La valse des temps modernes et autres nouvelles
Par Razik Benyahia
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEUR
En plus du besoin de raconter des histoires, de révéler des choses auxquelles on tient, pour Razik Benyahia, écrire est également un moyen de participer efficacement au concert de la diffusion du savoir et du plaisir.
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Aperçu du livre
La valse des temps modernes et autres nouvelles - Razik Benyahia
Au temps pour moi
« Il faut vivre chaque jour comme si c’était le dernier », disait je ne sais qui. Ce « je ne sais qui » voulait, en toute bonne foi, par cet aphorisme perspicace et épicurien, nous inviter résolument à profiter de la vie, à goûter sans modération aux plaisirs qu’offre ce voyage insolite. Évidemment, évidemment…
Le dernier jour, je ne pense pas qu’on se turlupinerait l’esprit à résoudre un problème de math, à démêler le comment du pourquoi de la violence dans les rues, à ouvrir un transistor pour comprendre son fonctionnement ou à arranger les dossiers de son bureau. Ça ne marche pas comme ça. De quelque côté que je prenne cette maxime irritante. Car, dans la vraie vie, ceux qui savent que c’est leur dernier jour – du moins leurs derniers jours, et cela arrive parfois – décrépissent dans un pieu qui schlingue la pisse et le vomi ou sont branchés de toute part dans un hôpital indifférent ou alors tremblent de tous leurs membres dans un couloir obscur et froid, le couloir de la mort. Ces condamnés, arrivés au terme de leur existence, ne chercheraient probablement qu’à voir leurs proches, qu’à les toucher, les sentir, les regarder une dernière fois… probablement ? Et si l’on se sait menacé, traqué, en haut de la liste de ceux qu’il faut éliminer par les fous d’Allah, que ferait-on les derniers jours du reste de sa vie ? Certains, sans tarder, prennent la poudre d’escampette et rejoignent les méandres d’un exil incertain. Sont-ils à blâmer ? Qui pourrait les juger ? D’autres, restent, « espère (nt) contre tout parce que, n’est-ce pas, les rosés poussent bien sur les tas de fumier. »¹ Comme ce journaliste, qui, lui, le dernier jour a, en tout cas, continué de faire son travail pour lequel il perdit sa vie, en écrivant qu’il est comme un voleur, celui qui « le matin, quitte sa maison sans être sûr d’arriver à son travail et lui qui quitte, le soir, son travail sans être sûr d’arriver à sa maison. Ce vagabond qui ne sait plus chez qui passer la nuit, c’est lui. »²
Autrement, on ne peut pas vivre sans lendemain.
Il y a des adages comme ça qui m’exaspèrent par l’incongruité de leurs propos. La vie est unique et précieuse certes ! C’est même une lapalissade et il ne faut pas rester sans rien faire, c’est-à-dire, toiser le soleil, pomper l’air, même impur, reluquer les passantes ! Que sais-je ? Se griller les neurones devant la télé, ronfler jusqu’à midi ! Eh bien, moi, c’est ce que je fais maintenant, à quelque chose près, chaque jour. Mais ça s’appelle le chômage et on ne peut pas dire que je profite de la vie. En fait, on ne peut pas dire grand-chose.
Peut-être pas ! Contrairement à ce que l’on pourrait croire, c’est extrêmement fatigant, le chômage. Tuer le temps n’est pas une mince affaire parce que cela revient à chercher continuellement comment faire pour ne rien faire en fin de compte. On a vite fait le tour de l’inactivité et on tombe illico dans la répétition avec l’inutilité affligeante au bout du parcours. Et je passe sur le moral qui fuit par les trous des chaussettes.
Et ce temps qu’on tue, justement, ce temps n’est plus le même, n’est plus le temps ordinaire qui parcourt allègrement une journée chargée d’activités absorbantes pour offrir un soir doux et reposant. Il est lent à la détente, sinueux, capricieux et intolérable. Doucement le matin, pas trop vite le soir. Parce que ça va jusqu’à trois heures du matin. Je sais, je sais ! Ceux qui bossent se plaignent qu’ils ne voient pas passer le temps, qu’ils ne profitent pas assez de la vie aussi. Et alors ! Chacun sa merde. Et en plus, eux, ils ont le respect. Franchement !
Donc, on a beau faire les choses au ralenti, en disséquant nos gestes un par un, en les accompagnant de bulles remplies de conneries et de toutes sortes de didascalies imaginées par l’esprit en vacances, le temps ne se grouille pas. Ce temps qui ne file pas, ce temps qui s’allonge comme pour nous narguer, ce temps… eh bien, il est éternel puisqu’on ne finit pas de le tuer.
Du coup, j’ai mon idée, moi, pour le terrorisme et la décennie noire en Algérie. À force d’en avoir marre de tuer le temps, on s’est mis à tuer les gens. C’est plus spectaculaire et ça fait sortir de l’anonymat et de l’indifférence généralisée. Une sorte de recadrage tactique avec la caution hautement solvable du Divin. Et il y avait beaucoup de chômeurs en Algérie, malheureusement. Ainsi, pourrait-on dire, du jour au lendemain, toute notre rage destructrice, toutes nos tares, nos vices, nos manigances, nos crimes, nos frustrations, nos haines ont refait surface pour se livrer bataille et transformer le jour en une loterie. La loterie de la vie.
Si le temps est éternel, l’espace, quant à lui, est étrangement restreint. Oui, en tout cas pour moi. Quand on a le temps, on n’a pas d’argent. Et l’inverse n’est pas toujours vrai. Un espace de surcroît duplicateur : de la chambre exiguë partagée avec mes petits frères à la cuisine aux placards éventés, de la cuisine au café de la rue, du café de la rue à un autre café de la même rue, juste en face, et puis retour à la case départ en passant en revue les murs du quartier, les mégots des sentiers et les faces vides, livides de nos semblables. Ah, la pendule d’argent, qui ronronne au salon, qui dit oui, qui dit non… Oui l’ami Brel, comme des vieux ! Et c’est reparti pour un énième tour.
Nonobstant, le matin ou à midi, il faut se lever quand on est du monde des vivants. Il faut sortir et se livrer à la vie. Quelque champ de mines, de ruines, de guerre qu’elle soit devenue. Après, on verra. Une chose à la fois. Et puis, il y a la loterie… Dehors, tout est possible, le pire comme le moins mauvais. Et il faut une pincée même chimérique de ce dernier dans la mare intraduisible du premier pour ne pas organiser des suicides collectifs. Parce qu’il y a ce demain qui est un autre jour sans quoi aujourd’hui n’aurait pas de sens.
Ainsi, chaque jour, certains courent après l’argent, la gloire, le pouvoir, les filles, d’autres après l’amour, la paix, les soucis. Certains encore se battent pour naître, pour être, pour vivre ; d’autres courent vers la mort, se laissent mourir, s’empressent d’en finir.
Un jour, finalement, c’est la vie !
Moi, après les autres, je cours, je cours derrière les mots. Je sais, aujourd’hui, ils peuvent être usés, galvaudés, insensés après d’ingénues manipulations, aphones devant les morts incessants ou futiles devant les factures impayées, mais je pense qu’ils garderont toujours, au fond d’eux, malgré tout, la puissance du verbe initial. Je cours après ces mots pour les rattraper et leur dire d’arrêter de courir dans tous les sens, de dire tout et son contraire, de se poser un moment pour revenir sur certains événements, pour dire… des choses… Dire par exemple que nos dirigeants ont pillé le pays depuis toujours et passent le pouvoir à leurs protégés qui continuent la tradition au prix d’une tragédie et bien plus. Ces hommes ne relèvent pas du droit commun, ils se déplacent dans des blindés, vivent dans des résidences séparées du peuple, font leurs achats dans des magasins réservés ou à l’étranger et disposent de centres de vacances fermés aux civils. Évoluant en vase clos, ils sont certains d’appartenir à la seule élite digne de diriger ce pays ; ils ont plus que tout autre groupe au monde le sentiment de leur supériorité vis-à-vis du reste de la société. Même les ennemis, barbus ou pas, sont un moyen de garder le contrôle et de doubler les richesses. Aussi, il apparaît que l’Algérie est le seul pays du monde qui ait réussi à doubler sa capacité d’exportation gazière en dépit de la guerre sans qu’aucun général influent ne soit tué ou même mort accidentellement… dire des choses comme ça… et laisser faire le temps, ce fameux temps…
Je cours aussi derrière ces mots pour calmer leur frénésie, adoucir leur errance, étoffer leur coquille qui se vide. J’aimerais les recueillir doucement, les délester de tout superflu et de toute suspicion afin qu’ils redeviennent vrais, frais, bavards et les coucher soigneusement. Les coucher pour raconter des histoires, des histoires simples de quelques personnes simples, histoire d’occuper mon espace, de tuer mon temps.
Ainsi donc, voici le récit des jours de quelques personnes. Hélas, cela ne sera pas une ballade heureuse, instructive ou divertissante ; cela ne sera pas un conte merveilleux qui remplirait joyeusement toutes les règles de Vladimir Propp. C’est une clameur, sans doute une litanie macabre, en dépit des impedimenta inqualifiables et indécents.
Réalité ou affabulation ? À vous de voir… Autre citation que je ne déplore pas cette fois-ci, ne dit-on pas que « la réalité dépasse la fiction » ? Savons-nous tout ? S’est-il passé pire ? Les statistiques inévitables couvrent de leur froideur mathématique les tragédies des personnes, la souffrance des cœurs, l’errance des esprits. Les événements se suivent et se couvrent d’un linceul expéditif. On déplore les morts et on rentre panser ses plaies espérant que ce temps passe, passe, passe. Il est passé pour les vivants, et les morts aussi mais ils ne peuvent rien dire. Toutefois, les tragédies sont là, dans les cœurs et les yeux des concernés, des touchés, des blessés.
Peu importe, il faut dire que pour moi qui suis bien vivant, malgré l’affreux désœuvrement qui m’occupe, l’avenir noir qu’on me promet et l’atroce peur qui me tient debout, c’est un luxe que de raconter leurs jours…
Au temps pour moi…
Non qu’il faille à tout prix occuper l’espace du temps, non pour pleurer notre malheur et le reste de nos tourments mais parce qu’il faut dire pour ne jamais oublier. Ne jamais oublier malgré la loi de réconciliation infamante. Cette loi qui gomme tout, absout tout, qui remet l’ivraie avec le bon grain. Cette loi est comme un clou rouillé qu’on vous plante en plein cœur tout en vous ordonnant de ne pas crier.
La mémoire courte est aussi dangereuse que la profonde bêtise d’un peuple qui ne s’indigne pas !
Massinissa, dit Massi
Béjaïa le 27 décembre 2001
³⁴
Perdue, vous dites !
À travers le roucoulement des pigeons, les senteurs des lauriers, la lumière envahit la chambre pour disputer le moindre coin obscur à la nuit agonisante. Le seul duel où l’on se réjouit de son retour éternel et presque ponctuel.
Mehdi s’arrache enfin à un étrange rêve. La grippe de cet hiver ne veut pas le lâcher sans l’essorer de toute sa substance. Un peu trempé, il se lève et se traîne d’un pas somnambulique aux toilettes.
Aujourd’hui, il doit prendre une douche parce qu’il est en eau. Mais surtout, parce qu’à midi, il va revoir Maya, une autre lumière. Eh bien ! Il en a une, juste pour lui. Pas comme son ami Omar qui, courant inlassablement derrière les « bombes » comme il se plaît à les appeler, n’essuie évidemment que des refus puisqu’elles explosent le plus souvent sur lui. Ce qui ne le décourage pas d’un poil de croire fermement que sa future épouse sera une déesse déchue de l’olympe du mannequina. En attendant un dysfonctionnement inexpliqué ou un déminage téméraire, Omar traite son ami de romantique, de « périmé », de vieux jeu, de naïf même, bref de tout ce qui fait un amoureux.
Aussi étrange ou rare que cela puisse paraître en ces