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Cœurs en miettes: Roman
Cœurs en miettes: Roman
Cœurs en miettes: Roman
Livre électronique262 pages4 heures

Cœurs en miettes: Roman

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À propos de ce livre électronique

En pleine nuit, en mission pour porter un télégramme dans les hauteurs enneigées, des raquettes aux pieds, un facteur fait une rencontre inattendue.

Au pied d’une vallée qui s’étire jusqu’au bout du monde, le facteur se prépare au milieu de la nuit. Il doit partir séance tenante, sous la neige, porter un télégramme à la ferme la plus éloignée. Un pli urgent qui va changer le destin des siens et d’autres encore.
Trois familles que tout sépare et que tout oppose vont pourtant se rencontrer grâce à la puissante et formidable imagination d’Alysa Morgon. L’auteure les entraîne dans un périple incroyable ponctué de surprises, de tragédies, d’émotions et aussi parfois de larmes. Avec sa plume délicate, elle saura même recoller leurs cœurs que la vie aura réduits en miettes. Plus que jamais la lumière inondera alors cette belle terre de Provence.
Alysa Morgon rassemble de fidèles lecteurs séduits par son écriture poétique, son sens du rythme, son amour des mots. Elle a signé de précédents romans parus aux éditions Lucien Souny, dont La Dentellière des prés, Les Arbres ont aussi leur histoire, La Dernière transhumance, Le Hameau près du ciel, Un Bouquet de fiançailles.

La neige ne recouvrera pas la rancœur d'un père abandonné par ses enfants.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Alysa Morgon est née en Provence. Elle y passe toute son enfance et sa jeunesse, entreposant méticuleusement dans sa mémoire des souvenirs qui nourriront son imagination de romancière des années plus tard. À vingt ans, elle change d’accent et s’installe dans les Hautes-Alpes, où elle réside encore aujourd’hui (Gap). Dans chacun de ses romans, les lecteurs retrouvent les couleurs, les senteurs, les coutumes et les traditions provençales, celles d’une Provence qui a malheureusement disparu aujourd’hui.
« En enfant du Midi, Alysa Morgon s’est amusée à rendre sonores les accents et les intonations. Elle a souvent le mot juste. Résultat : une tchatche désopilante. » Le Dauphiné Libéré, F. Billy, 21 avril 2013.
LangueFrançais
ÉditeurLucien Souny
Date de sortie15 juin 2020
ISBN9782848868301
Cœurs en miettes: Roman

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    Aperçu du livre

    Cœurs en miettes - Alysa Morgon

    C_ursMiettesPageTitre.jpg

    À Marlène,

    qui me suit sur les mille routes de France

    vers tous les lecteurs,

    pour sa complicité, son soutien

    et ses encouragements chaleureux.

    Avec ma reconnaissance et mon affection.

    « Ô fond de la boîte de Pandore !

    ô espérance ! où êtes-vous ? »

    Voltaire

    La grande plaine de la Chauffagne, aux formes arrondies, déployait ses terres alanguies, tel un grand éventail. Elle était traversée par une jolie rivière, la Braie. Le long de son parcours, celle-ci était rejointe par des ruisseaux plus ou moins gros, plus ou moins fous, dont le plus tumultueux de tous se nommait le Couriouz, le « Curieux ». Lui, c’était un puissant, un violent qui grondait tout le temps, parce qu’il était le fils des neiges éternelles. Il descendait des plus hauts sommets pour se fracasser le front sur d’énormes pierres, provoquant de nombreuses cascatelles. Au fil des siècles, il avait creusé ce long goulet qu’on appelait la vallée Curieuse. Là s’élevaient des éperons rocheux, qui se découpaient en dentelle, et se cachaient des combes dangereuses. À se demander si cette ravine abritait quelques habitants. Pourtant, à seulement quatre kilomètres de l’entrée du défilé apparaissait, comme par magie, le gros bourg de Saint-Claudet. Il se blottissait si bien derrière une colline boisée qu’on ne l’apercevait qu’une fois arrivé à ses pieds. Niché dans un site enchanteur, ce village ne semblait pas être celui de la misère, mais plutôt celui du bonheur.

    Son clocher était chapeauté d’une jolie croix ciselée. Il s’élançait face aux vents et aux tempêtes pour combattre les nues, tandis que ses cloches sonnaient à tue-tête dès le soleil venu. Contre son échine se tenait pelotonné le petit presbytère occupé aujourd’hui par l’abbé Baguelet. De l’autre côté s’élevait une jolie propriété, entourée d’un jardinet, qui appartenait au vieux docteur Masset. Il était gaillard pour son âge, et il n’envisageait point de céder son cabinet ni de laisser ses malades entre les mains d’un carabin tout droit sorti de la faculté. En léger retrait, la mairie montrait une haute façade grise surmontée d’un fronton où était gravée la devise Liberté-Égalité-Fraternité. Plus bas se tenait la boulangerie de Milou Derivat. Un homme bienveillant et jovial, qui cuisait des tourtes aux pommes de terre le vendredi, ainsi que des tartes aux pruneaux le dimanche. Le reste de la semaine, il n’offrait à ses clients que de grosses miches de pain bis ou de pain blanc.

    Dans un renfoncement appelé la Placette, il y avait une maisonnette avec une large cour sur le devant. Près de la porte d’entrée était fixée une grosse boîte aux lettres visible de loin et à portée de main de tous les Saint-Claudiens. C’était pour cela qu’on nommait cette demeure la maison postale. Là vivaient le facteur rural, Justin Angelvin, avec son épouse Prudence. Ils étaient propriétaires de plusieurs terrains qui se tenaient serrés autour de l’habitation. Seule, la femme les entretenait du mieux qu’elle pouvait, l’homme étant pris tous les jours par le courrier, même le dimanche. De toute façon, le dimanche, le Bon Dieu exigeait qu’on ne touche point à la terre. Pour lors, si Justin avait été là, la journée aurait été consacrée au repos et à la prière. D’ailleurs, l’abbé Baguelet le rappelait à ses ouailles qui, suivant la saison ou le temps qu’il faisait, avaient tendance à l’oublier. Malgré tout, Prudence se plaignait : « Si j’étais seule, ce ne serait pas pire. Il aurait mieux valu que j’épouse un bon paysan ; au moins, il m’aiderait dans les champs. » Son mari soupirait : « Rien n’est jamais parfait, ma belle, tu le sais… » Puis il la serrait dans ses bras pour la consoler, rajoutant pour la taquiner : « J’en connais, au contraire, qui seraient très heureuses d’être débarrassées. » Prudence faisait celle qui ne comprenait pas : « Débarrassées de quoi ? du courrier à distribuer ? » Ravi, Justin concluait : « Non, de leur mari, pardi ! »

    Ils étaient mariés depuis une dizaine d’années ; cependant, cela faisait longtemps qu’ils avaient renoncé à avoir un enfant. Ils avaient tout essayé, allant jusqu’à consulter un docteur de la ville parce qu’ils croyaient que celui de Saint-Claudet, moins à la page, n’avait pas su prescrire ce qu’il fallait. Pour terminer, ils s’étaient tous les deux résignés. Parfois, ils évoquaient les hameaux, perchés dans la montagne, où les foyers étaient miséreux et oubliés. Là-haut, nombre de gosses peuplaient la campagne, étant donné qu’ils ne se rendaient point à l’école. « Elle est trop loin ! disaient les vieux. De toute manière, qu’est-ce que cela changerait pour eux, demain, d’être savants ? Ce n’est pas ça qui ferait mieux pousser leurs champs ! Savoir labourer la terre ou guider un mulet est bien plus important. »

    Le facteur et sa femme pensaient qu’ils avaient eu de la chance, bien qu’ils n’aient pas de marmot. Ceux de la montagne en avaient à tire-larigot, sans pouvoir les élever avec amour ni avec patience. « La vie est mal faite, se plaignait Prudence. Trop pour les uns, pas un seul pour d’autres… » Justin plaisantait pour la consoler : « Le plus simple serait de s’installer vers les sommets où l’air est différent. Il est vivifiant, il paraît. Qui sait si ce ne serait pas ça, la recette pour avoir des bébés ? » Avant de terminer, le front plissé : « À quoi sert d’en faire des dizaines si c’est pour qu’ils souffrent sans arrêt ? » Prudence renchérissait : « Pas besoin d’une dizaine, moi, un seul me suffirait ! » Justin hésitait, finissant par la rassurer pour qu’elle oublie sa peine : « Un jour, le ciel nous entendra… Du reste, la prochaine fois, je vais crier beaucoup plus fort ! » La femme, que le sujet ne faisait plus sourire, lui rétorquait sur un ton de fatalité ou de résignation : « En ce cas, il ne faut pas qu’il tarde, ou bien, l’âge venant, mon ventre ne pourra que rester plat. »

    La vallée filait vers les cimes, formant un long couloir sculpté de plusieurs abîmes. Passés les premiers lacets, on découvrait, sur chaque versant, ubac, adret, accrochés de bas en haut, semblables à des lanternes ou à des joyaux, de très nombreux hameaux. Pour les rejoindre, deux passages étaient tracés sur le flanc de chaque coteau : le premier, le plus large, était emprunté par les charrettes ou les traîneaux ; le second, plus rustique, plus étroit, laissait la place à deux sandales, dessinant au loin une fine ligne de la main.

    Au bout de la vallée Curieuse se dressaient des faces abruptes, plus lisses qu’un miroir, impossibles à franchir sans tomber dans un précipice. De profondes failles serpentaient, dans lesquelles parfois un mouflon s’égarait. Ces montagnes se serraient, épaule contre épaule, genoux collés. Elles se tenaient si fort les coudes qu’on ne distinguait rien de ce qu’il se passait de l’autre côté. La nuit, dans le silence, elles tendaient leurs cous, prêtes à effleurer les étoiles filantes du mois d’août. Toutefois, celles-ci s’échappaient, indifférentes, en pleine course en direction de la Grande Ourse.

    Là se cachait l’endroit le plus haut perché, celui de Freïde-Moùnt. Dans son nom, « Montagne-Froide », résonnait l’âpreté du lieu. Anthime Grimaud était le plus actif des hommes du hameau. C’était surtout lui qui avait le plus de terres et de bois. Chez lui, autre fait d’importance, il y avait plus de garçons que sous les autres toits. Il en avait quatre. Les deux aînés l’aidaient pour les plus gros travaux des champs. Les deux plus jeunes se contentaient de nettoyer les fossés, d’élaguer les haies ou d’épandre le fumier. Il y avait en plus quatre filles, ce qui ne faisait pas sourire le père : « Ce ne sont que des bouches inutiles. Aucune ne se mariant, elles ne ramènent ni terres ni argent dans mon gousset ! » criait-il lorsqu’il était en colère de ne pas pouvoir s’en débarrasser.

    Albert, le fils aîné, était bien plus vigoureux que son père. Il avait son caractère froid, son visage fermé. Il vivait à la ferme avec sa femme et leur premier-né, âgé de quelques mois. Le deuxième fils, Victor, était, lui, célibataire. Moins costaud que son frère, dès l’âge de vingt ans il avait annoncé à son père qu’il les quitterait pour aller vivre ailleurs. De toute façon, il n’y aurait pas assez de terre pour nourrir les quatre garçons, leur famille, sans oublier leurs sœurs. Ce qui était, en effet, une bonne raison. Le père n’avait pas répondu tout de suite. Il l’avait regardé, les yeux fulminants de colère : « On ne choisit pas sa place pour naître. Tu as eu la deuxième, faudra t’en contenter. Tu ne peux ni en tenir rigueur à ton frère ni t’en aller. Il me faut ton appui pour entretenir les terres. À mon âge, j’ai les reins brisés. Tu n’as pas le droit de nous abandonner ! » Victor lui avait déclaré, pour qu’il comprenne bien qu’il était déterminé : « Si j’ai envie d’être boulanger, c’est mon affaire. » Sur quoi, Anthime avait grondé : « Tu n’as qu’à demander à Milou Derivat, de Saint-Claudet, de t’embaucher. J’en discuterai avec lui. » Or, l’année passa, sans qu’il ait entrepris une quelconque démarche à ce sujet. Jusqu’au jour où, agacé, Victor avait reparlé du boulanger. Anthime s’était écrié : « Tu crois que j’ai du temps à perdre pour aller supplier qu’on te donne un travail ! Tu as le tien qui t’attend chez moi, c’est suffisant. Tu dois rester, parce que je ne veux pas me retrouver dans l’embarras sans tes bras ! » Ce qui avait incité Victor à partir au plus tôt pour Marseille. Il savait qu’il y trouverait sans difficulté un emploi. Le travail, ce n’était pas ce qui manquait. En tout cas, il ne reviendrait pas. « Il y a Louis, avait-il rappelé à son père pour le consoler. Il me remplacera. Dans un an, il sera plus robuste que moi. » Anthime avait ignoré ses arguments. Las de discuter, il lui avait lancé, après avoir craché par terre : « Tu feras ce que tu voudras. Par contre, si tu t’en vas, sache que ce ne sera pas pour revenir demain. Tu ne remettras plus les pieds chez moi et tu ne seras plus mon gamin ! Quant à l’héritage, pschitt ! Tant pis pour toi. » Il avait fait glisser son doigt sous ses narines, pour lui faire comprendre que tout lui passerait sous le nez. La mère, qui avait été le témoin de ces bavardages, n’avait pas dit un mot. En pleurs, elle s’était appliquée à poursuivre son ouvrage, même si l’émotion lui labourait le cœur.

    Baluchon sur l’épaule, Victor quitta le domaine de la Pisse point encore éveillé. Il venait de fêter ses vingt et un ans et il se sentait libre comme le vent. Par le fenestron de la cuisine, la mère le regarda s’en aller. Lui se tourna deux ou trois fois pour lui faire un signe de la main, disparaissant ensuite dans le premier repli de la montagne couverte d’une forêt de sapins. Louis accompagna son aîné en se taisant, jusqu’à ce que, essoufflé, il lui avoue qu’il ne désirait plus rester à Freïde-Moùnt, parce qu’Albert devenait pire que le père. De toute façon, il n’aurait pas sa force pour le remplacer. Quant à son frère Riton, il était trop jeune, et sa jambe folle ne l’aiderait guère pour travailler. En conséquence, il avait décidé de le rejoindre dans le Midi. Il suffisait qu’il lui donne l’adresse où il comptait s’installer.

    Victor se taisait, persistait à regarder sa route, à allonger son pas. À ses côtés, Louis marchait plus vite pour lui faire voir qu’il était déterminé.

    Agacé par ce manège, l’aîné trancha :

    — Si tu viens, je m’occuperai de toi. En revanche, tu n’auras pas intérêt à m’encombrer ou cela n’ira pas !

    La dernière hésitation passée, en véritable secret, il lui expliqua qu’il avait un ami à Marseille, dont l’oncle tenait une boulangerie, rue de Lodi. Celui-ci s’appelait Fernand Blanc. C’était chez lui qu’il se rendait.

    — Retiens bien le nom et l’adresse, car si tu te perds, tant pis pour toi, je n’irai pas te chercher, où que tu sois.

    Enfin, il conclut d’un ton catégorique qu’il devrait attendre un an pour venir. Il fallait d’abord que lui fasse ses preuves et que Louis, de son côté, prenne un peu plus de poils au menton s’il voulait quitter sans problème la maison.

    Déçu, Louis lui confirma malgré tout qu’en avril prochain il le retrouverait. Puis, d’un ton résolu, il ajouta avec un sourire qui lui mangeait la moitié du visage :

    — Dès demain, je me laisse pousser la barbe, et, pour être plus vite rendu, je ferai le voyage sur le dos des cloches de Pâques !

    Il plaisantait pour dérider son frère, qui, lui, se contenta d’emmêler un peu plus ses cheveux filasse et roux, en lui frottant la main sur sa tête. Il lui recommanda de s’occuper de la mère qui était triste d’avoir perdu un fils, ainsi que d’attendre un peu pour lui annoncer qu’il partirait aussi.

    — Évite d’en parler au père ou à Albert. Ils ne te comprendront pas et feront tout pour te retenir, que tu sois majeur ou pas ! Écoute-moi.

    Avant de lui ordonner de rentrer, sinon le père risquait de lui filer une sacrée raclée, il ajouta sur un ton péremptoire :

    — Si tu n’es pas en bas à la date convenue, je ne compterai plus sur toi et je préviendrai mon patron. C’est compris ?

    Louis hocha la tête. Il lui serra la main, car entre hommes on ne s’embrassait pas.

    Il regarda son frère descendre les lacets superposés qui menaient dans la forêt. Il soupira en reprenant le chemin de Freïde-Moùnt. Il avait la tête en vrac ; son départ, la vie avec le père, l’absence de son frère, les pleurs de sa mère, les cris de ses sœurs…, tout se mélangeait. De quoi sentir son cœur en miettes puisqu’il ne pouvait rien partager avec personne, si ce n’était avec le ciel. Mais savoir ? Peut-être que lui non plus ne voulait rien entendre. En effet, voilà que le soleil, à peine levé, partait se cacher derrière un amas de nuages plus noirs que blonds, qui ne semblaient rien présager de bon.

    Chaque matin, Justin descendait à pied à Tressin, au cœur de la plaine de la Chauffagne. Certes, le bourg était moins grand que Saint-Claudet, mais c’était là que le train s’arrêtait et qu’on déchargeait du wagon postal le courrier de l’ensemble des vallées. Cela faisait toute la différence entre les deux patelins et toute l’importance de Tressin.

    Justin apportait les lettres à expédier. Son sac était souvent léger, car on écrivait peu dans ces coins retirés. Il en prenait un autre en échange, guère plus lourd, qui renfermait cette fois les plis à distribuer. Un travail qui lui mangerait pourtant toutes ses heures, du jour levé jusqu’à la nuit tombée. En fait, il sillonnait le canton tout entier, passant le plus clair de son temps à marcher, parcourant plus de trente kilomètres dans la montagne. Un drôle de métier que celui de facteur rural.

    Dans ce val reculé, Justin montait d’un côté, descendait de l’autre, afin de déposer deux ou trois enveloppes. Il ne s’arrêtait que quelques minutes, pour ouvrir sa gamelle et dévorer le déjeuner que sa femme lui avait préparé. L’été, il faisait une partie de sa tournée à bicyclette ; du moins, tout le bas de la vallée. Après quoi, il rentrait chez lui, trempé d’avoir beaucoup transpiré. Dès l’automne installé, il rangeait son vieux vélo qu’il avait nettoyé et graissé. Il le pendait par les roues à une poutre du grenier pour qu’il ne s’abîme pas ni ne rouille durant ces mois de repos forcé. Il reprenait sa route à pied, parfois sous la pluie ou sous la grêle. Il marchait du matin au soir dans la boue, et ses gros souliers ferrés s’enfonçaient si fort qu’il ne pouvait plus les soulever, soit parce qu’ils étaient trop lourds, soit parce qu’ils restaient collés dans la glaise. Aux premiers frimas, les sentiers devenaient risqués, et, suivant la hauteur de neige qui tombait, le facteur chaussait les skis. D’une autre façon, il appréhendait tout autant le printemps, où le soleil l’éblouissait dès qu’il s’approchait des sommets. À plusieurs reprises, il s’était affalé dans la pierraille grise, ce qui l’avait fait souffrir toute la journée. Il se méfiait des pierres qui tombaient des parois, qui jaillissaient, qui sautaient dans tous les sens, tels des chamois. Il s’agissait parfois d’énormes rochers qui déboulaient, fracassant des arbres entiers sur leur passage, pour s’arrêter dans un vacarme du diable et barrer sa route sans pitié. Ce qui obligeait Justin à contourner l’obstacle avec difficulté, afin de rejoindre plus loin la piste qu’il avait dû abandonner. Force était donc de constater que les quatre saisons exigeaient de lui une extrême attention.

    Pour le travail, l’important était de ne rien laisser dans le fond de sa sacoche, au risque de devoir revenir en arrière ou d’ajouter une étape supplémentaire. En vérité, Justin n’oubliait jamais personne. S’agissant de mandats, il commençait sa tournée par leur distribution pour s’en débarrasser, prenant une allure plus cadencée que lorsqu’il apportait une simple lettre. « Cet argent n’est pas le mien, insistait-il. Celui auquel il est adressé en a besoin. Je dois, plus que pour un autre, presser mon pas. Je redeviendrai serein, sitôt que je toquerai à l’huis de cet Alpin. Il ne me prendra pas dans ses bras ; néanmoins, je verrai un semblant de sourire sur son visage. Les gamins, eux, regarderont avec admiration le billet et les pièces posés sur la table, sans pouvoir les toucher ni les compter. »

    Justin devait franchir tous les cols, tous les versants. Il lui arrivait d’aller au pied de la Mongite dont les parois rocheuses les plus hautes, les plus abruptes, fermaient l’endroit de leurs lourdes portes de granit. Ce chemin traversait à plusieurs reprises le torrent. Quelquefois, Justin passait à gué, en particulier l’été, ce qui était le plus facile, le plus plaisant, et il se rafraîchissait un instant. À l’inverse, au printemps, à la fonte des neiges, l’eau était glacée. Elle était abondante, turbulente, avec des remous de mousse blanche, légère, qui montaient au-dessus de ses genoux et le faisaient trembler. En automne, la pluie s’ajoutait à l’eau sombre qui devenait tumultueuse autant que dangereuse. Quant à l’hiver, l’eau, qui était gelée, se cachait sous les rochers couverts de glace. Il devait être vigilant pour ne pas glisser, car il risquait de se blesser sur les pierres devenues coupantes ou bien de se retrouver trempé, vite frigorifié. Même une seule missive, il était obligé de la porter, quitte à grimper jusqu’au dernier lieu-dit. Il perdait ainsi une bonne moitié de l’après-midi et il ne rentrait chez lui qu’à la nuit tombée. Toutefois, cela ne le faisait ni reculer ni ralentir. C’était son métier, celui qu’il accomplissait année après année, avec sérieux, sans oublier cette célérité que tout le monde lui connaissait, et dont il usait parfois au péril de sa vie.

    Ce soir, dehors, l’automne était tout cotonneux de brume. Dedans, Justin et Prudence étaient blottis dans leur lit, sous le gros édredon de plume parce que l’air avait fraîchi à cause de la pluie. Elle se pelotonna contre la poitrine de son mari pour soulager ce chagrin obsédant qui la rongeait sans fin. Il pesait si lourd sur son cœur qu’avec un sanglot dans la gorge, elle lui soutint que c’était à cause d’elle s’ils étaient seuls. Elle n’était qu’une femme stérile. Il aurait mieux valu qu’il en épouse une autre. Elle pensait à Germaine qui lui plaisait, qui lui aurait donné de beaux enfants, de sorte que maintenant il serait heureux d’avoir une grande famille. Il ne l’avouait pas, pourtant son cœur n’était pas comblé autant qu’il l’aurait souhaité. Elle lui chuchota d’une voix blanche qu’elle se rendait compte que ce grand vide était en train d’occuper toute la place dans leur vie.

    Justin la réconforta :

    — Tu ne dis que des bêtises. Il est fort possible que ce soit moi qui ne sache pas les fabriquer. Le docteur a conclu, tu le sais, qu’il faudrait des examens supplémentaires. À quoi bon ! Que ce soit toi ou moi, le résultat est similaire. Nous ne sommes, ni l’un ni l’autre, responsables de ce constat. C’est la vie et le Bon Dieu qui l’ont voulu. Il n’y a plus à revenir là-dessus.

    Il lui rappela qu’ils devaient se contenter de ce que qu’ils avaient, c’est-à-dire une vie paisible, qui n’était pas celle qu’ils désiraient, sans être pour autant si terrible.

    — Faut croire en l’avenir, ma douce. Il faut espérer…

    La pluie venait de cesser de tomber. La nuit s’était installée, s’était posée en silence dans le moindre recoin de la petite chambre de Justin et de Prudence.

    Freïde-Moùnt était quillé sur un éperon rocheux. Le village cognait sa tête aux cieux, front à tous les vents de la vallée. Des vents qui balayaient les pentes, qui faisaient s’envoler les toits de chaume plus facilement que les feuilles des arbres à l’automne. Au fil des années, ces terres, que personne n’avait voulu travailler, s’étaient transformées en glèbes dures et calleuses. Le hameau se fondait parmi les pierres, entre les maigres bois, ou dans les replis de la roche escarpée qui le retenait prisonnier dans ses bras. Pourquoi les gens s’étaient-ils installés à cet endroit si dépouillé, si haut perché ? Était-ce pour se protéger du froid, des curieux ou de visites éventuelles ?

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