Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Une Larme de porto, peut-être ?: Des tranches de vie dans un quartier italien
Une Larme de porto, peut-être ?: Des tranches de vie dans un quartier italien
Une Larme de porto, peut-être ?: Des tranches de vie dans un quartier italien
Livre électronique144 pages2 heures

Une Larme de porto, peut-être ?: Des tranches de vie dans un quartier italien

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Dans le petit café d'un quartier populaire, les histoires de chacun s'entremêlent...

Dans une petite ville jamais nommée, on monte, on descend, on trébuche sur les pavés de porphyre. On se croise ou on ne se croise pas au Ricovero dei poeti, un petit café sans cachet, tenu par une gérante qui voit tout, entend tout, parle peu mais inscrit chaque soir, à l’aide d’un crayon bien taillé, les histoires qui habitent le quartier.

Parmi les habitués, on trouve Giano, talentueux raté, qui tient le courrier des lecteurs pour un magazine féminin; Abel, le professeur à la mémoire fantastique, mais encombrée de citations; Claudio, le gentil libraire un peu paumé; Spartaco, grand amateur de poitrines féminines; Mari Ann, anorexique, fugueuse et voleuse de livres; sans compter Cosimo...

Trouveront-ils des réponses à leurs questions ? Qui sait ? Ils répondront peut-être aux nôtres...

L'auteure esquisse une galerie de portraits attachants et familiers.

EXTRAIT

Ricovero dei poeti. Un refuge sur l’une des collines où se déploie la ville, pas loin de la cathédrale, après un magasin plein de pacotille pour touristes, avant la boutique d’objets de culte Bianconi et ses taberna- cles en vitrine.
Ricovero dei poeti, à mi-chemin entre les rues piétonnes du centre et la gare, dans l’enchevêtrement des ruelles en pente et mal pavées de la vieille ville, là où les escaliers cassent les genoux et coupent le souffle. Plus simplement le Poeti, avec vue sur les tuiles moisies des toits, les lucarnes, les gouttières pleines de fiente de pigeon, les mansardes, brûlantes l’été et glaciales à partir d’octobre.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après avoir travaillé dix ans pour la radio suisse italienne, Claudia Quadri est aujourd’hui animatrice et réalisatrice d’émissions culturelles pour la télévision suisse italienne. Elle a publié plusieurs romans aux Éditions Casagrande, dont Lacrima, traduit ici. Son dernier roman, Suona, Nora, Blume vient de paraître (Casagrande, 2013).
LangueFrançais
Date de sortie2 janv. 2018
ISBN9782940486403
Une Larme de porto, peut-être ?: Des tranches de vie dans un quartier italien

Auteurs associés

Lié à Une Larme de porto, peut-être ?

Livres électroniques liés

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Une Larme de porto, peut-être ?

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Une Larme de porto, peut-être ? - Claudia Quadri

    parents.

    UNE LARME DE PORTO, PEUT-ÊTRE?

    Ricovero dei poeti. Un refuge sur l’une des collines où se déploie la ville, pas loin de la cathédrale, après un magasin plein de pacotille pour touristes, avant la boutique d’objets de culte Bianconi et ses tabernacles en vitrine.

    Ricovero dei poeti, à mi-chemin entre les rues piétonnes du centre et la gare, dans l’enchevêtrement des ruelles en pente et mal pavées de la vieille ville, là où les escaliers cassent les genoux et coupent le souffle. Plus simplement le Poeti, avec vue sur les tuiles moisies des toits, les lucarnes, les gouttières pleines de fiente de pigeon, les mansardes, brûlantes l’été et glaciales à partir d’octobre.

    «J’en finirais bien comme on achève une bête aux jambes rongées par la gangrène, un coup, un seul, bang! Cervelle brûlée. Je ne supporte plus ces couchers de soleil aveuglants comme le jaune orangé de l’œuf qui me prennent pour cible, nom d’un chien! J’en finirais bien avec cet été qui ne veut pas finir, à coups de pied au cul, si c’était possible.»

    Claudio entre au Poeti, pull bleu foncé sur les épaules, déformé par l’usage et la mauvaise habitude de le laisser suspendu des jours et des jours dans la buanderie après avoir fait la lessive. Claudio s’attache aux objets mais il ne leur porte guère d’égards. «La vie n’en a pas envers moi…», dit-il. Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui il a jeté le pull bleu sur ses épaules avant de sortir de chez lui pour aller au travail. Il a besoin d’une présence affectueuse, ce pull est une sorte de talisman.

    – Un café, merci.

    Claudio s’arrête au Poeti tôt le matin. Il laisse sa voiture au parking de la gare et descend à pied. À côté de l’arrêt du funiculaire, au bas de l’enchevêtrement de ruelles et d’escaliers qui dévalent sur la ville, se trouve sa librairie, elle s’appelle le Malatempora. En funiculaire, Claudio mettrait moins d’une minute pour aller de la gare à la librairie mais il perdrait la vue sur les toits et son café au Poeti. Il prend sa revanche le soir, quand il est trop fatigué pour affronter la montée à pied.

    Appuyé au comptoir, Claudio boit son café sans sucre. Ute, la serveuse, lit à haute voix le titre du livre de poche qu’il a emporté: Les Boutiques de Cannelle. D’habitude, ça marche, le libraire a toujours quelque chose à dire à propos de ses livres qu’il tache de café, qu’il remplit de soulignages et dont il corne les pages. Mais Claudio passe et repasse l’index sur le bord de sa tasse, il ne semble pas s’apercevoir que son ongle est trop long, ni que s’y dessine une demi-lune noire – l’encre des livres et des journaux qu’il manipule toute la journée. Quelques minutes plus tard, il secoue la tête, laisse l’argent sur le comptoir et ouvre la porte vaguement Art nouveau. «Bruno Schulz, un grand livre. À bientôt, Ute». Ute le regarde s’en aller: il traîne les pieds, s’arrête, revient sur ses pas pour ramasser son pull bleu. En trébuchant sur les pavés de porphyre récalcitrants, le libraire se dit qu’une femme appelée Lena, comme le fleuve, ne pouvait évidemment pas vivre aux côtés d’un éclopé, d’un boiteux, à commencer par son prénom – Claudio, celui qui claudique, justement. Au pied des marches, il salue Spartaco, l’imposant employé du funiculaire, coincé derrière son guichet. «Une cage à canaris!»: il se plaint toujours, l’homme à la voix d’ogre, faisant sursauter les enfants que leurs mères tiennent par la main, le temps d’acheter le billet.

    – Quoi de neuf? lui demande Claudio avec indifférence.

    Spartaco soupire, hausse ses épaules de molosse et lui tend les journaux du matin et quelques revues à travers le hublot.

    – Tiens, les bobards habituels.

    Claudio s’arrête sous l’enseigne MALATEMPORA. Il soulève le rideau de fer des deux mains et le fracas d’une avalanche s’abat sur la place. Spartaco lève les yeux au ciel, l’homme du kiosque jure. «Une goutte d’huile, non?» crie-t-il. Un tintement de clochettes tibétaines accueille le libraire. Claudio laisse la porte ouverte pour aérer, pose ses clés sur une étagère et jette à la corbeille un emballage de biscuits vide, ouvre l’une des revues à la page du milieu et étudie la fille brune, coupe au carré, nue entre deux gros chiens; il ouvre une deuxième revue et son regard glisse à la rubrique du courrier de la Doctoresse Annalisa… «Chère Annalisa, j’ai quatorze ans et je suis amoureuse d’un garçon qui en a vingt-quatre».

    Des conneries, pense le libraire. Il ferme la porte, s’enfonce dans un imposant fauteuil de cuir noir, renifle. «Manquait plus que la grippe», dit-il. Le gling, glong qui annonce l’ouverture des portes du funiculaire lui parvient de l’extérieur: il descend de la gare avec son lot de passagers.

    «Chère Annalisa, j’ai quatorze ans et je suis amoureuse d’un garçon qui en a vingt-quatre. Mes amies disent qu’il est trop vieux pour moi mais je pense à lui tout le temps. Qu’est-ce que je dois faire? Tina 89».

    «Chère Tina 89, dix ans de différence, c’est beaucoup. Grandis et tâche, si possible, de réduire un peu l’écart…»

    – Si on pouvait répondre franchement, chère Ute… Il y a quoi, aujourd’hui, dans les brioches?

    – Lundi, crème à la vanille.

    – La vanille ne convient pas au lundi, je te l’ai déjà dit. C’est comme si tu partais en montagne avec des chaussures à talon. Il faut quelque chose de moins sophistiqué et en même temps qui passe mieux. Pour faciliter une entrée indolore dans la nouvelle semaine. La confiture aux abricots, ce serait bien mieux.

    – Les brioches à la confiture aux abricots, c’est le jeudi.

    Lundi vanille, jeudi abricots… La brioche ne ment pas. Au diable les astres, si volubiles et si lointains. Il vaut mieux articuler la semaine avec des gelées rustiques et du sucre glacé, satiné…

    Ricovero dei poeti. Réputé dans le quartier pour ses brioches généreusement fourrées. Lundi, crème à la vanille, troisième au classement de Giano, nègre de profession – il préfère «écrivain mercenaire» – pour une revue prestigieuse. Giano s’occupe du courrier des lecteurs et signe Annalisa Vanini: les lecteurs apprécient les réponses courtoises et pleines de bon sens de la psychologue qui sourit en haut de la page, en gros plan, trop bien coiffée.

    «Chère Doctoresse Annalisa, je vous présente mes compliments. Par vos conseils, vous aidez de nombreuses personnes… Dans un monde comme le nôtre, il est important de recevoir des messages positifs… Vous me répondrez? Je ne vous écris pas pour vous soumettre un problème… Mon mari et moi sommes ensemble depuis vingt-deux ans et toujours amoureux comme au premier jour… Delia».

    «Chère Madame Delia, consultez un exorciste».

    – Ute, apporte-moi deux brioches. Je ne suis pas si gros que ça… juste un peu de babyspeck.

    Giano est pourtant bel et bien en surcharge pondérale, le médecin a été explicite: «Il y a des façons plus expéditives de se suicider, vous savez? Vous n’avez pas un peu d’amour-propre?»

    Ancien journaliste à succès, actuellement écrivain mercenaire, Giano noue ses cheveux secs en une petite queue de cheval avec un élastique qui a servi à botteler des asperges de Californie. Il porte des chaussures de gymnastique sans lacets et l’étiquette de son maillot sort de l’encolure de son T-shirt. Il habite dans une vieille maison derrière la cathédrale, à cent mètres du Poeti: plafonds bas, décorés de fresques; voûte céleste étoilée d’un bleu de lapislazuli et astres d’or pur dans l’une des pièces; dans l’autre, scène galante dans un paysage, avec instrument de musique et lévrier. Il ne se lève pas avant dix heures et prend tous les jours son petit déjeuner au Poeti. Il s’y assied n’importe où en faisant attention à ne pas se trouver sur la trajectoire du miroir. Il sait par cœur à quoi sont fourrées les brioches et rouspète à chaque fois, juste pour le plaisir de contrarier Ute. Quand il voit apparaître une ride verticale sur son front, il sait qu’il a gagné. Cette ride signale l’irritation de la serveuse mais jamais aucun commentaire ne vient dévoiler ses pensées.

    «Chère Annalisa, j’aimerais devenir écrivain. Je vous envoie deux nouvelles pour que vous me donniez votre avis…Giuliana».

    «Chère Giuly, félicitations! Belle calligraphie».

    Si on pouvait répondre sincèrement. Sa rubrique a du succès, des centaines de lettres arrivent chaque semaine. Chaque jour il répond à une dizaine de lecteurs, le salaire est maigre mais le loyer raisonnable, Giano n’a aucun vice dispendieux, pas d’enfants, pas d’animaux domestiques à entretenir: «Chez moi, pas de concurrent alimentaire», telle est sa philosophie.

    Giano quitte le Poeti l’après-midi, stylo derrière l’oreille et vieille sacoche en bandoulière. Les tables ont été occupées, Ute distribue des sandwiches au thon ou au poulet, des bières, des eaux minérales. À la table libre, contre le portemanteau en bois massif qui a vu naître des générations de vers à bois, s’installe un couple qui attendait au comptoir en buvant une limonade à la mandarine.

    La seule pièce de quelque valeur, au Poeti, c’est le comptoir en noyer. Le reste du mobilier provientde caves humides, il a été acheté en bloc chez un brocanteur: tellement vieux qu’entre-temps, c’est revenu à la mode. Voilà ce qui donne au Poeti l’air rétro si recherché par les ennemis de l’alcantara et de la fausse loupe de noyer, qui ont la cote dans les cafés du centre ville.

    Sous l’une des fenêtres qui donne sur les toits, une banquette recouverte de paille de Vienne. C’est la place d’Abel, le professeur. Il fait son entrée avec sa serviette en cuir autour de 13 h 45, quand les gens retournent au travail après avoir avalé leur sandwich. Abel boit un whisky tourbé, parfois de l’eau minérale. Il parle peu et seulement avec Ute, son regard suit l’envol des pigeons dodus qui roucoulent et qu’il faut chasser du rebord des fenêtres parce qu’ils les souillent.

    – Bonjour, professeur.

    – Bonjour, Ute.

    – Comme d’habitude?

    – Oui. Merci. Et des allumettes.

    Il était devenu sombre, son front bas paraissait plus bas encore. Il n’était plus formé que d’un petit morceau de peau tout fripé. Un sourire triste, stupide (stupide?), s’accrochait encore à la commissure de ses lèvres, c’était comme la marque d’une hébétude satisfaite… (satisfaite?) d’elle-même, le début d’une malédiction, le commencement d’une métamorphose conduisant de l’être humain à l’animal.

    Abel profite de sa halte au Poeti pour exercer sa mémoire.

    «Un sourire stupide et une stupidité complaisante, j’en suis sûr. Zipper et son père, de Joseph Roth».

    Bien que proche de la retraite, il peut plaire: quelques élèves lui adressent encore des petits messages mais le professeur de littérature n’encourage pas la familiarité, il vouvoie les collégiens, qui font de même. Il est compétent, correct, jamais de commentaire déplacé ni de note injuste. Mais ses manières assez distantes ont quelque chose d’artificiel, elles troublent les filles et gênent les garçons. Aujourd’hui, au moment de rendre les travaux à la troisième B, il a appelé «Gilda, s’il vous plaît» et il lui a tendu la pile de copies avec un sourire courtois. Une secousse, sur l’invisible toile où courent les émotions de la classe: le professeur se comporte bizarrement, d’habitude il se charge personnellement de rendre leurs travaux aux élèves.

    Abel indique discrètement son verre vide à la serveuse, il aspire la fumée et la retient longtemps

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1