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Aucun autre ennemi que toi
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Livre électronique398 pages7 heures

Aucun autre ennemi que toi

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À propos de ce livre électronique

Personne ne te comprend aussi bien que ton meilleur ennemi.

 

Safi et Éloi ont les meilleures raisons du monde de se détester. Pendant des années, ils ont saisi toutes les occasions d'attiser leur haine mutuelle. Fougueux et créatifs, ils se connaissent par cœur, et n'hésiteront pas à se servir de cette étrange intimité pour se tirer dessus à boulets rouges.

Et puis, il y a cette autre soirée, celle dont ils ne parlent pas — un moment qui les a abîmés, et dont ils ne se relèvent ni l'un ni l'autre. 

 

Quand Prune, la meilleure amie de Safi, lance une folle entreprise pour réaliser enfin leur rêve d'enfant, restaurer un moulin médiéval dans leur ville natale, elle ne se doute pas qu'elle place Safi au pied du mur. Car sous prétexte que le temps a passé, elle l'entraîne dans une collaboration professionnelle avec… ce même Éloi qu'elle déteste depuis toujours. 

 

Contraints de coopérer et de communiquer tant bien que mal, Safi et Éloi voient bientôt leur inimitié féroce sous un tout autre jour. Mais de retour dans la ville de leur enfance après plusieurs années d'absence, ils sont aussi confrontés à d'autres fantômes… 

 

Cette romance contemporaine new adult explore une relation d'amour si intense qu'elle ne sait pas toujours sur quel pied danser, entre rivalité d'enfance, antagonisme passionné, fascination à bâtons rompus, et une loyauté profonde seule capable de réparer les blessures du passé.

LangueFrançais
Date de sortie26 mars 2021
ISBN9791096438570
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    Aperçu du livre

    Aucun autre ennemi que toi - Eleonore Marco

    Chapitre Un

    Une seule précision avant de commencer. Presque la chose la plus importante que vous ayez à savoir sur moi. Éloi Morcerf est le diable. C’est aussi simple que ça. Ma kryptonite, l’ombre à mon tableau, la malédiction de mon destin. Aucun mot n’est trop fort.

    J’ai passé toute mon enfance à le détester. On est devenus ennemis la même année où Prune et moi avons décidé d’être pour toujours les meilleures amies du monde. Ma haine envers lui est gravée dans mes os, inscrite dans mon ADN, au même titre que mon amour pour Prune.

    Ça a commencé comme ça.

    Prune et moi, on avait fait du lobbying auprès de l’institutrice de maternelle pour qu’un coin de la classe soit transformé en institut de beauté-salon de thé. On avait recruté des clientes. On était en force.

    Éloi, quant à lui, avait d’autres projets pour cet espace. Il voulait y implanter un château fort avec des mâchicoulis, des machines de guerre, des murs imprenables. Mais il n’avait pas pensé à faire campagne comme Prune et moi. Il était tout seul.

    On a réglé le différend sur le champ de bataille (la cour de récré) et c’est nous, les filles, qui avons eu l’avantage. À deux contre un, on lui a mis la pâtée. Il en a entendu parler pendant des semaines. Et visiblement, il a dû jurer de se venger et se promettre qu’on ne le prendrait plus jamais en défaut. À partir de ce moment-là, ç’a été la guerre.

    Mais ce n’est pas avant le CP que les choses sont devenues vraiment graves. Quand Éloi s’est moqué de moi le jour de la rentrée. La plupart des gens ne se souviennent pas de leur rentrée en CP, mais moi, cet épisode m’est resté en travers de la gorge.

    À ce moment-là, la maladie de mon petit frère s’était déclarée et mon père était parti sans laisser d’adresse. Ma mère était toute seule pour faire bouillir la marmite et s’occuper de nous deux. Théo, mon petit frère, lui prenait 95 % de son temps libre. Je me débrouillais comme je pouvais. Le matin de la rentrée, Théo était à l’hôpital, et ma mère m’avait déposée avec un baiser distrait, un peu en catastrophe à l’ouverture de la grille — elle voulait passer voir Théo et parler aux médecins avant d’aller travailler. C’était un cas de force majeure, il fallait que je comprenne.

    J’ai franchi la grille en pleurant : j’avais peur — pour mon petit frère, pour ma famille, peur de la maîtresse et du jugement des autres enfants.

    Prune m’a aussitôt repérée. Elle était là avec ses parents, mais c’était leur quatrième rentrée de CP et ils commençaient à être un peu blasés.

    — Salut, Safinou, ça ne va pas ?

    — Pas trop.

    Elle m’a considérée un moment, elle a regardé mes cheveux.

    — Ta maman n’a pas eu le temps de te peigner ce matin ?

    J’ai fait non de la tête.

    Prune a hoché le menton, puis elle a enlevé les élastiques qui retenaient ses couettes et elle a tressé mes cheveux hirsutes en deux nattes pas vraiment parfaites.

    — T’as des cacas d’œil.

    Qu’elle a aussitôt essuyés avec ses manches de gilet. Je m’en souviendrai toute ma vie.

    Puis elle m’a entraînée par la main en m’expliquant qu’on était dans la même classe, et que tout irait bien.

    En allant nous placer dans la file en rang par deux, nous sommes tombées sur Éloi. Lui aussi, il était dans cette classe de CP. Il a jeté un regard dédaigneux à mes yeux rouges, à mes rastas pas tout à fait domestiquées par Prune, à mon vieux sac à dos pêché à la dernière minute dans un des placards de ma mère, à mes sandales en bout de course, et ses lèvres se sont fendues sur un sourire cruel.

    — Si t’ouvres un salon de beauté cette année, c’est sûr, personne viendra. Personne aura envie de te ressembler, t’es vraiment trop moche.

    Il paraît que les garçons et les filles s’ignorent au primaire. Le souvenir que j’ai gardé est un peu différent. Je me rappelle parfaitement Éloi. Je me souviens de notre rivalité pour les meilleures notes, de notre bagarre à coups de compas quand notre maîtresse de CM1 a eu l’idée débile de nous mettre l’un à côté de l’autre. De notre solidarité étrange quand elle nous a privés de récré pour discuter de cette violence, des trous et des éraflures vicieux, sanguinolents dans nos avant-bras.

    (— Pourquoi tu t’étonnes, maîtresse ? On t’avait prévenue qu’il fallait nous séparer.)

    Je me souviens de toutes les mêlées, de tous les croche-pattes, de tous les tirages de couettes, de tous les genoux en étoile, de toutes les moqueries. Éloi, Éloi, et encore Éloi.

    Il est resté le même au fil des années, du primaire au collège. Toujours tiré à quatre épingles, équipé des gadgets et des fournitures dernier cri, avec des vêtements neufs et une attitude de petit snobinard qui me faisait péter un câble à chaque fois. Et ces plaisanteries sur ma famille.

    « Ta mère c’est une vieille, t’as vu les racines qu’elle se tape ? Vous êtes vraiment tous moches à faire peur dans ta famille ? On dirait des cadavres ambulants. »

    Et la fois, en cinquième, où il a traité mon petit frère Théo de crevard, je lui suis rentrée dans le lard si fort que je lui ai collé un œil au beurre noir et que j’ai été expulsée du collège pendant une semaine. J’ai même pas pleuré, j’étais fière de moi, fière d’avoir défendu mon frangin. Mais c’est aussi une des rares fois où ma mère est sortie de son apathie, me concernant. Elle m’a passé un savon légendaire. Elle m’a fait comprendre, en substance, que j’étais toute seule, et que si je foirais mes études, ce serait la fin. Elle n’avait pas d’énergie à me consacrer, elle ne pouvait pas s’occuper de Théo, ramener assez d’argent à la maison pour nous maintenir tous en vie, et se faire convoquer par le proviseur une semaine sur deux par dessus le marché. Il allait falloir que je me calme, que je fasse profil bas.

    Je me suis dégonflée comme une baudruche. Je crois que c’est le jour où j’ai compris que je n’étais pas vraiment importante à ses yeux. Ce moment a gravé dans ma cervelle que j’étais plus une nuisance qu’une source de fierté, qu’en effet, il fallait que j’apprenne à me débrouiller seule, et à avaler sans broncher les couleuvres que la vie me présenterait.

    Éloi a continué à me harceler encore quelque temps. Comme je ne réagissais plus, il y a même eu un pic de violence verbale, un dernier effort de sa part pour me faire sortir de mes gonds. Ça a duré des semaines. Je rentrais du collège le soir avec les marques de mes ongles au creux de mes paumes. Mais comme je ne répondais plus à ses provocations, elles ont fini par s’espacer. Il y avait bien encore quelques insultes, et des regards incendiaires, mais j’avais appris ma leçon, et on ne s’est plus battus.

    On a continué à grandir, et à se détester d’une autre façon, mais ça, je n’ai pas envie d’en parler maintenant.

    Chapitre Deux

    Il y a trois mois


    Dans la vie, il y a les gens qui décrochent la lune, qui réalisent leurs rêves, qui réussissent l’impossible, qui rencontrent l’amour fou. Je n’ai jamais considéré sérieusement que ça pourrait être moi. Et sûrement pas un vendredi matin à 7 h 15.

    — Safiiiiii ! brame la voix de Prune dans le téléphone. Le moulin est en vente ! J’ai fait une offre immédiatement, et elle a été acceptée hier soir tard. Je viens de l’apprendre par Ben !

    Sa voix qui craque d’enthousiasme me fait l’effet d’une douche froide.

    — Le moulin ?

    Je ne suis pas réveillée. Pour moi, le moulin évoque un endroit féerique et terrible autour duquel a gravité mon enfance. C’est quasiment un mythe. Je fais des rêves qui se passent là-bas, des cauchemars aussi, et la frontière entre les deux n’est jamais très claire.

    — Le seul et l’unique ! me hurle-t-elle dans les oreilles.

    On l’appelle « le moulin » entre nous à cause de sa roue. Mais c’est plus un manoir, un… château. Une construction hardie et gracieuse qui enjambe un bras de rivière, un peu comme Chenonceaux — aussi badass que Chenonceaux, mais à peu près deux cent cinquante mille fois moins bien entretenu.

    Prune et moi avons grandi en bavant sur ce vieux monument ignoré qui tombe lentement en ruines. Dans sa tête à elle, ça a toujours été une évidence : on finit châtelaines dans ce truc. Elle a même réussi à me convaincre de conclure un pacte avec elle, quand on a eu quinze ans. On s’est juré qu’on réaliserait nos rêves, qu’on serait des entrepreneuses, libres et indomptables, qu’on créerait notre bulle de pouvoir et de magie au creux de cet univers de fous, et que ça se ferait au Moulin.

    Mais c’était il y a presque dix ans et je n’ai jamais pensé que Prune passerait à l’acte sans me consulter. Il faut croire qu’au fil du temps j’avais un peu oublié le concept de Prune.

    — Attends, je lui dis, ça t’embêterait de récapituler depuis le début ? J’ai l’impression d’avoir raté un ou deux épisodes, là.

    Elle obtempère. Je la sens vibrer d’enthousiasme à travers la ligne téléphonique. Ses émanations s’échappent du combiné en harmoniques frénétiques et en puissances de trois. Trois, trois au carré, trois au cube, trois puissance quatre, treize, vingt-trois.

    J’ai toujours eu une relation spéciale avec les chiffres. Je les vois, je les entends, ils me sautent à la figure. Ils se déclinent en couleurs, en vibrations, c’est difficile à expliquer, d’ailleurs je n’essaye plus de l’expliquer et personne n’est au courant. Même pas Prune.

    Elle, par exemple, elle est un 3. J’adore ce chiffre. Moi, c’est le 13. Ça explique notre amitié, quelque part.

    — Tu sais que le moulin était une propriété de la commune, me rappelle-t-elle.

    Je hoche la tête. Je sais, oui. Sauf que la commune ne se décidait pas à le rénover, et que ça me rendait malade. Au lycée, on passait par le trou de la palissade pour y faire toutes nos soirées. C’était un lieu de rendez-vous, de pique-niques, de soirées, de beuveries, et de bien d’autres choses encore, pas toutes sympathiques.

    — Eh ben, après les élections, et la décentralisation aidant, ils ont réexaminé les budgets, et décidé de s’en débarrasser. Tu sais que mon frère Ben est au conseil municipal. C’est lui qui m’a avertie quand ils ont commencé à discuter de mettre la propriété en vente. J’ai fait une offre au prix, immédiatement, ils ont été obligés d’accepter !

    — Prune, j’observe, là on cause d’un bien public, je ne suis pas sûre que ça marche comme les ventes immobilières entre particuliers.

    — Hum, peut-être. Mais on s’en fiche puisqu’ils ont dit oui !

    L’enthousiasme dans sa voix me secoue, je l’avoue. C’est difficile de ne pas se laisser embarquer par Prune quand elle est lancée à plein régime. Puis elle me donne le prix et j’en reste stupide deux pleines secondes. Une somme tellement épique que tout à coup je n’ai plus la moindre sensation dans mes doigts et dans mes orteils.

    — J’ai besoin de toi, ma Safoune. C’est maintenant ou jamais !

    — T’es dingue, j’articule en titubant à travers l’appartement, ricochant contre les murs à la manière d’une bille de flipper.

    Je vise la cuisine, la cafetière. Je vais avoir besoin de tous mes neurones.

    — C’est ce qu’on a toujours voulu faire, non ? crie Prune dans le téléphone. Monter notre boîte ! Acheter le moulin !

    Je déglutis.

    J’ai toujours aimé le moulin, d’un amour terrifié, comme on aime un dragon apprivoisé qui peut vous faire un câlin rugueux et vous souffler du feu liquide dans le cou à tout moment. Mais je n’y ai plus trop repensé dernièrement.

    — Imagine, continue Prune. On le rénove entièrement, et on en fait un lieu de vie, de mariages, de spectacles, de culture ! Moi j’ai mon restaurant et mon activité de traiteur, toi tu peux ressusciter tout le machin à l’époque médiévale comme tu en as toujours eu envie et inviter des peintres et des écrivains et faire une bibliothèque et un potager avec des cours pour les enfants.

    Je vacille dans mon couloir, c’est comme si un mirage me parcourait de part en part, une sorte de fantôme millénaire, aussi brûlant qu’un vent du désert.

    — Le moulin, quoi, répète Prune à la façon d’une incantation.

    Elle croit savoir que ça veut dire la même chose pour moi.

    Puis je pense à la distance qui nous sépare, Prune et moi. Sa confiance solaire, son optimisme communicatif, sa famille nombreuse qui déborde de joie et d’amour même si parfois l’organisation, le timing et l’hygiène laissent à désirer. Sa blondeur angélique, son charme, son talent. Et en passant devant le miroir, je me vois telle que je suis. Une brune au teint gris avec des cernes jusqu’au milieu de la figure, les joues creuses et déjà un pli amer au coin de la bouche. À même pas vingt-cinq ans.

    — T’es là ? relance Prune.

    Ma réponse est la fille illégitime (non désirée) d’un ballon qui se dégonfle et d’un râle agonisant.

    — T’as bu hier soir ou quoi ? demande-t-elle.

    Si seulement. Tout ce que j’ai fait, hier soir, et tous les autres soirs de la semaine, et du mois d’ailleurs, s’il faut être vraiment honnête c’est : bosser comme une damnée dans l’espoir de décrocher une promotion.

    Une promotion qui m’est déjà passée sous le nez deux fois.

    — Non, je dis à Prune, t’occupe. Ça va. Tu me cueilles un peu au dépourvu, c’est tout.

    J’ai pas du tout envie de parler de ma VDM, là, tout de suite. Je préfère garder les yeux fixés sur la ligne d’arrivée : ce soir c’est le week-end.

    — C’est ton patron qui te pose encore des problèmes ? s’enquiert Prune, soudain inquiète.

    Je réponds par un grognement inarticulé qui pourrait vouloir dire n’importe quoi. Je lui ai raconté dans les grandes lignes mon parcours du combattant dans l’entreprise.

    — Mais t’as envie de te lancer ou pas ? insiste-t-elle.

    Elle n’a pas besoin de me rappeler à quel point c’est une occasion unique. Je me frotte le crâne pour essayer d’arrêter la ronde des chiffres qui se forme dans mon esprit, une gigue guillerette de calculs qui naissent dès que je pense à son idée. Des chiffres attirants, fous, dangereux, fascinants.

    — C’est… financièrement, Prune, ça va être un gouffre sans fond ce truc. Cette somme indécente que tu t’engages à payer, il va aussi y avoir des frais de fonctionnement…

    — Je sais ! réplique-t-elle, la voix saturée d’un rire dément. C’est complètement zinzin comme idée ! J’en ai pas dormi de la nuit. Il faut qu’on se trouve un financement. Il faut regarder les chiffres. Steuplait, steuplait, Saf, dis oui, dis oui, dis oui. J’ai besoin de toi. Tu sais que j’ai besoin de toi.

    Je hoche la tête sans rien dire. Oui, oui, je sais. À ce moment-là, j’ai déjà amplement conscience de plusieurs vérités absolues :

    1) Rêve ou pas, réaliste ou pas, je ne peux pas laisser Prune s’embarquer là-dedans toute seule.

    2) Les choses ne vont pas tarder à partir en vrille.

    3) Cette idée complètement maboule, c’est probablement la meilleure chose qui me soit arrivée récemment. Quelque chose au fond de moi veut la saisir à toute force.

    4) Il est entièrement possible que ce projet-là soit trop gros pour moi.

    — Je sais qu’on en est capable, m’encourage Prune, comme si elle avait entendu mes doutes, comme si elle aussi possédait cette faculté de capter les sous-courants de mes humeurs à travers la ligne téléphonique.

    Je crois que c’est ça qui me pousse par-dessus bord. La confiance aveugle, grisante, de Prune dans nos chances de succès. L’idée qu’en s’embarquant ensemble, on est invincibles.

    — OK, je murmure dans l’appareil, ma voix aussitôt noyée par les gloussements joyeux de mon amie.

    — Tu vas voir ! Tu ne le regretteras pas. Ça va être génial !

    Chapitre Trois

    Aujourd’hui


    « J’ai trouvé le partenaire silencieux idéal. Il va pas nous enquiquiner ». C’est ce que Prune m’a dit, mot pour mot. Elle a affirmé qu’elle avait enfin déniché l’investisseur adéquat, celui qui allait pouvoir nous épauler dans notre projet mégalo-délirant, nous permettre de réaliser notre rêve de gosse.

    Et de fait j’ai épluché tout le dossier, tourné et retourné les chiffres dans tous les sens. Et sur le papier, tout était parfait. Moyennant des heures de travail, on a même fini par ficeler un plan — un excellent plan avec d’excellents chiffres, sur le papier en tout cas.

    Et c’est à cause de ces chiffres parfaits que ce matin, j’ai gravi derrière Prune l’escalier de marbre qui mène aux locaux haussmanniens de ce fonds privé. On avait rendez-vous pour signer avec cet investisseur dont nous étions d’accord pour dire qu’il serait parfait pour nous épauler.

    Comment étais-je donc censée savoir qu’au détour d’une plante verte, je tomberais nez à nez avec mon ennemi juré ?

    — C’est pas vrai, dites-moi que je cauchemarde, je grogne, envahie par une nausée subite.

    Le « partenaire silencieux » est effectivement silencieux, pas de promesse mensongère au moins sur ce point. Depuis que nos regards se sont croisés, provoquant chez moi une remontée de bile, lui s’est figé dans une pose si dramatique qu’elle devrait être accompagnée de sa propre musique. Et il dégage à plein tube des harmoniques de 14 tellement agressifs et embrouillés qu’il me file de la tachycardie.

    Éloi Morcerf. Bordel de merde.

    Il n’a pas du tout changé en sept ans. Grand et ténébreux comme un Heathcliff de l’avenue Montaigne, il me dévisage d’un air scrutateur, une moue de déplaisir intense sur son visage aux traits réguliers. Il promène sur tout mon corps son œil désapprobateur, en prenant son temps. Pas comme ces pervers qui vous déshabillent d’un regard tout en réfléchissant à ce qu’ils vont bien pouvoir vous soutirer s’ils appliquent la bonne pression au bon endroit, ou s’ils vous appâtent avec ce qu’il faut. Non. Si seulement. J’ai des armes contre ces porcs-là, galvanisées au cours de mes quelques années de salariat et de course à l’échalote.

    Ce regard-là est différent et je n’ai pas de bouclier pour me défendre. Il est pure détestation, pur mépris. C’est une claque brûlante comme de la glace. Il essaye de me congeler sur pied dans l’espoir qu’ensuite en tombant je me briserai en mille morceaux.

    Il exècre tout ce que je suis, d’une haine totale, absolue… et réciproque.

    C’est instinctif, viscéral. Je n’ai peut-être pas de bouclier, mais je rendrai coup pour coup. Moi aussi je peux disséquer d’un œil froid et dur l’homme qui se tient en face de moi. Son visage à la beauté classique ne mérite que de l’indifférence. La moue crispée au coin de ses lèvres pleines, jumelle de ma propre ride prématurée, appelle avec force l’antipathie. Ses vêtements impeccables : révoltants. Je n’ai qu’une envie, lui envoyer une bouffée enflammée de répulsif anti-connard et l’atomiser une bonne fois pour toutes.

    Pendant ce temps le regard de Prune va de l’un à l’autre, inquiet mais pas vraiment, parce que Prune pense que tous les problèmes se résolvent tout seuls, tout le temps.

    — Il y a un souci ? demande-t-elle.

    Il y a effectivement un souci. Un énorme souci.

    Prune, cependant, ne se laisse pas démonter. Elle s’embarque dans des présentations, comme si on en avait besoin !

    — Safi, tu te souviens d’Éloi ? Et toi, Éloi, tu connais Safi, bien sûr.

    Il ne dit même pas bonjour et moi non plus. Nous hochons la tête sans nous quitter des yeux, comme deux chiens de combat prêts à se sauter à la gorge.

    — Alors, super ! conclut Prune avec entrain. Je sens qu’on va faire de grandes choses tous les trois.

    Je secoue lentement la tête et le pli amer sur la figure d’Éloi se creuse encore, à la manière d’une fossette invertie, satanique. Je ne crois pas qu’on soit capable de faire de grandes choses ensemble, non.

    Ce que je crois, moi, c’est qu’à partir du moment où nous respirons le même air, où nous nous tenons dans la même pièce, le monde s’engage dans une spirale de destruction dont personne, PERSONNE, ne sortira vivant.

    J’articule sans le quitter des yeux :

    — Prune, on peut se parler une seconde ?

    Ma copine de toujours adresse un sourire à l’antéchrist, mi-navré, mi-charmeur.

    — Juste un instant, Éloi, et on est à toi tout de suite.

    Puis elle m’entraîne par la main, parce que malgré ma détestation intense de cet homme, je suis incapable de me détacher du face-à-face. Et maintenant je marche dans le couloir. Je note quelques détails du fond de ma transe. Moquette gris foncé, épaisse, marbres, orchidées sur des guéridons, stucs, stucs, stucs.

    Enfin je suis dans une salle haute de plafond, une salle de réunion avec une grande table en verre. La porte se referme sur Prune et moi avec un petit claquement bien élevé. C’est le signal qu’attendait mon corps pour lâcher son incrédulité et son venin. Je crache :

    — Comment t’as pu faire une chose pareille ?

    J’en reviens pas. Je savais que ma meilleure amie était plus ou moins fiable sur tout un tas de choses. Mais je pensais qu’au minimum elle me soutiendrait. Pas qu’elle me poignarderait dans le dos.

    — Quoi ? fait Prune avec une fausse innocence complètement ratée.

    — Manifestement tu savais qu’il serait là. Et tu m’en as rien dit. Explique-toi. T’as intérêt à avoir une bonne raison.

    Elle soupire.

    — J’avais peur que tu montes sur tes grands chevaux. Oui, je me doutais qu’il pourrait être là. L’actionnaire principal du fonds, Bertrand Douvres, c’est son oncle.

    Je me fustige pour ma stupidité. Il y a eu des signaux, bien sûr, et je les ai ignorés. L’investisseur local. Le nom de famille, Douvres, vaguement familier, de très loin. Normal : c’est l’oncle maternel d’Éloi. Le business angel qui va nous permettre, à Prune et à moi, de réaliser notre rêve, c’est le frère de sa mère ! Ils sont blindés dans la famille. Et évidemment, en bon fils à Papa, Éloi est allé directement travailler pour son clan.

    Et maintenant j’imagine la trahison. Je vois Prune appelant directement Éloi, notre ennemi juré de l’adolescence, reniant mon amitié, prostituant pour ainsi dire notre projet avant même qu’il ait franchi la ligne de départ.

    Elle soupire.

    — C’était la meilleure solution, Safi. C’est eux qui m’ont écrit en premier. Et c’est pas comme si notre projet attirait les investisseurs à la pelle par ailleurs, je te rappelle.

    J’ai besoin de m’asseoir. Je titube en arrière et finis par poser un coin de fesse sur le plateau de verre de la grande table.

    — Mais tu savais qu’on aurait à traiter avec Éloi et ça ne t’a pas paru rédhibitoire ? Tu devais bien te rendre compte que ce serait un énorme problème, non ?

    Nouveau soupir.

    — Je n’étais pas sûre qu’on aurait directement affaire à lui. Et puis j’avais peur que tu réagisses comme ça. Que tu sois irrationnelle.

    Irrationnelle, moi ? Non, juste réaliste. Prune s’est débrouillée pour vendre la moitié de notre nouvelle vie à notre ennemi juré. Elle a hypothéqué notre âme.

    — Comment t’as pu…

    La colère roule au-dedans de moi, mais quand je lève les yeux vers Prune, au lieu de l’expression de contrition que j’exige, qui seule pourrait m’apaiser, tout ce que je vois, c’est une résolution d’airain. Qui est cette inconnue en face de moi ? Où est passé l’ange de patience aux rondeurs onctueuses et aux boucles blondes ?

    — Saf, je compte sur toi pour te ressaisir immédiatement. L’eau a coulé sous les ponts et on n’est plus en maternelle. C’est notre meilleure chance et tu le sais pertinemment. Alors, tu vas arrêter tes caprices et te comporter comme une adulte. Et puis c’est seulement un partenaire silencieux. Qu’est-ce qu’on en a à cirer de lui, du moment qu’on est toutes les deux ?

    Tout ceci est en partie de ma faute, parce que Prune n’a pas eu toute l’histoire. Elle ne peut pas deviner ce que je ne lui ai pas raconté. Je répète d’une voix sourde :

    — Prune, ça va pas être possible.

    Et bien sûr, elle ne peut pas comprendre :

    — Mais pourquoi ? Saf, tu as lu tous les contrats. Quinze fois. Vous avez fait des milliers d’allers-retours. Sur le papier, tout est optimisé au maximum, tu l’as dit toi-même. Signer avec eux, c’est la meilleure solution.

    — Je pourrai jamais bosser avec ce type sur le dos 24/7, grommelé-je.

    Rien que d’imaginer ses yeux sur moi en permanence, scrutant la moindre de mes actions pour tout miner, tout juger et critiquer, je me sens mal. Je vais vomir, je cherche déjà des yeux la corbeille à papier.

    — Mais il ne sera pas sur ton dos tout le temps, objecte Prune. Il va juste nous faire un gros chèque pour qu’on puisse restaurer le moulin, et ensuite, il suivra de loin en loin en faisant des remarques sarcastiques comme un gros loser, mais on s’en fout. On est majoritaires. Allez, ma douce, sois courageuse. Je sais que tu peux le faire.

    Je respire profondément pendant qu’elle m’encourage comme on calme un cheval qui se trouve à deux doigts de prendre le mors aux dents.

    — Allez, ma belle, répète-t-elle. Tu peux y arriver.

    Signer un contrat pour céder 49 % de notre boîte à mon ennemi juré ? La seule pensée du sourire tête à claques d’Éloi déclenche une nouvelle montée de nausée et de panique. Et j’ai l’impression que les murs suintent le 14, le chiffre d’Éloi. Je suis dans son antre et j’étouffe.

    Prune continue à me parler, à m’apaiser avec le son de sa voix.

    — Je sais qu’il t’a harcelée pendant tout le collège et qu’il a été dégueulasse avec ton frère. On va juste lui prendre un paquet de pognon et se tirer dans le soleil couchant, OK ?

    C’est tout à fait Prune de voir les choses comme ça, comme un hold up plutôt qu’un pacte avec le diable. Maintenant elle lisse mes cheveux en approuvant de la tête quand je me calme graduellement.

    — S’il y avait une autre solution, je te jure que je l’aurais choisie. Mais tu l’as dit toi-même. Sur le papier, ce sont eux notre meilleure chance. Tous les autres sont des requins suceurs de moelle. Les banques sont pires, et on s’est promis qu’on ne taperait pas notre famille et nos amis, rappelle-t-elle. Quand bien même ils auraient du blé.

    Je hoche la tête, mal à l’aise. Je sais tout ça ; on en a déjà parlé mille fois. Tous les calculs, on les a faits ensemble, les décisions, on les a prises toutes les deux. Les chiffres sont bons, je les sens quand je ferme les yeux, verts et bleus et dorés, rassurants contre mes paupières. Ces chiffres que je polis depuis des mois, depuis que nous avons décidé de nous lancer, sont d’une beauté à couper le souffle. Prune a raison. Il suffit juste d’écarter Éloi de l’équation. Il n’a rien à

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