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Ring Est: Prix Fintro Écritures Noires 2017
Ring Est: Prix Fintro Écritures Noires 2017
Ring Est: Prix Fintro Écritures Noires 2017
Livre électronique306 pages4 heures

Ring Est: Prix Fintro Écritures Noires 2017

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À propos de ce livre électronique

Une plongée dans le monde de la justice bruxelloise...

Le corps d’un homme battu à mort est découvert sur une aire de parking, non loin du Ring de Bruxelles.
Aubry Dabancourt, juge d’instruction, est chargé de l’enquête.
Une aubaine pour le magistrat qui compte bien tout faire pour que le mort emporte son secret dans la tombe.

Un polar sombre et déroutant à travers les rues de Bruxelles !

EXTRAIT

— Est-ce que je pourrais tuer quelqu’un ?
Il avait ruminé la question, soucieux d’apporter la réflexion nécessaire à un sujet auquel la réponse semblait évidente. Il avait fini par se lancer sur un raclement de gorge.
— Tout dépend des circonstances, bien sûr, mais oui, si la situation l’exigeait, sans hésiter.
Elle avait hoché la tête et sorti une jambe nue de sous la couette pour l’enrouler autour des mollets du garçon, l’emprisonner dans le ciseau de ses cuisses et l’attirer au creux d’elle. Aubry avait aussitôt rejeté les draps pour se pencher sur elle avec gourmandise.
Une douleur inattendue lui serra la gorge quand il reconnut la tache de naissance sur le haut de la hanche.
Il l’avait oubliée.
La mémoire lui revint d’un coup, comme un boomerang lancé à pleine vitesse. C’était il y a quinze ans. Un orage grondait et ils avaient décidé de rester dans son kot1 pour étudier.
— Tu pourrais me tuer ?
Une ombre attira son attention et transforma la scène. L’homme de tout à l’heure, debout au centre de la pièce, le club de golf le long du bras, ruisselait de sang sous la pluie et la boue. Il se tourna vers Caroline qui souriait toujours et avança vers elle.
Aubry vit le fer se lever, l’acier briller. Il voulait crier, mais aucun son ne sortait de sa gorge. Se précipiter sur eux, mais ses pieds étaient soudés au sol.
Il entendit Lily hurler.
Et le bruit des voitures sous la pluie.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

"Ring est" est un polar percutant où personne n'est à l'abri d'un mauvais coup à l'issue fatale ! - Blog Les Lectures de Larsinette

J’ai trouvé ce polar urbain belge palpitant, original dans sa forme et intéressant car l’auteur aborde également en arrière plan quelques sujets de société très actuels comme les violences faites aux femmes, les préjugés, la multiculturalité, les difficultés d’assimilation culturelle, la violence animale… - Blog À propos de livres

La lecture se révèle très prenante, et, une fois qu'on est entré dans l'histoire, on n'a pas envie de la quitter. On est curieux de connaître le dénouement. - Beatrice Feron, Babelio

Le cadre bruxellois de l'enquête est très fidèlement rendu, ainsi que le fonctionnement de la magistrature et de la police belges. - Saigneurdeguerre, Babelio

j'ai trouvé le style plutôt réussi : simple, abouti et belge surtout ! Bref, je vous recommande chaudement ce premier roman original d'Isabelle Corlier, un petit coup de coeur édité chez Ker éditions ! - supernova7, Babelio

À PROPOS DE L'AUTEUR

Isabelle Corlier est née à Namur en 1977 et vit depuis plus de vingt ans à Bruxelles. Elle nourrit une tendresse particulière pour le ciel plombé, les pavés mouillés, le peuple bigarré et la langue bizarre de son pays natal. Chez Ker, elle a publié son premier roman, Ring Est, lauréat du premier prix Fintro Écritures noires.
LangueFrançais
ÉditeurKer
Date de sortie21 févr. 2018
ISBN9782875862266
Ring Est: Prix Fintro Écritures Noires 2017

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    Aperçu du livre

    Ring Est - Isabelle Corlier

    Prologue

    — Est-ce que je pourrais tuer quelqu’un ?

    Il avait ruminé la question, soucieux d’apporter la réflexion nécessaire à un sujet auquel la réponse semblait évidente. Il avait fini par se lancer sur un raclement de gorge.

    — Tout dépend des circonstances, bien sûr, mais oui, si la situation l’exigeait, sans hésiter.

    Elle avait hoché la tête et sorti une jambe nue de sous la couette pour l’enrouler autour des mollets du garçon, l’emprisonner dans le ciseau de ses cuisses et l’attirer au creux d’elle. Aubry avait aussitôt rejeté les draps pour se pencher sur elle avec gourmandise.

    Une douleur inattendue lui serra la gorge quand il reconnut la tache de naissance sur le haut de la hanche.

    Il l’avait oubliée.

    La mémoire lui revint d’un coup, comme un boomerang lancé à pleine vitesse. C’était il y a quinze ans. Un orage grondait et ils avaient décidé de rester dans son kot¹ pour étudier.

    — Tu pourrais me tuer ?

    Une ombre attira son attention et transforma la scène. L’homme de tout à l’heure, debout au centre de la pièce, le club de golf le long du bras, ruisselait de sang sous la pluie et la boue. Il se tourna vers Caroline qui souriait toujours et avança vers elle.

    Aubry vit le fer se lever, l’acier briller. Il voulait crier, mais aucun son ne sortait de sa gorge. Se précipiter sur eux, mais ses pieds étaient soudés au sol.

    Il entendit Lily hurler.

    Et le bruit des voitures sous la pluie.


    1 Chambre d’étudiant

    I

    21 novembre 2009 (J-4)

    « Retour à l’affaire du quadruple meurtre de Woluwé-Saint-Pierre où l’enquête se poursuit. Lors de la conférence de presse de ce matin, Frederik De Boeck, le juge chargé de l’instruction, a fait état des premiers résultats d’autopsie et écarté la thèse du suicide collectif. Le voici au micro de la VRT.

    S’ensuivit un rapide chassé-croisé en flamand, vite surexposé de sa traduction française :

    — Avez-vous déjà des pistes ?

    — Les rapports des légistes nous ont permis d’établir une chronologie plus précise et nous avons pu privilégier certaines directions.

    — Pensez-vous que seul le père était visé ou en voulaient-ils à la famille entière ?

    — Rien ne nous autorise à infirmer l’une ou l’autre hypothèse.

    — Qu’en est-il de la voiture ? A-t-elle été retrouvée ?

    — Le vol du véhicule de Madame De Klerck ne pouvant être lié avec certitude aux événements du 15 novembre, cette affaire est jusqu’à nouvel ordre placée sous une cellule d’enquête différente.

    — Et la cinquième personne identifiée par les voisins ?

    Le juge trahit son irritation par un léger mouvement d’humeur qui n’échappa pas à la caméra, mais il se récupéra très vite.

    — Il est encore trop tôt pour divulguer de quelconques informations à ce sujet.

    Les journalistes présents dans le champ se consultèrent du regard et une vague de protestations jaillit de la foule.

    — Pouvez-vous au moins nous dire où vous en êtes ?

    Le magistrat soupira d’impatience à peine contenue.

    — Nos meilleurs éléments sont sur l’affaire, mais l’enquête en est toujours au stade préliminaire. Cela dit, il y a du progrès. Nous interrogeons en ce moment un suspect potentiel.

    Il s’était aventuré trop loin et tenta en vain de faire marche arrière :

    — Vous comprendrez cependant que, dans l’intérêt des droits de cet individu et de l’impartialité de la procédure d’instruction, je ne peux en divulguer davantage.

    Le brouhaha se transforma soudain en chahut journalistique.

    — Un complément d’enquête, poursuivit-il, bataillant pour couvrir les glapissements des médias, vous sera dévoilé en temps voulu, en fonction de l’avancée de nos travaux. Merci. »

    Le juge quitta sa chaire et disparut par une porte dissimulée derrière l’estrade, sous le feu des questions qui jaillissaient tous azimuts. Le reportage s’interrompit et le présentateur passa au reste des informations du jour. Aubry relâcha son attention de l’écran.

    — L’imbécile, grinça-t-il.

    Son regard courut de la télévision aux murs de vieilles pierres et suivit la ligne de maçonnerie jusqu’aux poutres noircies par le temps. De Boeck était un idiot, il gérait ses interventions comme un âne et la médiatisation de cette affaire le dépassait. À quoi rimait cette mascarade de conférence de presse ? Ampoulé, coincé dans son costume, il s’était réfugié derrière le code d’instruction. Et pour dire quoi ? Rien ! Une démonstration de vacuité qui n’avait échappé à personne. Ils avaient rejeté la thèse du suicide collectif ? La belle affaire ! Une possibilité toute rhétorique dont la probabilité le disputait au doute hyperbolique. Quatre personnes assassinées aux abords immédiats de Stockel, l’un des quartiers les plus huppés de la capitale, des voisins obligeants, une coordination des forces de l’ordre à se damner, un témoin oculaire, une voiture dans la nature et tout ce que cette buse de De Boeck arrivait à conclure en une semaine, c’est que ces braves gens ne s’étaient pas tués tout seuls et que le témoin faisait peut-être partie des coupables.

    Aubry se passa une main lasse sur les yeux.

    Si seulement…

    — Avez-vous déjà des pistes ?

    Aubry adressait un sourire entendu à la journaliste. C’était toujours une journaliste, jamais un homme, et elle avait toujours des airs de Gwyneth Paltrow. Depuis la sortie d’Iron Man. Avant, elle affichait plutôt sa filiation avec Scarlett Johansson.

    — Bien sûr, mais vous comprendrez que, dans l’intérêt de nos recherches et des proches des victimes, nous nous devons de respecter le secret de l’instruction.

    Son sourire s’étendit davantage, charmeur et complice.

    — Je vous tiendrai bien entendu les premiers informés des conclusions de l’enquête.

    — Qu’en est-il de l’identification des cibles ? Pensez-vous que seul le père était visé ou en voulaient-ils à la famille entière ?

    Cette fois, le front du juge se barra d’un pli soucieux et son attitude recouvra le plus grand sérieux.

    — Les De Klerck formaient un clan uni et respecté dans le quartier. Selon toute apparence, des gens sans histoire parachutés au cœur d’un crime sordide. La Justice leur doit de retrouver les coupables. Ce serait leur faire injure, à ce stade de l’enquête, que d’essayer de déterminer qui était la cible et qui le dommage collatéral. Je sais que vous cherchez autant que nous à comprendre le déroulement des événements, se radoucit-il, mais nous ne pouvons nous autoriser à privilégier des pistes au détriment d’autres. Pas maintenant. Pas encore. Sans compter le risque d’erreur et les pertes de temps que cela pourrait impliquer. Jusqu’à preuve du contraire, chacune des victimes est considérée comme cible potentielle ou d’opportunité, nous n’opérons aucune distinction à ce stade.

    Il embrassait l’audience d’un regard chaleureux.

    — La règle d’or dans les affaires de ce type tient dans la rapidité d’action et la diversité des recherches, les plus pertinentes se démarquant d’elles-mêmes. Quand on sait à quelle vitesse se dégradent la qualité et la fiabilité des témoignages, il serait criminel de nous mettre des œillères. Il faut au contraire nous contraindre à chasser en aveugle dans l’espoir de ferrer quelque chose. C’est d’autant plus crucial que, souvent, les gens ne comprennent pas l’importance de leurs souvenirs, lesquels s’effacent alors comme neige au soleil. Nous rencontrons chaque jour quantité de personnes auxquelles nous n’adressons aucune attention particulière, soucieux de respecter leur intimité et de protéger la nôtre. Or, un détail, même infime, peut relancer la traque et dénouer l’écheveau du crime, pourvu qu’il soit recueilli à temps. Qui pourrait prédire que cet homme croisé au détour d’une station essence apparaîtra le soir aux informations ? Telle est la fragilité d’un témoignage : éphémère, tributaire du hasard et du temps, de la mémoire humaine et de la conscience citoyenne de son possesseur.

    — Qu’en est-il de la voiture familiale ? Des nouvelles ?

    Un bref moment d’incertitude, la nuque coincée sur la tête du fauteuil, les yeux voyageant entre les poutres, le long des nucléations de la fibre de verre. Après une semaine, l’aurait-­il retrouvée ? Il réfléchit à toute allure, calculant les probabilités à la grosse louche : un 4x4 Ssang Yong ? Flambant neuf ? Cela attirait davantage l’attention qu’une Golf ou une série 3. Cela se recyclait moins bien, aussi. Oui, sans aucun doute, il l’aurait localisée, sinon déjà analysée.

    Il s’extirpa de sa rêverie et ressentit à nouveau l’aiguillon de l’amertume lui percer l’arrière de la gorge : c’était son affaire. Elle aurait dû lui revenir, si seulement…

    Le baby phone posé sur la table se mit à crachoter, rappelant Aubry à des obligations plus immédiates. À l’étage, l’enfant se réveillait et, avec elle, la douleur de ses gencives martyrisées par la pousse des dents. Il grimaça, sentant dans sa chair le mal qui torturait sa fille.

    Il aurait dû assurer la garde, ce jour-là.

    Si seulement Lily n’avait pas été malade.

    Elle hurlait lorsqu’il atteignit la porte de la chambre, les joues rougies par l’effort et la fièvre, les yeux brillants de larmes déjà séchées. Debout, agrippée aux barreaux du lit, elle oscillait sur une assiette incertaine, les jointures blanchies de ses doigts minuscules supportant l’essentiel de son poids. Comme toujours, il sentit fondre colère et amertume face à la détresse de la fillette. Aubry traversa la pièce d’un pas rapide et, sans hésitation, l’emprisonna contre lui, savourant le contact de l’enfant qui se frottait à lui, frénétique, s’apaisant peu à peu dans sa chaleur. Il ne doutait jamais. Pas avec Lily. Un instinct éclos dès le moment où il avait rencontré le regard bleu trouble de sa fille tout juste née.

    — Je suis là, mon amour.

    En gestes économes, il installa la table à langer, sûr de la surprise qui se dissimulait dans les couches et qui ne fit pas défaut. Comme d’habitude, il évoqua les premiers jours, paniqué par l’aspect non euclidien des livraisons quotidiennes de sa fille. Qui avaient évolué, depuis. L’odeur s’était ajoutée.

    Dans son rituel, il lança un coup d’œil à la console qui flanquait le lit-cage et sa photo encadrée. Les souvenirs de l’année précédente l’assaillirent : Caroline qui décorait la chambre, émue devant les petits barreaux du lit, une berceuse aux lèvres. Malgré lui, il entama le premier couplet et Lily, les jambes en grenouille, fixa sur son père un regard empreint d’un mélange de curiosité et de vénération. Il sourit et continua de chanter pendant qu’il la rhabillait. Puis, il l’emporta dans la salle de bains et testa d’un doigt ses gencives irritées après s’être savonné les mains. Lily serra les mâchoires par réflexe pour les rouvrir en banane devant le petit cri de douleur feinte de son père. Il ne fallut cependant pas plus de quelques secondes avant que ses traits se déforment à nouveau. Ses dents la torturaient. Elle réagissait mal au seul médicament miracle sur le marché, alors il se contentait de lui passer une crème homéopathique, frustré de ne pouvoir la soulager plus. Cela ne suffirait pas, ce soir. Il céda devant la bataille :

    — Tu veux aller faire un tour ?

    L’enfant comprit aussitôt et se pendit à son cou, la joue posée sur son épaule, silencieuse. Un sourire béat lui élargit les lèvres et il l’étreignit davantage. Le temps de passer un manteau sur la gigoteuse, d’attraper une tétine et un anneau de dentition dans la chambre de Lily et ils descendirent dans l’entrée. Un nouveau rituel prenait cours, issu de longs allers-retours sur l’autoroute, en navettes continuelles entre Bruxelles et Ittre. Aubry harnacha sa fille, boucla les ceintures et s’installa au volant. Un tour devrait suffire, estima-­t-il. Lily avait momentanément oublié ses dents, la fièvre et tous les désagréments d’être un enfant de moins d’un an. Elle lorgnait d’un regard brillant sur le cocon rassurant de l’habitacle, exerçant par réflexe ses gencives sur le plastique de ce qu’Aubry avait renommé un « amuse-dents », baveuse de joie. Dans le rétroviseur, il l’observa jeter tétines et hochets pour mieux les reprendre et les mâchouiller. Elle avait les yeux d’un gris liquide, comme lui, mais le sourire de Caroline. Et ses sourcils, ses fossettes et sa façon de froncer le nez à chaque contrariété.

    La voiture s’engagea dans les ruelles campagnardes, gagnant en aisance à l’approche du Ring, l’autoroute enserrant Bruxelles en un anneau frontière qui l’isolait de ses régions, garant de sa neutralité communautaire. Lily s’était endormie, mais Aubry connaissait mieux que quiconque les risques du demi-tour : l’enfant se réveillerait, rendant caducs les efforts déployés jusque-là, et hurlerait de minuit à l’aube. S’il ne sous-estimait pas le pouvoir berçant de la route, il en avait appris les limites. Dès les premiers jours de crèche. Il avait résisté aux suppliques des deux familles réunies et avait trouvé un établissement dans les environs immédiats du Palais de Justice, en plein cœur de Bruxelles et des Marolles, l’un des quartiers les plus vieux et contrastés de la métropole, où se côtoyaient antiquaires réputés, riches bourgeois et foyers sociaux. Sa fille, culminant à cinq semaines, avait été leur pensionnaire la plus jeune, acceptée sur dérogation. Elle avait conquis les puéricultrices d’un sourire, juchée dans les bras amoureux de son papa esseulé.

    Il arrivait à présent à hauteur de Tubize et jeta un coup d’œil sur le siège arrière où Lily dormait à poings fermés, à l’abandon dans le Maxi-Cosi, la tétine pendant le long de son attache en peluche. Il revit le paquet emmailloté qu’elle avait été. Vorace. Exigeante. Irrésistible. Il remonta encore le temps, jusqu’aux soirées de travail interrompues par une Caroline aguicheuse qui refusait d’attendre et voulait un bébé, ici et maintenant, envers et contre tout, prête à tous les subterfuges pour attirer Aubry sous les draps. Il avait laissé faire, profitant sans honte de l’ardeur déployée par sa femme, même si l’idée d’un enfant ne l’excitait guère. Le plaisir n’avait guère duré et Caroline lui annonça vite que leurs efforts avaient payé. Il avait alors dû utiliser toute l’étendue de son talent d’orateur pour feindre la joie et cacher à son épouse radieuse la déconfiture et la peur qui s’emparaient de lui. Qu’allait-il s’encombrer d’un bébé ? Il ne les supportait pas, ni leurs cris ni leur odeur – surtout l’odeur –

    et ne comprenait pas l’adoration que le commun des mortels leur portait. De plus, sa carrière décollait à peine et la fatigue générée par un enfant en bas âge à demeure pouvait lui porter préjudice. Rien que l’idée lui donnait l’urticaire. Caroline avait ri, mais avait tenu bon et, très vite, avait enflé comme une vache. Son corps long et délié s’était transformé pour accueillir le bébé. Elle dévorait tout comestible passant à proximité, à l’exception des crudités – risques de toxoplasmose – des champignons et de toutes les formes de choux – jugées répugnantes – qui disparurent du menu familial. Lassé par la monotonie de la cuisine conjugale, qui affichait un net penchant pour les pommes de terre vapeur et le poulet grillé à l’estragon, Aubry prit l’habitude de dîner en ville. Vinrent ensuite les poussées d’hormones, qui prirent possession de la future mère et la transformèrent en harpie. À tel point qu’il s’était plus d’une fois demandé combien de femmes enceintes avaient par erreur été menées au bûcher par des hommes plus ignorants de la condition hormonale. Après six mois de ce régime insupportable, son désintérêt pour l’enfant s’était mué en rejet définitif. Le nez dans son travail, il avait allongé ses journées et accepté toutes les gardes, heureux de fuir le domicile jusqu’à ce que celui-ci se réduise à un hôtel et Caroline, à une étrangère. Ce fut donc sans remords qu’il céda un soir aux œillades appuyées d’une avocate rencontrée au hasard de ses enquêtes. De commun accord, les amants confinèrent leur relation à la sphère physique, sans interférence sur leur vie familiale.

    La voiture louvoyait à présent d’une bande à l’autre, se rabattant au fil des échangeurs. Lily dormait toujours, insensible aux cahots de la route.

    Aubry se rappelait avoir intensifié ses rendez-vous adultérins à l’approche de la date fatidique, peu enclin à s’associer à la nidification de Caroline. Il manqua son appel paniqué à la perte des eaux, tout comme il rata celui où, en pleurs et à bout de forces, elle le suppliait de la rejoindre à l’hôpital. Finalement, il décrocha au quatrième essai pour affronter la voix glaciale de sa belle-mère. Une demi-heure plus tard, il débarquait au chevet de sa femme, le corps encore engourdi des caresses d’une autre. Elle l’accueillit avec soulagement, mais grimaça lorsqu’il se pencha pour l’embrasser. Cela ne dura que le temps d’un battement de cils, la jalousie vite noyée sous la douleur des contractions, mais c’était suffisant pour qu’il comprenne qu’elle n’était pas dupe. Qu’elle ne devait jamais l’avoir été. Il avait essuyé une déferlante de culpabilité et avait passé les heures suivantes à élaborer des explications crédibles aux questions qu’elle ne manquerait pas de poser bientôt. Il envisagea même de lui avouer la vérité sous un angle qui justifierait ses actes. Autour d’eux, le corps médical vrombissant avait transféré la parturiente en salle d’accouchement et traîné dans son sillage le mari hébété.

    Lily était née le 12 janvier à 23 h 42.

    Son premier geste, d’aussi loin qu’Aubry se rappelait, fut de replier sa petite main autour de l’index de son père, s’accrochant à lui comme à un roc, heurtée par ce monde nouveau et brutal. La gorge nouée, il l’avait serrée contre lui et l’enfant s’était apaisée. Ainsi avait été scellé un amour absolu et inconditionnel. Sa fille. Sa Lily chérie. Tout lui apparut plus clair. Ivre de honte et de gratitude, il s’était penché sur le front collé de sueur de sa femme et y avait déposé un baiser. Elle s’était contentée de fermer les yeux pour retenir les larmes qui montaient, épuisée et les nerfs à fleur de peau. Il s’était alors fait la promesse solennelle de les protéger, elle et la petite, contre tout danger, toute peine. Il se rattraperait, mentirait à toutes les questions, inventerait, ferait preuve de plus de créativité qu’un scénariste. Tout pour oublier. Plus rien ne comptait à présent que Caroline et ce noyau de chaleur qu’il tenait au creux du bras.

    Le parfum du grain torréfié le rappela à la réalité du moment, aux rues de Laeken toute proche, la commune royale de la capitale où il avait acquis une maison. Cette partie du Ring se révélait un plaisir pour les amateurs de café, dégageant de jour comme de nuit les essences arabica des usines Douwe Egberts de Grimbergen. Aubry ne faisait pas exception, bien que la récente découverte des bienfaits de la taurine sur les organismes épuisés par des veilles consécutives se soit octroyé ses faveurs.

    Il aurait pu assurer cette garde, malgré la maladie de Lily, malgré les nuits trop courtes, si seulement…

    Bien sûr, Caroline était fatiguée, rien que de normal après un accouchement. Excédée, mais le temps ferait oublier toutes les erreurs. Bien sûr, l’hémorragie avait été impressionnante, mais les hôpitaux ne sont jamais en reste de sang. Lorsqu’on effectue des dialyses chaque jour, stopper une fuite et remettre quelques poches s’apparente à de la plomberie pour débutant. Bien sûr, le risque zéro n’existe pas, mais à l’heure où les opérations à cœur ouvert sont considérées comme de routine, enfanter ne devrait être qu’une formalité ! Bien sûr… mais trois jours après avoir donné naissance à Lily, Caroline s’éteignait, inconsciente même de l’agonie qui la rongeait. En tout, le bonheur à trois n’avait duré que dix-huit heures.

    À l’hébétement avait succédé la rage. Aubry la déversa sur tous, y compris la disparue. Surtout elle. Il maudit son silence, ses sautes d’humeur, son regard de chien battu, sa propension à tout subir sans un cri, sans une larme, à n’exploser que contrainte et forcée. À bout. Si seulement elle l’avait forcé à rester, plutôt que le laisser dériver. Elle l’avait abandonné avec un enfant vagissant qui ne lui accordait aucun répit, exigeant de vivre à chaque instant et réclamant une attention sans faille.

    Il dépassa l’échangeur de la E40, l’autoroute de Liège. Bientôt, il aurait bouclé la boucle et laisserait derrière eux Bruxelles et sa périphérie pour se lancer sur l’ultime ligne droite vers Ittre : la partie est du Ring.

    Il contempla une dernière fois le visage serein de sa fille. Elle l’avait forcé hors du traumatisme et de la colère. Elle avait changé sa vie et ses priorités. Il voulait briller pour elle encore plus qu’il ne l’avait voulu pour lui.

    Il aurait pu, déjà, si seulement Caroline n’était pas morte.

    II

    25 novembre 2009 (Jour J)

    Le Palais de Justice de Bruxelles reste à ce jour le plus grand jamais construit. C’est aussi le plus laid. Plus vaste que la basilique Saint-Pierre, il n’en possède ni l’élégance ni le faste. C’est un bloc de pierres tristes et écrasantes, un colosse architectural issu de l’imagination fantasque du XIXe siècle, posé sur la ville comme une tique monstrueuse et inutile. Car des bâtiments plus appropriés, comme le site Portalis, installé de l’autre côté de la place Poelaert, servent désormais le bras aveugle de la Justice. Froid, aseptisé, pragmatique, rien ne distinguerait ce nouvel ensemble de l’hôpital tout proche si ce n’est qu’ici, le personnel est vêtu de bleu et qu’en lieu et place de fleuriste, l’entrée ne cache qu’un portique de sécurité. Il draine au quotidien une foule identique, partagée entre visiteurs de passage, embarrassés et pressés d’en finir, et pensionnaires réguliers, blasés, connaisseurs des lieux, tous martelant d’un pied égal le sol ciré du lobby. Les magistrats et officiers civils, organisés en un ballet ajusté et fluide, complètent le tableau, comme à côté les médecins et infirmiers. La seule différence, c’est qu’ici, les rendez-vous s’organisent au goutte-à-goutte et toujours pour le pire.

    La journée avait mal commencé : il n’y avait plus de capsules pour le Nespresso et Aubry avait dû se contenter d’un mauvais café acheté dans une station-service. Et tout indiquait qu’elle n’allait pas s’arranger. Les symptômes étaient manifestes : à peine débarqué du parking, encore stressé par la circulation, il avait été agressé à la sortie du lift par une équipe de journalistes plus audacieux que leurs confrères de l’entrée, sagement rangés entre les brochures publiées par le SPF. C’était une erreur, bien sûr, et qui ne dura que le temps de l’ouverture du second ascenseur, d’où avait émergé une figure notoire du milieu judiciaire bruxellois. Michel Callewaert, juge d’instruction spécialisé dans les crimes domestiques et par ailleurs parrain du centre de prévention des violences conjugales et familiales, jouissait aussi d’un heureux destin dans l’édition, où il utilisait sa plume enlevée au service de la cause. Aubry le salua d’un geste timide auquel l’autre répondit à peine, harcelé par l’essaim de caméras qui s’était rassemblé autour de lui. Interdit, il les avait regardés disparaître vers la salle de presse.

    — Journée de la femme, avait commenté le greffe, laconique.

    Ensuite, il y avait eu la valse des dossiers sordides, trois rendez-vous qui lui avaient fait faux bond, un dessaisissement du tribunal de la jeunesse qui s’était soldé par le renvoi sous mandat d’arrêt d’un mineur en centre fermé et, enfin, le coup de fil d’Uyttebroeckx, l’entrepreneur chargé des travaux de rénovation de Laeken. Chaque appel signifiait une augmentation substantielle du budget final, sans compter les délais. De quoi grimacer à chaque arrivée de courrier.

    — C’est assez urgent. Vous pouvez passer sur le chantier ?

    D’ordinaire, Uyttebroeckx ne s’embarrassait pas de fioritures : il délivrait

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