Merci de nous aimer: Roman
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEURE
Catherine LISON-CROZE est née en 1947 à Châteauroux. En février 1962, les malheureux évènements du métro Charonne lui ont révélé l'injustice de la violence d'État et ont provoqué son engagement politique pour une société plus humaine. Pendant quarante ans, elle a exercé la profession d'avocate et mené bien des combats contre les discriminations, faisant sienne la phrase de Paul Éluard « Chacun est l'ombre de tous ». Elle a animé de nombreux débats sur les droits de l'Homme et les libertés fondamentales, notamment dans les établissements scolaires. Avocate pénaliste et passionnée par la sociologie, sa fréquentation des cours d'assises et des tribunaux correctionnels l'ont convaincue que la Justice n'est pas plus neutre que les juges qui la rendent, et que l'empire des préjugés, aux sources jamais taries, est immense. En 1993, elle a publié un livre au titre évocateur: Cherche justice désespérément. Démence et culpabilité, préfacé par Gilles Perrault. Encore un cri contre le conservatisme et les obsessions du cénacle judiciaire.
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Aperçu du livre
Merci de nous aimer - Catherine Lison-Croze
d’azur
Introduction
Sans précaution, Adrien balança le manuscrit dans sa direction. Par réflexe, Pauline réussit à le bloquer, mais il lui échappa. Une des spirales rouges de la reliure s’était fendue, l'obligeant à remettre en place les quelques feuilles qui s’en détachaient. Au moins, l’auteur ne pourra pas dire que son livre n’a même pas été ouvert ! Son bouquin avait déjà avait fort peu de chances d’être retenu. Trop lourd, trop gros. Et ce titre à rallonge : « Tamara Nassibov-Autopsie d’une mort anonyme ».
— C’est pour ton week-end ! ironisa Adrien.;
— Depuis quand organises-tu mes loisirs ?
— T’en fais pas, si comme je le pressens, il ne correspond pas à nos choix éditoriaux, tu seras pardonnée pour l’avoir reposé.
Adrien imita la voix de baryton du directeur d’Orange Amère, leur maison d’édition, en déclinant sa raison passe-partout de refus.
— Tu l’as lu toi Adrien ?
— Non.
— Pourquoi moi alors ?
— L’auteur est une femme. Une avocate à la retraite. Devant ma grimace et comme tu es la plus ancienne du comité de lecture, le patron m’a suggéré de te le remettre.
— De mieux en mieux, bonjour la délicatesse !
Cinquante-quatre ans, tout de même pas un âge canonique.
— Dans la lettre de présentation de son manuscrit, l’avocate dit relater un procès qui n’aurait encore jamais eu lieu en France : celui d’un préfet poursuivi devant la justice pour homicide suite au décès dans la rue d’une enfant de sans-papiers. Parmi les témoins, il y a une jeune femme Kosovare menacée d’expulsion quelques années plus tôt. Le livre retracerait les parcours croisés de ces personnages antinomiques.
— Je vois… Plus chiante que moi tu meurs ! C’est un essai ou un roman ?
— Un roman. C’est en tout cas ce qui figure sur la première page.
Pauline décida de commencer par sonder le manuscrit et d’entamer sa lecture par le procès annoncé. Peut-être un peu plus vivant que le reste ! Ça lui rappellerait en tout cas l'époque où étudiante, elle ne manquait jamais les plaidoiries de son grand-oncle en cour d'assises. En raison de l'oralité des débats, il se passe toujours quelque chose d'inattendu lors d'un procès, avait-il l'habitude de dire. Elle avait pu le vérifier tant de fois.
Elle feuilleta l'ouvrage sans réussir à trouver le début de l'audience mais au chapitre 18, elle tomba sur la prestation de serment d'un témoin.
Chapitre 02
Page 18
— Quels sont vos : nom, prénom, date et lieu de naissance, profession et adresse ?
— Hessel Stéphane. Je suis né le 20 octobre 1917 à Berlin. Je suis retraité… disons, écrivain.
Il avait détaché chaque syllabe, avec son phrasé sobre, à l’ancienne. Habillé de manière classique, il se tenait droit dans son long manteau bleu marine, attentif et respectueux, les deux mains posées sur la tablette en bois clair derrière la barre. L’huissier n’avait pas pensé à mettre le micro à la hauteur du grand petit homme. Avec naturel, Stéphane Hessel l’ajusta lui-même.
— Veuillez faire votre déposition, dit madame Tric.
En habitué des prétoires, il était prêt et savait qu’un témoin cité à la demande d’une des parties n’était pas d’emblée censé être interrogé directement. Les questions du tribunal et des avocats viendraient après, une fois qu'il aurait achevé son récit spontané.;
— Lorsque les faits concernant la petite Tamara ont été portés à ma connaissance, j’ai ressenti une profonde tristesse pour elle et ses malheureux parents.
Il s’inclina légèrement et tourna la tête vers Mila et Vladimir Nassibov, assis sur le banc réservé aux parties civiles aux côtés de leur interprète. À la traduction de ses propos, Mila et Vladimir le regardèrent tristement en portant la main à leur cœur.
— À mon âge, un tel événement n’est pas tolérable. INACCEPTABLE.
La fermeté avec laquelle il avait appuyé sur ce dernier mot provoqua l'arrêt brutal du bruit de fond si caractéristique des commentaires chuchotés en aparté dans les salles d’audiences lorsqu'elles sont pleines. Et celle-ci l’était. Faute de places suffisantes, plusieurs personnes avaient été refoulées à l’entrée par le service d'ordre.
— Les droits de l’homme que j’ai eu l’honneur de défendre dans maintes circonstances, ce sont, avant toute chose, les droits des enfants. De chaque enfant. De tout être en devenir, dont la vie est SACRÉE.
L'avocat du préfet leva les yeux au ciel et l'interrompit :
— Nous sommes tous d’accord là-dessus !
— C’est bien pour cette raison qu’il est insupportable de constater que ceux-là mêmes qui étaient chargés de protéger cette enfant ont manqué à leur devoir.
— Qu’en savez-vous ? Vous n’y étiez pas. Vous n’êtes pas témoin des faits que je sache ! s’exclama de nouveau le bâtonnier Flaurisse.
Agacée par l'intervention intempestive de l'avocat comme par le ton docte du témoin, la présidente sembla vouloir temporiser.
— Monsieur Hessel, veuillez poursuivre. Mais je vous en prie, épargnez-nous les poncifs ! Nous sommes tous convaincus ici que cette affaire est particulièrement dramatique.
Pour faire bonne mesure, elle se tourna aussi vers Jean-Michel Flaurisse.
— Et vous monsieur le bâtonnier, je vous invite à ne plus interrompre monsieur Hessel.
— Je me tais… je me tais… pardonnez-moi madame le président, répondit celui-ci, visiblement satisfait d’avoir coupé court quelques instants à l’indignation du prestigieux témoin.
Flaurisse se rassit en rejetant d’un mouvement sec son épitoge vers l’arrière et passa sa main dans ses cheveux crantés. Cet incident était certes inutile. Il venait tout bonnement s'inscrire au palmarès des légendaires joutes impromptues qui rendaient compte de son savoir-faire d’avocat pénaliste. Des passes d'armes retentissantes qui avaient construit sa réputation de redoutable stratège.
Stéphane Hessel avait patiemment attendu la fin du palabre.
— Madame la présidente, dit-il en insistant sur « la », je trouve les questions de monsieur le bâtonnier Flaurisse quelque peu prématurées, mais également très pertinentes. S’il ne les avait pas posées, je les aurais certainement abordées moi-même. Pourquoi en effet apporter mon témoignage à une famille endeuillée, déjà très éprouvée par les souffrances qui l’ont poussée à quitter sa Géorgie natale pour se réfugier dans notre pays ?
Il ménagea un instant de silence, pour partager l’émotion des parents de Tamara et de tous ceux qui avaient fait le trajet Tours-Poitiers, en bus, pour les soutenir lors du procès. Little Big Man comme l’appelait affectueusement Nicole, continua, serein :
— Je n’étais certes pas à Tours au moment des faits et ne connaissais pas monsieur et madame Nassibov avant qu’on ne me demande d’apporter mon concours.
— Qui « on » ? s’enquit le procureur.
— Mon confrère et moi-même, intervint maître Lorelle.
— Continuez, continuez, on vous écoute monsieur Hessel.
— Comme nous tous ici, j’appartiens à la même famille, beaucoup plus large que celle à laquelle nous avons l’habitude de faire référence. Je n’hésite pas un instant à vous le dire, madame la présidente, tous les enfants du monde sont mes enfants. Sont nos enfants. C’est ce que les rédacteurs de l’O-N-U ont écrit en 1989 dans ce texte magnifique qu’est la Convention internationale des droits de l’enfant. Tous les pays du monde l’ont ratifiée, à l’exception de la Somalie et des États-Unis. 193 au total…
— Nous nous éloignons. Recentrez-vous sur le sujet monsieur Hessel, le pria sèchement madame Tric.
— La France a ratifié cette convention le 7 août 1990. Comme disent les juristes, elle fait partie de notre droit positif. Même si toutes ses dispositions ne sont pas directement invocables devant nos tribunaux, il en est une, essentielle, que nos plus hautes juridictions, le Conseil d’État et la Cour de cassation, ont jugé directement applicable. Il s’agit de l’article 3-1, qui pose le principe de la nécessité absolue de privilégier l’INTERET SUPÉRIEUR DE L’ENFANT. En toutes circonstances, quelle que soit la régularité du séjour de ses parents dans notre pays…
— Merci pour la leçon de droit !
Aussitôt tancé par madame Tric, Flaurisse leva ses bras en l’air en guise de protestation. Il cherchait à faire diversion et affrontait directement le public, cherchant la confrontation avec lui dans l’espoir que les manifestations d’hostilité à son égard conduisent la présidente à prononcer le huis clos.
— Que nous impose exactement la Convention des droits de l’enfant ?
Madame Tric se fit plus tranchante :
— Nous le savons parfaitement, monsieur Hessel !
— Il n’est pas inutile de le rappeler, madame la présidente. Quand des enfants sont impliqués, leurs États, et donc leurs prestigieux représentants que sont en France nos préfets, ont l’obligation de les protéger. Seule la force majeure serait susceptible de les en exonérer. Mais que je sache, le manque de places d’hébergement dans les foyers de la ville de Tours ne présentait nullement pour monsieur Petit le caractère imprévisible et irrésistible pour qu’il en soit ainsi. La location d’une chambre d’hôtel, l’ouverture spéciale d’un lieu public, d’un gymnase par exemple, l’appel à un médecin, tout cela était à sa portée.
Flaurisse s’agita sur son banc et tourna bruyamment les pages de son dossier. « L’art défensif de la diversion ». C’est ce qu’il enseignait encore à ses élèves au Centre de formation professionnelle des avocats.
À la demande de la présidente, l’huissier s’empressa d’aller chercher le deuxième témoin. Maître Waterloo était ’arrivé à la porte conduisant à la chambre des témoins, quand Angélique Tric s’aperçut que Stéphane Hessel n’avait pas quitté la barre, ses deux mains toujours posées bien à plat devant lui sur la tablette.
— Pardonnez-moi madame la présidente, je souhaite juste ajouter deux choses. D’abord, que le devoir absolu de protection des enfants repose en priorité sur les États et leurs représentants, mais aussi sur tous ceux qui sont chargés d’une mission d’assistance.
— Monsieur Hessel, c’est votre opinion. Mais je vous rappelle que vous êtes témoin et qu’une manifestation d’opinion ne constitue pas à proprement parler un témoignage !
— Je regrette vivement que ce ne soit pas aussi la vôtre, madame la présidente, répondit avec calme le vieux sage.
Flaurisse s’était levé et lançait des anathèmes, suivi par Jean Dalloz et Eric Jorna, les avocats des représentants de l’association Solidarité. Ces derniers ne parvenaient pas à couvrir la voix de leur tonitruant confrère, gesticulant comme des pantins à ses côtés.
— Bien, le tribunal vous remercie monsieur Hessel. Vous pouvez disposer.
Stéphane Hessel se tenait toujours derrière la barre. Cette fois, il avait croisé ses bras.
— Je croyais que vous aviez terminé, lâcha Angélique Tric.
— La deuxième chose que je veux ajouter madame la présidente, est qu’il n’est pas juste d’opérer une distinction, pour ne pas dire une discrimination, entre les étrangers qui viennent se réfugier chez nous. Je pense que le terme d’« exilés » serait d’ailleurs plus approprié pour parler d’eux, que tous ces mots qui visent à les distinguer en établissant des catégories. Même celui de migrant, qui sous-entend une volonté sereine de partir à l’étranger.
— Encore une fois monsieur Hessel, vous êtes libre de penser ce que vous voulez, mais vous êtes ici en tant que témoin, nous sommes bien d’accord ?
— C’est la raison pour laquelle je désirais vous faire découvrir, à moins que vous ne la connaissiez déjà, la remarquable étude de Jérôme Valluy, que plusieurs années d’observation des exilés ont convaincu que la plupart de ceux-ci se trouvent contraints de quitter leur pays. Sans préjuger au demeurant de la nature et de l’intensité de cette contrainte.
Madame Tric s’agaça :
— Jérôme… ?
— Valluy, un universitaire-chercheur qui a une connaissance approfondie de la question qui nous occupe, dans la mesure où il a exercé comme représentant du HCR.
— HCR ?
— Le Haut-Commissariat aux Réfugiés de l’Organisation des Nations Unies. C’est en cette qualité, parallèlement à son activité d’universitaire, que Jérôme Valluy a exercé la fonction de juge des demandes d’asile à la CRR.
— CRR ?
— La Commission de Recours des Réfugiés. L’institution chargée de statuer sur les recours exercés par les demandeurs d’asile contre les décisions de rejet de l’OFPRA.
— La CRR a été rebaptisée par la loi Hortefeux de novembre 2007. Elle est devenue la CNDA, la Cour Nationale du Droit d’Asile, glissa maître Lorelle.
Stéphane Hessel résuma les travaux de Jérôme Valluy. Il se montra si convaincu qu'il en fut fort convaincant. L'exil n'était jamais un choix. Seule la détresse mettait à mal l'attachement profond de tout être humain à ses racines.
Après s’être assuré qu'il en avait bien terminé, Madame Tric prit la décision de suspendre les débats pendant dix minutes. Les applaudissements spontanés de sympathie dans la salle d’audience comme en provenance de celle où les débats étaient retransmis sur grand écran, ne semblèrent pas y être étrangers.
Il était tard, mais Pauline ne résista pas à l’envie d’appeler Adrien.
— Tu es folle ! Qu’est-ce qui te prend de m’appeler à deux heures du matin un samedi ?
— Un dimanche… La lettre qui accompagnait le manuscrit, elle date de quand ?
— Quel manuscrit ?
— De l’avocate à la retraite.
— J’en sais rien.
— S’il te plaît…
— C’est pour ça que tu m’appelles ?
— S’il te plaît.
Adrien alla rechercher le courrier en se maudissant de l’avoir conservé.
— Janvier 2013.
— Quel jour ?
Il avait déjà raccroché. Le manuscrit avait donc été envoyé depuis quatre mois. Si ça se trouve, l’avocate avait déjà trouvé un autre éditeur depuis. Il arrivait souvent qu’après avoir signé un contrat, les auteurs ne songent pas à prévenir ceux qui n’avaient pas encore eu le temps de lire leur œuvre.
En tout cas, Orange Amère aurait dû lui répondre au plus tard dans les trois mois de la réception du bouquin. Ne serait-ce que parce ce délai figurait sur son site, juste après l’indication que la maison refusait les manuscrits par voie électronique. Le comble pour Pauline au vingt et unième siècle ! Peut-être était-ce la disparition de Stéphane Hessel fin mars qui avait réveillé le boss. L’immense succès de librairie d’Indignes-vous ! un ou deux ans plus tôt, avait fait pâlir toutes les maisons d’édition, la leur en tête. Hessel n’était pas un simple témoin de son temps mais un véritable flambeau de la résistance.
En définitive, peu importait que ce soit avant ou après sa mort que l’avocate ait imaginé qu’Hessel témoigne dans son procès imaginaire, songea-t-elle. Ce type sera toujours vivant.
Chapitre 03
Le deuxième témoin était aussi attendu que le premier. Pour la petite phrase qui lui collait à la peau depuis qu’il l’avait prononcée le 3 décembre 1989, dans l’émission 7 sur 7, face à Anne Sinclair : « Je pense que la France ne peut pas héberger toute la misère du monde ».
— Rocard Michel. Je suis né le 23 août 1930 à Courbevoie, dans l’ancien département de la Seine. Ma profession ? Disons… que je suis à la retraite, et écrivain à mes heures perdues.
Après avoir fait prêter serment à celui qui était avant tout pour elle un ancien premier ministre, Madame Tric lui demanda avec courtoisie de faire sa déposition.
— Madame la présidente, depuis une vingtaine d’années, l’exploitation de ce que j’appelle pour faire simple, ma petite phrase sur l’immigration, n’en finit pas. Elle sert à justifier l’injustifiable. Je pense qu’elle sera encore exploitée dans le cadre de cette affaire et amputée, comme souvent, de sa deuxième partie, celle où je précise que notre pays doit néanmoins prendre fidèlement sa part de la misère mondiale. L’objet du procès est de savoir si le décès de la petite Tamara Nassibov relève ou non de la responsabilité personnelle du préfet. Éventuellement aussi, des personnes qu’il a chargées de gérer l’hébergement d’urgence à Tours. Le préfet avait une obligation de résultat et les représentants de l’association Solidarité, une obligation de moyens. Ces derniers disposaient-ils de ces moyens ou pas ? Je l’ignore.
— Vous avez terminé ?
— Pour l’instant, je ne vois rien à ajouter. Sans doute y aura-t-il des questions, soupira-t-il en apercevant sur sa droite maître Flaurisse, prêt à dégainer.
Le bâtonnier se leva, une feuille de papier à la main :
— Vous semblez avoir la mémoire courte, monsieur Rocard. J’ai fait des recherches concernant la partie « humaniste » de votre petite phrase. Je ne l’ai pas trouvée.
— Vous avez mal cherché. Peu avant l’émission 7 sur 7 de décembre 1989, j’avais participé, en novembre, à la célébration du cinquantenaire de la Cimade. C’est à cette occasion que j’avais exprimé que si nous ne pouvions pas effectivement accueillir toute la misère du monde, il convenait que notre pays, signataire de la Convention de Genève, en prenne fidèlement sa part.
— Il n’y a toutefois aucune trace de ce que vous prétendez avoir exprimé. Ce n’est pas moi qui l'affirme. Je fais référence à l’enquête de Rue 89. Vous connaissez Rue 89 ?
—…
Flaurisse s’entêta. Il brandit sa feuille et rejeta avec vivacité son épitoge en arrière :
— Je cite Rue 89 : « Dans les extraits vidéo existants, on entend Michel Rocard défendre sa politique d’immigration devant les militants de la Cimade, mais nulle trace de la misère du monde, encore moins de la part d’humanité qui reviendrait à la France ». Qu’en pensez-vous ?
— La réponse est dans votre question cher maître. Les « extraits vidéo existants » ne rendent compte que de manière partielle de cette manifestation qui s’est déroulée pendant toute une journée.
— Pourquoi avez-vous refusé de répondre aux questions de Rue 89 ?
— Je n’ai pas souvenir de m’être dérobé à quelque question que ce soit. Ma présence à cette barre, à la demande des malheureux parents de Tamara, montre que je suis toujours dans les mêmes dispositions.
— Si je vous suis bien, en novembre 89, à la Cimade, votre « petite phrase » comportait deux parties. Comment se fait-il que moins d’un mois après, à 7 sur 7, elle ne comprenne plus que la première ?
— Et alors ? Je ne suis pas un perroquet ! Sans compter que l’environnement était différend. Un discours devant des militants associatifs n’a rien à voir avec une émission de télévision. Dans mon esprit, les deux parties de ma phrase ont toujours été indissociables.
Madame Tric se tourna vers le procureur pour qu’il tente d’interrompre Flaurisse. Le représentant du parquet savait qu’elle ne supportait pas que quiconque, surtout l’avocat de la défense, lui confisque le pouvoir de mener les débats à sa guise. Xavier Lacoste monta au créneau :
— Monsieur Rocard, un mois après 7 sur 7, en janvier 1990, vous avez confirmé vos propos sur l’immigration devant cette fois des élus socialistes du Maghreb. Vous leur avez très exactement déclaré ceci : « Aujourd’hui, je le dis clairement, la France n’est plus, ne peut plus être, une terre d’immigration. Je l’ai déjà dit et je le réaffirme : nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde ». Vous en souvenez-vous ?
— Cela dépasse l’entendement ! Vous me demandez de confirmer des propos tenus il y a vingt ans ! Si vous les citez de façon aussi précise, monsieur le procureur, je ne doute pas un seul instant qu’ils aient bien été tenus. La question n’est pas de savoir ce que j’ai pu dire ou ne pas dire il y a vingt ans, mais celle de déterminer qui est responsable de la mort d’une petite fille de six ans, un soir, sans abri, sans secours, dans les bras de ses parents qui ont en vain cherché de l’aide.
— Monsieur Rocard, persista le procureur, vous souvenez-vous avoir, lorsque vous étiez premier ministre, interdit aux demandeurs d’asile de travailler ?
— Parfaitement. La circulaire préparée par mes services en avril ou mai 91 a été signée par Édith Cresson quand elle m’a succédé en septembre de la même année.
— Pour quelles raisons aviez-vous décidé cette interdiction ?
—…
— N’était-ce pas pour réduire l’attractivité de notre pays et limiter ainsi la venue en nombre des demandeurs d’asile ?
— C’était une époque très particulière figurez-vous. Le Mur de Berlin venait de tomber et nous avons craint un véritable déferlement migratoire en provenance des pays de l’Est… qui n’a pas eu lieu, il faut bien le reconnaître.
Xavier Lacoste aurait pu en rester là. Son désir d’enfoncer le clou ne résista pas aux injonctions muettes de la présidente :
— Cette interdiction de travail a eu comme conséquence de supprimer l’indépendance financière des demandeurs d’asile. Depuis lors, ceux-ci sont restés entièrement à la charge de l’État. Pourquoi cette politique dissuasive n’a-t-elle jamais été abandonnée ?
— C’est très simple. Dès 1992, le nombre annuel des demandes d’asile a chuté. Nous avons attribué cette baisse, moi en premier, à l’interdiction contenue dans la circulaire Cresson. À tort. Outre ce premier effet que nous avons lié mécaniquement à cette circulaire, mais qui ne reposait, il faut bien le reconnaître, sur aucune analyse sérieuse, d’autres effets ont été considérés positifs.
Madame Tric fit un signe de tête pour inviter Michel Rocard à poursuivre son propos, certaine à présent que Lacoste n’en resterait pas là.
— Parallèlement à l’interdiction de travailler, nous avons augmenté de façon significative le nombre de places en CADA et la situation… comment dire, est apparue plus claire. D’un côté, nous avions les demandeurs d’asile en CADA, placés, il faut bien le reconnaître, dans une situation de dépendance, même si on pouvait se féliciter que leurs besoins quotidiens soient couverts. De l’autre, nous avions les étrangers non admis en CADA, transformés ipso facto, il faut bien le reconnaître, en travailleurs clandestins, fragilisés, et il faut bien le reconnaître aussi, plus facilement…
— Expulsables.
—…
Satisfait d’avoir achevé la phrase de Michel Rocard, Lacoste persista :
— Vous venez d’employer à plusieurs reprises la formule, « il faut bien le reconnaître ». Pour vous, il s’agit donc d’erreurs ?
— Sans aucun doute. Mais nous étions en quelque sorte des pionniers. Pour qui le droit à l’erreur peut se concevoir, même si certains nous en font encore le reproche aujourd’hui. Je ne dirais pas la même chose de ceux qui nous ont succédé.
« Et vlan ! Vous avez vu comment Rocard a ramassé le proc », fit remarquer Tristan. « Alors que Rocard aurait été bien en peine de justifier pourquoi Chevènement, ministre de l’Intérieur sous Jospin, un de ses «successeurs»,