Goût d'étoile: Roman
Par Alfred Nasewicz
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À propos de ce livre électronique
Élisa. Un prénom et un baiser envoûtant au goût de sang.
Cinquante ans ont passé, émaillés de conquêtes sans que l’Écrivain, entravé de cet amour avorté, ne parvienne à s’en libérer.
Il se retourne alors sur sa vie passée et pour en expier les fautes et péchés supposés, imputés ou réels, il pose des mots sur ses plaisirs, écueils et fantasmes.
Afin de s’accepter, en espérant encore possible de pouvoir vivre un avenir paisible, il décide de faire naître par ses mots, Paul Glacier, son personnage alter ego, à qui il va les faire partager.
Il lui fera puiser, au travers de trois mariages et d’une suite d’aventures féminines débridées, sa force créatrice à l’origine de la glace au « Goût d’étoile », quête maté-rielle et gourmande de sa recherche de l’Autre, la femme unique qui lui serait destinée.
Leurs deux existences bousculées se réinventent et se répondent sous une plume poétique et élégante pour se livrer dans un récit-écho singulier qui en surprendra plus d’un.
La lecture de ce roman est une nécessité pour celui qui cherche à percer l’ambiguïté du sentiment amoureux.
Paul Glacier sillonne entre ses passions et les femmes, chacune lui apportant quelque chose de différent. Un hommage, un chant des corps féminins, qui ne laisse pas de marbre.
EXTRAIT
Un paragraphe du « Vieux Saltimbanque » terminé, je tournai la page, avant de reprendre ma lecture, je levai la tête, et vis l’hôtesse s’avancer très lentement. Juste derrière, presque collée à elle, les mains sur ses épaules, s’avançait la magnificence. Une beauté aveugle ! J’étais abasourdi, mais soulagé. Son handicap me laissait peut-être une chance. Ça ne devait pas courir les rues les adorateurs des beautés aveugles ! Ce ne fut qu’à son retour des toilettes que je découvris ses jambes interminables chaussées de cuissardes en skaï blanc. J’étais ébahi. Trop belle pour moi.
Je retournais à mon livre et pensais à l’une des interrogations de ma jeunesse. Quelle infirmité me serait la plus douloureuse ? Ne plus pouvoir lire était ma hantise. Aujourd’hui les livres en Braille sont nombreux, presque tous les classiques sont édités en audio, les ordinateurs peuvent lire n’importe quel texte alors cette calamité n’a plus la même portée. Mais à présent, j’étais presque vieux. Les femmes qui me regardaient à mes vingt ans étaient fanées ou mortes aujourd’hui. Les amours de mes trente ans en avaient soixante maintenant et, telles des cougars, regardaient les jeunes corps triomphants. Celles que moi je regarde aujourd’hui ne me voient pas ou au mieux m’accordent leur déférence due aux séniors. Je suis le quatrième sexe, celui sans attributs. La beauté qui m’entoure n’est plus pour moi et pourtant il me serait insupportable de ne plus la voir.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Né en 1952 en Lituanie, Alfred Nasewicz passa ses premières années en Russie puis en Pologne. Il se passionna très tôt pour la lecture. L'escrime qu'il débuta à quatorze ans forgea son chemin de vie. La littérature devint prépondérante quand la retraite lui offrir pleinement ces "temps d'écriture".
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Avis sur Goût d'étoile
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Aperçu du livre
Goût d'étoile - Alfred Nasewicz
Alfred Nasewicz
Goût d’étoile
Roman
ISBN : 978-2-37873-766-5
Collection : Blanche
ISSN : 2416-4259
Dépôt légal : octobre 2019
© Illustration de couverture Mariola Jaśko
© Couverture editions Ex Æquo
© 2019 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays
Toute modification interdite
Éditions Ex Æquo
6 rue des Sybilles
88370 Plombières Les Bains
www.editions-exaequo.com
Merci à Pat.
A Mariola Jaśko pour son œuvre et son amitié
Préface
Ce roman à facettes ressemble au parcours subtil des abeilles en quête de nectar. Leur trajet complexe d’un point à un autre, les codes secrets indiquant l’attractive floraison, la hiérarchie mystérieuse de leurs sens, se muent à travers ces lignes elliptiques en une recherche envoûtante de l’amour absolu marquée par l’envie persistante de butiner des femmes pour qu’elles deviennent le miel d’une existence solitaire.
D’une très belle écriture imagée et poétique, l’auteur nous offre un voyage haletant et sensuel entre les interstices de corps féminins rayonnants ou ombrageux. Cette quête qui oscille entre extase et désespoir, communion et solitude, réalité fugace et imaginaire débridé, nous entraîne dans un vertige de sentiments contradictoires. Une saga familiale égratignée ne cesse d’interpeller l’un de ses membres dans une sorte de folie tourbillonnante.
Ainsi, lorsqu’il a terminé ce roman, le lecteur réalise que parmi les souvenirs équivoques de sa propre existence, il vient de revivre avec bonheur les sensations enfouies ou exaltées de l’amour essentiel.
Jean-François Rottier
Et si…
La femme assise côté couloir, place 19 C, avait de longs cheveux roux et portait d’énormes lunettes noires qui laissaient entrevoir l’existence d’une beauté, de celle qui vous crie que l’amour existe. De celle aussi qui vous fait vous sentir aussi insignifiant que le vent du matin qui fait bouger le voilage de votre fenêtre juste avant que vous n’ouvriez les yeux, qui vous intimide comme la fille que vous croisiez l’année de vos quinze ans sans jamais oser lui sourire. Elle était de cette splendeur qui vous désarme en vous privant de votre éloquence comme le regard suave de la fille à la perle de Vermeer, paralyse votre esprit fin et léger par le souvenir du pubis immaculé de votre première nuit, vous dépouille de votre importance par le voile d’un baiser famélique, et finalement fait de vous un RIEN qui attend. Son manteau en skaï vert-pomme rehaussait l’étendard de ses cheveux lisses et la blancheur d’une robe très courte accentuait la peau diaphane de ses cuisses au creux attrayant.
Si je n’avais pas été bousculé par les passagers impatients, j’aurais pu trouver un prétexte pour ralentir mon avancée et m’emplir de cette beauté sans pour autant oser l’aborder. Résigné, moi qui n’étais plus que l’autre qui attend, je me laissais choir sur mon siège 23 C.
Ma lecture du livre « Le Vieux saltimbanque » était superficielle, mes pensées soutenues par la masse de cheveux roux dépassant du siège, revenaient vers l’inconnue.
Imagine, et si…
En allant aux toilettes, elle laissait tomber son mouchoir. C’était stupide, aujourd’hui personne n’utilise plus de mouchoirs en satin. Ainsi se terminait la fantasmagorie. Kleenex avait tué la grâce.
Et si…
Je la suivais à sa descente de l’avion, soudain elle trébucherait et vacillerait, mon réflexe d’escrimeur d’antan me permettant de la rattraper avant sa chute. Reconnaissante, elle me sourirait et la conversation s’engagerait.
Je pouvais faire encore mieux, imagine…
Sur l’escalator descendant voisin du mien, le passager d’en haut laissait échapper sa valise de cabine qui dégringolerait à toute vitesse dans un vacarme de tonneau métallique. Alerté, je me retournerais, percevrais le danger et plongerais pour stopper le bagage fou qui m’entraînerait dans sa course. Affolé, le propriétaire de la valise se précipiterait et me proposerait son aide, mais Les cheveux roux lui demanderait de la laisser faire.
C’était beaucoup mieux. Elle ne pourrait pas rester indifférente.
Un paragraphe du « Vieux Saltimbanque » terminé, je tournai la page, avant de reprendre ma lecture, je levai la tête, et vis l’hôtesse s’avancer très lentement. Juste derrière, presque collée à elle, les mains sur ses épaules, s’avançait la magnificence. Une beauté aveugle ! J’étais abasourdi, mais soulagé. Son handicap me laissait peut-être une chance. Ça ne devait pas courir les rues les adorateurs des beautés aveugles ! Ce ne fut qu’à son retour des toilettes que je découvris ses jambes interminables chaussées de cuissardes en skaï blanc. J’étais ébahi. Trop belle pour moi.
Je retournais à mon livre et pensais à l’une des interrogations de ma jeunesse. Quelle infirmité me serait la plus douloureuse ? Ne plus pouvoir lire était ma hantise. Aujourd’hui les livres en Braille sont nombreux, presque tous les classiques sont édités en audio, les ordinateurs peuvent lire n’importe quel texte alors cette calamité n’a plus la même portée. Mais à présent, j’étais presque vieux. Les femmes qui me regardaient à mes vingt ans étaient fanées ou mortes aujourd’hui. Les amours de mes trente ans en avaient soixante maintenant et, telles des cougars, regardaient les jeunes corps triomphants. Celles que moi je regarde aujourd’hui ne me voient pas ou au mieux m’accordent leur déférence due aux séniors. Je suis le quatrième sexe, celui sans attributs. La beauté qui m’entoure n’est plus pour moi et pourtant il me serait insupportable de ne plus la voir.
Et si…
…elle était non-voyante de naissance ? Avait-elle vu la beauté ne serait-ce qu’un instant ou l’avait-elle connue seulement par le toucher de ses mains ? Les parfums qu’elle hume pouvaient-ils prendre une forme ? Ne pouvant les imaginer, elle ne verrait pas mes rides, ni mon crâne chauve ni la peau distendue de mon cou. Mais ma voix me trahirait. De plus, elle ne pourrait pas voir l’éclat de mes yeux, celui qui ne ment pas, qui crie « ta beauté me transperce », de ce bleu azur qui avait fait chavirer d’autres cœurs en d’autres temps et qui attend perpétuellement de sombrer lui-même.
Sa canne pliante chromée — et non blanche — bougeait au rythme d’une musique que je ne pouvais entendre. Ses mains fines gantées de satin blanc ressemblaient aux pinceaux de Turner et enveloppaient d’une brume dorée l’intérieur de cet avion en un tableau improbable. Je continuais de divaguer.
Imagine…
Le traumatisme cérébral dû à un accident de voiture aurait entraîné une perte de la vue. Cet avion l’emmenait à Paris où elle se ferait greffer un implant et elle verrait à nouveau. Alors elle pourrait me discerner, succomber au charme d’un vieux-beau. Cela ne pouvait m’arranger, car, dans ce cas, elle était déjà avec quelqu’un qui l’attendait, et ce n’était pas moi. Au diable la guérison tant que nous n’étions pas ensemble. Mais alors surgissaient les questions : qui l’habille ? Qui prend soin d’elle ? Qui partage sa couche et ses repas ? Homme ou femme ? Dans ma suffisance masculine, je me répondais qu’une aide à domicile, vieille et grêle, lui tenait compagnie.
Au milieu de son livre, le vieux saltimbanque-écrivain surnommé Big Jim me livrait l’aveu que, finissant l’écriture d’un chapitre à la tombée de la nuit, il manquait à la parole donnée à sa femme et se versait en douce de la gnole dans son verre de vin rouge autorisé.
L’hôtesse annonçait « la personne nécessitant une assistance est priée d’attendre le départ de tous les passagers, nous viendrons la chercher ». Cette phrase me précipita hors de l’appareil, puis sur les tapis roulants de l’escalator et finalement dans la nuit sans astres chassés par la lune dont la plénitude transformait la bruine argentée en poussière d’étoiles au-dessus du Grand Paris.
Qui était-elle ? Chanteuse de rock, choriste d’un sosie de Claude François ?
Et si…
Elle était la femme mystérieuse du film de Robert Altman « The Last Show » qui aurait troqué son skaï blanc pour un vert tout en gardant la toison flamboyante de l’ange de la mort ?
Je fuis cette possibilité pour me réfugier dans l’écriture.
Cette petite histoire, qui, une fois écrite, pourrait devenir une nouvelle, me laissait une impression de déjà-vu au point de me perturber. Mon cerveau emprunta une spirale descendante dans le temps pour… retrouver « L’avion de la belle endormie », une nouvelle écrite par G. G. Marquez en 1982, l’année de mon arrivée en France, et que j’avais lue il y avait bien des décennies.
En France, on n’édite que peu de nouvelles si prisées ailleurs. Il fallait que cette rencontre furtive et presque virtuelle devienne un roman. Malheureusement, je ne trouvais pas de suite à donner, d’histoire à raconter.
À ma sortie de l’avion, j’avais fait mon deuil de Big Jim et de son saltimbanque.
L’envie de magie m’avait rattrapé, je laissais mes pensées vagabonder vers la poussière qui devint la chair de mon vieil ami Ray Bradbury, et assis sous un pommier, j’ai réécouté oncle Einar me conter le goût d’un astre qui fond dans la bouche. Seulement, il m’avait emmené au « Pays d’octobre » et m’avait laissé sur ma faim en évoquant le goût d’étoile, sans jamais le décrire.
Je tenais le titre et le sujet : Goût d’étoile, il me restait à en trouver les personnages et… à l’écrire. Pour éviter le syndrome de la page blanche, je décidais que « Et si… » en serait le premier chapitre…
En arrivant à la maison, je n’avais qu’une hâte : m’installer au clavier de mon Lenovo que j’avais baptisé Léonid. C’était compter sans mes chats. Cette fois, ce fut Toutcha qui, en bonne princesse, s’agrippa à mon mollet pour se plaindre de mon absence.
— Arrête d’embêter le Maître, laisse-le souffler un peu. Il a fait un long voyage. Mais toi, tu ne peux pas savoir ce que c’est, même si ton nom veut dire « nuage gris », tu n’as jamais voyagé. D’ailleurs, tout est trompeur chez toi. Tu es un bleu russe, mais on t’a appelée « nuage gris », alors que t’es plutôt une éminence grise. T’es une princesse, mais on t’appelle Kniagina, déclara Cook.
Il demanda :
— Avez-vous fait un bon voyage, Maître ?
— Je préfère ne pas voyager du tout que de découvrir la moitié du monde et finir comme toi, capitaine Cook, poignardé puis dévoré sur l’île de Sandwich, n’est-ce pas ironique ? assena Toutcha qui courut s’abriter derrière le canapé.
Il était clair qu’il avait dû se passer des choses pendant mon absence. Je n’avais rien vu de déchiqueté dans le salon, mais c’était l’état de la chambre qui m’inquiétait le plus, pourtant je choisis de ne pas y monter tout de suite.
— Oui, j’ai fait un bon voyage, merci. Et j’en profite pour vous poser une question : Quel est le goût d’étoile pour toi mon Capitaine ?
— Crevette sauvage de Madagascar.
— Et pour toi, Toutcha ?
— J’ai le goût d’étoile quand je lèche vos doigts. Et selon vous, Maître chéri ? demanda-t-elle.
— Celui des cristaux de glace du mois de décembre de mon enfance. Et si on allait dans le jardin, mes chats ? Je vais vous conter une rencontre que j’ai faite dans l’avion, et qui cependant, n’en est pas vraiment une.
— Chouette, j’adore quand les choses ne sont pas celles qu’elles semblent être ! se ravit l’éminence grise.
T’chérie et le goût d’étoile
Son père était un jongleur nommé Le Géant qui faisait virevolter les assiettes, des massues, des anneaux, des balles, des bâtons du diable, des yoyos, des torches et des étoiles. Cet homme avait porté son élue sur un piédestal avant de lui offrir sa liberté. Pour assurer un avenir stable à sa famille, il était devenu un mari et un père aimant oscillant entre le bureau et le domicile, entre la ville bétonnée et la banlieue verte, un employé modèle habitué à jongler avec les horaires. Il avait perdu son sobriquet, mais gagné l’amour. Devenu saltimbanque des devoirs et des tranquillisants, il trouvait encore l’énergie de jongler avec les mots, les phrases, des contes et des images pour le bonheur de sa fille unique T’chérie, surnommée ainsi à cause du zozotement dont il était affublé.
Sa femme, la Fée, trapéziste suspendue dans les airs, une déesse engendrée par le grand amour dans l’esprit de son homme, n’était plus qu’une épouse-mère funambule sur la corde des crédits et des budgets de Noël étriqués. Maman fantasque et grande amoureuse, elle trouvait encore la force de parler d’étoiles ou de pierres plates rebondissant sur les eaux du fleuve Amour pour aller de l’autre côté y rencontrer le cœur vert en attente.
Ils avaient troqué leur roulotte mécanisée contre une maison à laquelle on accédait par un chemin de terre, maudit par les chauffeurs, mais apprécié des promeneurs, traversant les champs verdoyants, dorés ou bruns selon la saison. Construite en parpaings, cette toute petite maison, refuge des rêves, était située dans un jardin aux arbres impérieux, aux bambous vertigineux et aux chemins multiples qui aboutissaient tous à la rivière et à l’Île aux songes, pas plus grande que leur maisonnette. Y accédant par un pont en bois, T’chérie aimait s’y adonner à ses rêveries. Les contes de son père se raréfiaient, les histoires de sa mère raccourcissaient, les livres que T’chérie lisait se modifiaient, les fables devenaient des nouvelles, les songes des poèmes, les récits se muaient en romans, seules les étoiles au-dessus de son hamac ne changeaient pas. À terre, elle ne quittait jamais un livre ni ses trois balles de jonglage, mais c’est perchée dans les arbres de son île qu’elle tissait ses rêves. Elle affectionnait plus particulièrement la nuit. Celle de l’hiver qui arrivait tôt pour lui apporter les astres glacés et surtout celle de l’été qui tardait, mais la récompensait par des plongeons rafraîchissants au cœur des étoiles posées sur le cours d’eau filant.
L’été de ses sept ans, lors d’une balade dominicale, elle s’arrêta devant le chariot du glacier qui, avec une adresse alléchante, jonglait avec les boules or et argent pour satisfaire la foule d’enfants en attente. Son tour venu, l’homme à la barbe et aux cheveux blancs lui demanda :
— Quel parfum veux-tu ?
— Une glace au goût d’étoile, s’il vous plaît, monsieur le magicien d’argent.
— On ne l’a pas encore inventée, reviens dans quelques années.
Désemparée, elle regarda ses parents. Maman cherchait quelque chose dans son sac, papa baissa les yeux. T’chérie comprit sa solitude et demanda :
— Alors, sorbet fruit de la passion, une boule, s’il vous plaît, monsieur le glacier.
Le jour de son dixième anniversaire, un cousin éloigné l’a prise par la main, l’emmena sur l’Île aux songes et lui parla des filles et d’amour. Voyant qu’elle ne comprenait pas, il se pencha et lui donna un baiser sur la bouche qui fit exploser ses tympans.
— Est-ce que ça te donne une petite idée de ce que tu perdras en ne m’aimant pas ?
T’chérie rougit de pied en cap. Son cœur partit en déluge hors de son corps et le réintégra telle une tornade.
Le baiser de ses quinze ans fut différent. La soirée marquant la fin des années-collège était assommante et c’est presque à contrecœur qu’elle accepta un dernier slow. Elle sentit les mains de son cavalier frôler ses seins, descendre le long de ses hanches puis se poser sur ses fesses et là, elle voulut se dégager. Trop tard, la bouche de Timothy avait touché celle de T’chérie et la remplit de lait condensé, enflamma ses oreilles, fléchit ses jambes, cogna son cœur. Une douleur agréable alluma ses reins et mourut anonyme. Pour revenir la semaine suivante et la prendre baignée dans la lumière des étoiles filantes. Cette nuit-là, T’chérie déclara : « Je serai une graine de fleur qui ensemence les vents » et elle devint la jeune fille que tout garçon souhaite aimer. Pour ceux attirés par les brunes, elle avait des cheveux de jais, pour les amateurs de blondes, ses nattes de blé serties de cocardes du bleu de ses yeux faisaient chavirer les navires de leur destin, aux adorateurs de rousses, les flammes rougeoyantes leur brûlaient les tripes et dévoraient leur cœur. Elle était toutes les femmes et elle était unique. Elle parcourut les pays en quête d’âmes, passa son temps à localiser les corps vides et les vies creuses. Lorsqu’elle trouvait de beaux récipients à emplir, elle y dégageait de la place pour s’y loger. Elle voulait un homme pour toutes les femmes qu’il y avait en elle. Les années lui apportaient des hommes aux saveurs différentes. Il y avait ceux au goût d’oursin du canal du Mozambique, de bonbon à l’orange, du sorbet au litchi, de mentholé givré, de pastèque bien rouge, de Milk Shake vanille, de fleur de lait, de barbe à papa, d’iode, d’essence d’arbre, et même de sucré-acidulé.
Le jour de son trente-neuvième anniversaire, T’chérie passant devant une vitrine bariolée, se souvint de la glace de ses sept ans, entra dans la boutique sucrée, rangea son livre de poche dans son sac et commanda :
— Deux boules au goût d’étoile, s’il vous plaît, monsieur le magicien !
L’homme, qui venait de déposer dans sa vitrine un écriteau criard « Nouveau parfum ! Goûtez Estrella ! », le glacier au catogan et à la barbe de trois jours, sans sourciller, lui servit la glace demandée en lui souriant de ses yeux sombres.
— C’est tout à fait ça ! — Comment avez-vous fait pour enfermer une étoile dans cette glace ? Vous êtes mon enchanteur ! s’exclama T’chérie puis, oubliant son âge, elle se hissa au-dessus du présentoir, lui posa un baiser sur la joue et s’en alla vers sa Mini Cooper en sautillant.
Le temps passa ; ce lundi-là — comme tous les lundis —, les magasins étaient fermés ; un promeneur ni jeune ni vieux, accompagné de son chien au poil orangé apparut sur la route de terre. Cet homme au catogan, qui était tous les hommes dont T’chérie avait besoin, arriva au bout de ce chemin aux multiples nids-de-poule comblés de cailloux.