La mort n'est pas contagieuse: (Mémoires d'une fille de)
Par Ianthe Brautigan
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À propos de ce livre électronique
Récit sensible d’un deuil et d’une quête de sens, Ianthe Brautigan, fille de l'écrivain culte Richard Brautigan, dresse un portrait intime et pudique de son père.
Ce livre contient également de nombreuses photos inédites.
Ianthe Brautigan, d'une langue juste et sobre, dresse un portrait intime et pudique de son père, l'homme et l'écrivain, en abordant son humour, ses excès, son penchant pour l'alcool, son entourage, ainsi que le succès et les échecs de ses livres.
EXTRAIT
Je préférais de loin l’époque où il venait me chercher à la gare routière. « Autrefois, il fallait que tu aies un billet si tu voulais dormir dans la gare », m’a-t-il dit distraitement un jour alors que nous longions les guichets. Je n’écoutais pas vraiment ce qu’il me racontait. Il y avait toujours des gens qui dormaient là, leurs affaires coincées à leurs pieds. J’étais plutôt à l’affût de l’homme gigantesque aux cheveux sombres qui vendait les tickets. J’aimais le regarder rendre la monnaie. Les pièces de dix et de cinq cents devenaient minuscules dans ses paumes de géant. Quand les mots de mon père me sont enfin arrivés au cerveau, j’ai levé des yeux ahuris vers lui, comprenant qu’il avait dû essayer de dormir dans des gares routières et qu’il s’était fait jeter dehors parce qu’il n’avait pas de billet. Alors je me suis accrochée encore plus fort à sa main en regrettant de ne pas voir ce que voyaient ses yeux bleus inquiets. Il avait des doigts longs et délicats, très différents de ceux du géant. J’ai serré plus fort, mais il ne l’a pas remarqué. Il avait les yeux perdus dans le vague un peu au-dessus de ma tête. Puis il les a baissés vers moi, et nous étions à nouveau tous les deux au milieu de la gare avec son sol en lino.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Née en 1960, Ianthe Brautigan est la fille unique du célèbre écrivain américain Richard Brautigan. Elle vit en Californie où elle enseigne l’écriture créative à l’université.
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Avis sur La mort n'est pas contagieuse
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Aperçu du livre
La mort n'est pas contagieuse - Ianthe Brautigan
Elizabeth
AVANT-PROPOS
Les pères meurent. On continue de les aimer comme on peut.
Impossible de le cacher au fond de son cœur.
MICHAEL ONDAATJE
On a tous un rôle à jouer dans la grande histoire.
Le mien, c’est les nuages.
RICHARD BRAUTIGAN
Mon père était l’écrivain Richard Brautigan. Il est né en 1935 à Tacoma, dans l’État de Washington, et a grandi dans la région du nord-ouest Pacifique. Il a connu la pauvreté durant toute sa petite enfance, et la Grande Dépression a marqué son existence de manière indélébile. Adolescent, il a découvert la poésie et fait un choix de carrière scandaleux pour quelqu’un de sa classe sociale : il a décidé de devenir écrivain. Ce qui a contrarié sa mère ; elle voulait qu’il trouve un vrai travail. Mais les seuls métiers accessibles à mon père qui avait passé tout son temps libre à la pêche, à la chasse ou à effectuer des petits boulots, étaient cueilleur de fruits ou pompiste. Après un bref séjour dans l’hôpital psychiatrique qui servira plus tard de décor à Vol au-dessus d’un nid de coucou, il a quitté l’Oregon pour San Francisco et coupé les ponts avec sa famille. Il a épousé Virginia Alder, ma mère, et ils m’ont eue. À San Francisco, il a été influencé par les Beat, et le poète Jack Spicer a été son mentor. Il est devenu un écrivain original et subversif au talent comique extraordinaire, un écrivain qui aimait l’Ouest. Richard Brautigan s’est fait remarquer du public à la parution de La pêche à la truite en Amérique en 1967. Ses autres premiers livres, Sucre de pastèque, La pilule contre la catastrophe minière de Springhill ainsi qu’Un général sudiste de Big Sur ont connu le succès au sein de la contre-culture. Propulsé du jour au lendemain au rang de quasi-rockstar, il a maintenu une grande rigueur de travail qui lui a permis d’écrire onze romans, deux recueils de nouvelles et neuf de poésie.
Au début des années soixante-dix, il a acheté un petit ranch dans le Montana et a choisi de ne pas écrire, je le cite, « Le Fils de Pêche à la truite en Amérique » ou « Le Petit-fils de Pêche à la truite en Amérique ». À la place, il a produit d’autres inédits bien de son cru : Le monstre des Hawkline, Willard et ses trophées de bowling, Retombées de sombrero et Un privé à Babylone. En 1976, il s’est également installé une partie de l’année au Plaza Kieo, un hôtel de Tokyo, ce qui a conduit à la publication de Journal japonais et de Tokyo-Montana Express. S’il n’était pas particulièrement apprécié des universitaires ou des critiques qui n’ont jamais voulu voir en lui davantage qu’un phénomène, il jouissait néanmoins d’une incroyable renommée auprès des étudiants et a beaucoup influencé la scène littéraire, notamment sur la côte ouest. À la fin des années soixante-dix, perdant la faveur du public, sa consommation d’alcool, qui avait toujours été importante, a empiré.
Il serait tentant de croire que cette popularité déclinante et sa relation légendaire à l’alcool ont causé sa mort, mais impossible d’affirmer que cette hypothèse est plus plausible qu’une autre. À l’instar de C. Card, le malheureux détective ensorcelé par un monde fantasmé dans Un privé à Babylone, qui ne parvient jamais à s’approcher de la solution du mystère, nous n’aurons jamais de réponse définitive. Pour des raisons qui nous échapperont toujours, mon père s’est suicidé en 1984. Ce que je sais, en revanche, c’est qu’il a mené une vie extraordinaire et insaisissable.
À sa mort, le sentiment dominant était qu’il était fini et démodé. Heureusement, Seymour Lawrence, son éditeur chez Houghton Mifflin qui a depuis disparu, s’est assuré que la majorité de ses livres restent disponibles à la vente. Très connu en Europe, mon père est publié dans onze pays, dont la Turquie et la Chine ce qui, j’en suis persuadée, le réjouirait au plus haut point. Depuis sa sortie, La pêche à la truite en Amérique s’est vendue à plusieurs millions d’exemplaires. Au lieu de sombrer doucement dans l’oubli, son écriture ne cesse d’être redécouverte par des étudiants partout dans le monde.
Je me suis mise à écrire sur mon père parce que j’avais besoin d’un lieu sûr où explorer les sentiments qu’il suscitait en moi sans avoir à expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit. Je me suis longtemps reproché son suicide. J’avais l’impression que si j’avais été une meilleure fille, il aurait continué de vivre. Pour aggraver les choses, tout ce qui a été écrit suite à sa mort brossait de lui un portrait erroné. Soit des « amis » poursuivaient de vieilles vengeances en employant des mots très durs, soit des journalistes écrivaient à la va-vite sans se soucier de savoir qui il était vraiment, le but étant de faire du sensationnel qui se vende. Je ne reconnaissais pas l’homme digne, brillant, hilarant et parfois difficile qu’était mon père.
Ma fille Elizabeth est née un an après son décès. J’ai entamé une psychothérapie parce que je ne voulais pas être le genre de mère gothique incapable de gérer « le passé » et j’ai commencé à rédiger des bouts de textes sur mon rapport à mon père et à sa mort. Au début c’était frustrant parce que je n’arrivais à rien. Mais un jour, je me suis assise à mon bureau et j’ai écrit un court essai intitulé Les charpentiers cannibales. Grâce à ces mots, j’ai pu transcender le silence qu’impose le suicide et entamer un dialogue avec le passé qui, plus tard, est devenu ce livre. Ce jour-là, j’ai réalisé que même si mon père était une figure publique et que chacun se souviendrait de lui à sa manière, je pouvais raconter qui il était pour moi et l’effet que sa mort avait eu sur moi.
Ces quatorze dernières années, j’ai vécu une espèce de double vie. Le jour, je me suis efforcée d’être une mère, une épouse, une sœur et une amie aimante. Mon mari et moi avons acheté une vieille maison – nous consacrons encore une bonne partie de notre temps à sa rénovation – et je me suis débattue avec les joies et les malheurs ordinaires qui accompagnent le train-train quotidien. La nuit, au calme, je pouvais faire un retour sur moi-même et prendre le temps d’observer le passé, d’écrire tout ce que je voulais sur mon père : du souvenir que je gardais du salon où il s’est suicidé à une conversation que nous avions eue au sujet de la danse classique. J’ai passé un diplôme à l’université de San Francisco, travaillant discrètement à des passages de ce livre pendant les ateliers d’écriture. Les années passant, je me suis régulièrement dit que je préférerais avoir à écrire n’importe quoi plutôt que ça. L’un des amis écrivains de mon père qui, j’en suis persuadée, voit les mémoires d’un mauvais œil, a soupiré et dit : « On ne choisit pas ce qu’on écrit. » Il y a eu des périodes où je remettais en question tout ce que je produisais. Comment ces fragments pouvaient-ils constituer quoi que ce soit qui ressemble de près ou de loin à un récit ? Écrire est souvent dangereux. On ne déterre pas le passé sans en payer le prix. Mais peu à peu, je me suis aperçue que chacun de ces fragments était un antidote à une mort (un suicide) dont j’étais convaincue qu’elle était d’une certaine façon contagieuse.
J’ai d’abord cru qu’écrire permettrait de le retrouver tout entier, de réconcilier le bon père et le père buveur que j’avais vu se consumer lentement par l’alcool. J’avais beau travailler précisément à cet objectif, arrivée à la moitié du livre, je me suis rendu compte que l’acte même d’écrire m’obligeait à vivre la vie que je m’étais choisie. Au lieu de rester dans l’ombre de son suicide, j’exposais tout à la lumière. Je me suis surprise à faire des choses que je n’aurais jamais entreprises si je n’avais pas décidé d’écrire sur ce sujet ; je me suis rendue dans le nord-ouest Pacifique pour rencontrer cette mère si mystérieuse dont on ne prononçait jamais le nom. Au bout du compte, mon père était toujours lui-même, un homme très complexe que j’adorais. C’est moi qui ai changé en reprenant à mon compte cette vie pleine de générosité qui compose mon héritage.
Récemment, j’ai montré à ma fille certains des écrits uniques et merveilleux de mon père ainsi que des posters qu’il m’avait donnés, et elle m’a fait deux remarques. D’abord, elle a demandé : « Est-ce qu’on peut les garder pour toujours ? » Je me rappelle être restée là, accroupie en équilibre sur les talons, devant ce fouillis étalé par terre et avoir pensé que certaines familles ont des meubles et de l’argenterie ; nous, nous avons du papier. Puis elle a levé les yeux vers moi et a ajouté : « Est-ce que ça t’arrive de vouloir partir en courant et de t’enfouir sous les couvertures ? »
Elizabeth a fait partie de cette odyssée elle aussi. J’ai essayé d’écrire les passages les plus difficiles quand elle n’était pas à la maison et j’ai appris l’art de répondre à ses questions d’une voix posée et factuelle. Elle le mérite, ça et bien plus encore.
Ce livre n’est pas une psychothérapie ni un volume de développement personnel pour affronter le suicide ou le deuil. Je me suis débarrassée de tous les ouvrages que j’avais sur ces deux sujets il y a bien longtemps. En dehors du livre d’Al Alvarez et d’un petit traité compatissant rédigé par, allez comprendre, un ministre baptiste, la majorité de cette littérature ne m’a pas aidée. J’avais l’impression que les auteurs écrivaient en tenant leur sujet à une distance extraordinaire, comme s’ils étaient secrètement apeurés. Je n’avais pas besoin de ça étant donné que je me sentais déjà affreusement seule et effrayée.
Même si je n’ai aucune réponse à apporter, je crois fermement qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise façon d’affronter le suicide d’un être aimé, mais qu’il faut le faire. Je ne prétends pas par là être guérie. Cherchant simplement à briser le silence qui existe autour du suicide, j’ai brisé le mien. Un très grand admirateur de mon père m’a envoyé une lettre après m’avoir rencontrée à une conférence sur la Beat Generation. Il a écrit : « Vous observer et vous parler un petit moment m’a personnellement aidé à résoudre une grande partie de l’énigme Brautigan. »
Ce livre-ci est une œuvre très intime. Il ne s’agit pas d’une biographie de mon père. Il n’a pas besoin qu’on l’explique. Tout ce qui comptait le plus pour lui se retrouve dans les pages de ses textes. Ce n’est pas non plus une autobiographie ni un condensé de notre relation rendu public ni un livre de révélations comme en publient les célébrités. Il s’agit plutôt des mémoires d’une jeune femme qui parle de son chagrin et de ce qui la traversait au moment où elle devait affronter les mystères de la vie de son père et de son suicide.
Après avoir terminé le livre, j’ai fait un voyage que mon père était censé effectuer quatorze ans plus tôt. Il devait se rendre dans son ranch de Paradise Valley, dans le Montana. Au lieu de quoi, il s’est tué. Après son décès, j’étais incapable d’aller dans le Montana. J’ai eu beau y retourner sur le papier pour les besoins du livre, j’étais sûre et certaine de ne jamais pouvoir y remettre les pieds pour de bon. J’avais peur. Mais par une magnifique matinée d’automne, peu de temps après avoir mis le point final à mon texte, j’ai reçu une lettre de Lexi Cowan Marsh, une vieille amie du Montana. Elle m’envoyait de merveilleuses photos de Paradise Valley et de ses nombreux chevaux. Ces images m’ont fait comprendre que j’avais besoin de voir le ranch. J’ai pris un billet d’avion et je suis partie. Ce qui n’aurait pas été possible autrefois le devenait tout à coup.
Après avoir passé la nuit à Bozeman, je suis montée dans ma voiture de location et j’ai mis le cap sur le ranch. Le Tastee-Freez où nous avions l’habitude d’aller manger n’existait plus, et le pont grinçant du camping appartenant au réseau KOA avait été reconstruit, mais j’avais l’impression que si j’allais tout de suite à Pine Creek je pourrais entrer dans la maison et que tout y serait exactement comme avant. J’avais raison. Le ranch venait juste d’être vendu, donc non seulement il n’était pas occupé, mais le très aimable nouveau propriétaire a bien voulu que je fasse le tour de toutes les pièces. Le mur de la cuisine était toujours criblé des impacts de balles laissés après un accès de boisson il y a une éternité de ça. En face, j’ai vu les traits au crayon tracés par mon père pour indiquer ma croissance au fur et à mesure des années. Ma taille n’a jamais atteint ces impacts de balles. J’ai gravi l’escalier à l’intérieur de la grange pour voir son bureau, toujours peint de ce bleu œuf de merle, perché au sommet de la grange. J’ai regardé par les fenêtres tachetées de mouches et contemplé la vue à couper le souffle sur la chaîne des Absarokas. Je suis vite ressortie parce que je n’ai jamais aimé les différents bureaux de mon père. Plus tard dans la journée, je me suis assise sur la dernière marche du perron de la grange, adossée à la porte désormais verrouillée – l’aimable propriétaire étant reparti avec les clés – et j’ai pleuré. Enfin, je pouvais faire le deuil de mon père sans me croire responsable de sa mort.
Alors que le jour déclinait, je me suis arrêtée au Pine Creek Lodge pour passer un coup de fil et j’ai regardé le paysage depuis la cabine téléphonique, hypnotisée par cette lumière du Montana que seul le peintre Russell Chatham a été capable de reproduire. J’ai appelé Elizabeth et mon mari, Paul. Elizabeth m’a raconté sa journée d’école et Paul m’a souhaité bonne chance. J’ai roulé jusque chez mon amie Lexi à Mill Creek. C’est chez elle que mon père a acheté mon premier cheval quand j’avais quatorze ans.
Après deux soirées à discuter jusque tard, la première avec Deane, la sœur de Lexi, puis la seconde avec Lexi et son mari Jim, je me suis endormie à poings fermés au son de la Mill Creek qui coulait au pied de ma fenêtre. Le lendemain, Lexi m’a entraînée dans les activités qui rythment leur quotidien. Nous avons mené des vaches aux Public Auction Yards, un gigantesque site de vente aux enchères de bétail situé à Billings. Nous sommes allées dans les montagnes à cheval. Lexi avait une jument qui n’avait été montée qu’une ou deux fois, et moi le cheval le plus doux qu’ils aient à disposition, l’un de leurs étalons. Je ne pratiquais plus l’équitation depuis l’automne 1980 et n’étais jamais montée sur un étalon auparavant.
Plus tard, sur le flanc de la colline, le couinement des selles et Lexi criant à sa jument : « Ah non, pas de ça avec moi ! », ont joué une musique familière à mes oreilles. Nous avons aperçu un coyote, beaucoup de cerfs mulets, un chat de ferme en chasse, et nous avons rendu visite à quelques vaches dans les hauts pâturages. Juste avant de partir, Lexi m’a suggéré de m’offrir un tour de piste. J’ai descendu le pré au galop en restant parallèle à une rangée d’arbres qui bordaient un canal d’irrigation. Les feuilles étaient jaune vif et la lumière de fin d’après-midi douce. J’ai entendu Deane au loin qui me criait d’en profiter pour quitter le plancher des vaches, si bien que le temps de quelques instants le cheval et moi avons volé ; je n’avais pas peur.
Des gens ont suggéré que le Montana avait précipité la mort de mon père. Lors d’une lecture quelques années plus tard, une auteure a demandé en parlant du Montana : « Est-ce que ce n’est pas là que Richard Brautigan est devenu fou ? »
J’ai réfléchi à cette phrase mais je ne le crois pas. Je pense que la beauté de ce lieu l’a maintenu en vie un peu plus longtemps et j’en suis heureuse.
La dernière dédicace qu’il m’a faite, des années avant sa mort disait : « Cet exemplaire est pour Ianthe