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Femmes et pommiers
Femmes et pommiers
Femmes et pommiers
Livre électronique269 pages4 heures

Femmes et pommiers

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À propos de ce livre électronique

La littérature dite prolétarienne a connu un beau succès en Suède. Moa Martinson (Helga Maria Swartz, 1890-1964), épouse du Prix Nobel de littérature (1974) Harry Martinson, fut l’un des membres féminins de ce courant.

Publié en 1933, son premier roman, Femmes et pommiers, décrit le monde ouvrier de la ville de Norrköping.
Un milieu foisonnant, au sein duquel les femmes de plusieurs générations vont jouer un rôle prépondérant.

Femmes et pommiers, par son langage réaliste et sa liberté de ton créa la sensation. C’est la première traduction en français d’un livre de Moa Martinson.

EXTRAIT

Mère Sofi prend son bain chaque semaine.
Au début, personne ne remarqua rien, le bain passait inaperçu au milieu de toutes les activités : lessive, abattage, râpage des pommes de terre, lavage de la laine, teinture des tapis. Il y avait toujours du feu dans la buanderie un jour de semaine et le fournil se trouvait à l’intérieur. Les fournées pour Noël commençaient, des miches de pain bis qui devaient durer jusqu’aux prochaines semailles, des pains craquants qui devaient durer jusqu’à Pâques. Fredrika était bien sûr toujours là pour aider, la seule aide que mère Sofi veuille accepter. Fredrika s’était mariée pour devenir riche mais avait à peine de quoi manger chez son « riche » époux, parce que, le moment venu, elle ne pouvait pas se résoudre à coucher avec lui.
– S’il n’y avait que ses yeux chassieux et son âge. Il n’est d’ailleurs pas aussi vieux que ça, il n’a que soixante ans, mais il a des ulcères aux jambes, je ne le savais pas. Je ne pourrai jamais partager sa couche, disait Fredrika.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Moa Martinson est l’une des grandes figures de la littérature suédoise. Elle appartient à cette génération d’écrivains des années 1930 (Vilhelm Moberg, Ivar Lo-Johansson, Eyvind Johnson, Harry Martinson…).
Les conditions de vie faites aux femmes du peuple occupent une place primordiale dans son œuvre.
LangueFrançais
Date de sortie8 nov. 2017
ISBN9782846793360
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    Aperçu du livre

    Femmes et pommiers - Moa Martinson

    Mère prend son bain

    Ce soir mère prend son bain.

    Il y a déjà longtemps que mère Sofi et Fredrika ont commencé à prendre leur bain mais pourtant la tension monte à chaque fois. Dans toute la ferme, tous les environs, pratiquement toute la paroisse.

    Deux femmes d’âge moyen, toutes deux près des cinquante ans, l’une avec quinze enfants en comptant le premier, né avant le mariage et depuis longtemps disparu dans la fourmilière du monde, un enfant illégitime placé. L’une avec quatorze enfants, l’autre sans enfant, mariée avec un vieil infirme à moitié aveugle qui possédait un peu, trop peu de terre, mais qui selon une rumeur persistante était l’homme le plus riche de toute la paroisse. Dans chaque paroisse du pays, il y a un bonhomme mythique comme lui qui semble avoir beaucoup d’argent, un bonhomme ou une bonne femme, comme cela se trouve.

    Deux femmes d’âge moyen qui prennent chaque semaine leur bain. Personne n’a jamais entendu parler d’une chose pareille dans la paroisse ni dans les paroisses voisines.

    Garçons et filles de ferme, fils, filles, une fois ou l’autre peut-être en été, mais des femmes mariées avec enfants ? Et à longueur d’année !

    Cela avait commencé voilà dix ans, un automne après les travaux de teillage du lin.

    Couverte de fibres, noire de poussière comme un charbonnier, après des jours de dur travail du lin, lourde et fatiguée, mère Sofi marchait au crépuscule aux côtés de son aide et voulait être propre.

    Elle était enceinte du quatorzième, c’est-à-dire du quinzième, et avait 40 ans.

    – Je ne crois pas que je me lèverai demain matin, je pourrais tomber à n’importe quel moment. Le dernier, je l’ai eu sale comme j’étais, alors que je travaillais au battage, je n’ai même plus la force de me laver le soir, je ne m’en soucie pas. Je crois que je vais me traîner dans le grenier à foin, cela ira aussi, c’est là que j’ai eu mon premier ; tu te souviens, Fredrika, que j’ai eu mon premier dans le grenier à foin, mais – maintenant que nous avons une nouvelle sage-femme, sage-femme ? À quoi cela peut-il bien servir ? De toute façon il faut bien accoucher, avant on y arrivait aussi, quand il y avait seulement Greta l’accoucheuse qui venait et emmaillotait l’enfant. Tu sais bien que les vaches vêlent mieux toutes seules, maintenant je vais rentrer et me coucher.

    – Allons à la buanderie pour nous laver, répondit Fredrika.

    Et c’est ainsi que cela commença.

    Tout le village appelait Sofi « mère », non pas en raison de ses nombreux enfants, mais parce qu’elle était mariée avec celui qui possédait le plus de terres, c’était là la coutume dans la contrée. Tout le monde aimait mère Sofi et, quand elle se maria avec le propriétaire de la ferme où elle travaillait, la plus grande ferme de la paroisse, mais malgré tout celle qui avait la moins bonne réputation, les gens dirent : « C’est trop bien pour lui ».

    Cependant Sofi avait pour seule dot une enfant illégitime.

    Le fermier, lui, avait sa mère paralysée. Elle était couchée depuis dix ans dans la meilleure chambre du bâtiment sinistre et pas entretenu. Querelleuse, elle dirigeait et régentait, conservant tout l’argent dans une grande bourse en peau sous son oreiller. Chaque öre épargné atterrissait dans la bourse de la vieille mère et n’en ressortait jamais.

    Le fermier lui-même portait son tablier de peau aussi bien les dimanches qu’en semaine, non pas par souci de simplicité ou comme une vieille habitude, mais à cause de sa hernie incurable. Tout le monde l’appelait le fermier au tablier ou le « fermier infirme ». Il n’avait jamais travaillé de sa vie. Il ne le pouvait pas. Il était prétendument né avec cette hernie. Ses mains avaient l’air étiolées, elles semblaient ridicules par rapport à son grand corps, au tablier et à tout ce qu’elles saisissaient. Des mains étiolées et douces ne se remarquent nulle part ailleurs autant que par contraste avec des outils sur une ferme, une ferme dont les terres sont étendues mais peu fertiles. Une terre coriace et ingrate. Une terre aussi rétive que de vieilles bonnes femmes ou que des chevaux corrigés trop sévèrement. Une terre simplement rebelle qui se trouvait là, moussue, fangeuse, tourbeuse. Une terre qui, enjôleuse, s’étendait à son aise, s’offrait aux racines de bouleau et autres plantes inutiles, mais se tordait contre le soc de la charrue, contre la pelle et la houe, pareille à une épouse sous l’étreinte d’un mari détesté. Et quand le fermier aux mains douces se maria avec sa jeune et vive servante, les gens dirent « c’est trop bien pour lui », et pourtant la servante avait un enfant illégitime.

    – Réfléchis bien à ce que tu fais, dit le père de Sofi, un Français de naissance ayant dû fuir son pays natal durant un mouvement révolutionnaire. Il s’était marié avec une Suédoise à moitié bohémienne, qui l’avait quitté depuis longtemps en lui laissant deux enfants. Il se débrouillait à présent comme tailleur et savait aussi castrer les cochons et les chats, son beau-père le lui avait appris, son beau-père bohémien.

    – Je serai riche et je pourrai garder mon enfant, répondit Sofi, et elle se maria avec le fermier au tablier.

    Mais Sofi ne devint pas riche et ne put garder son enfant.

    Un jour, quand elle fut enceinte du premier enfant du fermier, un jour la vieille mère infirme sortit sa bourse et dit à son fils :

    – Maintenant, tu vas placer l’enfant de la servante.

    Et l’enfant illégitime fut placé. Sofi ne vit jamais plus sa fille première-née, celle dont elle avait accouché dans le grenier à foin et dont la rumeur prêtait au père beaucoup de noms. Beaucoup disaient que c’était l’enfant du fermier, mais qu’il n’osait pas le reconnaître devant sa mère, très religieuse et qui se réjouissait que Hagar ait été chassée dans le désert.

    Et aujourd’hui, mère Sofi, 40 ans, se tient enceinte et fatiguée devant Fredrika qui s’est également mariée « pour devenir riche ».

    – Allons à la buanderie prendre un bain.

    À partir de cette soirée, exception faite de la semaine où Sofi était alitée après la naissance de son quinzième enfant, les deux femmes prenaient chaque semaine leur bain dans la buanderie. Chaque vendredi.

    – Nous devons choisir un jour fixe, avait dit Fredrika.

    Au début, personne n’avait rien remarqué. Chacun avait sa tâche, chaque enfant qui savait marcher et pouvait comprendre un ordre devait travailler. Car père en était incapable.

    Tel était le nuage noir qui planait au-dessus des enfants et de leurs journées, aussi bien les dimanches qu’en semaine. C’était leur honte, père ne pouvait pas travailler.

    – Ton père est infirme, dit Sven le fils du torpare à l’aîné des enfants de Sofi sur le chemin de l’école. Votre père est infirme, enfants du fermier au tablier de cuir ! criaient les enfants qui prenaient un autre chemin près de l’asile des pauvres.

    Et le père qui marche bruyamment avec son tablier entre d’un pas lourd dans la grange où ses enfants de 10 et 11 ans battent le grain. « Vous n’en êtes que là ? » Il disait toujours ça, « vous n’en êtes que là ? » « C’est vrai que toi tu es infirme », murmuraient-ils parfois dans son dos. Un jour, un des plus jeunes avait attaché un sac autour de sa taille comme un tablier et allait et venait jambes écartées, « j’suis infirme, j’suis infirme ».

    – Enlève ce sac, tu l’abîmes, dit le fermier.

    – Mais tu vois pas que j’suis infirme, répond le petit.

    On l’appelle le paysan au tablier.

    Les enfants de cette grande ferme mal entretenue grandissent dans la crainte d’avoir un jour affaire aux gens du village. Toujours à la maison, ils se construisent leur propre monde, avec leurs points de vue et leurs idées, et tous regardent avec dégoût les mains douces qui pendent à l’extrémité de bras longs et épais. Et quand le fils de 16 ans, cassé par le dur labeur et amaigri par les veilles et les soucis, entre dans la chambre de mère Sofi pour voir le quatorzième nouveau-né, il s’assied, courbé comme un vieux auprès du lit et la regarde, regarde le petit visage rouge qui émerge des langes à côté d’elle. Il regarde ses grandes mains calleuses, des mains de 16 ans d’où toute trace de jeunesse s’est évaporée, regarde mère Sofi et dit :

    – Pourtant père est infirme, comment se fait-il que naissent autant d’enfants ?

    Ses grands yeux bleus, tellement semblables à ceux de sa mère, plongent longuement, avec provocation et désespoir, dans ses yeux. Elle lui rend son regard, ne trouve pas de réponse. Il reste assis encore un instant. « Qu’est-ce que c’est ? » demande-t-il.

    – Un garçon.

    Mère Sofi se met à pleurer.

    Son fils de 16 ans lui caresse les cheveux de ses rêches mains d’homme aux articulations déformées par le travail et demande :

    – Te sens-tu très mal cette fois-ci, mère ?

    – Non, ce n’est pas pire que les autres fois. Tu as mangé quelque chose ?

    – Oui, Fredrika est là, aussi il y a toujours à manger. Pourquoi pleures-tu, mère ? Ne fais pas attention à ce que j’ai dit.

    Mais mère Sofi pleure pourtant de plus en plus.

    – Père est venu ?

    – Non, pas encore. Tu sais bien qu’il ne vient jamais me voir quand je suis malade.

    – Non, je sais. Maintenant il faut que je m’en aille, c’est le temps du curage. Ne te lève pas trop tôt, ajoute le gamin, en se penchant pour regarder de près le visage du nouveau-né et en pressant la main de sa mère dans la sienne. Il te ressemble, mère.

    Puis il s’en va, lentement, pensif, comme un homme qui a une bouche de plus à nourrir.

    Mère Sofi prend son bain chaque semaine.

    Au début, personne ne remarqua rien, le bain passait inaperçu au milieu de toutes les activités : lessive, abattage, râpage des pommes de terre, lavage de la laine, teinture des tapis. Il y avait toujours du feu dans la buanderie un jour de semaine et le fournil se trouvait à l’intérieur. Les fournées pour Noël commençaient, des miches de pain bis qui devaient durer jusqu’aux prochaines semailles, des pains craquants qui devaient durer jusqu’à Pâques. Fredrika était bien sûr toujours là pour aider, la seule aide que mère Sofi veuille accepter. Fredrika s’était mariée pour devenir riche mais avait à peine de quoi manger chez son « riche » époux, parce que, le moment venu, elle ne pouvait pas se résoudre à coucher avec lui.

    – S’il n’y avait que ses yeux chassieux et son âge. Il n’est d’ailleurs pas aussi vieux que ça, il n’a que soixante ans, mais il a des ulcères aux jambes, je ne le savais pas. Je ne pourrai jamais partager sa couche, disait Fredrika.

    Et cela rendait son époux fou furieux et, pingre, il lui reprochait la nourriture, bien qu’elle travaillât tant qu’elle put sur sa petite ferme. Ils ne pouvaient entretenir qu’une seule vache mais le vieux avait « dix mille riksdales », c’était ce que tout le monde prétendait, c’était pour cela qu’elle l’avait épousé.

    Fredrika devait travailler à l’extérieur pour « avoir quelque chose à se mettre », comme elle disait.

    Les deux femmes se baignèrent sans être dérangées jusqu’à Noël.

    Le vendredi 3 janvier, on vit qu’il y avait de la lumière dans la buanderie et de la fumée qui sortait de la cheminée.

    Le paysan mit son bonnet, prit sa canne et se précipita dehors.

    La buanderie était fermée de l’intérieur.

    Il cogne à la porte.

    – Qui est là ?

    – Qu’est-ce que vous fabriquez dans la buanderie à ce moment de la journée et à cette période de l’année ?

    – Nous prenons notre bain…

    – ?

    Il reste longtemps muet, réfléchit, pense à s’en retourner. La situation le dépasse.

    – Sortez de là ! crie-t-il soudain, en colère.

    – Nous prenons un bain, dit Fredrika.

    – Oui, nous prenons un bain, dit mère Sofi.

    – Qu’est-ce que c’est que ces maudites manières de gourgandines ! Arrêtez ça ou vous allez voir. C’est ma buanderie.

    – Qu’a-t-il dit ? demande mère Sofi.

    – Il nous traite de gourgandines parce que nous voulons nous laver et être propres, dit Fredrika à voix très haute.

    Dehors, le paysan l’entend et crie :

    – Oui, de vraies gourgandines que vous êtes, à vous baigner alors que vous venez de fêter Noël, et c’est ma buanderie.

    Alors Fredrika ouvre la porte de la buanderie. Elle se tient nue dans l’ouverture de la porte tandis que l’air froid tourbillonne autour d’elle, formant une nuée. Grande et majestueuse, elle se détache comme un spectre blanc contre le ciel noir de janvier et le paysan reste figé de… eh bien, il ne sait pas de quoi. Il n’a jamais vu de femme nue. Le froid, au milieu de l’hiver, Fredrika et Sofi, tout cela tournoie dans sa tête. Il croit être devenu fou. Mais Fredrika tient à la main une grande pelletée de cendres bien chaudes, et elle la lui verse directement sur la tête :

    – Ça, c’est pour les gourgandines ! J’sais bien depuis l’école quelle sorte de salaud t’es. Tu savais jamais tes leçons. Tu f’sais que manger, traîner avec toi des cargaisons de nourriture et t’goinfrer, et j’sais que t’étais méchant avec les filles. Rentre, sinon je te baptise comme il faut et tu nous laisseras tranquilles ; nous ne faisons que nous débarrasser de la crasse une fois la semaine.

    Et mère Sofi et Fredrika purent se baigner en paix.

    Mais la rumeur se répandit largement aux alentours.

    Un homme ne peut pas rentrer et dire à ses enfants : « Votre mère se baigne, elle est nue dans la buanderie. » Non, cela il ne le peut pas.

    Ce n’est pas qu’il croie tant que cela en la Bible, il ne va jamais à l’église, il a de l’argent en banque, mais rentrer et dire aux enfants « votre mère prend son bain, et elles m’ont versé des cendres dessus », non ! Il va dehors, entre dans l’étable prendre du foin pour essuyer la cendre sur son bonnet, reste longtemps debout à réfléchir :

    – Elles se baignent, pourquoi au… au nom de Jésus, crie-t-il, pourquoi se baignent-elles ?

    Et il rentre à la maison et se couche sur son lit, rumine, pense que cela leur passera bien. Tout a une fin, mère est restée grabataire pendant dix ans, était couchée à rouspéter et à asticoter continuellement les autres, puis elle est morte, tout a une fin.

    Mais bientôt tout le domaine sait que mère se baigne, puis bientôt le village voisin et, en l’espace d’un an, toute la paroisse est au courant, cela fait toute une histoire. Filles et garçons grandissent et l’on sait que la fille aînée prend aussi son bain chaque vendredi avec Fredrika et mère Sofi, et les garçons vont également volontiers dans la buanderie, oui, pas les vendredis, mais ça les gens ne le savent pas.

    Ce soir mère prend son bain.

    Cela fait bientôt dix ans que mère se baigne. Le fils de 16 ans est devenu adulte. Le dos courbe s’est redressé, les muscles se sont développés, le domaine est aux mains d’un paysan qui peut travailler.

    Beaucoup sur le domaine peuvent travailler. Le plus jeune a déjà 9 ans. Mais lui ne travaillera pas, c’est ce que l’aîné s’est promis, lui ne travaillera pas. Il ira correctement à l’école et deviendra pasteur, un pasteur dans la famille, cela compense beaucoup de choses.

    Oui, maintenant plus personne ne parle de père, simplement personne ne s’en soucie. C’est de mère que l’on parle. Car les gens ont besoin de parler. Il y a un jeune paysan à la ferme et mère Sofi aussi est jeune et ses filles et ses fils sont jeunes et capables de travailler, mais personne ne travaille autant que mère Sofi elle-même. Plus personne ne demande après père. Mère vend et achète dans son domaine et l’aîné et le puîné achètent et vendent aussi. Père est couché dans son lit à la maison. Il est vieux. Il aura bientôt 70 ans. Il ne se soucie même plus des bains de mère.

    Il était resté si souvent debout devant la buanderie. Oui, mère se baigne…

    L’homme a 26 ans et sait certaines choses. Il sait que cela fait presque dix ans que mère n’a pas couché avec père, et c’est bien comme ça, cela permet d’éviter des bouches supplémentaires à nourrir. Mais les gens parlent, parlent de mère. Mère n’est plus aussi appréciée, d’une certaine façon elle fait honte, honte car elle se baigne. Il a 26 ans, est jeune et fort et sage, et il devrait en rire. Comment une mère peut-elle être montrée du doigt parce qu’elle se baigne ? Mais les prétendants des sœurs sont en quelque sorte plus insolents ici, en haut à la grande ferme, qu’en bas dans la vallée.

    En bas, dans la vallée, les prétendants se glissent toujours dans l’obscurité, toujours le soir. Personne ne sait qui se faufile sous les fenêtres des filles. Lui-même fait sa cour dans la vallée et se déplace toujours de nuit, mais ici, en haut, à la grande ferme, il est arrivé que les prétendants des sœurs viennent le dimanche, en plein midi, avant que le psaume de sortie n’ait été chanté à l’église après l’homélie.

    Lors d’un grand jour de bal, il y eut une bagarre dans la paroisse à cause du bain de mère Sofi.

    – Ta mère se baigne, et ton père, ton père, l’infirme, couche dans la bergerie, et ta sœur aussi, s’était écrié, à moitié saoul, le fils d’un fermier de la paroisse voisine, sous l’empire de son ivresse et de sa prétention.

    La bagarre donna lieu à un jugement. Le fils aîné du gros fermier et son frère durent payer une grosse somme pour coups et blessures et voies de fait.

    Le plus jeune sera pasteur, c’est ce qu’il a dit à la fille de la vallée. Elle l’a aussi interrogé sur le bain de mère Sofi, et il a répondu qu’elle venait d’une autre région et que le grand-père paternel venait de l’étranger, où de telles mœurs étaient courantes. (Un jeune paysan surchargé de travail ne pouvait pas savoir ce qu’il en était, mais il devait dire quelque chose pour défendre sa mère, et mère prendrait son bain même si tout le pays venait avec des réclamations. Tant qu’elle en avait envie, elle se baignerait, le savon et l’eau n’étaient pas chers, en plus il aimait ça, il n’y avait rien de mal à ce que mère se baigne, au contraire. Oui, les gens disaient des choses extrêmement bêtes sur Fredrika, des choses qu’eux-mêmes ne comprenaient certainement pas, mais les gens… Eh oui, lui-même ne savait pas si les paysans de France prenaient des bains mais pour la réputation de sa mère il le fallait, et jamais aucun d’entre eux n’était allé en France.) Et cela fit plaisir à la fille de la vallée et, quand les gens de la vallée parlaient de mère Sofi, elle répondait que les gens faisaient comme ça en France et que le plus jeune fils de mère Sofi deviendrait pasteur.

    Les commérages sur mère Sofi prirent une autre direction.

    La lune de septembre luit obstinément comme un hélianthème, elle suit constamment le jeune fermier qui va dans la vallée retrouver sa promise. Avant de s’en aller, il avait vu les ombres habituelles près des pommiers moussus, les prétendants de ses sœurs. Et la fumée de la buanderie montait, mince et étirée, droit vers la lune. Nous sommes vendredi, mère Sofi prend son bain.

    La fumée sortant de la cheminée de la buanderie monte avec difficulté tout droit vers la lune mais ne réussit pas à dépasser les branches du grand sorbier qui se dresse derrière le bâtiment. Elle reste là en suspens, comme tous les filets de fumée précédents le sont restés quand ils cherchaient à atteindre la lune. Les branches du vieux sorbier sont noires de fumée. Le petit ruisseau que l’on nomme rivière murmure présomptueusement dans une abondance d’eau automnale et le grand pré pentu où l’on fait blanchir la lessive s’étend, vierge depuis le commencement des temps. Il est simplement là, n’a jamais senti le soc de la charrue ni non plus les sabots des vaches ou les pieds des cochons car les prés réservés au blanchissage du linge doivent demeurer propres, il n’y a que les chevaux qui y soient quelquefois admis quand les prunes mûrissent derrière l’écurie et forment de grands tas sur le sol. Enfants et adultes ne venaient pas à bout de tous ces gros fruits juteux, qui rendaient les vaches malades. Et lorsque les chevaux avaient mangé des prunes jusqu’à satiété, ils se roulaient dans le pré réservé au blanchissage et pouvaient y pâturer jusqu’au printemps suivant quand les tissus ressortaient à l’air libre.

    Mère Sofi et sa fille aînée se déshabillent quand Fredrika frappe à la porte de la buanderie.

    – Ce soir, il y a un vaurien sous chacun de vos pommiers, dit-elle en guise de salutation.

    Les autres femmes se contentent d’acquiescer. Elles regardent avec curiosité un paquet que Fredrika porte et, nues, la suivent dans la boulangerie qui est chaude après la fournée de la semaine. Il y a des tasses à café et tout le nécessaire pour une pause-café avec des petits gâteaux. Fredrika sort de son colis une brioche au safran, un paquet de caramels, un grand et beau savon, qui embaument dans la pièce chaude.

    – Tu as dû lui soutirer pas mal d’argent, dit mère Sofi en resserrant sur elle la jupe qu’elle tient devant son maigre corps, saisissant avec avidité le gros morceau de savon pour le humer.

    – Oui, vieux comme il est, il n’est plus avare, bien qu’il soit plutôt fou. Rien que pour voir mes cuisses il me donne cinq couronnes, et c’est la seule façon que j’ai d’obtenir de l’argent de lui.

    Fredrika rentre dans la buanderie suivie par les autres et commence à se dévêtir. La vapeur se dégage de

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