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L' Amérique selon Sartre: Littérature, philosophie, politique
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L' Amérique selon Sartre: Littérature, philosophie, politique
Livre électronique416 pages5 heures

L' Amérique selon Sartre: Littérature, philosophie, politique

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À propos de ce livre électronique

Tout au long de sa vie, Jean-Paul Sartre a porté un intérêt soutenu aux États-Unis et à leur culture. Tout petit, accompagné de sa maman, Poulou fouille fiévreusement les boîtes des bouquinistes, espérant trouver une autre aventure de Nick Carter ou de Buffalo Bill. Devenu grand, le romancier fait découvrir à Antoine Roquentin, dans La nausée, les lois de la contingence après lui avoir fait réentendre un vieux ragtime ; il caricature le racisme sévissant au sud de la ligne Mason-Dixon dans La putain respectueuse ; et après l’exécution des époux Rosenberg, il publie une lettre ouverte accusant les Américains d’être des « animaux malades de la rage ».
Il y a aussi des récits de rêve new-yorkais dans L’imaginaire, des références au jazz dans Huis clos, un reportage sur Hollywood dans le journal Combat, sans oublier, dans les mois précédant l’explosion de Mai 1968, un grand tribunal populaire destiné à juger les crimes contre l’humanité commis par l’armée américaine au Vietnam… Yan Hamel montre dans ce livre important comment l’Amérique devient – chez Sartre et dans la culture française en général – une constellation de représentations contradictoires.
LangueFrançais
Date de sortie30 août 2013
ISBN9782760631687
L' Amérique selon Sartre: Littérature, philosophie, politique
Auteur

Yan Hamel

Yan Hamel est professeur de littérature à la TÉLUQ. Il est membre du Groupe d’études sartriennes (Paris) et de la North American Sartre Society, dont il a été le président. Il est aussi membre fondateur du Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes. Il a consacré de nombreux articles à l’oeuvre littéraire de Sartre et à la sociocritique qui ont été publiés notamment dans Études françaises, Études littéraires et Les Temps Modernes.

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    Aperçu du livre

    L' Amérique selon Sartre - Yan Hamel

    Abréviations renvoyant aux œuvres de Jean-Paul Sartre

    CPM Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1983, 600 p.

    CRD Critique de la raison dialectique, précédé de Questions de méthode, tome I, Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1960, 755 p.

    CRD

    2

    Critique de la raison dialectique, tome II (inachevé) , L’intelligibilité de l’Histoire , Paris, Gallimard, coll. «   Bibliothèque de philosophie   », 1985, 480 p.

    EJ Écrits de jeunesse, textes rassemblés, établis et annotés par Michel Contat et Michel Rybalka, Paris, Gallimard, 1990, 557 p.

    EN L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1943, 722 p.

    ES Michel Contat et Michel Rybalka, Les écrits de Sartre. Chronologie. Bibliographie commentée, Paris, Gallimard, 1970, p. 680-682.

    I L’imaginaire. Psychologie phénoménologique de l’imagination, Paris, Gallimard, coll. « Idées-NRF », 1966, 383 p.

    IDF L’idiot de la famille. Gustave Flaubert de 1821 à 1857, tome II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1971, 2136 p.

    LC Lettres au Castor et à quelques autres, II. 1940-1963, Paris, Gallimard, 1983, 366 p.

    M Les mots et autres écrits autobiographiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, 1655 p.

    OR Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, 2169 p.

    OSS « Ouragan sur le sucre », Les Temps Modernes, vol. 63, no 649, avril-juin 2008, p. 5-155.

    RE La responsabilité de l’écrivain, Paris, Éditions Verdier, coll. « Philosophie », 1998, 60 p.

    S1 Situations, I. Février 1938-septembre 1944, Paris, Gallimard, 1947, 308 p.

    S2 Situations, II. Littérature et engagement, Paris, Gallimard, 1948, 330 p.

    S3 Situations, III. Lendemains de guerre, Paris, Gallimard, 1949, 311 p.

    S4 Situations, IV. Portraits, Paris, Gallimard, 1964, 480 p.

    S5 Situations, V. Colonialisme et néo-colonialisme, Paris, Gallimard, 1964, 256 p.

    S6 Situations, VI. Problèmes du marxisme 1, Paris, Gallimard, 1964, 392 p.

    S7 Situations, VII. Problèmes du marxisme 2, Paris, Gallimard, 1965, 352 p.

    S8 Situations, VIII. Autour de 68, Paris, Gallimard, 1972, 480 p.

    S9 Situations, IX. Mélanges, Paris, Gallimard, 1972, 368 p.

    S10 Situations, X. Politique et autobiographie, Paris, Gallimard, 1976, 232 p.

    TC Théâtre complet, édition de Michel Contat, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, 1601 p.

    INTRODUCTION

    Sartre et l’Amérique

    Au cours de sa triple carrière d’écrivain, de philosophe et d’intellectuel engagé, Jean-Paul Sartre s’est beaucoup intéressé aux États-Unis et à leur culture. L’enthousiasme pour Les Mystères de New York et les galopades des cow-boys remonterait à l’époque de la Première Guerre mondiale, du moins s’il faut en croire l’auteur des Mots rappelant que, pour sa mère et lui, le cinéma était alors le « principal besoin » (M, 65-68). Hors des salles de projection, Poulou arpentait fiévreusement les quais en compagnie d’Anne-Marie, fouillant les bacs des bouquinistes à la recherche de quelques nouvelles aventures de Buffalo Bill ou de Nick Carter (M, 117-118). S’il se persuade que « l’Amérique [lui livre] des images plus fascinantes sur l’écran que sur le papier[1] », Sartre n’en continue pas moins dans les années 1920 et 1930 à lire des romans traduits de l’américain ; les chefs-d’œuvre de l’époque, tels Lumière d’août et 1919, mais encore davantage les polars et autres hard boiled novels seront dévorés avec cette sorte de compulsion maniaque et systématique qui donne toujours un air monstrueux aux engouements sartriens[2]. Le jazz est aussi une importante source d’inspiration, non seulement pour l’auteur, mais aussi pour ses créatures : Antoine Roquentin, Estelle, Mathieu Delarue, Ivich Serguine, Jules Palotin et d’autres encore se laissent emporter à leur manière par les rythmes de cette musique syncopée. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, un premier séjour chez l’Oncle Sam amène Sartre à s’illustrer dans un sous-genre particulièrement foisonnant de la littérature de voyage : la description explicative des États-Unis, de New York et des autres villes d’Amérique. La découverte du problème racial qui ensanglante le Deep South donne un article publié dans Le Figaro – « Retour des États-Unis. Ce que j’ai appris du problème noir » (16 juin et 30 juillet 1945) –, une réflexion de fond sur l’engagement de la littérature prenant pour exemple l’œuvre de Richard Wright – Qu’est-ce que la littérature ? –, une méditation restée inachevée sur la morale et l’histoire – Cahiers pour une morale –, sans oublier une « comédie bouffe[3] » – La putain respectueuse – accueillie à sa création par les hauts cris de la critique théâtrale bien-pensante. En 1953, l’exécution des époux Rosenberg marque la fin d’une idylle ambivalente : à partir de là, et jusqu’à l’escalade de la guerre du Vietnam, l’auteur des « Communistes et la paix » dépeindra les États-Unis à grand renfort d’images-choc et de rhétorique combative sous les traits impérialistes d’un omnipotent « monstre sureuropéen ».

    L’écriture sartrienne constitue l’Amérique en un parfait sociogramme, cette notion-clé de la sociocritique que Claude Duchet a définie comme « un ensemble flou, instable, conflictuel de représentations partielles en interaction les unes avec les autres, centré autour d’un noyau lui-même conflictuel[4] ». L’Amérique selon Sartre est non pas une représentation stable, achevée et close, mais une constellation dynamique de sous-ensembles représentationnels partiels, inachevés, eux-mêmes instables et conflictuels. Cette Amérique « textualisée[5] » comprend des noms de régions et de villes (New York, Chicago, Washington, le Sud, l’Ouest) ; des éléments de décor (les déserts, les gratte-ciel) ; des œuvres d’art (le jazz, le cinéma, le roman) ; plusieurs noms propres chargés de connotations diverses (Caldwell, Faulkner, Calder, Sacco et Vanzetti, Ford, Taylor, MacArthur, McCarthy, Johnson…) ; sans oublier les multiples métonymies et formules renvoyant à un régime socioéconomique honni (Wall Street, les grandes banques américaines, le capitalisme abstrait, etc.). Des lendemains de la Grande Guerre à la fin des « Trente glorieuses », ces multiples représentations partielles sont mises en des textes aux appartenances génériques tout aussi multiples (romans, théâtre, essais, traités de philosophie, reportages, interviews, etc.), et ce, à des fins qui sont aussi bien esthétiques et littéraires que politiques, historiques ou phénoménologiques. Le lecteur attentif les rencontre partout, souvent en des endroits inattendus ; en plus de cinquante ans d’écriture et de prise de parole, elles se sont essaimées des Écrits de jeunesse à « Autoportrait à soixante-dix ans », en passant par L’imaginaire, La nausée, « L’enfance d’un chef », Huis clos, L’être et le néant, Les chemins de la liberté, Qu’est-ce que la littérature ?, « Merleau-Ponty », « L’analyse du référendum », Critique de la raison dialectique, L’idiot de la famille

    Ces représentations partielles de l’Amérique sont toutes organisées autour d’un « noyau conflictuel » – le noyau sociogrammatique. Celui-ci se compose de deux éléments antithétiques, mais indissociables, qui sont toujours maintenus en une tension productrice de sens donnant leur « littérarité active[6] » aux composantes du sociogramme, et par le fait même aux textes. Dans le cas de l’Amérique selon Sartre, les deux éléments nucléaires ont été on ne peut plus clairement identifiés et corrélés par le titre d’un fameux article issu du premier voyage outre-Atlantique : « Individualisme et conformisme aux États-Unis » (S3, 75-91). Mettre en texte l’Amérique, pour Sartre, comme du reste pour nombre d’autres écrivains du

    XX

    e siècle, c’est osciller constamment entre les deux termes de cette opposition cardinale ; c’est travailler la coexistence conflictuelle de ces contraires. D’une part, le mythe exaltant d’une individualité triomphante s’épanouissant dans les grands espaces ouverts, les mœurs débridées, l’abondance matérielle, le confort et la vitesse, la mobilité sociale et l’enrichissement facile, l’hypermodernité technologique, les traditions artistiques encore à développer. D’autre part, le mythe oppressant d’un écrasement de l’individu par le puritanisme, le racisme, la culture de masse infantilisante, le travail mécanisé, la consommation standardisée, l’impérialisme politique. Comme les deux faces de Janus, le premier ne va pas sans le second. Ils sont aussi indissociables qu’inconciliables, sans quoi il pourrait y avoir une Amérique thématisée, des discours portant sur les aspects positifs ou négatifs de l’Amérique, une Amérique diluée dans la polysémie de ses composantes déliées, mais pas un sociogramme de l’Amérique.

    Une parenthèse : de l’antiaméricanisme à l’antisartrisme

    La présence des États-Unis et de leur culture dans l’œuvre littéraire, philosophique et politique de Sartre n’a encore fait l’objet d’aucune étude systématique. Les biographies racontent, plus ou moins en détail, les différents voyages que Sartre a effectués aux États-Unis, les liens qu’il a entretenus avec certains artistes et penseurs et les principaux combats qu’il a menés contre l’impérialisme américain. Des articles et des chapitres de livres ont en outre examiné les plus connus des passages et des œuvres où l’Amérique joue un rôle de premier plan : la fonction remplie par « Some of These Days » dans La nausée, les critiques consacrées à Sartoris et au traitement de la temporalité dans Le bruit et la fureur, l’impitoyable caricature des Sudistes que dessine La putain respectueuse ont déjà retenu, séparément, l’attention des sartriens. Pour le reste, la littérature critique portant sur ce que Sartre avait à dire au sujet du géant d’outre-Atlantique se compose essentiellement de prêches dénonçant sur un mode tantôt indigné tantôt railleur l’antiaméricanisme délirant, et incurable, dont aurait souffert l’auteur des Mots. Thierry Maulnier, Jean-François Revel et Bernard-Henri Lévy font partie de cette pléthore de publicistes qui, au cours des soixante dernières années, se sont érigés en accusateurs et en juges des « erreurs » et des « emportements aveugles » auxquels Sartre se serait laissé aller, reprenant ad nauseam les mêmes exemples en vue de mener les mêmes instructions et de prononcer, encore et toujours, le même verdict.

    L’historien des idées Philippe Roger offre quelques beaux exemples de cette approche. Avec L’ennemi américain. Généalogie de l’antiaméricanisme français, il s’est fait le spécialiste de la détestation viscérale que ses concitoyens auraient, au cours des trois derniers siècles, vouée sans relâche à la population des États-Unis. Fonctionnant par accumulation progressive, puis reprise et adaptation continuelle de traits caricaturaux que les Français croiraient constitutifs de la société américaine, cette forme d’antiaméricanisme serait, à l’image de la prose antisémite, un discours autarcique au service d’une passion haineuse. Sans jamais se laisser entièrement récupérer par une cause ou un groupe particuliers, ce discours se retrouverait – et sévirait – à tous les degrés de l’échelle sociale, dans les formations politiques et idéologiques en apparence les plus opposées. Selon la thèse défendue par Roger, la fortune de l’antiaméricanisme en France s’expliquerait surtout par le ressentiment largement éprouvé au sein d’une nation qui assiste à l’émergence, puis au triomphe d’une nouvelle puissance – les États-Unis – au moment où elle-même perd progressivement son influence militaire, politique, économique, culturelle et artistique sur le plan international. L’antiaméricanisme made in France serait à ce titre « un discours à la fois réactif et résigné, un discours de vaincus d’avance, de déj’-colonisés [sic.]. La haine de l’Amérique s’y nourrit d’un violent mépris de soi-même[7]. »

    Du début à la fin de son livre, Roger accorde une attention particulière et donne une place de choix à Jean-Paul Sartre, dont il fait, sans surprise, l’un des plus acharnés propagateurs d’images antiaméricaines dont la France a pu s’enorgueillir. Il a ensuite étoffé ce portrait de Sartre en détracteur radical des États-Unis dans un article intégré au numéro spécial que la revue L’Histoire publia en 2005, à l’occasion du centenaire de l’auteur. Négligeant presque entièrement l’immense intérêt que Sartre porta aux États-Unis et à leur culture entre les années 1920 et 1950, lequel est rabaissé au rang d’un « attrait avoué pour une Amérique de papier, de cire et de Celluloïd[8] », Roger noircit la relation complexe que l’écrivain entretint avec ce pays. L’ennemi américain et l’article paru dans L’Histoire évoquent superficiellement, en les retirant de leur contexte, quelques extraits d’œuvres littéraires, d’essais politiques et d’interviews dans lesquels Sartre s’est montré particulièrement dur à l’endroit de la société ou de la politique américaine. Au prix de lourds contresens, Roger prétend notamment que les reportages écrits par Sartre au cours de ses voyages aux États-Unis remettent « en circulation […] le topos de la ville américaine invivable » et qu’ils sont empreints d’un « vœu d’anéantissement[9] » formulé à l’encontre du pays visité ; parlant de La putain respectueuse, dont il ne cite pas le texte et ne décrit pas l’intrigue, il se contente de soutenir que la pièce propose un « antiracisme de patronage » mal reçu par la critique new-yorkaise mais ayant fait « recette à Moscou[10] » ; il cite ailleurs les invectives les plus violentes des « Animaux malades de la rage », la courte lettre ouverte publiée après l’exécution des Rosenberg, sans expliquer pourquoi Sartre a écrit ce texte, sans tenir comte des circonstances particulières dans lesquelles il l’a écrit et sans analyser l’argumentation qu’il y déploie.

    Un exemple me semble particulièrement révélateur de la valeur réelle qu’il faut accorder à cette « lecture » de l’œuvre sartrienne, de même qu’à la notion fourre-tout d’antiaméricanisme à laquelle Philippe Roger et consorts tentent tant bien que mal de donner une cohérence conceptuelle. Comme ses semblables, l’auteur de L’ennemi américain évite systématiquement d’aborder de front l’un des épisodes majeurs de l’opposition sartrienne à la politique extérieure des États-Unis : il ne parle pas du principal engagement sartrien contre la guerre américaine au Vietnam. À l’instigation de Bertrand Russell, Sartre préside en 1967 un tribunal populaire international destiné à juger les crimes de guerre commis par l’armée américaine en Asie du Sud-Est[11]. Le procès se clôt sur la lecture du verdict le plus accablant que l’on puisse établir à l’endroit d’un peuple ou d’une nation : avoir sciemment perpétré un génocide.

    Ignorant entièrement cet événement et les nombreux textes de Sartre qui en rendent compte, Philippe Roger illustre la haine antiaméricaine dont le philosophe se serait à nouveau rendu coupable en rappelant seulement le premier épisode de son opposition à la guerre du Vietnam : peu après le déclenchement de l’opération Rolling Thunder, Sartre annule un voyage aux États-Unis pendant lequel il aurait dû se rendre à la Cornell University pour y donner une série de conférences. Fidèle à sa manière insinuante, Roger critique le titre éloquent – « Il n’y a plus de dialogue possible » – qui a été donné par Le Nouvel Observateur à une interview dans laquelle Sartre s’explique sur son refus de se rendre aux États-Unis. Sans se pencher sur un seul des motifs invoqués, Roger présente la décision de Sartre comme une « énigme » après avoir posé une question oratoire laissant insidieusement entendre que le geste était irraisonné et injustifié : « En quoi la solidarité de Sartre avec le peuple vietnamien l’oblige-t-elle à annuler en 1965 une visite très attendue [dans] l’un des premiers campus à s’être mobilisé contre la guerre[12] ? » Dans la lettre ouverte où il déplore la défection de Sartre, le professeur de Cornell D. I. Grossvogel avait déjà parlé de « la bonne vieille haine qui réchauffe et qui coûte si peu (jusqu’au moment où elle coûte trop) » (S8, 24), ce à quoi Sartre avait répondu : « [I]l est commode mais absurde d’expliquer ce refus par la haine : je n’en éprouve aucune et pour personne ; et surtout pas pour deux cents millions d’hommes : cela m’épuiserait. » (S8, 26)

    Pourtant, dans la première interview accordée au Nouvel Observateur, Sartre avait exposé ses raisons avec une clarté toute didactique, sur un ton posé et dans un style sobre qui s’accordent assez mal avec le délire haineux ou les emportements aveugles – il conservera d’ailleurs ce ton et ce style dans ses autres textes sur la guerre du Vietnam. Sans nier qu’une partie de la population américaine s’oppose à la guerre, soulignant que plusieurs des professeurs de Cornell sont des « amis », Sartre considère que le bombardement systématique du Vietnam du Nord constitue une agression par le gouvernement américain afin d’imposer ses conditions et sa paix aux troupes d’Ho Chi Minh. Aux yeux de Sartre, l’escalade du conflit révèle dans toute sa nudité le virage impérialiste que prend la société américaine. Comme toutes les autres formes d’impérialisme, celle-ci doit être combattue sans ménagement. Or, Sartre croit que même les Américains les plus résolument engagés contre la poursuite du conflit vietnamien ne sont pas prêts à dénoncer l’impérialisme de leur gouvernement, et encore moins à prôner une transformation radicale, par la révolution, des institutions politiques et économiques américaines qui rendent selon lui une guerre comme celle-là inévitable. C’est ce point de désaccord majeur qui, d’après Sartre, rend impossible le dialogue entre lui et les intellectuels qui l’ont invité. Le philosophe ajoute que son influence politique sur la société américaine étant nulle, sa venue sur place n’aurait pas la moindre chance de contribuer à améliorer en quoi que ce soit l’évolution du conflit, mais que, au contraire, un séjour de sa part en sol étasunien serait interprété par la presse européenne comme une marque d’assentiment hypocrite à la politique extérieure du pays hôte. Voulant éviter d’affaiblir la virulence de sa contestation aux yeux de ses concitoyens français et des peuples du Tiers Monde, et soucieux de conscientiser ceux qui ne le sont pas encore quant au caractère inique des exactions commises en Asie du Sud-Est par l’armée américaine, Sartre soutient que la « seule façon que nous ayons de contribuer à cette sensibilisation, c’est de marquer une condamnation brutale, globale de la politique américaine au Viêt-nam et d’essayer de provoquer là où c’est possible – c’est-à-dire en Europe – des protestations » (S8, 17). En tenant compte de cette manière de penser la situation, la thèse de l’antiaméricanisme primaire motivant le refus de se rendre à Cornell tient difficilement la route, à moins de parvenir à démontrer que la politique de Johnson au Vietnam n’était en rien impérialiste ou que le refus sartrien de se rendre aux États-Unis ne pouvait en aucune façon conscientiser l’opinion publique française, européenne et internationale en ce qui a trait à la gravité et à l’urgence du problème.

    Il faut toutefois répéter que ce refus de se rendre aux États-Unis paraît anodin lorsqu’on le compare avec l’accusation de génocide proférée deux ans plus tard. Selon la thèse alors défendue par Sartre, le Pentagone aurait entrepris d’exterminer le peuple vietnamien afin de décourager toute velléité révolutionnaire de la part des autres peuples, notamment ceux d’Amérique latine, dominés économiquement et politiquement par les États-Unis. Interprétant une déclaration du général Westmoreland selon laquelle l’action militaire au Vietnam aurait eu pour objectif de montrer que la guérilla n’était « pas payante », le raisonnement sartrien prête des intentions à l’état-major et au gouvernement américains de l’époque d’une manière qui pourrait manifester de l’emportement et de l’exagération (tout dépendant du degré de cynisme et d’inhumanité que le lecteur d’aujourd’hui est prêt à accorder rétrospectivement à l’état-major et au gouvernement américains de 1967) :

    C’est aux autres qu’on veut prouver que la guérilla n’est pas payante. À toutes les nations exploitées et opprimées qui pourraient être tentées de se délivrer du joug yankee par une guerre populaire […]. Ainsi, ce génocide exemplaire s’adresse à l’humanité entière, c’est par cet avertissement que 6 % des hommes espèrent parvenir sans trop de frais à contrôler les 94 % qui restent. Bien entendu, il serait préférable – pour la propagande – que les Vietnamiens se soumettent avant d’être anéantis. Encore n’est-ce pas sûr et, si le Viêt-nam était rayé de la carte, la situation serait plus claire ; la soumission, on pourrait croire qu’elle est due à quelque défaillance évitable ; mais si ces paysans ne faiblissent pas un instant et s’ils paient leur héroïsme par une mort inévitable, les guérillas encore à naître seront plus sûrement découragées. (S8, 111-112)

    Des passages comme celui-ci décrient sans aucune retenue le gouvernement des États-Unis. Comment expliquer qu’ils ne soient pas mobilisés dans les nombreux textes visant à mettre en lumière l’antiaméricanisme outrancier de Jean-Paul Sartre ?

    C’est que, malgré son radicalisme, une telle accusation marque l’aboutissement d’un raisonnement politique, peut-être discutable en certaines de ses parties, mais cohérent et soutenu, déployant une « argumentation rigoureuse » (ES, 455), comme le remarquent Michel Contat et Michel Rybalka, ce qui, en soi, est incompatible avec l’image d’un Sartre emporté par la passion antiaméricaine. On peut ajouter qu’au cours de leurs travaux, les membres du Tribunal Russell ont été amenés à dénoncer une série d’atrocités encore méconnues qui se sont par la suite avérées et qui sont aujourd’hui considérées comme indéniables par les historiens de tous les pays. Sartre soutient par exemple que des Vietnamiens ont été tués pour la simple raison qu’ils étaient Vietnamiens. À propos des effets pervers qu’ont entraînés les politiques instaurées par le secrétaire à la Défense Robert S. McNamara, un ouvrage d’introduction à l’histoire de la guerre américaine au Vietnam comme celui de David L. Anderson ne dit pas autre chose :

    Les progrès de la guerre d’usure ne pouvaient se mesurer sur une carte, puisque l’occupation du territoire n’était pas l’objectif poursuivi. Pour remédier à cette situation, le Pentagone créa une série d’instruments de mesure basés sur des statistiques, tels que le nombre d’avions envoyés en mission de combat ou les quantités de munitions utilisées. Le plus controversé de ces instruments fut le body count – c’est-à-dire le nombre estimé d’ennemis tués. Puisque l’objectif principal était d’éliminer l’adversaire, il pouvait sembler logique de faire le décompte de ses pertes. Mais cette façon sinistre de mesurer l’avancée de la guerre était peu fiable. Étant donné que les commandants d’unités avaient la responsabilité d’établir les totaux, les chiffres pouvaient facilement être falsifiés. Le plus terrible cependant, c’est qu’on pouvait compter n’importe quel Vietnamien mort, y compris les civils, ce qui dans les faits encouragea les soldats américains à massacrer indistinctement la population, et ce, tout particulièrement dans les villages et les zones rurales. Les opérations militaires terrestres et aériennes en sont ainsi venues à tuer précisément les personnes que la politique américaine prétendait défendre[13].

    La maxime selon laquelle « Tout Vietnamien mort est un Vietcong », rapportée par Sartre, circulait bel et bien parmi les officiers américains et leurs soldats. Anderson rappelle encore que « les troupes nommaient cela la "gook rule" : si c’est mort et vietnamien, c’est Vietcong[14] ». On a rasé des villages entiers, utilisé le napalm et l’agent Orange sans retenue, recouru à des bombes antipersonnel dont l’efficacité contre des objectifs militaires était nulle. Sartre résume la situation avec ces lignes qu’il serait pour le moins difficile de contester aujourd’hui :

    [O]n brûle les villages, on soumet la population à des bombardements massifs et délibérément meurtriers, on tire sur le bétail, on détruit la végétation par des défoliants, on ruine les cultures par des épandages toxiques, on mitraille au hasard et partout, on tue, on viole, on pille : cela, c’est le génocide, au sens le plus rigoureux ; autrement dit : l’extermination massive. (S8, 114)

    À une époque où l’« escalade » est en train d’atteindre son point culminant, il apparaît que, par son action aux côtés des autres membres du Tribunal Russell et par le rayonnement international dont il jouit, Jean-Paul Sartre a contribué à éclairer l’opinion publique à propos de ce qui se passait au Vietnam. Le radicalisme de ses prises de position peut être justifié par l’horreur de la situation et le désir de la combattre le plus efficacement possible sur le front médiatique ; le verdict de génocide se situe ainsi davantage du côté d’un engagement lucide que d’un débordement haineux. À l’encontre de ce que veulent faire croire les détracteurs français de Sartre, son opposition radicale à la guerre américaine au Vietnam montre de manière absolument éclatante qu’il ne s’est pas « toujours trompé[15] ».

    Selon le raisonnement auquel les séances du Tribunal Russell conduisent Sartre, les crimes commis au Vietnam ne résultent pas d’une brutalité particulière qui serait propre aux seuls Américains, mais plutôt des conditions dans lesquelles la guerre a été entreprise et des buts poursuivis par l’administration Johnson. Puisque l’objectif ultime était de gagner la guerre contre le communisme, puisque les États-Unis n’avaient pas à l’époque d’intérêts économiques vitaux au Vietnam, puisque la population du Sud ne pouvait être considérée comme une main-d’œuvre précieuse et puisqu’une part importante de cette population était hostile aux Américains, les soldats envoyés sur le terrain, préoccupés par leur survie, de même que les stratèges militaires et que les politiciens de Washington, préoccupés par les coûts de la guerre et les meilleurs moyens de remporter la victoire, n’avaient aucune raison objective de prendre en considération le bien-être de ceux qu’ils étaient censés protéger contre la menace rouge. Encore une fois, la perspective adoptée par Sartre à la suite des séances du Tribunal Russell s’accorde avec des thèses défendues par nombre d’historiens américains, tels que Leslie H. Gelb, Richard K. Betts et Gabriel Kolko : ce sont l’idéologie et les ambitions des dirigeants américains, ainsi que les conditions militaires, économiques et politiques dans lesquelles le conflit a été mené, et non pas une supposée nature de la population des États-Unis, qui ont conduit au massacre systématique d’innocents. C’est dire que, en s’opposant à la guerre américaine au Vietnam, Sartre ne combat pas un peuple qu’il haïrait. Il s’en prend plutôt aux institutions et aux systèmes qui créent les conditions menant à des atrocités telles que les bombardements incendiaires, la destruction d’écosystèmes et le meurtre de collectivités.

    Les conclusions auxquelles en arrive Sartre découlent par ailleurs d’une analyse où il examine la notion de génocide à partir d’une comparaison entre la situation vietnamienne et la situation de « génocide culturel » (S8, 105) dans laquelle se trouvaient auparavant les peuples colonisés par les pays européens en général et par la France en particulier. Loin de se laisser aller au ressentiment revanchard d’un orgueil national blessé, de chercher à revaloriser tant bien que mal son propre pays en rendant les États-Unis ignobles et monstrueux – ce qui constitue l’hypothèse centrale permettant à un historien comme Philippe Roger de parler d’un antiaméricanisme spécifiquement français –, Sartre appuie sa condamnation de la politique américaine au Vietnam par le rappel répété de la politique « criminelle » menée par les autorités françaises au cours de la guerre d’Algérie :

    Par exemple, on peut critiquer la politique actuelle de la France, on peut y être totalement opposé, comme je le suis, mais on ne peut pas la qualifier de « criminelle ». Cela n’aurait pas de sens. On pouvait le faire, en revanche, pendant la guerre d’Algérie. La torture, l’organisation des camps de regroupement, les représailles sur les populations civiles, les exécutions sans jugement étaient assimilables à certains des crimes condamnés à Nuremberg. Si l’on avait, à l’époque, constitué un « tribunal » comme celui dont Bertrand Russell a eu l’idée, j’aurais certainement accepté d’en faire partie. (S8, 30)

    En présidant les séances du Tribunal Russell, Sartre ne s’en prend ni à l’ensemble du peuple américain, ni à la seule administration américaine, mais à tous ceux qui oppriment, à tous ceux qui justifient politiquement l’oppression et à tous ceux qui, en ne réagissant pas, se font les complices passifs de l’oppression. L’examen des textes écrits et des interviews accordées par Sartre au moment où il s’est opposé de la manière la plus ferme à l’administration américaine montre que le recours au concept d’« antiaméricanisme » fausse le sens des engagements sartriens en en réduisant la valeur éthique, sociale et politique. Pour pouvoir rabattre tout ce que Sartre dit des États-Unis du côté d’une manifestation haineuse, il faut refuser systématiquement de lire les œuvres, et ne tenir compte ni des prises de position réelles adoptées par Sartre ni des circonstances, des valeurs et du projet intellectuel qui les ont motivées. Appliqué à l’œuvre de Sartre, le concept infamant d’antiaméricanisme n’est pas opérant, et ce, pour deux raisons principales : 1. fortement réducteur, il amène celui qui y recourt à évacuer tout ce qui, des États-Unis et de leur culture, enthousiasma Sartre ; 2. situant les explications sur le terrain de la psychopathologie et de la morale, il tend à reléguer les prises de position contre la politique et le régime économique américains du côté d’une haine monomaniaque, doublée d’une méchanceté viscérale qui auraient tout particulièrement affecté l’auteur de Critique de la raison dialectique. De ce second point de vue, Sartre ne serait pas le seul Français antiaméricain – tant s’en faut ! –, mais le plus dépourvu de scrupules et le plus maladif d’entre eux. Et pourtant, au cours des différents combats qu’il a menés, Sartre ne s’en prenait pas à un peuple en particulier. Il ne fut pas plus antiaméricain en 1967 qu’il ne fut antiallemand en 1942, antirusse en 1956 ou antifrançais en 1961. Il s’attaquait aux structures sociales, aux institutions, aux idéologies et aux détenteurs du pouvoir qui créaient, selon lui, les situations d’injustice. Sartre était à ce titre férocement antibourgeois, anticapitaliste, anticolonialiste, anti-impérialiste, antifasciste et antiraciste, ce dont il n’a jamais fait mystère. Déprécier son entreprise en lui déniant toute valeur intellectuelle, éthique et politique comme le font aujourd’hui cavalièrement nombre de publicistes français revient à se ranger du côté de la force et de

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