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Vous mendierez des nouvelles: Recueil de nouvelles
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Vous mendierez des nouvelles: Recueil de nouvelles
Livre électronique272 pages5 heures

Vous mendierez des nouvelles: Recueil de nouvelles

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À propos de ce livre électronique

Vingt et une nouvelles de tonalités différentes qui sont autant de dépaysements avec l’humour en point commun. Vingt et un voyages au pays de l’amour des mots.
Sourire reste la meilleure arme contre la morosité. Chaque nouvelle est une gourmandise qu’il faut prendre le temps de savourer au fil des pages. Chacune est un dépaysement loin de la grisaille du quotidien, loin des soucis et des tracas. Amis lecteurs, si vous aimez les voyages vers des Contrées-Nouvelles, alors n’hésitez pas – ensemble nous allons lever l’encre.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Alain Leclercq a fait de l’écriture sa passion et de l’humour son arme favorite. Auteur de nouvelles et poète à ses heures, il peut désormais s’y consacrer totalement depuis qu’il est retraité.
LangueFrançais
Date de sortie12 avr. 2021
ISBN9791037725547
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    Aperçu du livre

    Vous mendierez des nouvelles - Alain Leclercq

    Au bout du conte

    Il était une fois une jeune fille qui répondait au doux nom de Sandy Koné mais seulement quand on s’adressait à elle en parlant suffisamment fort et en articulant. Un mètre quatre-vingt-dix-sept au garrot à l’âge de dix ans, elle était extrêmement jolie – sans doute ce que l’on pourrait qualifier de grande beauté. Fopadé, sa mère d’origine africaine par son père et indochinoise par sa mère, était on ne peut plus fière de sa longue chevelure bouclée couleur de blé mûr et l’avait surnommée Boucle d’or – alors que Sandek, sa grand-mère d’origine germanique, préférait plus prosaïquement l’appeler Bouclela. Sandy avait toutes les qualités du monde – elle était si douce, si charmante, si serviable, si polie et si obéissante qu’elle faisait l’orgueil de ses parents, en dépit du fait qu’elle ne respirait l’intelligence qu’avec grande difficulté. Haretdedek, son père d’origine douteuse estimait que, mis à part ce détail insignifiant, c’était une enfant parfaite.

    La famille Koné (Bras du côté de la mère qui s’évertuait à vouloir inverser l’ordre des patronymes) habitait une petite maison cossue sur deux étages de sept pièces et deux salles de bains, avec cuisine intégrée, 950 m² de terrain piscinable et aucun vis-à-vis, à l’orée d’une forêt composée à 63 % de conifères. Sandy aimait à s’y promener en compagnie de ses deux chats, Pronrouge et Beauté, qui ne la quittaient jamais d’une vibrisse et partageaient volontiers ses jeux d’enfants innocents – Sandy était maintenant experte en lancer de chats et pouvait attester du fait que hormis si un arbre s’intercale inopinément sur la trajectoire, les chats, effectivement retombent toujours sur leurs pattes.

    À sept lieux de là habitait son ami Yves-André, le cadet de la famille Pèrétmère, un petit garçon dodu comme un poulet de Bresse que tout le monde surnommait malicieusement « Le Petit Poussait » à cause de ses problèmes récurrents de constipation dus à une absorption massive et constante de caramels qui donnaient à son sourire une coloration particulière. Avec Sandy, ils parcouraient la forêt de Brocéliande à la recherche du mythique restaurant des 3 ours, dont la réputation s’étendait bien au-delà du marécage de San Drillon. Leur quête jusque-là n’avait pas été couronnée de succès, mais ils n’en concevaient pas pour autant d’amertume et de découragement – ni l’un ni l’autre ne souhaitait trop travailler du chapeau là-dessus et devenir en fin de conte un sombre héros.

    Ce jour-là, les deux enfants cheminaient gaiement dans l’épaisseur des halliers en fredonnant une chanson à la mode dans les milieux culturellement déshérités – la complainte d’un homme fauché dans la fleur de l’âge qui fait la manche en bombardant les gens de questions toutes plus assommantes les unes que les autres, tout ça pour conclure qu’il reste debout parce qu’il ne veut pas s’étendre sur le sujet. Ils en étaient à la vingt-cinquième série des « la-la-la » qui constituent l’essentiel du message de la chanson, lorsque le smartphone de Sandy sonna soudain assez sourdement. La silhouette de Zorro apparut sur l’écran de son âne-phone pour lui signifier un appel masqué, avant de courir vers l’aventure au galop sous d’autres cieux. Elle décrocha son combiné qui ne tenait que par deux velcros® et constata soulagée que l’appel ne venait pas de la forêt, mais de sa mère, Fopadé.

    Sandy réalisa que si elle ne voulait pas que sa mère se prenne les pieds à l’autre bout du fil, il valait mieux mettre fin à la plaisanterie.

    Lorsque les deux enfants franchirent à cloche-pied le seuil de la maison, Madame Koné était affairée à la préparation d’un panier on ne peut plus garni – un saucisson sec, un kilo de gingembre confit, une paëlla royale en voie de décongélation, une tarte aux pruneaux, une bouteille de whisky, deux bouteilles de vin rouge, mais pas le moindre raton laveur. Se ravisant, Fopadé rajouta un régime hypocalorique de bananes, un sachet de caramels mous au séné et un pot de beurre aux cristaux de sel de Guérande.

    Elle était encore sur le pas de tir de la porte quand un cri inhumain retentit devant la maison qui la glaça d’effroi – on aurait dit le même râle de pur bonheur que lors d’une lecture publique de Louis-Ferdinand Céline dans une synagogue, mais le soleil étincelant de cette belle matinée d’été inscrivait en faux tout projet de voyage au bout de la nuit. Lorsqu’elle vit Yves-André remonter son pantalon avant de venir la rejoindre, elle en conclut que ce dernier avait fait une nouvelle tentative pour valider son surnom bucolique. Le paquet de pruneaux qu’il gardait en main, outre ceux qu’il mâchait à pleine bouche semblait attester du fait que la tentative s’était soldée par un échec cuisant en zone périanale. Yves-André avait l’air sombre d’un chercheur d’or sud-africain en consultant son smartphone.

    Yves-André s’éloigna rapidement, l’air pensif, en se grattant le derrière comme si une armée entière d’oxyures se bousculait vers la sortie et hurlait son désespoir en se cognant le nez contre la lourde porte blindée.

    Sandy sortit son âne-phone et parcourut rapidement la liste de ses contacts :

    Aladin ? Non, vraiment pas assez fiable. Un vrai marchand de tapis.

    Belle ? Non, elle n’est plus vraiment elle-même depuis qu’elle a fait connaissance avec la bête à deux dos.

    Cendrillon ? Non, à cette heure-ci elle est encore au charbon.

    Hansel ? Non, il est encore à son cours d’équitation.

    Jack ? Non, celui-là il commence à me courir sur le haricot.

    Peter Pan ? Non, il ne pense plus qu’à s’envoyer en l’air avec la fée Clochette.

    Winnie ? Non plus il est un peu piqué de la ruche. La dernière fois qu’on s’est rencontré, il m’a demandé de me mettre toute nue avant de me badigeonner de miel et de m’abandonner au soleil.

    Finalement, je vais faire comme d’hab et me débrouiller toute seule. « Mais, bon sang que ce panier est lourd », pensa-t-elle.

    En arrivant à la croisée des chemins, elle se demanda quel itinéraire suivre : un premier panneau publicitaire de signalisation indiquait « La Gueule du Loup », 8 km. Revêtement non macadamisé. Un raccourci pittoresque au panorama splendide. Mais attention à ne pas y tomber. Le second indiquait « Le Chemin des Écoliers », 540 km. Si vous nous likez, tous à vos claviers. Un tirage au sort par semaine parmi toutes les réponses. Le troisième panneau vantait les mérites du « Chemin d’Edam », 14-18 km. Tranchées et bunkers de série. Imberbes s’abstenir. Quant au quatrième – le chemin qu’elle avait emprunté pour venir –, elle en connaissait la teneur : « Chez Fopadé », ambiance africaine. Retour à la case départ. Vous ne toucherez pas 200 €.

    N’ayant pas fait rechaper ses bottines en caoutchouc et comparant les kilométrages indiqués, Sandy décida après mûre réflexion de se jeter dans « La Gueule du Loup » – il valait mieux se retrouver avec une chaude piste qu’une route austère et froide.

    Le premier panneau publicitaire pour une fois n’était pas mensonger – le trajet était agréable et tous les 1500m environ des aires de jeux et de détente avaient été aménagées, occupant l’espace ensoleillé de clairières verdoyantes et offrant aux rares usagers des accès wifi gratuits

    Elle décida de s’arrêter un instant sur l’aire des Setnins, déposa son panier dans une consigne réfrigérée pour que le beurre ne fonde pas et entra chez Barbebleue, le célèbre barbier-coiffeur pour se faire rafraîchir les douilles. C’est là qu’elle reçut un mail de Yves-André qui lui expliquait qu’il avait trouvé le moyen de faire annuler la prochaine ronde de nuit au grand désespoir de ses parents toujours bûcherons mais surtout de plus en plus austères. Sandy félicita son ami qui, à la différence d’elle, ne manquait jamais de ressources.

    Lorsqu’elle reprit sa route, guillerette, elle croisa sur son chemin un loup aux épaules aussi voûtées qu’une abbaye romane. Il marchait lentement, les yeux braqués sur les irrégularités du sentier sylvestre. Dans le dos de son blouson de cuir noir, en lettres dorées, on pouvait voir son nom, Garou. Nul besoin d’être canislupusologue pour se rendre compte que le spécimen en question était entré dans une profonde dépression et qu’il n’était pas vraiment sur le point d’en trouver la sortie. Il avait l’air abattu, ce qui, pour un loup, est un assez mauvais présage et dans son discours, il donnait libre cours à son amertume :

    En fait, en proposant cette course, Sandy faisait preuve d’autant de fourberie qu’Escarpin – elle aussi, elle connaissait bien la forêt et savait que le seul raccourci possible était parsemé de ronces et d’orties, et que le malheureux Garou allait morfler grave, mais cette idée l’amusait et faisait briller ses yeux d’une lueur aussi sournoise et malsaine que celle d’une dame patronnesse qui aurait trouvé la photo d’un jeune garçonnet entièrement nu dans le missel du bedeau. Avant de se mettre en route, elle s’empara de son ânephone :

    La réponse fut immédiate et Sandy éclata de rire comme un pneu trop usé sur l’asphalte brûlant.

    Pauvre Garou, son parcours fut celui du combattant : il avançait les pattes lacérées par les ronces souvent prises d’un très fort attachement pour lui. À maintes reprises, il se retrouva à plat ventre, le museau dans des orties en mal d’affection. Ses jambes lui brûlaient et il aurait volontiers hurlé son dépit et sa douleur. Quand bien même on prétend que les loups ne se mangent pas entre eux, Garou était persuadé qu’en le voyant un de ses congénères l’aurait volontiers achevé pour abréger d’aussi extrêmes souffrances. Il était sur le point d’abandonner la partie lorsque devant ses yeux hagards, de l’est, il vit de loin se profiler la chaumière de la grand-mère, dont il s’approcha à pas de lui-même. En voyant le panneau qui indiquait « La Bergerie », des larmes de joie et de soulagement perlèrent à ses paupières et coulèrent le long de ses babines tremblotantes d’émotion.

    Il fit une drôle de bobinette quand il remarqua le portail sophistiqué que la grand-mère avait fait installer. Il sonna. Une voix aussi suave qu’un caramel mou trop longtemps mâché lui répondit aussitôt, lui faisant dresser tous les poils de son corps :

    Et la grand-mère fit entrer le loup dans « La Bergerie ».

    Garou n’en menait pas plus large qu’un thermomètre médical dans l’anus d’une chaisière. Et ce fut pire encore lorsqu’il vit la tenue hyper minimaliste portée par l’octogénaire – un bustier de cuir rouge qui menaçait de craquer aux entournures devant la difficulté à contenir tout un monde égaré qui ne demandait qu’à s’égayer dans toutes les directions, et une microjupe du même métal qui s’arrêtait à la hauteur de sa cicatrice d’appendicite, laissant pratiquement entrevoir une jungle qui n’avait pas connu la machette de l’explorateur depuis très longtemps. Les intentions de la dame ne pouvaient faire l’objet du moindre doute.

    Tardivement, mais mieux vaut tard que jamais, le malheureux Garou comprit, qu’à défaut de chaudron, il allait passer à la casserole.

    Meilleurs Vieux

    La vieillesse est un naufrage.

    Charles de Gaulle

    Les femmes et les enfants d’abord.

    Un passager du Titanic

    L’après-midi touchait à sa fin, de même que bon nombre des pensionnaires de l’EHPA (établissement d’hébergement pour personnes âgées) nommé si justement « Les Cénobites au Repos ». L’ambiance « Macao l’enfer du jeu » s’estompait peu à peu autour des parties de dominos, de dames et de cartes – vu leur âge ils ne faisaient plus de morpions depuis longtemps et la règle du jeu de Jambanlère s’était perdue au fil du temps. Les conversations qui s’engageaient alors permettaient d’attendre sagement 18 h – l’heure à laquelle il fallait quitter la salle pour permettre au personnel de dresser les tables les unes contre les autres pour le repas, une demi-heure plus tard. 18 h c’était aussi l’heure à laquelle les premiers résidents venaient se mettre en file indienne, la serviette à la main, pour ne pas risquer de se faire prendre « leur » place.

    Bien que logé à la même enseigne de vaisseau, Elmer Ritunnbaff détestait les ARC (Aïeux en Rupture de Caveau) qui faisaient la queue devant le réfectoire, avec de longs filets de salive anticipatoire aux commissures des lèvres. « Je les appelle des ARC parce que c’est vraiment pas des flèches », avait-il coutume de répéter. On l’aura compris, Elmer ne rechignait pas à la plaisanterie. Elmer, qu’on surnommait l’Alsacien, détestait en revanche qu’une blague le prenne comme victime. Par exemple, quand les autres séniors disaient « Elmer, on demande jamais le numéro de sa chambre – tout le monde sait que l’Alsacien habite au 21".

    Elmer était un bon vivant, « ceux qui font les mauvais morts », comme il se plaisait à dire et à redire. Mais avant de se résoudre à devenir une viande froide, il entendait bien rester encore un chaud lapin en faisant quelques entorses, voire des foulures au règlement strict de la maison de retraite. C’est ainsi qu’il avait pris une petite amie en la personne d’Adrienne Kepoura, une jouvencelle de soixante-huit printemps (sans compter les mois de nourrice). Ému aux larmes par ce footballeur qui avait osé faire sa déclaration d’amour devant tous les médias en arborant un t-shirt sur lequel était inscrit, certes dans un français approximatif, « Killian aime Bapé », il avait lui aussi avoué sa flamme en public, au moment du dessert.

    Entre eux, les choses avaient tout de suite fonctionné. Ils « matchaient » comme on dit de nos jours quand on n’a pas de vocabulaire. Adrienne n’était pas du genre à reculer de deux pas pour aller de l’avant. Elle n’avait pas froid aux yeux non plus et avait de gros besoins – lui aussi d’ailleurs, mais seulement à cause d’un intestin paresseux. Bien sûr, vu leur âge, leur histoire n’était pas faite que de rebondissements multiples et acrobatiques sans filet. Mais se retrouver dans la même alcôve après le passage de l’équipe de nuit, se glisser dans le même lit, après avoir chacun plongé sa prothèse dentaire dans un verre d’eau, pimentait leur existence.

    Le meilleur ami d’Elmer à l’Ehpa était Firmin Peutaguel, un grand gaillard d’origine québécoise. Son phrasé particulier, son accent et ses expressions imagées apportaient à Elmer l’exotisme dont il avait besoin. Firmin n’avait peut-être pas inventé le beurre ramolli, mais c’était un homme de bon sens avec un raisonnement sain. La seule difficulté dans la communication avec lui, c’était d’avoir l’équivalent en français standard, ce qui n’était pas systématiquement de la première évidence. Toujours est-il, et les paris pouvaient être pris là-dessus, que si Firmin décidait un jour de lire l’annuaire à haute voix, bien des gens seraient prêts à payer pour venir l’écouter.

    Comme il le disait si bien, Firmin était lui aussi en amour. L’élue de son cœur s’appelait Blanche Harpassai. Firmin et sa blonde, disons sa brune décolorée, se promenaient toujours main dans la main dans les allées du parc. On aurait dit deux adolescents vivant leur première idylle en douce sans se faire pincer. Étant donné leurs différences physiques, lui, 1,95 m pour 125 kg et elle 1,50 m pour 50 kg, les autres pensionnaires les surnommaient Ernest et Célestine, du nom des personnages de la littérature enfantine. C’est vrai que quand elle glissait sa menue menotte dans la raquette de trappeur qui lui servait de main, la scène avait un petit côté émouvant et les témoins n’étaient pas loin de sortir leurs mouchoirs en coton à gros carreaux bleus.

    Ce n’était pas là la seule différence entre eux. Lui était du genre taiseux et gardait le plus souvent ses pensées pour lui, même après une demi-journée assis sur une fourmilière, les fesses enduites de miel d’acacia, il n’était pas évident qu’il fasse part de ses irritations, mis à part peut-être laisser échapper un ostie ou un tabarnac. Elle, au contraire, comme les adolescents pubertaires, ne supportait pas le silence et oralisait chacune des pensées, même les plus saugrenues, qui pouvaient lui traverser l’esprit.

    Les quatre amis étaient inséparables et leurs discussions allaient toujours bon train, même si Firmin et Blanche déraillaient parfois et que Elmer et Adrienne devaient alors donner de la voix et jouer les commentateurs sportifs, ceux qui font le débrief d’un match de football sitôt sifflé l’arrêt de jeu, quand le souvenir est encore frais.

    Ce jour-là, la discussion portait sur l’arrivée récente de la nouvelle infirmière en chef nommée Wanda Lisme, un dragon en uniforme, qui affichait clairement son intention de remettre tout en ordre à l’Ehpa. Blanche qui savait tout sur tout, et même davantage, expliquait ce qui était arrivé pendant l’atelier de macramé à la pauvre Armelle Lecouvert.

    Tout le monde partageait son avis. Mais tout le monde savait aussi que derrière les excès de Wanda Lisme se cachait l’âme tortueuse et malveillante de la perfide directrice, Renée de Séssandre. Cette dernière faisait peu d’efforts pour dissimuler le crédo qui était le sien – l’avantage donné aux pensionnaires aisés et l’arrêt public en marche. Pourquoi brûler l’argent par les fenêtres en s’acharnant à adoucir la vie de vétérans impécunieux sous prétexte que la nature n’était pas fichue de remplir son rôle ? Elle appelait chaque jour de ses vœux le poète inspiré qui chanterait enfin les louanges d’une bonne canicule.

    Pour éviter de s’échauffer les sangs, se pogner les nerfs comme disait Firmin, Elmer préféra penser à autre chose. Il se tourna vers son ami :

    J’aurais mieux fait de tourner ma langue sept fois dans ma poche, pensa Elmer.

    — Tu sais, ça devait être pour blaguer. C’est comme mon toubib, quand je suis allé le voir il m’a prescrit des bains de boue. Et quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a répondu : « On prescrit toujours des bains de boue aux vieux, c’est pour les habituer à la terre ».

    — T’sais, j’aurais ben préféré qu’y me l’dise comme ça, plutôt que de m’exciter le poil des jambes. Calice ! moi j’ai juste pensé qu’y s’prenait pour le boss des bécosses.

    L’arrivée de Gérard Manvussicon apporta le dérivatif qui permit à Firmin de recouvrer son calme légendaire. À l’Ehpa, tout le monde surnommait Gérard « Le Chercheur » car, depuis qu’il avait perdu sa femme, il n’arrêtait pas d’égarer les choses – clefs, canne, médicaments ou dentier, et par conséquent passait ses journées à les chercher partout. Pour l’heure Gérard, qui agitait les bras dans tous les sens comme un sémaphore qui ne serait plus abonné aux câbles, paraissait aussi survolté qu’un ancien pensionnaire de Sing-Sing particulièrement branché. Elmer essaya de détendre un peu l’atmosphère en plaisantant :

    — Qu’est-ce que tu lui as dit ?

    — Qu’il avait pas de raison de pleurer, qu’il était plutôt chanceux et que la vie était belle. C’est là qu’il m’a répondu, avant de repleurer de plus belle, qu’avec cette saloperie de maladie, il ne se rappelait plus le nom de la fille ni son adresse.

    Un ange passa en catimini, l’air aussi renfrogné qu’un ivrogne un jour de grève des cafetiers.

    — Tu penses que François reviendra ? demanda Elmer.

    *

    Comme les dernières dents de César Rabissonfor sur un quignon de pain trop dur, deux jours s’écroulèrent, deux jours de joie et d’allégresse comme on ne saurait en vivre pleinement que dans un Ehpa bien géré par un personnel dévoué et compétent. Le printemps s’approchait sur la pointe des pieds tel un mari volage qui rentre de boîte de nuit à cinq heures du matin et, à l’instar des adolescents acnéiques, les

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