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Une GUERRE SOURDE: L'émergence de l'Union soviétique et les puissances occidentales
Une GUERRE SOURDE: L'émergence de l'Union soviétique et les puissances occidentales
Une GUERRE SOURDE: L'émergence de l'Union soviétique et les puissances occidentales
Livre électronique898 pages11 heures

Une GUERRE SOURDE: L'émergence de l'Union soviétique et les puissances occidentales

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À propos de ce livre électronique

Les années 1920 ont été le théâtre de la montée en puissance de l’Union soviétique et de l’alignement des pays occidentaux contre le « péril rouge ». Cette histoire, qui pourrait s’intituler « La première véritable guerre froide », a le plus souvent été racontée du point de vue des puissances de l’Ouest. Mais avec l’effondrement de l’URSS, dans les années 1990, l’accès aux archives soviétiques a permis de jeter un tout nouvel éclairage sur cette période. Replacées dans leur juste contexte par le travail méticuleux et acharné de Michael J. Carley, et accompagn.es de documents de sources britannique, française, allemande et américaine, dont plusieurs inédits, ces archives nous livrent le récit — décrit de l’intérieur — des premières années de l’État soviétique.
En faisant une large place à l’humain, l’auteur illustre, non sans humour, le rôle essentiel d’individus comme Joseph Staline ou Léon Trotski, et leur influence sur la politique étrangère, qui se déploya dans des arènes assez éloignées de Moscou, notamment en Turquie, en Perse, en Afghanistan et, particulièrement, en Chine. Il retrace avec précision les positions et les interventions publiques — et surtout privées — des personnages de ce récit historique, et brosse un portrait vivant de la diplomatie des ann.es 1920 et des relations de l’URSS avec l’Allemagne, la Grande-Bretagne, les États-Unis et la France. L’actualité insufflant un véritable regain d’intérêt pour la Russie, ce livre saura captiver les érudits comme les amateurs.
Michael J. Carley est professeur-titulaire au Département d’histoire de l’Université de Montréal. Il poursuit depuis plusieurs décennies sa recherche sur les relations entre l’URSS et les pays occidentaux, notamment de 1917 à 1945.
LangueFrançais
Date de sortie19 sept. 2016
ISBN9782760636378
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    Aperçu du livre

    Une GUERRE SOURDE - Michael J. Carley

    CHAPITRE UN

    Le commencement

    Révolution, intervention et guerre civile, 1917-1921

    En 1917, la Russie connaît une grande révolution. Elle se déploie en deux étapes successives, en mars et en novembre de la même année, et est suivie d’une longue guerre civile sanglante qui coûte la vie à des millions de personnes, avant de s’affaiblir en 1921-1922. Aux yeux de plusieurs, en raison de son étendue et de son impact mondial, cette révolution a éclipsé la Révolution française de 1789. Les Français avaient alors envoyé Louis XVI à la guillotine, mettant ainsi fin à la monarchie des Bourbons, du moins pour un certain temps, mais ils avaient accepté le monde capitaliste naissant tel qu’il était. Les chefs révolutionnaires étaient surtout des bourgeois, qui ne remettaient pas en cause la propriété ou la richesse, sinon celles des royalistes. Malgré cela, les autres grandes puissances européennes, toutes gouvernées par des rois ou des empereurs, avaient pris peur du fait que la révolution semblait s’étendre au-delà des frontières françaises. Elles avaient déclaré la guerre à la république révolutionnaire française pour défendre leurs propres couronnes et privilèges. Elles avaient encouragé la guerre civile en France et appuyé la contre-révolution royaliste dans l’espoir de rétablir la monarchie. Après avoir défait le formidable arriviste Napoléon Bonaparte, elles avaient réussi à réinstaller temporairement les Bourbons sur le trône.

    Il se produit quasiment la même chose en Russie après 1917, sauf qu’on ne parvient pas à restaurer la monarchie. Les révolutionnaires qui prennent le pouvoir ont de grandes ambitions, qui dépassent celles de leurs prédécesseurs en France. Leur gouvernement, qui repose sur des conseils de travailleurs, de soldats et de paysans (les soviets), nationalise et collectivise la propriété, les banques et les autres icônes sacrées du capitalisme au nom des masses prolétariennes et paysannes. Et ce n’est qu’un début, car les bolcheviks sont internationalistes et veulent une révolution socialiste mondiale.

    On peut imaginer la réaction des grandes puissances, alors bouleversées par les massacres de la Première Guerre mondiale. Occupées à se détruire l’une l’autre, elles s’aperçoivent soudain que le méchant génie de la révolution est à nouveau sorti de sa lampe. Les rois et les empereurs des puissances européennes belligérantes, exception faite de la France, sont les descendants spirituels des royalistes qui ont tenté de réprimer les révolutionnaires bourgeois français. Leurs instincts sont les mêmes: attaquer le gouvernement soviétique révolutionnaire, comme leurs prédécesseurs ont attaqué la France révolutionnaire. Dans un sens, la Grande Guerre constitue une immense distraction qui empêche le monde capitaliste de s’unir pour écraser la Révolution russe. Après l’armistice de novembre 1918, toutes les puissances, vaincues ou victorieuses, réfléchissent à leurs défenses contre la marée révolutionnaire qui déborde de la Russie. Mais contrairement à leurs prédécesseurs, les alliés victorieux, principalement la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis, ne réussissent pas à écraser la révolution en Russie, et ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé. Ils lui portent cependant un rude coup et empêchent qu’elle ne s’étende en Europe. À ce stade, en 1921, la Russie soviétique, malmenée mais victorieuse, et l’Occident en général se font face et s’observent, incapables de porter à l’autre le coup final, mais y rêvant toujours. À la fin des années 1920, ces rêves s’estompent, à mesure que diminue le risque réciproque.

    Qui dirige la Révolution russe?

    Les bolcheviks, qui prennent le pouvoir en Russie en novembre 1917, sont en général de vrais marxistes érudits. Ils ont étudié tous les aspects des travaux de Friedrich Engels et de Karl Marx, le brillant et prolifique philosophe, historien et économiste allemand du XIXe siècle. Dans les années 1880 et 1890, les bolcheviks, qui se disaient alors sociaux-démocrates, semblaient relativement inoffensifs, bien que la police secrète du tsar, l’Okhrana, les surveillât et les emprisonnât fréquemment. En 1903, les sociaux-démocrates s’étaient divisés en mencheviks et en bolcheviks, soit respectivement en révolutionnaires doux et durs. Ils avaient débattu des principes marxistes et mis au point leurs propres idées pour faire la révolution en Russie et renverser l’exécrable ordre tsariste. Une première tentative avait eu lieu en 1905, mais à l’époque, ils manquaient d’expérience et de liens organisationnels étroits avec les travailleurs et les paysans russes. Évidem­ment, l’Okhrana avait tout mis en œuvre pour les arrêter. Tous les dirigeants révolutionnaires importants, V. I. Lénine, I. V. Staline, L. D. Trotski et beaucoup d’autres avaient été envoyés dans les prisons tsaristes ou en exil. Le premier bouleversement révolutionnaire de 1905 faiblit. Trotski en était le plus grand leader. Lénine n’était reconnu que pour ses commentaires dans les journaux, et Staline, obscur militant ouvrier géorgien actif dans le Caucase, était à peine connu.

    «La révolution est morte», avait déclaré Trotski, «vive la révolution!» L’année 1905 était une répétition générale. De nouvelles occasions se présenteraient et, la prochaine fois, ils seraient prêts.

    Cependant, les bolcheviks ne sont pas prêts lorsque l’occasion suivante se présente, en 1917. Même Lénine ne la voit pas venir, bien que toute l’Europe, de la Russie et de l’Empire ottoman jusqu’aux ports de la Manche, soit en guerre depuis deux ans et demi. Ce n’est pas une guerre quelconque, mais un massacre sanglant et insensé qui dépasse l’imagination la plus sombre. Les censeurs gouvernementaux, de part et d’autre, cachent la vérité par toute une propagande vantant des victoires glorieuses et des soldats héroïques. En France, c’est ce qu’on appelle du bourrage de crâne, des inepties servant à cacher la vérité sur le carnage qui se déroule au front. En réalité, les champs de bataille sont des arènes meurtrières striées de tranchées remplies de boue et de saloperies, tandis que des cadavres et des membres pourris jonchent la zone neutre entre les lignes de front ennemies. Le bourrage de crâne est efficace pendant un certain temps, mais il est difficile de justifier les longues listes de personnes mortes, blessées, mutilées et disparues. Et les «victoires» permettent peu d’avancées sur les lignes de front, qui s’étendent en Belgique et en France.

    En 1916, un soldat français nommé Henri Barbusse publie une série de feuilletons, ou nouvelles, dans le journal français L’Œuvre, inspirée de ses expériences au front. Les nouvelles sont réunies dans un roman intitulé Le Feu, publié en 1916, qui obtient le prestigieux prix Goncourt et est publié en Grande-Bretagne l’année suivante sous le titre Under Fire. Les camarades de Barbusse viennent de différents milieux; ils sont boulangers, bouchers, machinistes, enseignants ou paysans. Ils ont des noms inusités, Volpatte, Tirette, Barque, Biquet, Tulacque, Cocon, Pépin, mais les lecteurs apprennent à les connaître et à les aimer. La grande majorité meurt au combat, le corps transpercé par des balles de mitrailleuses ou déchiqueté et à demi enterré sous des projectiles d’artillerie et des éclats d’obus. Ce ne sont plus des hommes et de bons camarades, mais des choses effrayantes, rigides, éventrées, gonflées, grotesques, que les survivants fuient du regard. Il n’y a aucune gloire dans les récits de Barbusse ni dans la vraie vie au front. C’est un miracle que le travail de Barbusse ne soit pas censuré, mais il ne servirait à rien de cacher la vérité.

    Les soldats de Barbusse se considèrent comme des esclaves. «Des troupeaux de bétail», disent-ils, envoyés à l’abattoir par des chauvins, des super-patriotes, et encouragés par des commerçants prospères, des profiteurs de guerre et des rats d’hôtel qui se cachent dans Paris ou dans Londres. Pour eux, la guerre n’est qu’un fait divers rapporté par les journaux qu’ils lisent, confortablement assis dans leurs clubs ou leurs bistrots. «Des types formidables, ces mecs au front», se disent-ils, sans songer un instant à délaisser leur confort pour des tranchées infestées de rats et d’ordures. Mais de nombreux soldats qui ont survécu au massacre sont en colère, traumatisés et rêvent de vengeance.

    «Gare aux trônes!», entend-on d’un des grognards de Barbusse; «c’est peut-être la révolution qui recommence», pensent d’autres. Il faudra peut-être continuer à se battre après la guerre.

    «Oui, p’t’êt’», dit un camarade. «Et pas contre des étrangers, p’t’êt’?»

    «P’t’êt’, oui...»

    «Deux armées qui se battent l’une contre l’autre, c’est comme une grande armée qui se suicide», fait remarquer un autre soldat. «Les hommes sont faits pour être des maris, des pères – des hommes quoi! – pas des bêtes qui se traquent, s’égorgent et s’empestent».

    «Nu konechno, oui, bien sûr», dirait Lénine depuis son exil en Suisse au début de 1917. «C’est une guerre entre des États impérialistes et des empires coloniaux rivaux luttant pour le pouvoir», déclare-t-il. «Ils sont gouvernés par des élites capitalistes puissantes, les riches et privilégiés qui seront les seuls à profiter de cette guerre, si profit il y a. Vous, soldats des tranchées, êtes des travailleurs et des paysans qui n’ont aucun intérêt en commun avec les élites qui vous ont envoyés vous faire massacrer au combat. Pour les aristos et les caïds, vous êtes jetables, des pions, de la chair à canon. Il vaut mieux faire tomber leurs hauts-de-forme et transpercer leurs entrailles de vos baïonnettes. Transformez la guerre en guerre civile, dit Lénine: renversez les goules sanguinaires du capitalisme et faites la révolution socialiste mondiale.»

    Comme le montre Barbusse dans Le Feu, ces idées se propagent rapidement sans l’aide des bolcheviks, qui pour la plupart sont en exil, dans des prisons tsaristes, ou isolés les uns des autres comme des masses qu’ils ont cherché à diriger. La guerre dans l’Est est tout aussi meurtrière et tourne mal pour la Russie, alliée de la France et de la Grande-Bretagne. En 1914, la Russie était encore une société agricole; l’industrialisation n’avait commencé qu’au XIXe siècle. L’industrie russe n’était donc pas en mesure de fabriquer les armements nécessaires à la guerre contre l’Allemagne et ses alliés. À défaut d’armes, les soldats russes devaient souvent se battre avec des gourdins; les artilleurs devaient rationner leurs obus. N’ayant pas suffisamment de fusils ni de corps d’officiers compétents rattachés à ses hommes, l’armée russe subit de lourdes pertes, des millions d’hommes morts, blessés et disparus. Au début de 1917, un million de soldats avaient déserté. Les soldats russes qui demeurent au front sont semblables aux camarades de Barbusse en France, mais pires, ou mieux, selon le point de vue: ils étaient beaucoup plus enclins à retourner leurs armes contre un corps d’officiers tsariste détestable et un gouvernement exécré.

    La révolution se propage d’elle-même en Russie, où l’empire des tsars s’effondre comme un château de cartes en mars 1917. Une des affiches du début de la Révolution russe montrait le tsar coiffé de sa couronne, avec un prêtre à ses côtés, et derrière eux un gros serviteur casqué debout dans un traîneau, le fouet à la main. Les porteurs qui tiraient le traîneau étaient des paysans et des travailleurs brutalisés et émaciés, les crânes et les cadavres de leurs camarades gisant à leurs pieds. «Tsar, pope, bogach», indiquait l’épigramme: «Tsar, prêtre, homme riche». Le message est clair. Dernier des Romanov, le tsar Nicolas II abdique, bien que personne ne sache vraiment quel gouvernement allait – ou devrait – le remplacer. Bien sûr, l’élite sait très bien ce qu’elle veut et tente de mettre en place un gouvernement provisoire pour poursuivre la guerre et éviter une révolution socialiste. Un socialiste de droite, Aleksandr F. Kerenski, s’élève au rang de chef du nouveau gouvernement, rapidement renversé par des soldats durs à cuire et crasseux, et par les bolcheviks, qui prennent la tête du mouvement révolutionnaire populaire. Lénine, Trotski et leurs collègues en exil s’empressent de revenir au pays. «La paix, des terres, du pain» devient la devise de la révolution. À Paris et à Londres, la situation semble dangereuse et la mutinerie risque de se propager. «Distribuez les terres en Russie aujourd’hui», lance un général britannique, «et dans deux ans, nous ferons la même chose en Angleterre1!» Le haut commandement français envisage une paix séparée, imputant le coût de la guerre à la Russie, avant qu’il ne soit trop tard. À Londres, le premier ministre britannique, David Lloyd George, est du même avis2.

    Au front, les soldats français, les poilus, en ont assez. Après une autre attaque frontale insensée contre les tranchées allemandes en avril 1917, l’armée française éclate. Les poilus se mutinent. Le haut commandement en abat plusieurs et réinstaure un semblant de discipline, mais l’armée britannique doit mener la plus grande partie des combats dans l’Ouest jusqu’à l’année suivante. Les mutins français ne sont pas aussi déterminés que leurs homologues russes, mais ils font peur à leurs officiers. Rien ne suscite autant la terreur au sein du corps d’officiers que des soldats prêts à se mutiner, pouvant semer le désordre, et pire, faire la révolution. D’ailleurs, leurs plus grandes peurs se concrétisent, non pas en France, mais en Russie.

    La «Révolution d’octobre»

    et la première réaction des alliés

    En novembre 1917, ou en octobre selon le calendrier julien, les bolcheviks prennent le pouvoir à Petrograd et à Moscou. Ils rencontrent peu de résistance et leur autorité s’étend rapidement – «par télégraphe», disent certains – alors que la nouvelle de la prise du pouvoir par les bolcheviks se répand à l’est en Sibérie jusqu’à Vladivostok, au bord de l’océan Pacifique. Les bolcheviks sont assez astucieux pour obtenir l’appui du Soviet des députés, des ouvriers et des soldats, une assemblée démocratique tumultueuse représentant les soviets locaux et municipaux de toute la Russie.

    «Vive la révolution socialiste mondiale!», crient les députés en liesse. Les bolcheviks n’entendent pas limiter leur révolution à la Russie; ils veulent l’étendre à l’Europe et même au-delà. Ils doivent toutefois commencer par négocier l’armistice et la paix avec l’Allemagne et ses alliés pour mettre fin à la guerre à l’Est. Pour être plus précis, les bolcheviks conçoivent la paix comme une étape vers la guerre révolutionnaire; ils encouragent les soldats de toutes les armées à fraterniser et à retourner leurs baïonnettes contre les rois et les présidents afin de renverser l’ordre capitaliste bourgeois en Europe.

    Au début, les gouvernements occidentaux sont incrédules et stupéfaits. Leurs dirigeants ont de la difficulté à croire les premiers rapports faisant état de la prise du pouvoir par les bolcheviks. Comment une bande d’extrémistes et de «radicaux» de salon peuvent-ils s’emparer du pouvoir en Russie? C’est un «opéra-bouffe», déclare le président américain Woodrow Wilson. «C’est impossible», s’étonne-t-on de façon générale à Petrograd, avant de dire: «Ha, ha, ils ne tiendront pas». Mais les bolcheviks tiennent, venant à bout de petites forces armées près de Petrograd et à Moscou, ce qui leur permet de mieux établir leur pouvoir.

    À Paris, à Londres et à Washington, les gouvernements prennent la mesure de ces nouvelles incroyables et dès lors exhortent le commandant en chef russe à refuser les ordres du nouveau gouvernement soviétique. Ses soldats le lynchent.

    Koshmar! Un cauchemar, disent les «bons Russes», les «patriotes», selon les alliés occidentaux, qui lampent du champagne et parient de grosses sommes dans les maisons de jeu à Petrograd, ultime folie, ou qui s’enfuient vers le Sud en Ukraine ou dans le Caucase pour échapper aux gardes rouges lancés sur leurs traces3.

    L’hostilité des pays occidentaux ne fait que commencer. En décembre 1917, les alliés, principalement la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis, étendent le blocus maritime de l’Allemagne autour de la Russie. Il faut empêcher le «virus» bolchevique de se propager en Europe. C’est l’anarchie et elle risque d’«infecter» la classe inférieure crédule et facile à duper, les ouvriers et les paysans, les immigrants, les Africains et les Noirs américains entraînés par des Juifs, des radicaux de salon et des anarchistes meurtriers qui ont oublié quelle était leur place. Toutes les institutions fortes de la société seront balayées, la «masse d’humains ignorants et incapables», comme les appelle le secrétaire d’État Robert Lansing, mettra le monde sens dessus dessous4. Les bolcheviks sont évidemment loin d’être des anarchistes, mais il est facile de les traiter d’impudents radicaux meurtriers. Les classes supérieures craignent pour leurs biens, leur confort et leur vie. Lansing, qui connaît un peu l’histoire de la Révolution française, estime que la terreur russe sera bien pire que ne le fut la Terreur française5. Il tremble d’indignation et de peur.

    L’hostilité du gouvernement américain face à la prise du pouvoir par les bolcheviks est immédiate et viscérale. Lansing sonne l’alarme. La Russie n’étant plus une alliée, les fonds lui sont immédiatement coupés. Le département d’État s’empresse d’approuver le blocus de la Russie soviétique. Rien ne doit y entrer ni en sortir, surtout pas les agents bolcheviques, ni la propagande ni même l’argent susceptible d’organiser la subversion. Les radicaux seront isolés, réduits à la famine. Les officiers tsaristes recevront de l’argent pour préparer des forces armées chargées de renverser les bolos, les bolshies, les bolchos. Quelle que soit la langue, «bolchevik» est un mot que l’on prononce avec peur et répugnance.

    Les Français et les Britanniques réagissent de la même manière que les Américains. En novembre 1917, un premier ministre français, l’impitoyable Georges Clemenceau, prend le pouvoir, promettant une guerre sans merci contre l’exécrable envahisseur bolcho. Il arrête les «défaitistes» et en fait fusiller quelques-uns. On peut imaginer sa réaction face aux appels des bolcheviks en faveur de négociations de paix et d’une révolution socialiste mondiale, surtout avec ses divisions de soldats de première ligne mal en point. L’exaspération des pays occidentaux augmente au début de 1918, lorsque le gouvernement soviétique nationalise les banques et les industries, et annule la dette de l’État tsariste, dans laquelle des étrangers ont investi des milliards. Les bolcheviks tiennent effectivement leurs promesses; c’est une chose à laquelle les politiciens occidentaux ne sont pas habitués. C’est incroyable: la propriété, les contrats et l’argent ne sont plus en sécurité. Les agents français et britanniques versent de grosses quantités de roubles à des rebelles en puissance, des officiers tsaristes, des nationalistes ukrainiens et des Cosaques, qui souhaitent se détacher de la Russie soviétique. En Grande-Bretagne, le premier ministre David Lloyd George est moins agressif et plus prudent que ses homologues Clemenceau et Wilson, le président américain, mais ses collègues du Cabinet réagissent violemment à la prise du pouvoir par les bolcheviks.

    Les bolcheviks: amis ou ennemis?

    En janvier 1918, les événements prennent une curieuse tournure. Le gouvernement soviétique conclut, avec l’Allemagne et ses alliés, un armistice qui ne s’applique pas aux alliés occidentaux. Les négociations de paix sont amorcées à Brest-Litovsk, ville polonaise occupée par les Allemands, et les bolcheviks transforment les pourparlers en un cirque de propagande, exploitant la presse et traitant l’Allemagne d’agresseur prussien ventripotent et maladroit. Les bolcheviks tentent de résister comme ils le peuvent aux demandes territoriales draconiennes de l’Allemagne. Les soldats russes ont abandonné les tranchées après en avoir été exhortés par les bolcheviks et le gouvernement soviétique ne peut que recourir à la bravade devant la presse mondiale, en espérant que la révolution s’étende en Allemagne.

    À Paris et à Londres, les gouvernements prennent connaissance de la situation, puisque la propagande a donné une mauvaise image des Allemands. En février et en mars, une idée insolite germe: les alliés ne devraient-ils pas aider les bolcheviks à combattre les Allemands? C’est l’idée de la grande alliance contre l’Allemagne nazie, qu’on retrouvera en 1941. À ce moment-là, comme plus tard, les puissances occidentales doivent se poser la question de savoir qui représente la plus grande menace, l’Allemagne ou la Russie soviétique? Au début de 1918, l’idée d’une alliance avec la Russie soviétique, même contre l’Allemagne, est si hérétique et l’indignation générale si grande face à la prise du pouvoir bolchevique, que le pragmatisme n’a pas la cote dans les capitales occidentales. Cela peut sembler étonnant, mais Lénine lui-même, l’archi-bolchevique, est disposé à envisager la collaboration, bien qu’à contrecœur. Il veut savoir combien «de pommes de terre et de fusils», c’est-à-dire quel réel soutien les alliés lui enverront6. Pas question de prendre des risques pour, au bout du compte, être laissés en plan. C’est la première d’une série de questions du même genre que le gouvernement soviétique posera à la France et à la Grande-Bretagne des années plus tard, lorsque la menace nazie s’intensifiera dans les années 1930.

    David Lloyd George

    À Londres, Lloyd George est ouvert à une réponse favorable à la demande de Lénine, mais ses collègues sont scandalisés. L’idée de côtoyer les bolcheviks leur semble hérétique, mais ce n’est pas la première fois que le premier ministre se démarque d’eux. C’est un homme intéressant, qui mérite d’être présenté. Il naît en 1863. Son père, un professeur d’anglais, meurt peu de temps après sa naissance. Sa mère déménage alors au Pays de Galles avec David et son frère chez leur oncle, un homme obstiné, cordonnier et pasteur non conformiste. Comme beaucoup de ses contemporains, David a été un bon étudiant. Il a fait des études en droit et ouvert un cabinet prospère avant de s’intéresser à la politique. En 1890, à l’âge de 27 ans, il a remporté un siège à la Chambre des communes pour le parti libéral, qu’il conservera jusqu’à sa mort en 1945. Sur les photographies d’époque, on peut voir un bel homme sûr de lui affichant un sourire ironique, assez pour susciter l’intérêt et la passion chez le sexe opposé. Même après son mariage, la rumeur veut qu’il coure les jupons sans vergogne. Les photographies plus récentes montrent un tout petit homme, avec un pince-nez emblématique autour du cou, souvent visible dans les caricatures politiques ou les photographies. Ses cheveux et sa moustache ont grisonné – en fait, il semble souvent avoir besoin d’une coupe de cheveux –, mais il affiche un sourire espiègle et contagieux.

    Lloyd George, ou LG, devient membre du Cabinet pour la première fois en 1906 et est nommé chancelier de l’Échiquier trois ans plus tard. Il s’est taillé une réputation de radical, cherchant à taxer les biens fonciers et les revenus élevés afin de financer les services sociaux, les pensions et la Marine royale. La Chambre des lords s’est opposée aux projets de loi du chancelier, qui ont toutefois fini par être adoptés après une longue bataille politique. Les «ducs», comme il les appelle, ont mal réagi à leur défaite, l’accusant d’être un socialiste déguisé. Lloyd George prend tout cela avec un grain de sel.

    En 1916, à un moment où la guerre risquait de s’aggraver, il devient premier ministre et chef du gouvernement de coalition composé principalement de conservateurs. Plusieurs considèrent qu’il est le seul chef politique capable de mener le pays à la victoire. Il est fuyant comme une anguille et rusé comme un renard. «Évidemment, il ne volera pas votre portefeuille s’il sait qu’il est vide», fait remarquer un de ses collègues. Un autre de ses confrères fait observer qu’«on pourrait dire cinquante choses apparemment contradictoires à propos de LG et qu’elles seraient toutes vraies». Il se révèle être un chef de guerre efficace qui affronte des généraux têtus, trop pressés de gaspiller la vie de soldats britanniques7.

    En février 1918, le Cabinet de guerre tient des débats houleux sur la question du soutien aux bolcheviks. Ce n’est pas une idée populaire. Le bolchevisme constitue une menace pour la «civilisation», il ne faut pas croire qu’il ne saurait être «contagieux» qu’en Allemagne, soutient un ministre. Radical comme toujours, Lloyd George émet l’idée que le gouvernement britannique pourrait aider les bolcheviks à combattre les Allemands, semant la consternation parmi ses collègues. «Mon point de vue», dit-il, «est que la Russie est actuellement notre alliée la plus puissante en Allemagne.»

    Ses collègues sont scandalisés. «La discussion s’est envenimée à un certain moment», fait observer le secrétaire du Cabinet; «ils discutaient des principes fondamentaux, des droits des propriétaires, etc.». «Très amusant», pensait-il, mais pas amusant pour les autres8. «Faisons-en nos bolcheviks», dit Lloyd George à l’extérieur de la salle du Cabinet. Tandis que le premier ministre parle d’une alliance avec les bolcheviks, le Foreign Office offre des sacs bourrés de roubles à toute personne qui veut s’opposer aux Rouges.

    L’adversaire bolchevique

    À Paris aussi, on parle de collaboration avec les bolcheviks. Même le bientôt généralissime Ferdinand Foch semble disposé à prêter l’oreille, ce qui est logique, puisque les factions antibolcheviques sont faibles et pro-allemandes. Les «bons» Russes espèrent que les Allemands réussiront à étouffer la révolution9. D’autre part, en février et en mars 1918, les bolcheviks se préparent à combattre les Allemands. Foch et Lloyd George sont parmi les premiers «réalistes» ou pragmatistes prêts à fermer les yeux sur les idées révolutionnaires des bolcheviks afin de s’allier avec eux contre la grande menace allemande.

    Le pragmatisme l’emportera-t-il? L’ennemi de l’ennemi deviendra-t-il un allié? En France, le concept relève d’une tradition qui remonte au XVe siècle, lorsque les rois de France se sont alliés aux sultans turcs contre les Habsbourg, leur ennemi commun. Les agents érudits du ministère des Affaires étrangères de la France, le Quai d’Orsay, comprendraient une telle idée. Mais les puissants fonctionnaires sont aussi scandalisés que les ministres du cabinet britannique par la perspective d’une alliance avec les Rouges. Ils tuent cette idée folle dans l’œuf et n’ont aucune difficulté à persuader Clemenceau du danger énorme que représentent les bolcheviks10.

    À Washington, la collaboration avec la Russie soviétique ne dépasse pas le niveau des fonctionnaires subalternes, des «originaux», selon le département d’État. Lansing et Wilson s’opposent catégoriquement à un quelconque soutien au nouveau gouvernement soviétique, peu importe la raison. Les bolcheviks plaisent aux pires éléments de la société, soutient Lansing: «aux ignorants et déficients mentaux, qui, de par leur nombre, sont appelés à devenir les maîtres. Selon moi, nous sommes en présence d’un danger très réel compte tenu de l’agitation sociale qui secoue actuellement le monde.» Lansing ne fait que commencer à s’enflammer: les bolcheviks sont «dangereux – plus que l’Allemagne»; «ils nous ont menacés de révolution11». Wilson éprouve le besoin de déguiser son hostilité à l’égard des Rouges afin de ne pas «désillusionner les Américains et les Européens de gauche». «Nous devons cacher notre jeu», dit un conseiller à Wilson, «afin d’éviter de porter atteinte à l’image idéaliste américaine». Le président Wilson, le soi-disant idéaliste démocratique, n’est pas au-dessus de la duperie «en ce qui a trait aux questions de politique publique12».

    «Toute tentative des Allemands d’intervenir en Russie», affirme Lloyd George, «reviendrait à tenter de cambrioler un lazaret13». Les Occidentaux ont souvent recours à cette métaphore du bolchevisme; c’est une maladie contagieuse, un fléau, un virus, une peste menaçant de répandre la révolution socialiste au monde entier. Les élites occidentales sont terrifiées à l’idée que les classes inférieures «ignorantes» puissent devenir les maîtres. C’est principalement pour cette raison qu’il n’y aura pas d’alliance avec les bolcheviks pour combattre les Allemands. «C’est hors de question», dit Lansing, et Wilson est du même avis14. On se sert de formes précoces de désinformation pour accuser les bolcheviks d’être des «agents allemands». Un Américain en Russie, le colonel Raymond Robins, fait observer que, si les Allemands achètent les bolcheviks, ils achètent un «citron acide». En fait, il fait référence à l’intrépide Trotski, le premier commissaire soviétique aux Affaires étrangères. Il est à tous points de vue «un fils de chienne», dit Robins, «mais c’est le plus grand Juif depuis le Christ», et un formidable adversaire potentiel de l’Allemagne15. Un tel raisonnement ne trouve pas preneur à Washington. Les bolcheviks organisent une armée destinée à la «révolution sociale», affirment les Français, et les alliés seraient fous de contribuer à la mise en place de l’instrument de leur propre destruction16. Le département d’État, le Foreign Office et le Quai d’Orsay sont des foyers d’antibolchevisme.

    Au printemps 1918, la réponse à la question de savoir qui est le plus grand ennemi se révèle être les bolcheviks. Ils représentent une plus grande menace à long terme que l’Allemagne, comme Lansing l’a dit ouvertement, même si l’armée allemande lance ses offensives printanières dans l’Ouest, dans le but de gagner la guerre avant que l’arrivée de nouvelles divisions américaines fasse pencher la balance militaire en faveur des alliés occidentaux. Bien sûr, au printemps 1918, les bolcheviks n’ont pas d’armée, hormis les gardes rouges indisciplinés, et ils doivent signer un traité draconien, celui de Brest-Litovsk, au début du mois de mars 1918. De nombreux bolcheviks veulent se battre contre les Allemands, mais Lénine juge l’idée puérile et en impose le rejet à ses collègues réticents. Lénine ne prend pas le traité au sérieux pour autant. Lorsqu’un collègue lui demande s’il veut en lire les conditions, il refuse. «Je n’ai pas l’intention de les lire», répond-il, «et je n’ai pas l’intention de les respecter, sauf si j’y suis obligé17.» C’est à l’occasion des négociations de Brest-Litovsk que Lénine établit sa prééminence en tant que chef face à ses collègues acrimonieux.

    Vladimir Ilitch Lénine

    Vladimir Ilitch Ulianov, alias Lénine, est né en 1870 à Simbirsk, aujour­d’hui Oulianovsk, sur la rive ouest du fleuve Volga, aux confins de l’Europe de l’Est. Ses parents faisaient partie de la classe moyenne aisée; son père était directeur d’écoles de la région de Simbirsk. Étudiant brillant, Ulianov a reçu une médaille d’or à sa sortie du gimnaziia, l’école secondaire. Adolescent, il était déjà reconnu comme quelqu’un d’agressif et d’iconoclaste. À 16 ans, ayant répudié Dieu, il se déclara athée. Il suivit les traces de son frère aîné Aleksandr, qui prit part au mouvement révolutionnaire et fut pendu en 1887 pour avoir comploté en vue d’assassiner le tsar. L’avenir du jeune Ulianov semblait prédestiné après l’exécution de son frère. Il avait des comptes à régler.

    Il eut rapidement des ennuis avec la police tsariste et finit par se retrouver à Saint-Pétersbourg, où il obtint un diplôme en droit et adhéra au Parti travailliste social-démocrate russe. Il prit part au mouvement syndicaliste et fut par la suite incarcéré. Sur ce plan, il était semblable aux contemporains de sa génération. Sur d’autres plans, cependant, Ulianov était différent des autres révolutionnaires. Il jouissait d’une intelligence féroce et d’une assurance indéfectible quant au bien-fondé de ses idées, qui en firent rapidement le principal dirigeant des bolcheviks après 1903. Colérique, véhément, sarcastique, il se querelle avec presque tout le monde. Mais peu importe: il a raison et ses collègues ont tort.

    Si Trotski devient l’épée de la révolution, Lénine est le cerveau et la force motrice derrière la prise de pouvoir des bolcheviks. En mars 1918, à force de volonté, de vitupérations et d’arguments habiles, il persuade ou contraint une majorité de ses collègues d’accepter les conditions de paix de Brest-Litovsk, alors que de nombreux autres bolcheviks de «gauche» préfèrent mener une guerre partisane contre l’armée allemande. Lénine reprend chacun des arguments en faveur de ce plan d’action, les démolissant un par un. Ce ne sont que des rêves chimériques et du verbiage. Tout comme obtenir des «bottes» et des «obus» de la «bourgeoisie anglo-française». Ce n’est qu’un piège. «Nous combattrons les Allemands, l’Entente nous pillera et alors le pouvoir soviétique sera balayé». Lloyd George a justement des idées de la sorte en tête, pour utiliser les bolcheviks comme un leurre.

    «Allez-y, battez-vous alliés bolcheviques», se moque Lénine. «Nous vous aiderons! Et les bolcheviks de gauche» (mon Dieu, protégez-nous d’eux) tombent dans le piège en récitant les expressions les plus révolutionnaires.» Il plaide: «Ne nous laissons pas berner. Nous devons lutter contre l’expression révolutionnaire, nous devons la réprimer, nous devons absolument la réprimer afin que plus tard, les gens ne puissent pas dire de nous cette triste vérité, qui est que l’expression révolutionnaire sur la guerre révolutionnaire a ruiné la révolution18.» Brest-Litovsk représente une victoire importante pour Lénine, bien que ce soit pour les mauvaises raisons. La révolution en Europe ne contraint pas l’armée allemande à se retirer de la Russie soviétique, mais l’armistice en novembre 1918 y parvient. Le jugement de Lénine semble si souvent justifié par la suite que, la plupart du temps, il obtient ce qu’il veut sur les questions de politique importantes. «Votez pour Ilitch», peut-on lire sur une épigramme répandue, «et vous ne vous tromperez pas.» Lénine n’a pas toujours gain de cause et il n’a pas toujours raison, loin de là, mais tout le monde sait qu’il est le chef19.

    Le mois de mars 1918 donne raison à Lénine au sujet de Lloyd George, un politicien habile. Lénine se trompe toutefois au sujet de Clemenceau et de Wilson, en ce sens que les Français et les Américains n’ont aucunement l’intention de fournir des «bottes» et des «obus» à la Russie soviétique pour combattre les Allemands. Par ailleurs, le cabinet britannique n’appuie pas l’approche pragmatique du premier ministre. Cela reviendrait à jouer avec le feu et c’est bien trop dangereux.

    À Moscou, à l’aube du 17 mars 1918, le Congrès des soviets de Russie adopte la dure résolution de paix avec l’Allemagne par 861 votes contre 261. Fin du débat. Lénine a gagné. «Il faut savoir quand attaquer et quand se retirer», dit-il. C’est le temps de se retirer. Doit-on s’étonner que Lénine lise et admire Nicolas Machiavel20? Brest-Litovsk est une politique du faible, semblable en quelque sorte au pacte de non-agression germano-soviétique qui sera signé 21 ans plus tard. L’idée derrière les deux ententes, mutatis mutandis, est de soudoyer les Allemands et d’accroître sa force pour se battre un jour plus propice, puisque les puissances occidentales ne veulent pas s’unir à la Russie soviétique contre un ennemi commun.

    Intervention militaire alliée

    Entre-temps, les alliés occidentaux décident de «cambrioler le lazaret» eux-mêmes. Ils interviennent en Russie afin de «terrasser les bolchos» en prétextant vouloir «rétablir un front oriental» en Russie pour combattre l’Allemagne. C’est de la bonne propagande, mais c’est également un canard. Même Wilson n’y croit pas, mais pourquoi provoquer inutilement la gauche en révélant la véritable intention des alliés?

    Au cours du printemps et de l’été 1918, les bolcheviks s’accrochent au pouvoir du bout des ongles. Les alliés occidentaux pensent que leur chute ne sera qu'une question de semaines. Pour faciliter le revirement de situation, les alliés subventionnent la résistance locale à l’autorité soviétique. Ces «Blancs» sont des groupes mixtes de socialistes de droite, de légionnaires tchécoslovaques et d’officiers et de fonctionnaires tsaristes. Les Tchécoslovaques sont d’anciens PG austro-hongrois envoyés en Russie pour se battre pour l’indépendance de leur pays. Au printemps 1918, ils sont déployés le long du chemin de fer transsibérien et se dirigent à l’est vers Vladivostok, pour aller combattre en France, leur fait-on croire. L’ambassadeur de France en Russie, un antibolchevik déterminé, a d’autres idées en tête. Il a versé 15 millions de roubles à des agents tchécoslovaques pour encourager une révolte contre l’autorité soviétique le long du transsibérien. Le dernier paiement de cinq millions a été versé dix jours avant le déclenchement de la révolte à la fin de mai21. Le consulat général de France à Moscou distribue encore 12 millions à des «Russes» ou à des «contingents russes» entre avril et août 1918. 27 millions pour la cause de la contre-révolution est peu cher payé, «de l’argent de poche», soutiendrait Clemenceau, pour renverser les bolcheviks. Les agents diplomatiques français financent également une rébellion antisoviétique au nord-est de Moscou en juillet 1918. On remet des paquets gonflés de roubles à quiconque affirme vouloir combattre les bolcheviks22.

    Encerclé de toutes parts en Russie centrale par les Allemands – qui n’ont pas plus l’intention de respecter le traité de Brest-Litovsk que Lénine – et par de petites forces antibolcheviques organisées par l’Entente, le gouvernement soviétique est au bord de la destruction. Ironiquement, les Allemands et les alliés font brièvement front commun contre les bolcheviks tout en continuant de s’exterminer mutuellement sur le front ouest.

    Tout au long de l’année 1918, les troupes britanniques pénètrent par les quatre coins de la Russie pour renverser l’autorité soviétique. De la Baltique et de Mourmansk, au nord, jusqu’au Caucase et à l’Asie centrale au sud, et jusqu’à Vladivostok au bord de l’océan Pacifique, l’armée britannique et ses unités navales appuient les ennemis de l’État soviétique. Le gouvernement britannique finit par envoyer des fusils, des fournitures et des munitions d’une valeur de plus de 100 millions de livres, assez pour approvisionner de grandes armées antibolcheviques23. Les États-Unis déploient des forces dans le nord de la Russie et de la Sibérie, tout comme les Français, qui n’ont pourtant pas de troupes en trop sur le front ouest. Ce sont les Japonais qui envoient les plus importantes forces, quelque 70 000 hommes, à Vladivostok et en Sibérie orientale. Les troupes alliées sont peu nombreuses, mais l’État soviétique assiégé est sur le point de s’effondrer. Une légère poussée pourrait bien suffire pour envoyer les bolcheviks en enfer.

    Lev Davidovitch Trotski

    Les alliés occidentaux sont trop optimistes. De retour de Brest-Litovsk, Trotski devient commissaire à la Guerre en mars 1918. Il a pour mandat d’organiser et de diriger l’Armée rouge naissante, qui commence à récolter des victoires à l’été et à l’automne 1918, alors que la guerre sur le front ouest tire à sa fin. Trotski est un chef aussi intéressant et extraordinaire que Lénine. Le lecteur doit apprendre à le connaître puisqu’il deviendra le principal chef de l’opposition face à Staline dans les années 1920.

    Lev Davidovitch Bronstein est né en 1879 dans le sud de l’Ukraine. Ses parents étaient de prospères agriculteurs juifs. À l’âge de neuf ans, son père l’envoie étudier à Odessa, ville portuaire animée de la mer Noire. Il termine ses études secondaires, mais la révolution prend le dessus sur ses études universitaires en mathématiques. Il a des démêlés avec l’Okhrana en raison de ses activités syndicales et passe deux ans en prison, où il étudie la philosophie et Karl Marx. Un des premiers membres du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, il s’échappe de son exil en Sibérie pour se rendre à Londres et adopte par la suite le pseudonyme de Trotski. Il se dispute avec Lénine – qui ne le fait pas? – et flirte avec les mencheviks, ne s’associant entièrement aux bolcheviks qu’en 1917. Un plaisantin dira de lui qu’il est «le bolchevik parmi les mencheviks et le menchevik parmi les bolcheviks». Un diplomate britannique le décrit comme un «personnage énigmatique24». Beaucoup de ses collègues le considèrent comme un nouveau venu arrogant. Or, Trotski est bien des choses, mais pas ça. Contrairement à Lénine et à Staline, il a été l’un des principaux dirigeants de la révolution de 1905 et, en novembre de la même année, âgé de seulement 26 ans, il est élu président du soviet de Saint-Pétersbourg.

    Après l’échec de la révolution de 1905, il est de nouveau arrêté, incarcéré et déporté en Sibérie. Il s’échappe encore une fois et se rend à Londres, puis à Vienne. Avant la guerre, il travaille comme journaliste et publie son propre journal à Vienne pendant un certain temps, puis il écrit des articles pour des journaux russes. Au moment de l’éclatement de la révolution en Russie, en 1917, il est à New York. Il a un billet de retour pour la Russie, mais est arrêté à Halifax, en Nouvelle-Écosse. Détenu dans un camp de prisonniers de guerre, il discute de révolution avec les PG allemands. «C’est un homme qui a des opinions bien arrêtées et une très forte personnalité», fait observer un fonctionnaire canadien: «sa personnalité est telle qu’après seulement quelques jours de détention, il est l’un des hommes les plus populaires du camp auprès des prisonniers de guerre allemands, dont les deux tiers sont des socialistes25.» Les autorités canadiennes considèrent donc qu’il vaut mieux se débarrasser de Trotski et le renvoie. Il devient le principal allié de Lénine et est élu pour la seconde fois président du soviet de Saint-Pétersbourg. C’est Trotski qui coordonne la prise du pouvoir par les bolcheviks.

    Trotski est un individu remarquable: polyglotte, homme de lettres érudit, mais également homme d’action. Agitateur révolutionnaire et grand orateur, il devient le principal exécuteur de la stratégie de Lénine pour la révolution en Russie. Le nom de Trotski est souvent lié à celui de Lénine en Russie et à l’étranger; ce sont les chefs suprêmes de la révolution et de la république soviétique aguerrie.

    Fondateur de l’Armée rouge, Trotski est un combattant audacieux et impitoyable. Il a non seulement le courage de se présenter seul en politique, mais également d’affronter les tirs ennemis. Dans les pires conditions, il dirige ses soldats de l’Armée rouge sur les lignes de front, mettant sa propre vie en danger face à l’ennemi. Lev Davidovitch est «un homme d’une capacité et d’un courage extraordinaires», déclare un collègue, «et le meilleur orateur qu’il m’ait été donné d’entendre […] son courage personnel […] a sauvé la Russie.» Au combat, «il s’expose sans se soucier des conséquences et insuffle aux soldats un nouvel enthousiasme26.» Trotski voyage à bord d’un train blindé avec des armes, de la propagande et des soldats vêtus de cuir, vers les points faibles des multiples fronts de la guerre civile. Les Blancs représentent Trotski comme le Juif rouge et un démon perché au sommet d’une montagne de cadavres. La propagande bolchevique le montre en gardien de la révolution, enjambant la Russie soviétique. Là où il y a du danger, Trotski s’y trouve. D’aucuns affirment que sa capote a été taillée par les balles ennemies. Les soldats n’en demandent pas plus de leurs commandants et ils se rallient à lui et à la cause de la révolution. À la fin de l’été 1918, l’Armée rouge commence à remporter des victoires, repoussant les gardes blancs du cœur de la Russie soviétique. Après être passés à deux doigts de la défaite, les bolcheviks se retrouvent tout à coup au bord de la victoire, terrifiant l’Occident.

    Le péril rouge

    L’automne 1918 marque le début de la première peur des Rouges. Sur le front ouest, les armées allemandes sont vaincues: les offensives qu’elles ont menées au printemps ont échoué. L’armée américaine, de plus en plus nombreuse, a contribué à renverser le cours de la bataille. Le 11 novembre 1918, l’Allemagne capitule et la guerre prend fin à l’ouest. Lénine déclare le traité de Brest-Litovsk nul et non avenu. Le haut commandant allemand se hâte de retirer ses soldats du sud de la Russie avant qu’ils ne soient infectés par le virus rouge. L’Autriche-Hongrie, la plus grande alliée de l’Allemagne, est désintégrée en plusieurs nouveaux États. La révolution couve à Berlin et à Vienne. Le pire cauchemar de l’Ouest est-il en train de se réaliser?

    En octobre 1918, le président Wilson fait part à son cabinet de son inquiétude devant l’étendue de la révolution. «L’esprit des bolcheviks rôde partout», dit-il. «C’est la chose la plus hideuse et la plus monstrueuse qui ait été conçue par l’être humain», soutient le secrétaire d’État Lansing, ajoutant, un «monstre cherchant à dévorer la société civilisée et à réduire le monde à l’état de bête sauvage27.»

    Lorsque le gouvernement soviétique propose des initiatives de paix en octobre 1918, le gouvernement français les rejette du revers de la main. Un arrangement avec les bolcheviks n’est pas au programme pour l’Occident. Selon le ministre des Affaires étrangères français, «le problème bolchevique n’est plus une simple affaire russe; il s’agit maintenant d’une question internationale.» «Tous les pays civilisés» devraient s’unir contre cette «contagion anarchique qui devrait être combattue de la même façon qu’une épidémie28.» Voilà de nouveau la métaphore de la peste: il faut l’éradiquer avant qu’elle ne s’étende.

    Lénine, qui s’en aperçoit, se moque de l’Occident. Les impérialistes de l’«Entente se préparent à ériger une muraille de Chine pour se protéger du bolchevisme, comme s’ils avaient recours à la quarantaine pour lutter contre la peste.» Ah! fanfaronne Lénine, «le virus du bolchevisme passera à travers le mur et infectera les travailleurs de tous les pays29.»

    Entretenue par les alliés occidentaux, la guerre civile se poursuit néanmoins en Russie. C’est la terreur rouge contre la terreur blanche; on ne fait que rarement de quartier. Le sang coule à flots des deux côtés. N’ayant pas de guerre à mener dans l’Ouest, les états-majors généraux français et britannique croient pouvoir faire ravaler ses railleries à Lénine. Leurs grands espoirs sont vite anéantis lorsqu’ils se rendent compte que leurs soldats ne combattront plus. Les vingt divisions alliées qu’ils espéraient envoyer en Russie sont réduites à six ou huit. Même si les tommies britanniques sont plus obéissants que les poilus français, il est clair qu’aucun des deux groupes ne désire se battre contre les bolcheviks. À la fin de 1918, la peur des Rouges s’intensifie et ainsi, réduites ou non, les forces anglo-françaises sont envoyées en Ukraine et dans le Caucase pour renverser le pouvoir soviétique.

    Les Boches vaincus, voilà les Bolchos.

    L’esprit est bien disposé, mais le corps ne l’est pas. Après plus de quatre ans à l’abattoir, les soldats en ont assez. Ni le tommy ni le poilu n’est prêt à combattre en Russie.

    «Au diable tout ça», déclarent-ils: «allez tous vous faire foutre!»

    «Qu’avons-nous contre les bolcheviks! Si les aristos veulent se battre contre les bolcheviks, qu’ils y aillent eux-mêmes. Mais pas nous! Nous en avons eu assez». «Vive les bolcheviks!», disent les poilus. «Ne touchez pas à la Russie», déclare la gauche britannique.

    «Je ne connais rien au bolchevisme», commente un Français. «Je n’ai ni le loisir ni les moyens de l’étudier. Mais mon propriétaire, mon patron et mon voisin – chacun d’eux étant plus cupide et plus réactionnaire que l’autre – en parlent en mal. Il doit donc faire quelque chose d’utile30.»

    En mars 1919, Lloyd George met Clemenceau en garde dans une lettre secrète. «L’esprit de la révolution souffle sur toute l’Europe. Il existe un sentiment profond non seulement de mécontentement, mais de colère et de révolte parmi les ouvriers […] L’ordre actuel tout entier […] est mis [sic] en question par les masses […] d’un bout à l’autre de l’Europe31.»

    On peut imaginer le mépris de Clemenceau: il terrasserait les bolcheviks s’il le pouvait, que cela plaise à Lloyd George ou non.

    Les poilus se battront si on leur en donne l’ordre.

    Ils ne le feront pas, pas cette fois. En février et en mars 1919, les soldats français se mutinent quelques semaines à peine après leur arrivée en Ukraine. À Odessa, ville portuaire sur la mer Noire, des jeunes femmes offrent des faveurs sexuelles aux soldats et aux marins français solitaires en permission pour les rallier à la révolution. «Les bordels d’Odessa», dit le commandant en chef des forces d’occupation françaises, sont les nids de propagande rouge «les plus dangereux» de toute la Russie méridionale. «Si nous n’évacuons pas les lieux tout de suite, nous risquons des Vêpres siciliennes32.» Il avertit donc Paris d’un massacre possible des troupes françaises.

    En avril, c’est au tour des marins de l’escadre française de la mer Noire. Ils hissent le drapeau rouge sur les cuirassés France et Jean Bart, à la consternation de leurs capitaines. Ces brutes, pensent les officiers, pourraient abandonner nos navires aux bolcheviks. Cela suffit pour Paris; les Français s’empressent de se retirer de la Russie du sud.

    «L’échec total d’une aventure ridicule», crache le commandant français à Odessa33.

    Si les troupes britanniques, américaines et canadiennes sont moins rebelles, leurs commandants savent bien qu’elles sont peu enthousiastes à l’idée de renverser le pouvoir soviétique. De toute manière, la Russie est trop vaste.

    La défaite en Russie méridionale ne persuade pas le gouvernement français d’abandonner son hostilité à l’égard des bolcheviks. Au contraire, les Français mettent au point une nouvelle stratégie appelée le cordon sanitaire, qui consiste à installer une barricade de fil de fer barbelé et de baïonnettes de la mer Baltique à la mer Noire. La Pologne, la Roumanie et la Tchécoslovaquie doivent être armées pour bloquer l’expansion rouge vers l’Ouest. Cela peut faire penser à une politique d’endiguement et c’est tout à fait cela; 25 ans plus tard, les Américains élaboreront la leur après 1945.

    Le bolchevisme demeure «contagieux». En mars 1919, tandis que les choses s’enveniment pour les Français en Russie méridionale, un gouvernement rouge est établi en Hongrie. Des troubles d’intensité variable ont lieu presque partout en Europe, comme le souligne Lloyd George. Les soldats reviennent de la guerre, heureux d’être vivants et indemnes, mais amers et en colère contre ceux qui les ont envoyés se battre. Si beaucoup sont contents de se glisser dans leur lit aux côtés de leur femme ou de leur fiancée, d’autres sont traumatisés et quelques-uns sont prêts à faire la révolution. Les fantômes de Barque, de Biquet, de Cocon, de Pépin et de leurs camarades décédés réclament vengeance. C’est en Russie qu’ils l’obtiennent.

    En mars 1919, le gouvernement soviétique fonde l’Internationale communiste ou Komintern, afin de semer le trouble ou de provoquer la révolution mondiale, selon le point de vue. Les bolcheviks agissent autant par légitime défense que par principe. Cernés de tous côtés, ils s’enfoncent dans une guerre civile sanglante et sans merci. La propagande communiste est la seule façon d’amener la guerre contre l’Entente en dehors des frontières de la Russie et de riposter. La propagande est dangereuse. Le cordon sanitaire est censé l’empêcher de se répandre. L’endiguement semble être efficace, puisque l’agitation se calme dans l’Ouest et l’armée roumaine étouffe la révolution en Hongrie.

    À l’automne 1919, lors d’élections nationales, la coalition de centre-droite de Clemenceau exploite la peur des Rouges pour écraser l’opposition socialiste. Une affiche électorale emblématique montre un bolchevique au teint basané, bavant et serrant un couteau entre ses dents cassées. On peut facilement imaginer l’odeur fétide de ce vampire gauchiste sale et ensanglanté, puant la sueur et le tabac, se nourrissant des classes supérieures de l’innocente bourgeoisie. Les Allemands ont aussi leur affiche. Le bolchevik est semblable: un ouvrier sale et nauséabond tenant une longue dague et une bombe fumante, mis au défi par un ange blond vêtu de rouge protégeant les innocents. En janvier 1919, des corps francs allemands, ou milices de droite, répriment un mouvement communiste à Berlin et lynchent ses dirigeants.

    Les États-Unis ont eux aussi leur propagande contre les Rouges: une caricature politique, par exemple, qui présente la vaillante armée américaine repoussant une immense foule de vampires rouges armés de couteaux et de gourdins, des Wobblies ou syndicalistes sales, réclamant un gouvernement soviétique en Amérique. Ce qu’on appelle les raids de Palmer ciblent les radicaux syndicalistes et les immigrants. Ségrégationniste convaincu, le président Wilson craint que les «nègres» américains, en particulier ceux qui sont allés en France, soient sensibles à la propagande rouge. L’égalité «leur est montée à la tête», pense-t-il: ils pourraient croire qu’ils ont les mêmes droits que les blancs. De retour au pays, formés aux armes, les noirs «seraient notre meilleur véhicule pour amener le bolchevisme en Amérique». Le Ku Klux Klan, croit Wilson, «protégerait le sud du pays de certains des pires dangers d’une période de révolution.» Mais qu’en est-il du Nord? Les Juifs de New York, en particulier ceux de l’East Side, font mousser le bolchevisme. Wilson sillonne le pays à l’automne 1919: «Le poison du désordre, le poison de la révolte, le poison du chaos34», flotte en Amérique! La peur des immigrants et des Wobblies, du racisme blanc, de l’antisémitisme et de l’«antibolchevisme» est un mélange toxique aux États-Unis. Mais l’Amérique n’est pas la seule. Winston Churchill, qui est secrétaire d’État à la Guerre, affiche ses propres images de babouins et de gorilles sanglants. Le bolchevisme pourrait monter à la tête de gens «de couleur» dans l’Empire. La «propagande» rouge inspire la crainte au sein des ministères et des services de sécurité gouvernementaux. En 1919, il est difficile d’imaginer la possibilité d’une réconciliation entre l’Occident «civilisé» et la Russie soviétique.

    Si les alliés occidentaux contiennent le bolchevisme en Russie, ils ne parviennent pas à l’étouffer. À la fin de 1919, contre toute attente, l’Armée rouge sort victorieuse de la guerre civile. Il ne reste que des débris de la Garde blanche, survivants qui seront condamnés à mort ou à l’exil. Et une fois de plus, il se passe quelque chose d’intéressant. En France, les officiers de l’état-major général observent un renforcement du gouvernement soviétique, qui reconstitue un grand État russe. Cela s’avère «nécessaire pour [le maintien d’]un équilibre des forces en Europe», fait observer le 2e Bureau du ministère de la Guerre. «Par un revirement inattendu, il semble que cette Russie de l’avenir puisse résulter des efforts actuellement déployés par Lénine et Trotski35.» Au début de 1920, il s’agit en effet d’une idée hérétique. Les officiers d’état-major français les plus réalistes anticipent la résurgence d’une Allemagne revanchiste. La France a besoin d’alliés forts et le nouvel État polonais indépendant fondé en novembre 1918 peut difficilement faire contrepoids à l’Allemagne. Seule la Russie, soviétique ou non, peut le faire.

    Qui donc resprésente la plus grande menace: le bolcho ou le boche? Telle était la question. En 1920, il est mal vu à Paris d’avoir un esprit ouvert à l’égard de la Russie soviétique: le Quai d’Orsay, comme le département d’État à Washington, demeure intransigeant.

    À Londres, Lloyd George, qui est encore premier ministre, envisage une ouverture avec Moscou, mais il fait face à une vive opposition. Politicien pratique et magouilleur, Lloyd George se soucie davantage du taux de chômage et de la reprise économique que d’une Allemagne revanchiste. Une récession d’après-guerre a frappé l’Europe. Les «travailleurs» sont au chômage, une situation dangereuse lorsque les bolcheviks russes proposent des alternatives intéressantes au capitalisme. En théorie, la Russie soviétique est le partenaire commercial parfait. Elle dispose de ressources naturelles illimitées à vendre et a des besoins non moins illimités en toutes sortes de produits manufacturés, des machines-outils aux locomotives en passant par les chaussures et les pelles. L’industrie britannique fabrique tous ces produits et a besoin de commandes. Lloyd George attend le moment opportun. L’heure n’est pas encore venue.

    La guerre russo-polonaise

    Pendant que l’Armée rouge est occupée à combattre des ennemis plus dangereux, la nouvelle Pologne s’étend vers l’est, conquérant de grandes parties du territoire bélarussien et ukrainien. Cette Pologne expansionniste est gouvernée par des dirigeants nationalistes qui rêvent de redonner à leur pays son statut de grande puissance dans ses frontières de 1772, atteignant les lointaines régions «limitrophes» russes à Kiev, en Ukraine. Au début de l’année 1920, les Polonais envoient des émissaires secrets à Paris et laissent entendre au ministre français à Varsovie qu’ils veulent lancer une offensive au printemps pour s’emparer de Kiev. Si le ministre se dit que les Polonais ont perdu la tête, à Paris, on rêve toujours d’éradiquer le bolchevisme. Le gouvernement français feint donc d’ignorer les émissaires polonais d’un clin d’œil entendu, tout en envoyant des balles et des obus à Varsovie, sachant très bien ce que les Polonais ont en tête. La France étant le principal fournisseur d’armes de la Pologne, son opinion a du poids. Les Français doivent tout de même cacher leur enthousiasme à l’égard de l’offensive polonaise puisque Lloyd George s’y oppose, jugeant que c’est de la pure folie. «Les Polonais devraient faire attention de ne pas recevoir de coups sur la tête», dit-il. Fort de l’appui des Français, le généralissime polonais, Józef Piłsudski, peut se permettre d’ignorer Lloyd George. Il lance son offensive à la fin d’avril 1920 et s’empare de Kiev en mai.

    Il s’agit en effet d’une très bonne nouvelle, si les Polonais réussissent à conserver leurs gains mal acquis. L’Armée rouge se retire de Kiev afin de mieux préparer une contre-offensive, qui ne tarde pas à renvoyer les Polonais en pleine débandade vers l’ouest. Kiev ne sera pas une ville polonaise. Durant l’été, la situation semble inquiétante en Occident, mais encourageante pour Moscou. À la deuxième assemblée du Komintern à Moscou, l’avance de l’Armée rouge est tracée sur une immense carte sur le mur. La contre-offensive soviétique atteint les abords de Varsovie au milieu du mois d’août 1920. Une victoire rouge semble imminente et le traité de Versailles, qui repose sur un puissant contrepoids polonais, menace de s’effondrer un an seulement après sa signature.

    Brest-Litovsk appartient au passé, et c’est ce qui guette bientôt Versailles! C’est ce que les bolcheviks espèrent; même (ou surtout) Lénine, qui est habituellement plus pragmatique.

    Heureusement pour les puissances de Versailles, les axes de ravitaillement et les lignes de communication de l’Armée rouge sont disséminés et son flanc gauche est exposé grâce à l’insubordination de nul autre que Staline, le commissaire politique rattaché à l’aile sud de l’avance soviétique. Saisissant l’occasion, Piłsudski avance dans la trouée, repoussant les forces soviétiques. La victoire polonaise sera connue sous le nom de «Miracle de la Vistule».

    «Miracle» est le mot juste: il devrait rappeler au lecteur le commentaire que fit le duc de Wellington au sujet de la bataille de Waterloo contre Napoléon en 1815: «Ce fut la bataille la plus terrible à laquelle j’ai participé.» La vague rouge vers l’ouest s’est brisée et le traité de Versailles est sauf – pour l’instant.

    Les Français espèrent voir les Polonais continuer de se battre contre la Russie soviétique aux côtés des Roumains et des débris d’une armée de la Garde blanche en Crimée. Si ce plan insensé échoue rapidement, il indique à quel point le Quai d’Orsay demeure hostile aux bolcheviks36. Les Polonais et les Soviétiques arrivent finalement à la conclusion que c’en est trop et conviennent d’un accord de paix dans le traité de Riga en février 1921. Chaque partie tente de rouler l’autre sans qu’aucune n’y parvienne vraiment, ce qui mène à des conditions de traité insatisfaisantes pour chacune37. Piłsudski n’a ni remporté Kiev ni regagné les frontières de 1772 et le territoire qu’il occupe dans l’Est est moins vaste que celui qu’il possédait au début de son offensive d’avril. D’autre part, la Russie soviétique a essuyé une défaite désastreuse – peut-être évitable si Staline avait suivi les ordres et protégé le flanc gauche de l’Armée rouge – et a cédé de vastes territoires occupés par des populations majoritairement bélarussiennes et ukrainiennes. Il est vrai que la Pologne et la Russie se sont battues pour ces régions limitrophes pendant six siècles, mais le traité, insatisfaisant, demeurera un irritant pour les relations soviéto-polonaises à venir. D’épine au pied, le traité deviendra une pointe de lance dans les années 1930, lorsque l’éternelle question de savoir qui est le pire ennemi entre l’Allemagne nazie et l’URSS refera surface. Le gouvernement polonais connaîtrait-il la bonne réponse?

    Dernières lueurs d’espoir

    Les dernières lueurs d’espoir de l’Occident quant à la disparition du bolchevisme s’éteignent en mars 1921 lorsque l’Armée rouge écrase une rébellion de soldats et de marins dissidents au fort rouge de Kronstadt, près de Petrograd. Les Français et les Britanniques donnent le feu vert pour envoyer des fournitures aux rebelles, mais c’est trop peu, trop tard38. Pour le gouvernement à Moscou, les rapports faisant état de soldats en train de s’entretuer donnent à penser que le pays est au bord du chaos. Les bolcheviks doivent miser sur une reprise économique et sociale. Il est vrai qu’ils ont gagné la guerre civile, un conflit si violent que la guerre de Sécession américaine, en comparaison, a pu paraître comme un jeu d’enfant. Huit millions de personnes, soldats et civils, sont morts. L’économie de la Russie est en ruines. La guerre, le blocus allié, l’intervention étrangère et la guerre civile ont réduit la production industrielle à dix ou quinze pour cent du niveau atteint avant la guerre – et en 1914, la Russie était encore une économie principalement agricole. Le papier-monnaie ne vaut plus rien et les villes sont privées de ressources. N’ayant rien à acheter, les paysans refusent de vendre des produits agricoles ou même de cultiver leur terre au-delà des besoins immédiats. Ils se fichent éperdument que les habitants des villes aient faim s’ils ne peuvent pas vendre leurs produits pour obtenir quelque chose d’utile. L’économie soviétique est réduite à des niveaux primitifs et aux opérations de troc, mais il y a bien peu à troquer. Les unités de l’Armée rouge doivent réquisitionner

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