Les CHINOIS A SAINT-PETERSBOURG: Histoire et portrait d'une communauté en mutation
Par Olga V. Alexeeva
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À propos de ce livre électronique
Basé sur des informations qualitatives et quantitatives originales recueillies lors de quatre missions de terrain en Chine et en Russie, cet ouvrage dresse le portrait de la communauté chinoise à Saint-Pétersbourg et, à travers elle, celui de la diaspora chinoise en Russie. L’auteure analyse le processus de formation d’une communauté ethnique, son évolution dans le temps et en fonction des différents facteurs sociopolitiques et économiques, sa place au sein de la société d’accueil et ses perspectives de développement.
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Aperçu du livre
Les CHINOIS A SAINT-PETERSBOURG - Olga V. Alexeeva
2006
INTRODUCTION
La circulation migratoire entre la Chine et la Russie a une longue histoire. Les perspectives de développement de cette circulation sont définies par la proximité géographique des deux pays, par la complémentarité de leurs économies et par les relations politiques assez intenses dans le passé et à l’heure actuelle.
La Russie, qui est devenue relativement tard un pays d’accueil pour les migrants chinois, est un cas particulier dans l’histoire des mouvements de populations, car, à la suite des changements politiques violents survenus au début du XXe siècle, le processus migratoire y a été pratiquement interrompu pendant soixante-dix ans. La circulation à l’intérieur comme à l’extérieur du pays a été interdite et la communauté chinoise y a été réduite à quelques milliers de personnes naturalisées et complètement intégrées dans la société russe. Après la dissolution de l’URSS en 1991, la Russie s’est à nouveau ouverte aux migrations chinoises, qui se sont multipliées d’une année à l’autre.
Aujourd’hui, avec une Chine en plein développement et une Russie qui tente de se remettre d’une crise profonde, la migration chinoise se situe dans une conjoncture aux antipodes de celle qui prévalait à la fin du XIXe siècle. La circulation migratoire semble faire partie de la stratégie économique de la Chine qui la considère plutôt comme une coopération entre les deux pays. Les Russes échangent leurs matières premières et leurs ressources naturelles contre des produits alimentaires de grande consommation et contre une main-d’œuvre chinoise abondante, toujours disponible et que nul ne vient concurrencer. Les migrants chinois jouent un rôle majeur dans le développement de ces processus: ils ont établi de nombreux liens économiques, sociaux et culturels entre les deux pays qui façonnent désormais les relations sino-russes.
Le nombre exact de Chinois présents aujourd’hui sur le territoire russe est inconnu. La presse russe ainsi que le personnel politique donnent des estimations différentes, mais toujours élevées, de l’ordre de 2 à 5 millions de personnes. Les migrants chinois se sont répartis principalement dans l’Extrême-Orient russe, mais aussi dans les grandes villes de Sibérie (Krasnoïarsk, Ekaterinbourg, Novossibirsk) et dans la partie européenne de la Russie (Moscou et Saint-Pétersbourg). Qui sont ces migrants? Quelles raisons les poussent à choisir la Russie comme pays d’accueil? Quelles sont leurs activités principales et comment s’insèrent-elles dans les tissus économiques locaux? Qu’en est-il de la vie associative au sein de cette population? Quelle politique la Russie a-t-elle adoptée à l’égard de cette nouvelle population? Comment la population locale russophone réagit-elle à la réapparition des migrants chinois en Russie? Pour répondre à ces questions, nous avons décidé de privilégier une échelle d’analyse microspatiale qui permet d’examiner le phénomène migratoire chinois en Russie de manière plus approfondie et concrète tout en révélant sa diversité. En suivant cette logique, nous avons choisi de mener une étude de cas sur la ville de Saint-Pétersbourg – et sa communauté chinoise qui est principalement constituée de trois grandes catégories de migrants, soit les étudiants, les entrepreneurs et les travailleurs contractuels – en tant qu’objet de recherche. Ce choix n’était pas aléatoire.
D’une part, Saint-Pétersbourg est la seconde ville de Russie. Elle se développe de manière très dynamique et bénéficie d’un statut économique et politique bien particulier au sein de la Fédération russe. Sa position géographique – aux portes de l’Union européenne (UE) et au sein du grand ensemble maritime baltique – et les liens que la ville entretient avec l’Europe font de Saint-Pétersbourg un grand pôle migratoire, qui attire de nombreux migrants de différentes origines et qui figure désormais sur la carte des réseaux migratoires chinois transnationaux. Cette situation, relativement récente, est le résultat d’une conjonction de plusieurs facteurs d’ordre économique, sociopolitique et culturel. Saint-Pétersbourg est en quelque sorte une «terre vierge»: elle possède de nombreuses niches inoccupées et propose des opportunités économiques intéressantes qui, dans des conditions de faible concurrence intraethnique et interethnique, représentent un terrain propice pour les initiatives entrepreneuriales et professionnelles des migrants. Saint-Pétersbourg nous donne donc la possibilité d’étudier le fonctionnement de la dynamique migratoire dès son commencement, c’est-à-dire d’analyser les mécanismes d’établissement des Chinois dans le lieu d’accueil à partir de la première installation sur le territoire, puis tout au long des étapes de construction de la communauté et de ses réseaux économiques et migratoires.
D’autre part, jusqu’à aujourd’hui, la communauté chinoise à Saint-Pétersbourg n’a pas fait l’objet de recherches sociologiques, démographiques ou historiques, les chercheurs étant plus concentrés sur le sujet de la migration chinoise dans l’Extrême-Orient russe ou à Moscou. Puisqu’il y avait une lacune importante à combler, la recherche promettait des résultats intéressants et inédits.
Toute étude migratoire implique une enquête de terrain qui permet d’obtenir des données démographiques, mais aussi de mieux comprendre les dynamiques internes d’une communauté. Cet ouvrage ne fait pas figure d’exception: il est basé sur des informations qualitatives et quantitatives originales recueillies lors de quatre missions de terrain en Chine et en Russie (entre 2005 et 2010). Le travail de terrain comprenait la réalisation d’une enquête statistique menée auprès des différents groupes de migrants chinois résidant à Saint-Pétersbourg en 2006, des consultations avec différents experts (responsables politiques, chercheurs indépendants, leaders d’associations immigrantes, etc.), la conduite d’entretiens approfondis avec les migrants chinois en Russie et le travail dans les archives chinoises et russes.
Le principal objectif de cet ouvrage est donc de dessiner le portrait de la communauté chinoise à Saint-Pétersbourg et, à travers elle, celui de la diaspora chinoise en Russie. En utilisant les outils méthodologiques propres aux sciences humaines, nous allons analyser le processus de la formation d’une communauté ethnique, son évolution dans le temps et en fonction des différents facteurs sociopolitiques et économiques, sa place au sein de la société d’accueil et ses perspectives de développement.
LE CONTEXTE HISTORIQUE DE LA FORMATION D’UNE COMMUNAUTÉ CHINOISE À SAINT-PÉTERSBOURG
Saint-Pétersbourg est une ville relativement jeune, construite il y a à peine 300 ans sur l’ordre de Pierre le Grand (1672-1725), dont le dessein était d’arracher son pays à l’immobilisme des steppes asiatiques et de l’obliger à adopter les acquis technologiques et les mœurs de l’Europe. Étendue sur 80 km autour du golfe de Finlande, sur plus de 40 îles reliées par des ponts qui enjambent la Neva et ses affluents, Saint-Pétersbourg fut toujours ouverte aux influences étrangères en étant cosmopolite dans son essence même. Sa fonction principale de port de mer lui ouvrit d’emblée tous les anciens comptoirs commerciaux hanséatiques et tous les marchés occidentaux jusqu’à l’Amérique du Nord. Conçue comme la capitale de la nouvelle Russie, tournée vers l’Europe par la volonté du tsar, ville moderne ayant l’esprit occidental, la construction de Saint-Pétersbourg marqua la fin de la Grande Principauté de Moscou et la naissance de l’Empire russe. Depuis ce temps, les deux villes sont en éternelle compétition. Située au-delà de l’espace géographique et culturel russe, Saint-Pétersbourg fut toujours une capitale européenne, alors que Moscou a fièrement conservé son esprit slave et son mode de vie patriarcal à la saveur asiatique. Comme le disait l’éminent écrivain russe Nicolas Gogol, «Moscou est une vieille maîtresse de maison, occupée à ses fourneaux à cuire les blinis, elle regarde de loin et écoute, sans bouger de son fauteuil, ce qui se passe dans le monde… Pétersbourg est un gamin déluré, sans cesse en vadrouille, toujours habillé, flânant à la frontière, se faisant beau devant l’Europe, qu’il voit, mais n’entend pas…» (Gogol, 2003, p. 716).
Capitale de l’Empire russe de 1712 à 1918 et berceau de la révolution d’Octobre, Saint-Pétersbourg a perdu sa fonction de capitale au profit de Moscou avec l’arrivée au pouvoir des bolcheviks. Rebaptisée Petrograd en 1914, puis Leningrad (de 1924 à 1991), la ville s’est dotée de grands complexes industriels – ce qui compensa en partie la perte de pouvoir politique –, tout en restant un important centre culturel et scientifique du pays. Ville la plus peuplée de l’Empire russe, Saint-Pétersbourg comptait environ 2,4 millions d’habitants à la veille de la Première Guerre mondiale. Après 1917, sa croissance démographique fut entravée d’abord par les purges staliniennes des années 1930. Leningrad (Saint-Pétersbourg) se vit ainsi amputée de ses communautés ethniques, dont les membres furent expulsés, arrêtés ou exécutés. Ensuite, le siège meurtrier de la ville par l’armée allemande lors de la Seconde Guerre mondiale coûta la vie à plus d’un million de ses habitants morts de faim, de maladie ou des blessures subies (Chistyakova, 2004).
Malgré les perturbations de l’époque soviétique, Saint-Pétersbourg a su préserver son caractère occidental et son esprit cosmopolite, de même que sa relative autonomie politique et économique. Cette situation a été accentuée par l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, natif de la ville, qui fit pencher la balance entre les deux capitales – inclinée pendant soixante-dix ans vers Moscou – de nouveau à l’avantage de Saint-Pétersbourg. Peuplée d’environ 5 millions de personnes, la ville est aujourd’hui un centre économique et socioculturel de premier plan. Elle possède des industries et des infrastructures modernes qui occupent une place importante dans la stratégie de développement national du gouvernement russe actuel.
Depuis la fin du XIXe siècle, Saint-Pétersbourg a accueilli beaucoup de Chinois – des diplomates, des commerçants, des travailleurs, des étudiants, etc. –, qui ont joué un rôle majeur dans le développement de la ville. L’histoire de la communauté chinoise à Saint-Pétersbourg a été ponctuée de nombreux moments tragiques, conséquences des changements politiques violents qui ont perturbé l’évolution de la Russie au siècle dernier. Dans ce premier chapitre, nous allons suivre les étapes de la migration des Chinois en Russie en général et à Saint-Pétersbourg en particulier, afin de situer le mouvement de la population actuelle dans son contexte historique.
1.1.LES PREMIERS MIGRANTS CHINOIS EN RUSSIE: UN ACCUEIL BIENVEILLANT DES AUTORITÉS RUSSES
La Russie et la Chine ont établi des contacts après l’envoi des premières missions diplomatiques russes à Pékin dès le début du XVIIe siècle. Ces missions furent souvent infructueuses sur le plan politique et commercial, car les Russes refusèrent d’observer le cérémonial prévu pour les envoyés étrangers à la cour de Chine¹. À ce problème s’ajouta aussi la question de l’installation «illégale» des colons russes sur les territoires de la région du fleuve Amour, que la dynastie chinoise des Qing (1644-1911) considérait comme faisant partie de son empire. En effet, avec l’expansion de l’empire des tsars vers l’est et la colonisation progressive de la Sibérie, les Russes découvrirent le bassin du fleuve Amour et les territoires environnants; ils explorèrent ensuite la côte Pacifique. Ils s’installèrent d’abord dans les vallées des rivières, affluents de l’Amour, pour y labourer la terre, puis ils commencèrent à bâtir de petites villes entourées de palissades. Avec le temps, ils s’avancèrent de plus en plus vers l’est en occupant les territoires inhabités et en s’approchant de la Chine.
La présence des Russes sur les territoires limitrophes demeura longtemps inconnue, puis négligée par la cour des Qing. Cependant, la croissance notable de leur nombre finit par attirer l’attention de l’empereur chinois. Ce dernier jugea que les Russes représentaient un danger potentiel et il envoya des troupes pour les expulser et détruire leurs fortifications. Le rapport de force penchait du côté chinois. Beaucoup moins nombreux, les Russes durent quitter leurs terres et signer un accord avec la Chine. Le traité de Nertchinsk, le premier accord de l’histoire des relations russo-chinoises, signé en 1689, a ainsi délimité la frontière entre les deux États et a ouvert la voie à l’établissement de relations diplomatiques et commerciales sino-russes.
Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, la Russie et la Chine ont échangé de nombreuses missions diplomatiques et commerciales. L’Église orthodoxe russe installa ainsi une mission à Pékin en 1716. Malgré son caractère religieux, cette mission a vite rempli les fonctions d’une représentation diplomatique, devenant ainsi la première ambassade européenne sur le sol chinois. En 1727, la Russie signa le traité de Kiakhta avec la Chine, qui établit des accords commerciaux et fixa la frontière entre la Sibérie et les territoires Qing de Mongolie et de Mandchourie. Le monopole d’État sur le négoce avec la Chine fut aboli en 1762, ce qui permit aux entrepreneurs privés de participer aux échanges commerciaux sur la frontière avec la Chine, dans la ville de Kiakhta. Les négociants russes y échangeaient des fourrures, des peaux de mouton, des draps et du cuir contre des tissus cotonniers, de la soie, du thé et du sucre produits en Chine (Sladkovsky, 1974). C’est ainsi que les exemples de l’artisanat chinois apparurent pour la première fois à Saint-Pétersbourg, où ils suscitèrent un grand intérêt parmi les habitants de la nouvelle capitale russe. Les «merveilles chinoises» furent exposées dans le premier musée, la Kunstkamera [Кунсткамера]², où elles furent admirées par des milliers de personnes.
Les premiers Chinois en Russie étaient les membres des missions diplomatiques envoyées au début dans les villes sibériennes, à proximité de la Chine, pour régler toutes sortes de problèmes liés au commerce frontalier. En avril 1732, Saint-Pétersbourg accueillit pour la première fois les envoyés de l’empereur chinois, De Xing et Bang Dai, accompagnés d’un secrétaire, Fo Lu. Les trois hommes furent reçus en audience par l’impératrice Anna Ioannovna³ lors d’une somptueuse réception dans le palais impérial. Les diplomates chinois restèrent plus d’un mois à Saint-Pétersbourg et visitèrent les différents monuments et les sites de la ville (imprimerie, Académie des sciences impériales, forteresse et base navale de Kronstadt⁴, palais et jardins de Peterhof⁵) (Reshetov, 2006).
Le développement des relations politiques et économiques entre la Russie et la Chine aux XVIIIe et XIXe siècles a également stimulé la circulation migratoire entre les deux pays. Cependant, du point de vue du nombre, celle-ci n’était guère importante. Les premiers migrants chinois apparus à Saint-Pétersbourg furent des professeurs de langue et de culture chinoises. Ils donnaient des cours aux étudiants de la Faculté des langues orientales de l’Université impériale de Saint-Pétersbourg, fondée le 7 septembre 1855, où l’on enseignait le chinois, le mandchou et le mongol. Avec l’installation de l’ambassade chinoise à Saint-Pétersbourg en 1880⁶, le nombre de Chinois résidant dans la ville augmenta, tout en restant assez faible. Cette première communauté était principalement composée des étudiants chinois inscrits à l’Université impériale de Saint-Pétersbourg (Reshetov, 2006; Samoilov, 2003).
Au milieu du XIXe siècle, les relations entre la Chine et la Russie entrèrent dans une nouvelle phase. Les Russes revinrent dans les régions frontalières de la Chine, mais cette fois, ils étaient plus nombreux que les Chinois et soutenus par les garnisons basées en Sibérie de l’Est. La Chine, aux prises avec de sérieux problèmes intérieurs (guerres de l’opium, rébellions populaires, crise économique et monétaire, etc.), n’avait guère les moyens d’arrêter l’avancée des Russes. Quelques petites garnisons chinoises perdues dans les vastes territoires non habités ne pouvaient résister aux troupes russes bien organisées et bien armées. Le gouverneur de Sibérie de l’Est, le comte Nikolay Muraviev (1809-1881), saisit l’occasion et persuada l’administration chinoise locale de réviser le passage de la frontière sino-russe en signant le traité d’Aigun, en 1858, qui fut ensuite confirmé par la signature du traité de Pékin en 1860. Selon ces traités, la frontière entre la Chine et la Russie suivait le parcours du fleuve Amour et les vastes territoires de taïga, quasi inhabités au nord du fleuve, furent désormais rattachés à l’empire des tsars. Ces territoires sont connus aujourd’hui sous le nom d’Extrême-Orient russe⁷.
L’adjonction définitive de l’Extrême-Orient russe à la Russie fit de celleci le pays voisin immédiat de la Chine, mais aussi un pays d’accueil pour les migrants chinois. Au début, la plupart des Chinois arrivant en Russie s’installèrent dans la région frontalière avec la Chine – dans le bassin du fleuve Amour et sur les territoires s’étendant de ce fleuve à la côte Pacifique. Il s’agit d’une migration principalement saisonnière et temporaire. Attirés par les richesses naturelles de la région, les Chinois traversèrent la frontière pour chasser, faire de la pêche, collecter le ginseng et d’autres herbes et racines utilisées dans la médecine chinoise traditionnelle. On trouvait également des personnes hors-la-loi qui avaient quitté la Chine pour échapper à la justice (Anikhovski, 2006). Au total, en 1860, on estime que la population chinoise habitant dans la région de l’Extrême-Orient russe était de 2 000 à 3 000 personnes (Nadarov, 1881).
Avec le temps, le nombre de migrants chinois en Russie s’accrût. Certains d’entre eux s’installèrent de manière plus durable sur les vastes territoires non habités au nord du fleuve Amour, où ils cultivèrent du blé et des légumes. Conscient de l’abondance des richesses naturelles de l’Extrême-Orient russe et de leur importance pour le développement du pays, le gouvernement local décida d’encourager l’arrivée et l’installation des Chinois, des Coréens et des Japonais dans la région afin de stimuler le développement et la mise en valeur de l’Extrême- Orient russe. Étant donné les conditions de vie sévères de la taïga, les Russes quittèrent à contrecœur leurs lieux d’habitation traditionnels – la migration intérieure russe était très faible à cette époque. D’ailleurs, les premiers colons en Extrême-Orient russe furent les Cosaques, qui avaient l’habitude et l’expérience de la vie aux frontières lointaines de l’empire.
Les fermiers russes qui vinrent s’installer dans la nouvelle région n’étaient pas habitués aux conditions climatiques de l’Extrême-Orient russe. Les sols de la région, la quantité des précipitations, les maladies des plantes – tout était différent de leurs terres d’origine. Les migrants chinois, au contraire, connaissaient bien les aléas de l’agriculture et du climat locaux, très semblables à ceux du nord de la Chine. Considérés de la même façon que les premiers colons de la région, ils furent bien accueillis par les autorités en place qui leur accordèrent facilement la permission de vivre sur le territoire russe et leur donnèrent des terres cultivables avec une exonération fiscale d’une période de 20 ans. De plus, à cette époque, tous les étrangers, dont les Chinois, qui possédaient des biens immobiliers en ville sur le territoire de l’Extrême-Orient russe, avaient le droit de vote (Sorokina, 1999). Cette politique, qui dura jusqu’aux années 1880, a contribué de façon marquée à l’augmentation du nombre de Chinois en Russie.
En 1862, les gouvernements russe et chinois adoptèrent de nouveaux règlements commerciaux qui facilitèrent les échanges entre les deux pays. Auparavant, les négociants russes et chinois pouvaient seulement s’échanger certains types de produits sur le marché de la ville de Kiakhta. Ils n’avaient pas le droit de se rendre sur le territoire du pays voisin ni de choisir leur partenaire commercial, pas plus que d’acheter ou de vendre d’autres produits que ceux indiqués dans la liste des marchandises autorisées officiellement pour l’importexport. À partir de 1862, ces limitations furent supprimées, ce qui stimula de façon significative le développement du commerce sino-russe et augmenta le nombre de marchands chinois commerçant en Russie (Datsischen, 2001).
Dans les années 1860-1880, la circulation migratoire entre la Chine et la Russie fut également facilitée par l’ouverture de la frontière sino-russe – on n’y trouvait ni poste de gardes-frontières ni douane. Le gouvernement russe de l’époque, préoccupé par les problèmes de relations avec les puissances européennes, ne portait pas grande attention aux événements qui avaient lieu à des milliers de kilomètres de Moscou. Cette indifférence allait souvent jusqu’à l’absence totale de contrôle officiel des activités économiques et de la vie des Chinois dans l’Extrême-Orient russe. Le commerce clandestin prospérait, de même que les industries illégales d’exploitation des ressources naturelles où travaillaient de nombreux Chinois – la chasse, la pêche, les mines et l’exploitation forestière. Dans les années 1870, par exemple, les commerçants chinois importaient en Chine, depuis la Russie, une quantité très importante de fruits de mer (poissons, trépangs, algues). Le montant annuel de ce commerce illégal s’élevait à un million de roubles. Malgré l’introduction officielle des taxes sur les fruits de mer et sur les autres produits exportés en 1877, les autorités locales n’arrivaient pas à prendre le contrôle de ces exportations, car elles ne disposaient pas de moyens financiers suffisants pour le faire (Larin, 2003).
Progressivement, les Chinois quittèrent les régions frontalières et se déplacèrent vers l’ouest, en s’installant dans les grandes villes de Sibérie et de la partie européenne de la Russie. Au tournant du XIXe siècle, on vit ainsi apparaître dans les rues de Saint-Pétersbourg de petits marchands colporteurs chinois dont l’apparence particulière et exotique (une tresse, des vêtements bleus et des chaussures de feutre) attirait beaucoup l’attention de la population locale. Ces marchands vendaient surtout de la soie serrée, des figurines d’animaux faites de bois ou de pierre à savon ainsi qu’une grande variété de petits articles de la vie quotidienne (fil, aiguilles, dés à coudre, etc.) (Samoilov, 2003). Il est probable qu’une partie d’entre eux furent des migrants de Qingtian [青田] (nom d’une petite ville et de ses environs dont ils sont originaires, située à soixante kilomètres de Wenzhou et port de la province du Zhejiang). À la fin du XIXe siècle, ils traversèrent la Sibérie pour atteindre finalement l’Europe où ils vendirent des objets en pierre dure – à la fois spécialité et seule ressource de cette région montagneuse, rurale et très pauvre sur le plan agricole (Ma Mung, 2000).
Les Russes appelaient ces marchands chinois khodi [ходи], un terme qui vient vraisemblablement du mot chinois huoji [伙计] (un commis, un vendeur). Les commerçants furent suivis par des travailleurs non qualifiés qui effectuaient toutes sortes de travaux manuels pour une paye minimale. De nombreuses blanchisseries chinoises furent ouvertes partout dans la ville et, depuis ce temps, l’image du blanchisseur chinois – toujours poli et propre, n’arrivant pas à prononcer correctement les mots russes – est entrée dans le folklore local.
Le nombre exact de Chinois qui habitaient Saint-Pétersbourg au début du XXe siècle reste inconnu. Selon les données du premier recensement russe, réalisé en 1897, seulement 33 Chinois y résidaient cette année-là («Pervaia…», 2009). Toutefois, ce chiffre ne reflète pas la situation réelle, puisque ce dénombrement de population, effectué en hiver, n’a pris en compte que les Chinois qui avaient un domicile fixe et un travail permanent à temps complet. En effet, ces personnes formaient au sein de la communauté une minorité qui comprenait aussi de nombreux étudiants et travailleurs contractuels. Par ailleurs, quelques documents conservés dans les archives impériales russes témoignent de l’importance de la présence chinoise dans la capitale. Ainsi, en mai 1902, 200 Chinois résidant à Saint-Pétersbourg ont demandé au gouvernement de la ville l’autorisation de construire un «temple chinois», si possible dans le quartier proche de l’ambassade chinoise (Samoilov, 2003). Cette pétition indique que la communauté chinoise à Saint-Pétersbourg était déjà assez importante et bien organisée pour se soucier de la qualité de vie de ses membres. Les sources chinoises corroborent cette hypothèse en estimant qu’au début du XXe siècle, le nombre de Chinois dans la ville oscillait entre 4 500 et 5 000 (Lu, 2005). La communauté chinoise à Saint-Pétersbourg est née: elle s’organise d’abord autour de l’ambassade chinoise en puisant ses forces dans la population étudiante, puis elle évolue rapidement vers un organisme plus complexe, avec ses réseaux et ses commerces communautaires, composés désormais de plusieurs catégories de migrants.
1.2.LE DÉVELOPPEMENT DE LA MIGRATION CONTRACTUELLE DES CHINOIS EN RUSSIE (1880-1917)
La migration contractuelle des Chinois en Russie a débuté à la fin du XIXe siècle au moment où le développement économique rapide de l’Extrême-Orient russe exigeait une main-d’œuvre abondante, mais où la migration interne russe n’était toujours pas suffisante pour satisfaire cette demande. La principale raison de la venue des Chinois est que le transport des ouvriers russes de la partie européenne de la Russie coûtait très cher et prenait beaucoup de temps. Ces difficultés logistiques et les considérations financières poussèrent les autorités et les hommes d’affaires russes à chercher la main-d’œuvre disponible ailleurs, géographiquement plus près de l’Extrême-Orient russe. On fit donc venir, dans les années 1870, un premier groupe d’ouvriers chinois, soit 150 immigrés originaires du Shandong, qui furent employés par le gouvernement local russe au chantier de construction des casernes de Khabarovsk pendant deux ans (Sladkovsky, 1974).
Les entreprises privées suivirent l’exemple des entreprises d’État et commencèrent à embaucher activement des Chinois, surtout dans l’industrie minière. La région d’Amour, très riche en or, comptait plusieurs dizaines de mines où travaillaient principalement des ouvriers russes. Après quelques années d’exploitation intensive, les principales ressources de ces sites avaient été extraites, et les ressources restantes exigeaient un travail minutieux et long, dans des conditions difficiles et souvent dangereuses. Les ouvriers russes coûtaient trop cher pour ce genre de travail, ce qui conduisit la direction des mines d’or à embaucher des Chinois en tant que pailleteurs.
À la fin du XIXe siècle, les deux grands chantiers d’État, ceux du chemin de fer transsibérien (1891-1916) et du port de Vladivostok, devinrent les principaux utilisateurs de main-d’œuvre chinoise. L’État russe fit venir des milliers de travailleurs chinois pour accomplir les différentes tâches liées à la construction. Si, en 1893, on comptait 28 868 travailleurs chinois en Russie, en 1900, leur nombre était déjà de 51 801 personnes et, en 1910, de plus de 111 000 (Sorokina, 1999)⁸. Les travailleurs chinois étaient en majorité dans beaucoup de métiers du bâtiment – ils furent charpentiers, menuisiers, maçons, poêliers, couvreurs, peintres en bâtiment, etc. Ils furent aussi employés comme matelots, dockers et débardeurs dans les ports fluviaux de l’Extrême-Orient russe (Timofeev, 2003).
Dès les années 1880, le développement de la circulation migratoire des Chinois en Russie et la croissance du nombre de Chinois dans l’Extrême-Orient russe commencèrent à susciter de grandes inquiétudes aussi bien à l’intérieur de l’administration locale qu’au sein du gouvernement central à Saint-Pétersbourg. Les rapports des gouverneurs successifs de la région envoyés au Conseil des ministres et à l’empereur russe entre 1860 et 1880 contenaient plusieurs observations et pronostics alarmistes quant à l’installation des Chinois sur les territoires russes frontaliers avec la Chine et à leurs activités illégales dans la région. Ce problème fut aussi souvent soulevé dans les notes et les mémoires des journalistes et des explorateurs qui voyageaient dans la région et publiaient ensuite leurs impressions:
[Il y a des régions de l’Extrême-Orient russe] qui sont peuplées par des Chinois et leur nombre augmente de plus en plus tous les ans […] personne ne sait combien ils sont ici […]; on voit apparaître dans la taïga des villages entiers de Chinois, de véritables «cités libres» dont les habitants non seulement ne sentent aucune influence des autorités russes, mais souvent n’ont jamais entendu parler de l’existence des Russes (Chreïder, 1897, p. 340).
En 1882, cette situation, qui risquait de devenir dangereuse d’un point de vue politique, militaire et économique, devint finalement un sujet de discussion officiel à Saint-Pétersbourg. La présence d’un grand nombre de Chinois dans l’Extrême-Orient russe et leurs activités économiques dans la région inquiétaient beaucoup les hauts fonctionnaires sibériens. Ceux-ci indiquèrent au gouvernement russe que l’absence de contrôle sur ces mouvements de population pourrait fournir au gouvernement des Qing un prétexte pour exercer une influence sur la politique tant extérieure qu’intérieure de la Russie, ainsi que pour fonder les réclamations de la Chine sur les territoires de l’Extrême-Orient russe.
Le résultat de ces discussions fut qu’en 1885-1886, le gouverneur de l’Extrême-Orient russe, A. N. Korfe, adopta des règlements spécifiques concernant l’entrée et le séjour des migrants chinois en Russie (Datsischen, 2001). Les Chinois ne pouvaient traverser la frontière russe que dans des endroits précis – là où il y avait des postes de gardes-frontières. À la frontière, ils devaient montrer leur passeport national dans lequel on apposait un visa russe qui coûtait 30 kopecks (Nesterova, 2000a). Ce visa leur permettait de résider sur le territoire russe pendant un