflexes sont lents à disparaître, chez les animaux comme chez les hommes.
Mais j’aperçois, de l’autre côté du pré, quelque chose qui ressemble à une silhouette humaine, un homme me semble-t-il, bien que la façon dont il est vêtu et ses cheveux relevés en chignon puissent laisser place au doute. Il se relève avec précautions du sol où il s’était sans doute aplati pendant la démonstration d’efficacité de la garde robotique. Accroupi derrière un buisson, les doigts disposés en rectangle devant ses yeux formant un viseur, il scrute l’horizon, puis son regard descend jusqu’au petit groupe de bovins qu’il examine avec soin. Il ne m’a pas vu, ma combinaison est encore verte à cette heure de la journée, seul le bas du pantalon commence doucement à rougeoyer sous les rayons matinaux. Je me déplace en rampant en direction du pré. La barrière qui l’entoure n’est pas équipée d’une alarme malgré la haute valeur de ses occupantes. Les vaches, en effet, aimant à se déplacer de temps à autre et à venir caresser de leur mufle les fils de fer qui les retiennent prisonnières, déclencheraient immédiatement en effleurant la barrière une riposte aveugle de la garde robotique qui anéantirait en quelques microsecondes le précieux troupeau.
Accroché sous le ventre d’une vache, je m’approche lentement, dans un doux balancement, de l’autre extrémité du pré. Je dois en avoir le cœur net, l’homme cherche à entrer au Fuliganbourg à l’insu de la garde. D’où vient-il ? Qui est-il ? Que veut-il ?
Depuis mon poste d’observation légèrement rétréci par le gonflement progressif du pis de mon véhicule, j’observe. L’homme semble se préparer à franchir la frontière. Quelle folie le pousse donc à cette aventure suicidaire ? Me servant de la queue de mon bovin comme d’un gouvernail, je dirige la nonchalante bête vers le point de la barrière le plus proche de la cachette de l’inconnu, mais au moment où mon taxi champêtre, après quelques détours indépendants de ma volonté, vient enfin se frotter le flanc contre la barrière, l’inconnu disparait dans la forêt.
***
Encore quelques heures avant l’accès au bar.