Charrue stérile: Le jour où l’Élysée brûla
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À propos de ce livre électronique
Une nuit pluvieuse d’avril, un commando terroriste s’empare dans la campagne nivernaise d’un « château » de transport de plutonium à destination du centre de retraitement de La Hague, en provenance du surrégénérateur de Creys-Malville.
Les terroristes, qui tiennent en otage une famille de paysans, font bientôt connaître leurs exigences : obtenir la démission du président de la République sous la menace de faire exploser le container de plutonium usagé ; le nuage radioactif qui se formerait se répandrait sur la campagne environnante et la vallée de la Loire, mettant en danger la vie et la santé de dizaines de milliers d’habitants. Pendant que le gouvernement et le président de la République cherchent comment répondre à ce chantage, les populations locales victimes potentielles et la presse muselée par Montcénac vont s’inviter dans le conflit. Mais les terroristes souhaitent-ils réellement la démission du président ?
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Aperçu du livre
Charrue stérile - Jean-Michel Houlbert
Charrue stérile
Jean-Michel Houlbert
Charrue stérile
Le jour où l’Élysée brûla
Roman
LES ÉDITIONS DU NET
126, rue du Landy 93400 St Ouen
Du même auteur
L’Humaine, Les Editions du Net, 2013.
www.jeanmichelhoulbert.info
© Les Éditions du Net, 2018
ISBN : 978-2-312-05710-1
Introduction
Ce livre est le récit des événements du 2 avril 198x.
Les faits et les dialogues ont été reconstitués à partir des témoignages rassemblés lors de la série de procès devant la Haute Cour de justice et devant la Cour d’assises spéciale, procès qui ont conclu cette période de troubles.
Toutefois deux remarques s’imposent :
D’une part, de nombreux passages de ce récit ne reposent que sur un seul témoignage, celui d’Étienne Liparic{1}, consigné dans les minutes de son procès ;
D’autre part, certains épisodes sur lesquels les informations manquaient n’ont pu être rétablis dans leur contexte qu’à partir des hypothèses les plus vraisemblables.
Il nous a cependant semblé utile de rassembler ces divers éléments, connus ou supposés tels, en un récit chronologique et de les porter aujourd’hui à la connaissance du public.
Roscoff, 15 février 2008.
Chapitre 1
Effrayé, le lapin filait en zigzaguant, prisonnier des phares de la 2CV. Cramponné au volant avec un sourire goulu, Antoine Girard cherchait à l’écraser. Il fit une embardée plus violente que les autres et la roue avant gauche dérapa sur le bord herbeux du fossé. Antoine réussit à redresser et ralentit. Le lapin s’échappa à travers champs.
– Raté ! constata le garçon avec une pointe d’amertume.
– Tu tiens vraiment à manger du lapin ? s’étonna la jeune fille soulagée assise à son côté.
– Tu n’aimes pas le lapin ?
– Non ! J’en mange assez à la ferme. Je préfère le bifteck.
Coincée contre la portière droite, la jeune fille, qu’engourdissait le froid à travers la vitre, fixait son regard sur la route, sans la voir, une route bordée de champs où perçaient les brins tendres du blé d’hiver ; la terre grasse luisait légèrement dans la nuit humide d’avril. Parfois, un pré planté de quelques arbres découpait une tache sombre dans l’uniformité du paysage. Ici et là, les fermes endormies évoquaient le réconfort d’un bon lit. De rares lumières aux fenêtres.
Monique Pasquinier, contrairement à son ami qui tapotait son volant sur le rythme d’un air intérieur, était lasse et mécontente. Elle avait hâte de se réfugier dans la solitude de sa chambre, pelotonnée sous son édredon de plume. La soirée, passée dans une discothèque de Marigny-sur-Loire, au pied des remparts, aurait pu être agréable, mais Antoine s’était montré de plus en plus entreprenant et Monique n’était pas encore décidée. La 2CV se balançait, roulant à vive allure sur le revêtement creusé d’ornières.
– Tiens, qu’est-ce que c’est ? murmura Antoine qui ralentit instinctivement.
Les deux jeunes gens scrutèrent la nuit, une nuit de plus en plus laiteuse. Bientôt, au loin plusieurs lueurs orangées apparurent, et un peu plus tard se mirent à clignoter. La 2CV s’approchait rapidement ; les lueurs devinrent des gyrophares.
– Un accident, émit Antoine.
– Il y aurait des feux bleus, remarqua Monique, la police…
Le jeune homme rétrograda. Il se trouvait maintenant derrière une fourgonnette supportant un énorme écriteau où clignotaient trois ampoules orange : « Fin du convoi ». Antoine chercha à doubler, mais un motard de la Gendarmerie, caché par la fourgonnette, déboîta, ralentit et se retourna pour lui faire signe de rester où il était.
– Qu’est-ce que c’est que ça ?
Antoine avait eu le temps d’apercevoir un deuxième motard, et, plus en avant, l’arrière d’un gigantesque semi-remorque supportant ce qui ressemblait une énorme citerne. De nombreuses lampes tournantes, haut perchées, l’éclairaient à peine.
– Il y a au moins six roues côte à côte…
Ils patientèrent quelques instants, roulant au pas.
– Nous voilà bien, gémit Antoine.
– Le chemin des Planchart ne doit plus être très loin. En prenant le long du pré du Père Pillois, on devrait pouvoir les devancer, proposa Monique avec une moue méprisante en direction du convoi.
– Oh, mais tu as de l’idée, dis-moi.
Quelques centaines de mètres plus loin Antoine tourna à droite dans un chemin de terre parsemé de pierre et d’ornières remplies d’eau. Il roulait aussi vite que le lui permettait l’état du sol, projetant d’immenses gerbes de boue, et ne put éviter de racler plusieurs fois le fond de caisse sur le monticule central, délaissé par les roues des tracteurs.
De loin, les jeunes gens purent apprécier l’importance du convoi. Devant le semi-remorque, il y avait encore deux motards et une camionnette, également illuminée. La camionnette paraissait minuscule à côté du monstre aux innombrables roues.
– Qu’est-ce qu’ils peuvent transporter là-dessus ?
– Fais attention à ta route, cria presque Monique qui ne cessait de se cogner la tête contre la vitre de la portière.
Antoine se concentra sur sa conduite. Il prenait de l’avance sur le convoi exceptionnel qui s’enfonçait lentement dans les champs, caché par quelque haie ou talus.
– On va les devancer aux Deux-Fourches.
Ils rattrapèrent bientôt la départementale asphaltée et Antoine accéléra l’allure sans se préoccuper davantage du convoi. Dix minutes plus tard, ils arrivaient à la ferme.
– Non, pas là. Arrête-toi après la mare, dit Monique.
Antoine haussa les épaules, mais obéit. Ils restèrent dans l’ombre.
– Ce n’est pas la peine que mes parents entendent la voiture, expliqua Monique.
Après avoir réfléchi, le garçon s’inquiéta :
– Pourquoi ? Ils n’étaient pas contents que je t’emmène ce soir ?
– Non, ce n’est pas ça, ce n’est pas la peine de les réveiller, c’est tout…
– Tes parents ne m’aiment pas ?
– Mais si, tu sais bien que si…
– Alors pourquoi ?
– Pour rien, pour ne pas réveiller mes grands-parents, tu comprends ? De leur temps, une jeune fille ne sortait pas seule le soir…
– Oui, bien sûr, je comprends…
Ils restèrent silencieux un instant. Antoine s’agita puis risqua enfin sa demande :
– Monique, tu sais à quel point je t’aime. Sans toi… Veux-tu m’épouser ?
Monique ne s’attendait pas à une telle question. Du moins, pas si tôt. Elle rougit, chercha ses mots, bafouilla…
– C’est que… Antoine… Moi aussi je t’aime… bien. Mais… je ne sais pas, je ne suis pas encore décidée, je suis encore trop jeune, tu sais.
– Oui bien sûr, je comprends, mais tu es en âge de te marier et, moi aussi. Il serait temps d’ailleurs, ajouta-t-il avec un sourire figé. Tu ne me trouves pas assez bien pour toi ?
– Mais si bien sûr…
– Alors qu’est-ce qu’il y a ? Tes parents ne veulent pas de moi ? C’est parce que je suis trop pauvre, que je n’ai pas de terre ?
– Mais non, tu sais bien que non. Papa t’aime beaucoup, il trouve que tu ferais un très bon agriculteur, que tu as le sens de la culture… Je crois qu’il t’accepterait volontiers. Sûrement. Parce qu’il n’a pas de fils pour prendre sa suite.
– Alors ?
– Alors justement…
– Quoi justement ?
– Rien, je ne sais pas…
– Si tu sais. Et tu ne veux pas me le dire. Toi, tu ne veux pas épouser un agriculteur, tu veux aller à la ville, comme ta sœur, c’est ça ?
– Mais non…
– Tu sais, quand je serai ingénieur agronome, nous pourrions habiter la ville, si tu le désires.
– Écoute Antoine, il est tard, je suis fatiguée, il faut que je rentre. On reparlera de ça une autre fois.
– Quand ? Demain ?
– Non pas demain.
– Alors quand ?
– Bientôt.
Monique ouvrit la portière. Antoine, désespérément, cherchait à la retenir.
– Tu n’as pas passé une bonne soirée ?
– Si, très bonne. Elle eut un sourire las et reprit : Bon, je rentre. Au revoir Antoine. Elle referma doucement la portière et contourna la voiture. Antoine souleva sa vitre.
– Il fait noir, veux-tu que je t’accompagne ?
– Chut ! Non, d’ailleurs il y a un lampadaire, souffla-t-elle, montrant le poteau et constatant : Tiens, il ne marche pas. Ça ne fait rien, je connais le chemin, au revoir.
– Au revoir, murmura Antoine un pincement au cœur.
Il suivit des yeux la jeune fille. Monique franchit la barrière, pénétra dans la cour, contourna la maison et disparut aux yeux du garçon qui attendit un moment afin d’être sûr que son amie était bien rentrée chez elle. Puis il démarra et poursuivit sa route jusqu’à La Minoterie, le village voisin.
Quand le ronronnement de la 2CV eut disparu, Monique, qui grelottait immobile dans le vent froid et humide près de la porte de cuisine, traversa la cour en direction de la grange. Là, entre le poulailler qui dormait et quelques bottes de paille, elle fit ses besoins. Il y avait des WC dans la maison, mais cela aurait fait du bruit. D’ailleurs tous, sauf la mère de Monique, préféraient les champs ou les étables : récemment installés, les WC n’avaient pas changé les habitudes.
Monique retraversa la cour. Préoccupée par la demande d’Antoine, elle ne remarqua pas le beagle silencieux couché au bout de sa chaîne. D’habitude il aboyait ou, reconnaissant sa maîtresse, il glapissait doucement en signe d’affection.
La jeune fille pénétra dans la cuisine, referma la porte, gagna la salle à manger qu’elle traversa en glissant sur des patins. Elle ne pouvait rejoindre sa chambre qu’en passant par celle de ses parents. Alors qu’elle avançait sur la pointe des pieds devant le lit celui-ci grinça.
– C’est à cette heure-ci que tu rentres ? murmura son père sans acrimonie.
– Oui ! répondit-elle sèchement.
– Antoine va bien ? s’inquiéta encore le père d’une voix où perçait un sourire.
– Très bien, bonsoir.
– Bonsoir.
Monique n’était pas encore couchée qu’elle entendait déjà les ronflements sonores de son père.
Dans la grange, parmi les machines agricoles, un groupe d’hommes se rassemblait. Ils étaient dix, tous munis d’armes de guerre, pistolets mitrailleurs, fusils d’assauts et fusils de précision. Leur chef répéta à voix basse les emplacements et le rôle de chacun, puis conclut :
– On ne tire sur le chauffeur qu’après qu’il s’est arrêté.
– Et s’il ne s’arrête pas ?
– Il s’arrêtera puisque la route sera barrée par les motards et la camionnette. J’ouvrirai le feu sur le motard de tête. Vous ne tirez qu’après moi. Compris ?
– Et attention à ne pas vous tirer les uns sur les autres, ni dans le conteneur.
– Personne ne doit en réchapper, ne ratez pas votre cible.
– Attention, j’entends le convoi. Vite, à la ferme !
Les dix hommes s’élancèrent silencieusement à travers la cour, fracassèrent la porte vitrée de la cuisine et investirent les lieux. Deux restèrent à l’extérieur. L’un d’eux contourna la maison et se dirigea vers le portail. Caché par le mur, il observa la route.
Sous la menace des armes les terroristes rassemblèrent sans ménagement dans la cuisine, le père, Jérôme Pasquinier, la mère, Roselyne et la fille. Ils eurent plus de difficultés avec le grand-père et la grand-mère, âgés respectivement de quatre-vingts ans et de soixante-seize ans. Blandine, plus vive d’esprit, dut sermonner son mari qui refusait de se lever.
– Lève-toi don Octave, tu vois bien qu’ils ne plaisantent pas.
– Ce n’est pas des façons de faire de réveiller un chrétien au beau milieu de la nuit. Qu’est-ce qu’ils nous veulent ? On n’a pas de sous. Il est au Crédit Agricole…
– Pépé, bouge-toi, souffla l’un des terroristes. On s’en fout de ton fric.
– Morveux, maugréa le vieux paysan avec son accent « morvandiau ».
Il se leva difficilement à cause de sa sciatique.
Toute la famille Pasquinier, grelottant de peur et de froid, fut attachée aux chaises de la cuisine et bâillonnée. Le spectacle était affligeant car personne n’avait eu le temps de se vêtir. L’un des terroristes, cependant, s’avisa que les otages n’étaient pas couverts. Il ramassa les robes de chambre et les couvertures qu’il trouva dans les chambres et les leur jeta sur les épaules.
Celui qui faisait le guet arriva en trombe dans la cuisine.
– Le convoi arrive dans la ligne droite, vite.
– À vos postes ! souffla le chef.
En quelques secondes tous eurent disparu. Sans hésiter chacun gagna son emplacement et se prépara pour l’embuscade. Seuls deux des terroristes, les plus âgés, n’avaient pas de rôle dans la tuerie qui se préparait. Ils accompagnaient le chef et ne devaient ouvrir le feu que si l’affaire tournait mal : si l’un des motards tentait de s’échapper par exemple.
Le convoi franchit lentement le virage et s’engagea dans la ligne droite. Ses phares et ses feux tournants le transmuaient en un monstre de lumière et d’ombre. Son grondement sourd, qui martyrisait le diaphragme, croissait régulièrement en intensité.
L’action avait été minutieusement préparée depuis de longs mois. La circulation des convois de déchets nucléaires entre le surrégénérateur Superphénix de Creys-Malville et l’usine de retraitement du combustible irradié de La Hague, par fer et par route, avait été très précisément étudiée. Les terroristes connaissaient les itinéraires, les heures de passage, la composition des convois et l’organisation de la protection et des escortes. L’attaque d’un convoi routier plus lent et donc plus vulnérable avait été préférée à l’attaque d’un convoi ferroviaire. C’est le hasard, ou plutôt la planification des « grands travaux d’aménagement du territoire en soutien de l’économie régionale » qui avait décidé de l’endroit où celle-ci devait avoir lieu. En effet, la nationale large et stable que suivaient les convois et qui traversait Marigny-sur-Loire était en travaux. On raccordait une déviation qui contournait la ville. En cet endroit, la nationale avait été réduite à deux voies provisoires et instables qui n’auraient pas résisté aux cent tonnes du convoi. Aussi la société Transatom, chargée du transport des matières irradiées, avait-elle prévu un autre itinéraire qui évitait la zone de travaux sur une vingtaine de kilomètres.
La départementale choisie, bien qu’étroite (mais les convois circulaient de nuit et gênaient peu la circulation), était stable et traversait un nombre restreint de hameaux et de villages.
La ferme des Pasquinier, isolée, bordait la route. La façade de la maison d’habitation, tout en longueur, donnait sur la chaussée. Les pièces étaient au rez-de-chaussée. Au-dessus, les greniers à blé et à fourrage auxquels on accédait de l’extérieur par un escalier de pierre. Derrière la maison, la cour, partiellement gravillonnée, était entourée de divers bâtiments : la grange, ouverte à tous vents, abritait les bottes de paille et le gros matériel agricole, les étables, occupées par quelques charolaises et leurs veaux en instance de départ pour la boucherie, l’écurie vide, la porcherie, une soue où serait isolé et engraissé le cochon tué au cœur de l’hiver, des maisonnettes qui servaient de remise, de celliers et de caves à vin. L’une d’elles abritait le pressoir à cidre, une autre avait été aménagée en chambre pour Olivier Henri, le commis de ferme. Entre les étables et la grange, un tas de fumier, très abondant à cette période de fin de stabulation, fumait et parfumait l’air.
Au-delà, les champs s’étendaient à perte de vue.
Les terroristes avaient porté leur choix sur cette ferme pour deux raisons ; la première était d’ordre stratégique : face à la ferme, de l’autre côté de la route, croupissait une grande mare envahie de joncs. Des deux côtés de la mare, les prés d’embouche dominaient la route. Un talus surmonté de fils de fer barbelés servait de clôture. Il était suffisamment haut pour cacher les terroristes. Au-delà s’étendaient de grands bois réservés aux chasses présidentielles. La ferme des Pasquinier et le lieu-dit la « Mare aux chèvres », formaient donc un endroit idéal pour s’emparer d’un « château » de transport (nom donné aux énormes conteneurs de matières radioactives) : il n’y avait aucune possibilité de fuite.
La seconde raison était d’ordre technique : le chantage des terroristes consistait à menacer de faire exploser le « château ». Pour qu’il soit efficace, le nuage radioactif qui se formerait après l’explosion devait retomber sur un maximum de population. L’idéal pour les terroristes aurait été de s’emparer du convoi dans l’une des villes qu’il traversait. Mais cette solution avait été rejetée : outre que l’embuscade aurait été très difficile à tendre et quasiment impossible de préparer sans se faire remarquer, les coups de feu auraient créé une panique immédiate et incontrôlable qui aurait empêché les terroristes de disposer du temps nécessaire à l’installation des charges explosives sur le conteneur.
L’emplacement de la ferme des Pasquinier, en revanche, les mettait à l’écart de tout risque de panique et leur permettait cependant de menacer une population au moins aussi importante. En effet, la Mare aux chèvres était située sur le plateau en bordure de la vallée de la Loire. De quelque sens que soufflât le vent, le nuage radioactif descendrait dans la vallée, qui faisait à cet endroit un très large coude, et retomberait sur les villages et les villes, dont Marigny-sur-Loire avec ses 28 000 habitants. En tout, plusieurs centaines de milliers de personnes seraient menacées par « l’excursion nucléaire », sans compter le bétail, les cultures céréalières et les vignobles.
Les deux ingénieurs atomistes membres du commando avaient calculé que même dans les conditions atmosphériques les plus défavorables – de leur point de vue (absence de vent) – une grande partie de la population inhalerait des poussières radioactives avant d’être évacuée. La météorologie, ce jour-là, servait les terroristes : un léger vent soufflait sur toute la vallée de la Loire. Et la pluie restait à l’état de menace.
La camionnette n’était plus qu’à une centaine de mètres de la ferme. On y lisait parfaitement l’inscription lumineuse clignotante : « Convoi exceptionnel ». Le camion et les quatre motards de la Gendarmerie étaient maintenant bien visibles, en contre-jour dans la lumière des phares. On devinait les chauffeurs des véhicules, éclairés par la lueur fantomatique des tableaux de bord. Le ronflement du diesel était si fort qu’il semblait devoir ameuter toute la campagne environnante. Une vache se mit à meugler.
Chapitre 2
1 heure 58 – Dans la grande salle blanche sans fenêtre du Centre de surveillance, le brigadier François Dijean somnolait face à son poste émetteur-récepteur. Il avait pris son quart à une heure du matin et ni le café qu’il s’était préparé sur son réchaud à cartouche de gaz, ni la revue érotique qu’il avait sous le nez ne lui suffisaient à trouver un quelconque intérêt à son travail. Il devait noter sur le registre les messages radio des convois de combustible irradié qui sillonnaient sa zone de surveillance en provenance des centrales nucléaires françaises ou étrangères et suivait leur progression sur une carte lumineuse accrochée au mur en vérifiant qu’elle était conforme à l’itinéraire et à l’horaire fixés. Cette nuit, il y en avait quatre qui convergeaient vers l’usine de retraitement de La Hague dans le Cotentin. Dinosaure III et Dinosaure VII (noms de code donnés aux convois en référence humoristique aux monstres préhistoriques qu’ils évoquaient), en provenance de Creys-Malville et de Brétignolles, avaient appelé à 1 heure 30 et 1 heure 35 et les deux convois NTL 104 B et NTL 718 D (NTL pour Nuclear Transport Limited), en provenance de Belgique et d’Allemagne fédérale, avaient appelé à 1 heure 45 et 1 heure 52. Tout était donc en ordre et Dinosaure III rappellerait dans deux minutes.
François Dijean était un appelé du contingent, détaché du régiment du Train stationné à Orléans auprès de la société civile Transatom. Cette société, dont le siège était à Paris, était chargée du transport sur tout le territoire français des matières radioactives. L’armée prêtait également des locaux au Centre de surveillance des convois nucléaires no 2, et assurait le fonctionnement et l’entretien des émetteurs concédés sur tout le territoire. Mille cinq cents convois sillonnaient ainsi annuellement la France par fer et par route, sous l’autorité de trois centres de surveillance.
En cas d’anomalies dans les rapports des convois, de demi-heure en demi-heure, le brigadier Dijean devait en référer à l’adjoint du directeur de la sécurité, Pierre Nalet, ingénieur stagiaire de l’École des Mines, de permanence cette nuit-là, et qui dormait dans la pièce attenante.
Depuis trois mois qu’il assurait ces gardes, François Dijean n’avait jamais été confronté à la moindre alerte, pas plus que Pierre Nalet. Des bruits avaient couru sur des « incidents » survenus ces derniers mois, un conteneur qui avait versé de la semi-remorque, un Dinosaure qui était tombé en panne, mais ni l’un ni l’autre n’étaient alors de garde. Et la fameuse obligation de réserve empêchait d’en savoir plus.
Aussi quand le haut-parleur crépita, le jeune soldat s’empara-t-il nonchalamment de son stylo et du registre, tout en étouffant un bâillement.
– Ici Dinosaure III, Dinosaure III, sommes attaqués, sommes attaqués sur la départ…
Il y eut un choc, puis le silence. Dijean mit un certain temps à