Prof chez les taulards: Témoignage
Par Aude Siméon
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À propos de ce livre électronique
Des criminels violents, des terroristes, un prisonnier fameux – Carlos – nouent une relation privilégiée avec leur professeur, dévoilent une part d’humanité. Alors, avec l’enseignante, on découvre la prison, un mélange de banalité et de gravité.
Dans cette deuxième édition, l’auteur aborde les questions éthiques et sociétales propres à la prison : comment aider le délinquant à se reconstruire à l’intérieur des murs pour éviter la récidive et favoriser sa réinsertion ?
L’idéal humaniste qui considérait l’homme dans toutes ses dimensions, corps, esprit mais aussi cœur et âme, ne peut-il nous y aider ? Enseigner pour instruire simplement ou humaniser en profondeur ?
Un témoignage fort sur une question encore largement débattue en France : quel rôle les prisons ont-elles à jouer dans la réinsertion des détenus ?
EXTRAIT
Quand le prisonnier recouvre enfin la liberté, il ne recouvre pas pour autant son innocence. L’essentiel se joue dans la conscience. Stigmatisée, quel temps lui faudra-t-il pour cicatriser ? Si la victime reste marquée à jamais, son bourreau ne pourra jamais non plus réparer son mal. La résilience est-elle possible ?
Le détenu purge sa « peine » : le premier sens du mot veut dire « sanction », le second renvoie à la souffrance morale. Cette peine, niée par le fanfaron, car la vantardise reste le lot d’un grand nombre, ne saurait être négligée par le système pénitentiaire : oui, le criminel a une dette envers sa victime ; oui, il peut être dangereux pour la société ; mais si on ne l’aide pas à comprendre « l’intérêt » de sa peine, pas seulement pour la société mais aussi pour lui-même, non seulement on le condamne définitivement, mais encore on remet à plus tard l’inévitable, la sortie d’un être désocialisé et effectivement susceptible de représenter une menace. Jusqu’où la prison aura-t-elle rempli sa mission ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Aude Siméon-Merle des Isles, professeur agrégée de Lettres, a enseigné pendant 25 ans au Lycée international de Saint Germain-en-Laye. Travailler à l’humanisation des lieux d’exclusion et défendre une éducation tenant compte de toutes les dimensions de la personne restent son objectif.
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Aperçu du livre
Prof chez les taulards - Aude Siméon
Carlos.
UNE HORLOGE SANS AIGUILLES
« Je me souviens de l’avidité avec laquelle
je regardais l’horizon par les fentes de la palissade ;
je restais longtemps, la tête collée contre les pieux, à
contempler avec opiniâtreté et sans pouvoir m’en rassasier
l’herbe qui verdissait dans le fossé de l’enceinte… »
DOSTOÏEVSKI, Souvenirs de la maison des morts
DE LONGS MURS GRIS furent l’horizon de mon enfance, comme si le monde dans lequel j’évoluais possédait une limite au-delà de laquelle il eût été dangereux de s’aventurer. Pour nous promener au parc Montsouris, vers la gauche de notre immeuble parisien, tous les jeudis, nous longions l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne avec ses hautes murailles de pierres noircies. Pour nous rendre à l’école Notre-Dame-de-France, cette fois, vers la droite, après les murs de l’asile, nous longions ceux de la prison de la Santé. Passant devant l’imposant portail surmonté du drapeau tricolore, la maman d’une camarade qui m’accompagnait nous enjoignait de dire une prière « pour tous ces malheureux » ; moi, je trouvais qu’ils l’avaient bien méritée, la case prison, puisqu’ils s’y trouvaient. Quant aux malades de Sainte-Anne, nous étions habitués à les voir traîner dans le quartier, en pyjama, à nous donner des conseils avec force mouvements de bras pour garer notre voiture, et j’éprouvais à leur égard appréhension – c’étaient des « fous » – et envie de rire pour les bouffonneries auxquelles nous assistions.
Je n’imaginais pas que, quelques décennies plus tard, je me livrerais à nouveau régulièrement à une « promenade » analogue le long de hauts murs gris, ceux qui bordent un cimetière, prolongés de ceux qui bordent une « Maison Centrale » : c’est comme ça qu’on appelle maintenant les prisons. Murailles lépreuses protégeant la société et lui cachant la souffrance, le crime, la folie, la mort. Ce que chacun tente d’oublier ou d’anesthésier en lui dans la routine de son quotidien. Pourtant, lorsque certains s’excluent volontairement du tourbillon du monde, est-ce pour s’en libérer ? Avant de devenir une prison, la Centrale abritait un couvent de religieuses Ursulines, adoptant de plein gré les vœux d’obéissance, de pauvreté et de chasteté.
Au bas de cette longue rue, juste après l’angle, on se trouve face à la nouvelle entrée de la prison. Ce n’est plus la grande porte en bois emblématique, rouge, sang séché, colère, que le gardien vous ouvrait après avoir vérifié par un fenestron qui vous étiez, mais une froide muraille gris métallique où un système perfectionné de caméras vous dévisage. C’est lisse, c’est propre, c’est hygiénique, la modernité a du bon et ce devrait être fonctionnel. Cette nouvelle porte, parfois capricieuse, se déplace d’elle-même, telle un robot, puis on se dirige vers la casemate du surveillant. Ce dernier, le chewing-gum à la bouche, met toujours un certain temps à échanger votre carte d’identité contre un badge et une clé de casier. On est prié de laisser tous ses effets personnels, son portable, sa clé USB, tout ce qui permettrait au monde extérieur de s’immiscer à l’intérieur du monde clos. S’ensuit un labyrinthe de couloirs, de sas, de portes auxquelles il faut savoir parler pour qu’elles daignent vous laisser passer. Labyrinthe à l’image du système judiciaire dans lequel le coupable se débattra des années avant de recouvrer sa liberté. Une première cour, sorte de no man’s land en travaux depuis un bail, dominée par un mirador décrépit, vous accueille, et, à travers une clôture, on peut apercevoir la cour suivante, seul espace vert de ce monde pétrifié, mais totalement grillagé. On rêverait du jardin simple mais soigné des cloîtres, appel au recueillement et à la sérénité, histoire de placer dans un cadre différent les délinquants habitués au sordide environnement des cités. À défaut, on verrait volontiers un rosier qui grimperait contre les bâtiments en pierres noircies par la crasse ou quelque incendie (il arrive aux détenus de mettre le feu à leur cellule). Un clocher couronne l’ensemble, avec une grosse horloge rouillée. Sans aiguilles. Que vaut le temps quand on est là pour perpète ou pour une vingtaine d’années ? Quel sens peut-il avoir ? Sans projet, si ce n’est de tenir bon, sans promesse de réel avenir, car demain est bouché par hier, par un passé irrémédiable et obsédant. Temps répétitif, élastique, vide, qui peut sembler une mort vivante.
Une nouvelle porte, vraiment difficile à pousser, donne accès aux contrôles : après avoir décliné identité, spécificité, lieu où vous vous rendez (même si, comme moi, vous venez depuis dix ans), comme dans un aéroport vous déposez vos affaires sur un tapis roulant et vous passez par un sas qui a le bon goût de systématiquement sonner. Alors vous enlevez une ceinture, un collier, des chaussures… jusqu’au feu vert (il faut s’habiller en conséquence !) Après être passé par les locaux administratifs, on sort pour longer le petit espace vert grillagé, miteux et rabougri. Le treillis, surmonté de spirales de barbelés, joliment appelés « concertina », vous rappelle où vous êtes. Les fenêtres du mur ocre sale portent d’épais barreaux, eux-mêmes doublés d’un caillebotis. Aucun visage, jamais, ne s’y montre. Puis vous quittez cette seconde cour en passant par des portes successives dont les ouvertures et fermetures magiques dépendent d’un surveillant invisible : s’il n’est pas conscient de votre présence, vous risquez encore d’attendre. La troisième cour sur laquelle vous débouchez, tout en béton ou presque, est celle des détenus en « promenade ». C’est un vaste espace minéral encadré de hauts murs blanchis, eux-mêmes surmontés de boyaux de barbelés et de projecteurs. Les détenus y vont et viennent, seuls ou par binômes, les groupes sont rares. La laideur, associée à l’extrême dénuement, ne présente rien qui permette le rêve ou l’élévation de l’âme. Quand on arrive enfin à « l’école », il faut attendre qu’un énième surveillant fasse coulisser la lourde grille pour pénétrer dans « l’Espace culturel du savoir ». Les détenus doivent montrer patte blanche pour y avoir droit : même si vous les reconnaissez comme faisant partie de vos élèves, s’ils ne présentent pas leur carte d’« étudiants », ils se verront refouler.
Ce parcours du combattant est assez traumatisant. Il teste votre endurance, votre persévérance, votre docilité et vous fait ressentir un certain respect pour ceux qui parviennent, malgré tout, à s’échapper, ces quelques artistes de la belle. À la longue, on s’apprivoise à cet univers. On s’accoutume à la laideur et, disons-le, à une forme de barbarie : un zoo aménagé pour les hommes. Et j’entends mes étudiants incarcérés pour de longues peines me dire que l’abolition de la peine de mort a fait place à une condamnation à mort bien plus insidieuse mais réelle, qui correspond à ce pourrissement d’une vie confinée entre les barreaux.
« Il [le bagne] ne ressemblait à rien ; il avait ses mœurs, son costume, ses lois spéciales : c’était une maison morte-vivante, une vie sans analogue et des hommes à part. » nous dit Dostoïevski dans son œuvre autobiographique, Souvenirs de la maison des morts. La Centrale, avec son horloge sans aiguilles, évoque ce temps figé, un temps où l’on n’est plus maître de son destin et où, impuissant, on ressasse son passé. Outre ce temps de la peine qu’il va falloir « tuer » – mes étudiants en ont généralement pour une vingtaine d’années –, ils doivent se confronter à l’isolement, le soir, tôt, à partir de six heures, quand la porte se referme sur eux jusqu’au lendemain, tandis qu’ils sont confinés dans une minuscule cellule. Puis, le jour, il faudra supporter la cohabitation forcée. « Il y a là des hommes avec lesquels personne ne voudrait vivre », écrit l’écrivain russe. En Centrale, les détenus pour actes terroristes côtoient les truands de toute espèce : braqueurs, bandits de haut vol, dealers, violeurs, assassins, tueurs en série, fous. C’est dans cette cour des miracles que le détenu est condamné à vivre des décennies avec d’autres qui ne lui ressemblent en rien jusque dans le crime.
Ce qu’un homme abandonne quand il entre en prison, ce sont mille petites choses qui nous semblent aller de soi, à nous qui les avons. La liberté, comme la santé, se mesure et se concrétise au moment où on la perd.
Subitement le détenu se voit confiné dans un minimum d’espace. Si la cellule française mesure généralement 8 m², une fois soustraite la place du lit, de l’armoire, de la table, des sanitaires, quel espace reste-t-il au prisonnier quand il se retrouve seul face à lui-même, une fois la porte refermée sur lui ? Tandis que le regard est sans cesse brisé dans son élan, l’oreille s’affine, guette et interprète tous les bruits devenus familiers : bruits de clés, de portes, de chariots, de pas dans les coursives, de cris. Peut-on se recueillir, rentrer en soi-même, avec cet environnement sonore permanent, réfléchir au sens de sa peine et à son parcours personnel ?
Il va falloir rester un maximum de temps dans un minimum d’espace, disproportion spatio-temporelle étrange. Un temps élastique qui se dilue au fil de journées semblables les unes aux autres. Les seuls « événements » relèvent de la sanction à subir : le procès, le jugement, l’aménagement de peine, les incidents de la vie en détention. Le temps se vide de sa substance : « On est en stand by », disent-ils, comme si la vie se mettait entre parenthèses, tandis que, « dehors », elle se poursuit et que les amis se marient, les enfants grandissent, la femme vous quitte, les lettres et les visites se raréfient. On s’est comme « arrêté de vivre », le temps a été suspendu. Les autres évoluent, se transforment et on a peine à les reconnaître. Nombreux sont ceux qui s’étonnent face à un fils qui subitement les a gagnés en taille, les dépasse et devient un homme tandis qu’ils végètent.
Les gestes simples de la vie de tous les jours, ils les oublient : décider de son emploi du temps, faire ses courses, se promener dans la nature. La privation de la liberté s’accompagne de l’exil et de la séparation. Le détenu passera en général par de nombreuses prisons qui l’éloigneront de son cadre géographique, le privant de la présence des siens. Serrer un être cher dans ses bras devient impossible car la famille habite souvent loin et finit par se lasser de venir au parloir ; dormir à deux n’est plus pensable. Autant de choses auxquelles il faut renoncer et qui sont comme autant « de petites morts », disait un détenu, ajoutant : « On se meurt à soi-même. » On « zappe » la vie normale, en attendant, un jour, peut-être, de la retrouver.
Quand le prisonnier recouvre enfin la liberté, il ne recouvre pas pour autant son innocence. L’essentiel se joue dans la conscience. Stigmatisée, quel temps lui faudra-t-il pour cicatriser ? Si la victime reste marquée à jamais, son bourreau ne pourra jamais non plus réparer son mal. La résilience est-elle possible ?
Le détenu purge sa « peine » : le premier sens du mot veut dire « sanction », le second renvoie à la souffrance morale. Cette peine, niée par le fanfaron, car la vantardise reste le lot d’un grand nombre, ne saurait être négligée par le système pénitentiaire : oui, le criminel a une dette envers sa victime ; oui, il peut être dangereux pour la société ; mais si on ne l’aide pas à comprendre « l’intérêt » de sa peine, pas seulement pour la société mais aussi pour lui-même, non seulement on le condamne définitivement, mais encore on remet à plus tard l’inévitable, la sortie d’un être désocialisé et effectivement susceptible de représenter une menace. Jusqu’où la prison aura-t-elle rempli sa mission ?
I
LES DÉTENUS
L’ESPACE SCOLAIRE : PORTES OUVERTES
EN HAUT DE L’ESCALIER qui mène à « l’espace scolaire », j’attends. « Surveillant ! » gueule un détenu. Alors l’homme en uniforme apparaît derrière la grille, la fait coulisser, et, après avoir noté mon nom, me donne une clé et une petite alarme, à l’efficacité incertaine (elle se déclenche inopinément !) Puis il m’accompagne pour ouvrir ma classe. Les diverses salles donnent sur un couloir que le surveillant parcourt de temps à autre. L’enseignant reste seul avec ses gaillards pendant deux heures, voire plus. Parfois certains étudiants m’attendent déjà, parfois je les attends, et celui qui arrivera le premier bénéficiera d’un échange plus personnalisé. La salle n’est pas vraiment chauffée, d’où le café chaud, bienvenu et toléré, apporté par le professeur ou par un détenu généreux.
Ma première séquence de deux heures s’adresse à ceux qui veulent se remettre à niveau. On prend les annales du Brevet des collèges, et selon, j’impose un sujet en relation avec des questions soulevées précédemment (de grammaire, de vocabulaire, d’orthographe, de compréhension), ou je laisse choisir un texte qui semble les attirer.
Aujourd’hui, les étudiants font la gueule : l’administration a durci les consignes, tous les « ordis » ont été confisqués durant l’été pour être contrôlés, et ça râle. Le moral est au plus bas. Alors, je leur propose un extrait des Racines du Ciel de Romain Gary.
Camp de prisonniers pendant la guerre. Les hommes abattus se plaignent, s’insultent, se laissent aller. L’un d’eux se lève et fait mine de se promener avec une femme à qui il donne le bras. Il montre qu’il lui baise la main, lui caresse le menton, lui murmure une douceur à l’oreille, s’incline devant elle avec une courtoisie d’ours. Regards médusés des copains. L’un ricane, l’autre se gratte les poils. « Un peu de tenue ! » gueule le chevalier servant. « Il y a une grande dame parmi nous ! Il y en a qui font semblant de ne pas la voir ? Ca leur permet de rester sales entre eux ! » Personne n’ose rien dire : si le copain est devenu fou, on respecte ses poings et sa musculature… « Vous allez essayer de vous conduire devant elle, comme si vous étiez des hommes, vous allez me faire un sacré effort de propreté et de dignité, sans ça, je cogne ! »
Et le narrateur de commenter : « Nous ressentions confusément qu’au point où nous en étions, s’il n’y avait pas une convention de dignité quelconque pour nous soutenir, si on ne s’accrochait pas à une fiction, à un mythe, il ne restait plus qu’à se laisser aller, à se soumettre à n’importe quoi et même à collaborer. » À partir de ce moment, le moral du block remonta de plusieurs crans…
Bien