Les trous dans le gruyère
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Aperçu du livre
Les trous dans le gruyère - Eric Daumier-Bouillon
Chapitre 1
Il n’y a pas que les trains qui déraillent.
–Antoine, un peu plus à droite ! Précise Yannick.
Sur son escabeau, Antoine semble tétanisé par cette demande. Alors, d’un coup, il prend sa respiration, s’élance en montant une marche, puis tire la banderole complètement à droite. Très, très à droite…
En patrouille, Antoine a le don de trouver où planquer le véhicule de la gendarmerie pour mieux surveiller la circulation, et alpaguer les contrevenants. Mais déplacer son corps, ou quelconque objet dans l’espace sur des indications extérieures, provoque en lui un abîme d’incompréhension, que son visage porcin et ses yeux globuleux traduisent en effroi.
–Antoine ! Antoine ! S’il te plait, je t’ai dit un peu à droite, pas complètement à droite ! Insiste Yannick.
–Quoi un peu à droite ? Répond-il, pataud, le regard agité, l’esprit perdu.
–Oui, Antoine ! Tu relâches la banderole pour qu’elle se place au milieu du mur, c’est-à-dire, grosso modo, en laissant un espace identique à droite et à gauche ! « Une maille à l’endroit, une maille à l’envers », poursuit-il, un tantinet moqueur.
–Ah ! Comme ça j’ai compris ! Quand tu me parles par image, comme ma grand-mère ! Presque en apnée, il s’exécute, attentif à ne pas perdre l’équilibre.
–C’est bon ? Je peux redescendre ?
–C’est pas mal, ça m’a l’air OK…
À cause de ses rondeurs charcutières, on croirait le corps d’Antoine prêt à éclater, au grand dam d’Anaïs, sa dame, qui ne cesse de le mettre au régime et veille à ses tenues, pour qu’il fasse honneur à la gendarmerie…
–Mon bébé, tu vas faire déborder la baignoire ! Lui susurre-t-elle tous les matins, en l’embrassant sur l’oreille.
Et comme elle n’a toujours pas compris que dans ces conditions, il ne peut rien capter, elle lui répète cette phrase tous les jours, sur le même ton. Et voilà les racines perfides de la mésentente conjugale…
Au jeu des animaux totems, on s’imaginerait bien tirer la carte du porcelet en pensant à Antoine, et celle du « Furet des bois des Prés » en invoquant Yannick, au corps long, fin et musclé, visage à la Maupassant, orné d’une petite moustache, qui en a fait chavirer plus d’une… et aussi à cause de son flair sans égal. Quand il arrête l’automobiliste pour excès de vitesse, il peut deviner au premier regard si le conducteur n’a pas ses papiers, ou qu’il a trop bu, fumé du cannabis, ou bien transporte de la drogue ! Bluffant… Ainsi emportés par le tango de leur gyrophare, les deux collègues aux allures de Don Quichotte et Sancho Panza s’en vont pourfendre les contrevenants au Code de la route.
Yannick a le sang chaud et se lasse facilement de ses nombreuses conquêtes ; aussi il a été prié d’habiter à l’extérieur de la gendarmerie, pour ne pas en perturber l’ambiance familiale. Outre les bars à vins, il s’en va fréquemment chasser sur la piste de danse de « L’Arcansano », la boîte du canton. Ah ! Son « Arcansano » ! Le kif total ! Le royaume où il règne en maître. Il en connaît tous les recoins, tous les habitués et même Marc, le patron, devenu un ami. Un soir, Marc lui avait raconté comment son oncle Albert, fêtard invétéré venu en cure à Vernon-les-Bains, près de St Fernel, avait fondé cet endroit pour les noctambules du bled en manque de distraction. Il adorait les sonorités du mot « arcanson » découvert dans un poème de Boris Vian, et qui désigne la colophane dont on enduit le crin des archets pour qu’ils accrochent les cordes des violons. Un nom parfait pour un lieu dédié à la musique, mais qu’il avait teinté d’exotisme sud-américain, très à la mode dans les années 60, quand ce continent rayonnait de ses rythmes et idées révolutionnaires. Gainsbourg célébrait en chanson Pancho Vila, les disques de « Los Incas » trônaient dans les bacs, et l’âme du Che Guevara flottait sur les barricades et nuits bleues de mai 68…
L’Arcansano avait brûlé le 13 avril 1974 sans miraculeusement faire de victime, grâce au fameux neveu présent ce soir-là, qui avait fait sortir tous les clients à 4 heures du matin, juste avant l’incendie. Nombreux l’interrogeaient depuis sur la raison de ce geste salvateur, et il leur répondait avec un air énigmatique : « Ce soir-là, j’ai eu un coup de tartre ».
« Un coup de tartre » ?
L’oncle ne voulait pas que ce temple de la fête disparaisse, alors il l’avait fait renaître un peu plus loin, toujours sur le Chemin de la Mouchette, mais là où il changeait de nom pour devenir le Chemin du Bois de l’Aulne. Il avait demandé qu’un magnétiseur breton exorcise le terrain, sans oublier le monde rationnel, en dotant le nouvel établissement de tous les derniers systèmes de sécurité. Bien évidemment, il ne saisissait pas les subtilités de ces nouvelles protections high-tech.
Un petit matin, alors qu’il fermait la boîte, il avait confondu le code qui déclenchait les alarmes et les douches anti-feu, avec celui de sa carte bleue, ce qui provoqua un barouf infernal, avec gendarmes et pompiers !
Cet Albert superstitieux, véritable « Craignant Dieu », n’aimait pas l’échec et interpréta ce deuxième coup du sort comme une injonction à prendre sa retraite. Après tout, il avait l’âge et pas d’enfants… Aussi, en un rien de temps, il traita fissa toute la paperasserie comptable en cours et fit de Marc l’héritier de son établissement, que ce dernier avait déjà bien en main.
Retour maintenant sur la grande soirée qui enchante toute la gendarmerie…
La banderole trône à la bonne place désormais, bien au milieu du mur de la salle commune où se fêtent tous les évènements qui ponctuent la vie de dix-huit militaires et leurs familles, que le devoir appelle à vivre sous le même toit.
Yannick et Antoine, redescendu de son escabeau, contemplent le fruit de leurs efforts si laborieusement posé, lisant et relisant à haute voix avec la satisfaction du travail bien fait :
EN 2013, C’EST LE BON TEMPS !
Oui, en ce samedi 13 avril 2013, toute la gendarmerie de St Fernel fête le départ à la retraite du grand Jean-Claude Paupardin, son commandant en chef, revenu à sa terre natale où il
avait commencé sa carrière avant de s’en aller voguer entre métropole et terres d’outremer, au fil des mutations.
–Bon, Antoine, maintenant, procédons à l’essai lumière de la banderole, dit Yannick, introduisant le chargeur dans la prise.
Tous les deux retiennent leur souffle, comme saisis par un doute… Soudain, toute la farandole de caractères s’éclaire, sauf le mot : « TEMPS ». Malo, spectateur derrière eux, observe la scène en silence, tout en sirotant de l’Earl Grey glacé.
Malo… Un jeune sous-officier muté à St Fernel il y a deux mois pour son premier poste… « Quelle merde » ! avait-il lancé en lisant le courrier qui l’informait du lieu de son affectation. Une nouvelle déprimante, vraiment pas top pour lui. « J’atterris dans une gendarmerie paumée dans Le Parc Naturel de la Brenne, moi qui rêvais de me la péter sur les spots des Sables-d’Olonne, ou de Royan, planche sous le bras, tout en lunettes de soleil ! Je ne savais même pas que ça existait, moi, Le Parc Naturel de la Brenne ! ».
–St Fernel, St Fernel ! Deux minutes d’arrêt, deux minutes d’arrêt ! Annonce une voix anonyme dans un haut-parleur à bout de souffle.
–Pas plus, vraiment pas plus ! grince Malo, s’arrachant de ses torpeurs en quittant le compartiment, avant de descendre sur le quai.
Il respire un grand coup.
Au sortir de la gare, se dresse devant lui un immense panneau flamboyant de louanges :
Bienvenue à St Fernel,
Sa kermesse annuelle,
Ses routes fleuries,
Jumelée à Frekereich, Allemagne,
Le Saint-Tropez de la Ruhr.
Jumelée à Subido de Léon, Espagne,
La capitale du chorizo.
« Pourrait-on m’expliquer par quel mystère on a trouvé moyen de jumeler un tel trou ? Même les oiseaux migrateurs se tournent vers le ciel pour ne pas tomber de désespoir quand ils le survolent ! » Ironise-t-il. Comme en écho à ses pensées, un corbeau s’éloigne avec un cri rauque et sinistre comme satisfait d’avoir déversé sa dose d’effroi.
« St Fernel : sa vie, son œuvre ! ». Malo se moque, se sentant envahi par la détresse de cette ville de quelques milliers d’âmes perdues sur un îlot abandonné au plus profond de la France. Une ancienne cité textile qui avait connu son heure de gloire au XIXe siècle, renommée pour son tissage en « croisé retroussé » qui donnait aux bas de soie une tenue extraordinaire, sans jamais tomber. Mais les tissus synthétiques et l’utilisation du caoutchouc avaient sonné le glas de toutes les entreprises, dont subsistaient les bâtiments désaffectés de briques rouges, enluminés d’inscriptions fanées, comme les « Grands Établissements Mourront », la filature en lin et soie ou les « Tissages Adrelin et Marel » ou encore l’imposante bâtisse zébrée de fissures et de tags, les « Établissements Midrouillet et fils ».
Malo s’étiole et gamberge. St Fernel l’imbibe de son spleen profond : « Je ne vois, je n’entends, je ne comprends plus rien, comme si j’allais m’endormir et me réveiller le matin d’un sommeil noirci. Ébrieux, j’avance sur un pont où la brume du jour chasse celle de la nuit »…
Assombri par ce trou du cul du Diable, Malo a décidé qu’il snobera cette cité, ne s’y rendra que pour les bricoles, la pharmacie, ou les croissants du dimanche. Il les achètera à la boulangerie Chouquard, dont on dit que la déco en carreaux jaunes et présentoir en formica n’a guère changé depuis 1950 et, presque à chaque fois, dès son entrée, une voix claironnera :
–M’an ! Y a quelqu’un !
–Tu peux y aller Lionel ?
–Ben non ! Je suis en train de fourrer les religieuses !
Alors la Jeanine Chouquard et sa tache lie de vin sur le visage, rappliquera à coup de « ouf, ouf », lestée de ses 95 kilos, sa blouse rose et ses chaussures orthopédiques blanches. Malo ne comprendra pas pourquoi, à chaque fois, elle le regarde si bizarrement et lui fait cadeau d’un croissant… Tout comme Catherine Le Boucher, la patronne de la pharmacie Jean Jaurès, qui lui offre un savon bio au calendula et un autre à l’arnica, chaque fois qu’il pousse la porte de son officine pour y soigner un rhume.
État normal ? Esprit dérangé ? Qui sait ? Un de ses profs l’avait prévenu : « Tu débutes dans n’importe quel métier, ça signifie que tu prends la mer seul sur ton voilier, et tu dois passer le cap Horn. Là, tu deviens un vrai marin… mais tu y laisseras quelques plumes » « Ou des écailles », aurait volontiers blagué Malo.
Mais, pour l’heure… On assiste à une tout autre situation, intensément dramatique : la banderole lumineuse bat de l’aile.
–Ça va Yannick ? Ça va Antoine ? Un problème ? lance Malo en s’avançant.
–Ah ! Tu es là ! Regarde, s’il te plaît, je ne comprends rien…
« Help ! » Supplie presque Antoine, observant désespérément ce tigre de papier scintillant qui refuse d’obéir.
–Alors maintenant, tu donnes des ordres, toi ? s’amuse Yannick.
–Eh bien oui, je demande au p’tit… enfin, je veux dire… à Malo, de nous aider, d’autant plus qu’il nous l’a si gentiment proposé…
Malo s’échappe de la passe d’armes en se rapprochant de la banderole, pour y découvrir un contact défait qu’il referme, produisant un clic rassurant. Une fois rebranchée, la guirlande illumine à nouveau de tous ses mots.
EN 2013, C’EST LE BON TEMPS !
–Enfin, il était temps ! s’exclame le gendarme aux allures de garçon boucher.
Étonné de sa propre galéjade, son regard qu’il qualifie lui-même « d’œil de cochon » attend les félicitations de ses deux collègues.
–Bravo Antoine, bravo ! Tu progresses !
Ils applaudissent, sourire en coin.
–Il a l’humour des gens qui n’en ont pas ! Ironise discrètement Malo.
–Malo, moi en tournée avec lui, c’est une totale entente, mais j’ai l’impression de convoyer un camion de gaz toxiques quand il lève les bras ! Les mouches défaillent, et tu penses en hiver quand il fait trop froid pour baisser les vitres !
Malo imagine alors son chemin de croix lorsqu’en en vadrouille lui aussi, il affrontera Antoine baignant dans son fumet d’aisselles rances…
Malo, fils unique, a grandi dans un petit village du Vexin, auprès de deux parents aimants, tous deux instituteurs. Son père, un breton fervent gaulliste, organisait les fêtes du 14 juillet où il l’emmenait en guise d’initiation à l’esprit républicain. Le spectacle solennel auquel Malo assista l’année de ses 14 ans, avec tous les drapeaux en procession dans une nuée de lanternes, l’impressionna fortement. De retour de la soirée, son père s’écroula au sol, victime d’un infarctus. Derrière la douleur de cette disparation, Malo vit dans ce jour symbolique le message de son devoir futur : celui de se dévouer inlassablement aux autres. Pour lui, l’élégance fait partie de ce précepte que le parfum sublime.
Depuis son enfance, il s’adonne aux fragrances de « l’eau des sables », l’eau de Cologne de sa grand-mère, « Mémé petite », qu’elle achète chez Monsieur Robinet, son pharmacien. Pour ce cœur sensible, les senteurs des personnes aimées ouvrent les portes de sa conscience ; et voilà pourquoi, un soir, il a pleuré devant un coucher de soleil et compris sa vie d’homme.
Et puis, l’odeur piquante des tiroirs en métal de sa table d’écolier, les effluves boisés des crayons de papier HB comme l’exigeait son instituteur, et surtout pas 2 H, trop sec, ni 2B, trop graisseux, les relents âcres du bus scolaire qui l’amenait au foot… Tous ces souvenirs olfactifs vibrent dans sa mémoire, tandis qu’il en découvre de nouveaux dans ce monde