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Du grain pour les poules: Roman
Du grain pour les poules: Roman
Du grain pour les poules: Roman
Livre électronique219 pages3 heures

Du grain pour les poules: Roman

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À propos de ce livre électronique

Étudiant en médecine, David a décidé de consacrer son travail de recherche sur un sujet particulier, l’addiction au sexe. Son parrain, Dominique, sera son sujet d’étude. Sans tabou ni remords, Dominique raconte son enfance, ses conquêtes, tellement nombreuses. En l’écoutant, David s’interroge : pourquoi tant de femmes ? Qu’est-ce qu’elles lui trouvent ? Et surtout, qu’est-ce qui a pu amener Dominique, son parrain adoré, à avoir ce besoin boulimique de femmes ?
Raconter ses « exploits » amène Dominique à remuer des souvenirs enfouis. Sa mère est morte à sa naissance et c’est sans visage féminin qu’il a construit sa vie. Est-ce l’origine de son addiction ? Non, trop facile.
Grâce à ses roses, à Ingrid, Dominique oubliera progressivement le coureur compulsif qu’il était. Mais il y a des plaies qui ne peuvent pas se refermer et c’est à la mort de son père que Dominique entamera la quête de ses origines, ne soupçonnant pas un instant que sa vie est construite sur un double mensonge et qu’il est le plus jeune meurtrier de l’histoire des hommes.

À PROPOS DE L'AUTEUR

D’abord enseignant puis archéologue médiéviste, pour finir conseiller municipal de sa ville, Jean-Denis Clabaut est auteur d’ouvrages historiques et de romans. Cette passion de l’écriture, qui est née dans la librairie de son enfance, l’a amené à fonder l’Association des Auteurs Du Nord qui a pour but la promotion de la lecture et de l’écriture dans les prisons.
LangueFrançais
Date de sortie13 mars 2020
ISBN9791037707048
Du grain pour les poules: Roman

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    Du grain pour les poules - Jean-Denis Clabaut

    Jean-Denis Clabaut

    Du grain pour les poules

    Roman

    © Lys Bleu Éditions – Jean-Denis Clabaut

    ISBN : 979-10-377-0434-8

    Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

    Je n’ai rien compris. 

    Moi qui me targue d’être un esprit ouvert, un étudiant brillant, je n’ai rien compris. Mon sujet d’étude, mon cobaye comme je l’appelais en riant devant mes amis, était avant tout un homme dont je n’ai pas su voir les terribles blessures, jamais cicatrisées.

    Dans l’enveloppe libellée à mon nom, des documents et une lettre. Elle explique tout, raconte l’indicible. J’y ai découvert le récit de sa naissance, qu’il a retrouvé après des recherches acharnées. D’autres révélations aussi.

    Non, je n’ai rien compris.

    Il pleut sur le cimetière, déserté en ce huit octobre.

    La Toussaint est encore lointaine. Sagement alignées, les tombes attendent d’être nettoyées pour l’événement. C’est ainsi qu’on pratique par chez nous, dans cette région où la pluie récurrente incite sans doute aux activités ménagères. Dès la mi-octobre, les dalles de marbre et de pierre sont débarrassées des mauvaises herbes inconvenantes qui s’acharnent à pousser dans chaque interstice. Puis, armés de seaux et de brosses, les vieux, et souvent les femmes, briquent, astiquent, lustrent avec acharnement les monuments malmenés par les éléments. Rien de morbide dans ce cérémoniel, juste de la nostalgie. Rien de silencieux non plus. C’est fou ce qu’une veuve peut raconter à son mari défunt, tout en frottant avec acharnement, comme avant, quand elle faisait la vaisselle et que déjà, du salon, il ne l’écoutait pas. Au moins, il ne peut plus changer de pièce désormais. Ou partir au bistrot.

    Je ne suis pas venu sacrifier à ce rituel. Trop jeune. Plus tard peut-être, pour lui. Dans ma main, un bouquet de roses que je pose simplement sur la pierre, avant de reculer. Personne ne sait qu’il est là. Pas une plaque, pas non plus d’inscription. Un mort clandestin. Sur la tombe, des noms sont gravés, des plaques soigneusement entretenues le disputent aux fleurs régulièrement renouvelées. « À ma fille adorée », « Mon ange ». Pour lui, rien. Dominique est effacé du livre des morts. Sauf pour moi.

    Les roses sont incontournables. Jamais je n’aurais cru que lui, le coureur de jupons impénitent, qui n’a jamais offert la moindre fleur aux multiples femmes qu’il a… disons séduites, que cet homme donc, mon parrain, puisse être touché par ces fleurs. Touché est d’ailleurs un terme bien faible. Elles ont, selon ses propres mots, bouleversé sa vie. Mais tout viendra en son temps, au cours du récit.

    Pour l’heure, je demeure immobile, trempé. Trois sortes de roses, symboliquement. Des blanches, immaculées, aux larges pétales recourbés à leur extrémité, imitant les lourds drapés des tableaux des peintres flamands. Vous savez, ces robes d’un vert ou d’un rouge profond que portent les vierges à l’enfant d’un Van Eyck ou d’un Hans Memling, où le tissu velouté à souhait, que l’on doit se retenir de caresser, retombe au sol en plis anguleux. Voilà ce que sont ces roses : des robes de Madones qui incitent à l’introspection spirituelle. À leur côté, quelques fleurs dont la couleur décline toute la gamme de teintes allant du rose pâle au rose profond. Des pétales simples, courts, sans fioritures, mais quelle profusion ! Serrés les uns contre les autres, ils composent un cœur charnu, appétissant, presque dodu : des fleurs qui mettent en appétit et donnent envie de croquer la vie. Enfin, pour achever cette triade, quelques exemplaires aux longs pétales fièrement dressés, serrés en écrin autour du cœur, et qu’il faut écarter légèrement pour apprécier au mieux le trésor que ce coffre recèle : un parfum à nul autre pareil, à la fois délicat et musclé, soyeux et enivrant, des fleurs que l’on tient entre les deux mains avant d’y plonger le nez, les yeux clos afin d’en humer toute la subtilité avec un sourire d’extase. Le parfum du bonheur, l’odeur de l’âme.

    Voilà ce qu’il m’a appris également, cet homme que je n’ai pas compris. Je tourne le dos à sa tombe et m’éloigne, laissant les roses lui parler en tête à tête. Je pense avoir bien choisi en rassemblant la spiritualité, le bonheur et la vie. Tout ce à quoi il aspirait.

    Je suis déjà venu ici, devant cette tombe. Il y a deux jours. Enfin, deux nuits. J’étais accompagné par des ombres discrètes. Le ciel était encombré de masses de nuages en procession. C’était une nuit très sombre, sans lune. Tant mieux. Pour ce que nous avions à faire, c’était une bonne chose. Ça n’avait pas forcément été facile de les convaincre, mais tous étaient là, fidèles à leur parole et leur engagement.

    Heureusement que parmi nous, il y a l’adjoint au maire chargé des cimetières. Ainsi il a pu, sous un prétexte quelconque, procéder au descellement de la dalle. Nos voitures sont garées juste à côté de la porte secondaire, discrètement. Bien sûr, nous avons les clefs et c’est sans aucun bruit que nous déverrouillons la porte, avant de sortir le cercueil de la fourgonnette. Pas un corbillard, mais un véhicule de chantier, débarrassé pour l’occasion de ses outils et matériaux. Ils sont cinq à m’aider pour porter le cercueil le long de l’allée, sans bruit. Juste les pas qui font crisser en cadence les cailloux. Pendant ce temps, d’autres hommes se sont occupés de soulever la dalle. Des violeurs de sépulture, voilà ce que nous sommes ce soir. L’un est notaire, un autre enseignant, un troisième architecte. Des hommes venus d’horizons différents, réunis par la même quête. Cette nuit, leur fraternité est totale. Ils ont tous accepté de prendre le risque d’être surpris dans cette délicate situation : inhumer en pleine nuit un homme, sans aucune autorisation, dans un caveau qui n’est pas le sien. Un passager clandestin pour l’éternité. C’est sa volonté, sa dernière et unique volonté, reposer auprès de sa sœur, comme il l’a fait durant neuf mois de vie intra-utérine, reposer et avoir l’éternité pour lui demander pardon. C’est ainsi qu’il l’a écrit. Impossible de ne pas satisfaire sa demande.

    Il a fallu jouer de ruse et s’assurer la discrétion du responsable du crématorium. Une poignée de main a suffi à le reconnaître. Il est de chez nous. En quelques mots, la situation a été expliquée et une solution discrète a été trouvée. De toute façon, il n’y avait aucun membre de sa famille à la cérémonie. Nous étions sa seule famille. Pour donner le change, des cendres ont été dispersées dans le jardin du souvenir, venues d’on ne sait où, et nous avons chargé le corps de Dominique en début de nuit, pour l’amener ici. Il n’existe déjà plus. Maintenant, il va disparaître, au moins pour un temps. Jusqu’à ce que sa mère vienne le rejoindre sans doute.

    L’obscurité est profonde. Au-delà d’une dizaine de mètres, on ne voit rien. Nous posons le cercueil sans bruit devant le caveau ouvert et je regarde. Elle n’est plus très blanche cette petite boîte, aujourd’hui recouverte d’un demi-siècle de poussière jamais dérangée. C’est à moi que revient le rôle de descendre, aidé par des mains amies. Je dois faire un peu de place. Il y a déjà deux cercueils, plus le petit que je soulève avec délicatesse, le front inondé de sueur malgré la fraîcheur nocturne. Il ne pèse rien. Je me refuse à en imaginer le contenu et le pose avec respect sur un autre, libérant ainsi l’espace nécessaire. Les mêmes mains m’aident à sortir, puis nous empoignons les cordes et laissons descendre le cercueil neuf de Dominique. Nous seuls savons. Son nom ne sera pas gravé sur la pierre. Seul celui de Blandine restera. Le sien disparaîtra. C’est ce qu’il voulait. Il n’a ni épouse ni enfant. Aussi, personne ne viendra fleurir cette tombe, hormis sa mère qui, depuis 50 ans, passe au moins une fois par semaine. De cette manière, elle rendra enfin hommage au fils qu’elle n’a jamais voulu voir. Les fleurs déposées seront un peu les siennes. Les larmes seront également pour lui, et il prendra une part de la tendresse maternelle qu’il n’a jamais eue.

    Je redescends, soulève à nouveau le petit cercueil blanc et le pose à côté de celui de Dominique, tout contre. Il ne l’a pas demandé, mais c’est ce qu’il aurait voulu, j’en suis certain.

    Malgré nos efforts, la lourde pierre ne reprend pas sa position facilement. Dans le silence nocturne, il nous semble que le caveau s’est refermé avec un bruit qu’on a dû entendre de loin, et nous restons figés quelques instants. Non, aucun mouvement. Rien ne bouge. Les chats errants sont les uniques témoins de l’étrange scène qui se déroule alors. Gantés de blanc, la taille ornée de nos tabliers, nous formons la chaîne autour du caveau de notre frère défunt. Un long silence, puis quelques mots à voix basse, et les mains se dénouent, les tabliers sont enlevés, les gants retournent au fond des poches. Chacun reprend la direction de la sortie et les voitures redémarrent.

    Voilà, j’ai fait ce qu’il a demandé. Je me sens apaisé. La pensée de le savoir aux côtés de sa sœur, même si je ne crois pas en la vie éternelle, me fait plaisir. Il me semble que grâce à nous, les choses ont repris un ordre logique, perturbé depuis tant d’années. Et dire que j’ai intégré la loge grâce à lui ! Au départ, j’étais circonspect quand il me l’a proposé. Je l’aimais beaucoup depuis ma plus tendre enfance, et comme il était devenu mon sujet d’étude, nous avions acquis une incroyable intimité avec le temps passé en tête à tête. Mais cette partie de sa vie, ses réunions tous les quinze jours, les symboles, la discrétion obsessionnelle des Francs-Maçons, tout ça ne me disait rien. Il m’a fallu le temps de comprendre.

    En tous cas, jamais je ne me serais imaginé alors, en acceptant cet engagement, que je me retrouverais aujourd’hui dans la peau d’un pilleur de tombe. Sauf que là, nous n’avons rien volé. Juste remis quelqu’un à sa place.

    Quand je pense que cet homme, je l’ai détesté parfois, presque haï même. Je ne comprenais pas, j’étais désorienté. Il faut dire que ses confidences ont dépassé toutes mes attentes. Recueillir ainsi les témoignages d’un coureur de jupons quasi professionnel, une sorte d’anthropophage de la gent féminine, c’était au-delà de mes espoirs. Maintenant que je sais, je le plains, et je ne l’en aime que davantage.

    À l’époque, j’étais étudiant en médecine et je me destinais à la psychiatrie. Je voulais travailler sur les addictions, et particulièrement celle du sexe. Je savais vaguement que celui que mon père m’avait choisi comme parrain était un collectionneur de femmes. Aussi, c’est vers lui que je me suis tourné. J’ai été servi, bien servi. Mes carnets de notes sont emplis d’anecdotes parfois cocasses, souvent impensables, toujours cyniques. Mais je ne m’attendais pas à contribuer à réveiller le passé, pas celui-là. Si j’avais su, l’aurais-je fait ? Voilà une question qui me hante depuis son décès. J’y ai une part de responsabilité, et c’est un peu pour me décharger de ce poids que j’ai décidé de mettre tout cela par écrit.

    Il paraît que ce sont des études très difficiles, que les étudiants qui passent les années l’une après l’autre sans redoubler sont rares. C’est pourtant mon cas. Depuis que j’ai intégré les bancs de l’université de médecine, tout m’a semblé évident. Ai-je seulement appris un cours ? J’ai l’impression que non. Ma mémoire a emmagasiné, trié, rangé, tant j’ai pris de plaisir à écouter les divers spécialistes qui nous ont enseigné, progressivement, les mystères du corps humain. « Toi, tu es fait pour ce métier, c’est évident », me disent les autres avec une pointe de jalousie dans la voix. Peut-être. Mais aurais-je été moins brillant en école de journalisme ou d’ingénieur ? L’école, ça a toujours été le pied. Depuis des années, je vis dans un bonheur permanent, celui d’apprendre. Qu’ai-je à faire ? Écouter, noter, retenir, en découvrant sans cesse de nouveaux domaines, maîtrisant petit à petit les mystères de la langue et de la science. Où est la difficulté là-dedans ? Je préfère de loin venir à l’école, dans des classes chauffées, protégé des intempéries, que de travailler avec mon père. Je l’ai fait pendant des années, à toutes les vacances. Le soir aussi. Un calvaire. Lui est passionné par son métier. Il est maraîcher. Faire pousser des légumes, dans ses serres ou en plein champ, c’est sa passion.

    Pas moi.

    Je n’ai jamais aimé avoir les ongles crasseux de terre, devoir me couvrir pour lutter contre le froid, passer des heures courbé en deux, à m’en casser le dos, pour repiquer des lignes tellement longues de poireaux. Ceux qui se plaignent de l’école n’ont jamais connu le travail maraîcher. Imaginez seulement : un champ, si long, avec un tracteur qui creuse un sillon et derrière, moi, une botte de jeunes poireaux dans la main, plié vers le sol, occupé à déposer bien verticalement, contre le bord du sillon, mes légumes verdâtres en faisant attention de les espacer régulièrement. Un travail de machine, qui ne demande aucune réflexion, qui exige même de déconnecter le cerveau. Un comble pour un humain. Me voilà animal, mécanique. La seule chose qui m’intéressait, c’était quand mon père transférait le liquide malodorant destiné à protéger les légumes des bestioles, de la grande cuve sur roue jusque dans les arrosoirs. Là, il se passait quelque chose d’intéressant qui m’intriguait furieusement, du haut de mes sept ans : le liquide montait comme par magie dans le tuyau qui dépassait de l’ouverture de la cuve, située au sommet, et descendait dans les arrosoirs.

    Oh ! David ! Tu rêves ?

    Non, papa. Je réfléchis.

    Tu penses aux poireaux ?

    Non. Dis-moi, comment fait-elle, l’eau, pour monter dans le tuyau ?

    Par siphon. C’est le principe des vases communicants. Bon, allez, fini de bavasser. Au boulot.

    Voilà, rien de plus. Le mystère restait entier. Mon père paraissait maîtriser tout cela et m’en avait parlé comme d’une évidence. Aussi, le soir, alors que chacun me pensait endormi, j’ouvrais l’encyclopédie « Alpha » dans le secret de mon lit et, caché sous l’intimité des draps, je cherchais fébrilement. L’explication était fluide, logique. Le bonheur. Je faisais bien attention à ne pas corner les pages ni les salir de mes doigts couleur de terre, que je m’échinais à récurer avec la brosse à ongles. Peine perdue. J’étais marqué jusqu’au fond de mes empreintes. J’appartenais à la terre, c’était inscrit de manière indélébile ; j’étais son prisonnier, tatoué comme à Auschwitz. En comparaison de ce travail ingrat, l’école était l’antichambre du Paradis. Ouvrir un livre y était considéré comme la marque d’un esprit éveillé, pas une perte de temps.

    Le poireau que j’étais s’épanouissait, engraissé par les programmes scolaires.

    Vous ne comprenez toujours pas ? Un dernier exemple alors, sans doute le pire. Mon père faisait pousser des fraises, et il fallait les cueillir. Qu’y a-t-il de pénible dans le fait de ramasser des fraises, d’autant plus que rien n’empêche d’en manger ? Vous m’enviez ? Alors, écoutez. Mon père avait pris du temps pour m’inculquer les gestes du cueilleur, au moins… une pleine minute, ce qui était beaucoup. Puis je partais, au milieu des autres cueilleurs, payés en liquide bien sûr, à nouveau courbé en deux jusqu’au sol parce que « à genoux, on perd trop de temps » m’avait dit mon père. Et le temps, c’est de l’argent, évidemment. Donc plié en deux, je soulevais les feuilles et remplissais mon panier, mais attention ! Hors de question de toucher les délicats fruits rouges de mes doigts ! Ça les abîme irrémédiablement et l’endroit touché est le premier à pourrir. Vous vérifierez quand vous achèterez votre prochain panier de fraises. Pour qu’elles conservent bien, pour que vous puissiez également les plonger avec délectation dans le sucre, il faut qu’elles aient une queue. Donc la fraise dans la paume de la main, il faut couper le pédoncule pour lui laisser une longueur d’un ou deux centimètres et laisser tomber délicatement le fruit dans le petit panier. Or, c’est la pression de l’ongle du pouce contre la deuxième phalange de l’index qui réalise cette coupe. Technique, non ? Oui, mais surtout, au bout de centaines de fraises, l’index est en sang. Et il faut continuer. Combien de fois ai-je pleuré sur ces maudits fruits ! Je les déteste maintenant, et les voir ainsi, sur les étals, rouges du sang des cueilleurs, j’en suis dégoûté.

    Tout cela pour que vous compreniez bien que l’école, finalement, c’était le bonheur. Et donc la médecine, après avoir brillamment décroché mon bac scientifique, c’était une double assurance : la certitude de longues études, d’un métier passionnant et surtout, le visa pour quitter le monde des esclaves de la terre.

    Donc brillant ? Non. Juste motivé, très motivé.

    Mes professeurs comptent sur moi pour réaliser un mémoire passionnant. Je suis bien noté, bien vu, considéré comme un futur chercheur. Peut-être même un futur enseignant. Moi, ce n’est pas

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