L' INDEPENDANCE DES AMES
Par Miguel Duplan
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À propos de ce livre électronique
Miguel Duplan
Né à Sainte-Marie en Martinique, Miguel Duplan vit en Guyane où il enseigne. Prix Carbet 2007 pour son roman L’Acier (L’Harmattan), il est l’auteur de Discours profane (Éditions des Équateurs, 2008), Un long silence de Carnaval (Quidam éditeur, 2010), Chronique des monts jolis (Seuil, 2015). Il a publié chez Mémoire d’encrier Les chants incomplets (2013).
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Aperçu du livre
L' INDEPENDANCE DES AMES - Miguel Duplan
Miguel Duplan
L’INDÉPENDANCE
DES ÂMES
MÉMOIRE D’ENCRIER
Mémoire d’encrier reconnaît l’aide financière
du Gouvernement du Canada,
du Conseil des Arts du Canada
et du Gouvernement du Québec
par le Programme de crédit d’impôt pour l’édition
de livres, Gestion Sodec.
Dépôt légal : 1er trimestre 2018
© 2018 Éditions Mémoire d’encrier inc.
Tous droits réservés
ISBN 978-2-89712-562-2 (Papier)
ISBN 978-2-89712-564-6 (PDF)
ISBN 978-2-89712-563-9 (ePub)
PQ3949.3.D86I52 2018 843’.92 C2018-940333-0
Mise en page : Virginie Turcotte
Couverture : Étienne Bienvenu
MÉMOIRE D’ENCRIER
1260, rue Bélanger, bur. 201, • Montréal • Québec • H2S 1H9
Tél. : 514 989 1491
info@memoiredencrier.com • www.memoiredencrier.com
Fabrication du ePub : Stéphane Cormier
du même auteur
L’Acier, Paris, L’Harmattan, 2007.
Discours profane, Paris, Éditions des Équateurs, 2008.
Un long silence de Carnaval, Meudon, Quidam éditeur, 2010.
Les chants incomplets, Montréal, Mémoire, d’encrier, 2013.
Chronique des monts jolis, Paris, Seuil, 2015.
Pour la mémoire de Raoul Duplan,
Qui a toujours fait partie de mes voyages,
Qui m’a prêté ses errances
Et m’a légué quelques contradictions de sa vie.
Toutes les choses reviennent éternellement, et nous-même avec elles. Tout s’en va, tout revient; éternellement roule la roue de l’être. Tout meurt et tout refleurit,
éternellement se déroule l’année de l’être.
Friedrich Nietzche
Ainsi parlait Zarathoustra, III.
« Le convalescent »
Zarathoustra, le seul et le premier, demande : « Comment l’homme sera-t-il surmonté? » C’est le surhomme qui me tient à cœur, lequel est mon premier, mon unique souci et non l’homme; non le prochain, non le plus pauvre, non le plus souffrant, non le meilleur.
Ô mes frères, ce que je puis aimer chez l’homme,
c’est qu’il est un passage et un déclin.
Friedrich Nietzche
Ainsi parlait Zarathoustra, IV.
« De l’homme supérieur »
Pour la plupart, l’amour est sans doute une forme d’avidité; pour le reste des hommes, c’est le culte d’une divinité souffrante et masquée.
Lettre de Friedrich Nietzsche à Lou Andréas Salomé
Ami lecteur,
L’indépendance des âmes n’est pas un livre de bonne foi et il n’est pas moi que je peins.
Quoique…
La Martinique, ce bout d’île, confetti planté au milieu de mille îles de l’Atlantique, depuis sa « découverte » par Christophe Colomb, l’exploitation forcenée de sa nature par les Français dès 1635, la déportation massive d’esclaves africains à partir de 1670, n’arrête pas de faire parler d’elle et de révéler l’autre à ses natures les plus inextricables, les plus meurtrières, les plus avides et s’est constituée aujourd’hui, dans un gouffre subtil, colonie, département, région, territoire, contrées originales dominées par l’omniscience de la singularité française.
La genèse de L’indépendance des âmes dont l’action se déroulera pendant six siècles est la grève générale commencée en Guadeloupe le 20 janvier 2009, et qui s’est étendue à la Martinique le 5 février. Après quarante-quatre jours de conflit en Guadeloupe, un protocole d’accord était signé par Élie Domota pour le Collectif Contre l’Exploitation Outrancière, le préfet Nicolas Desforges pour l’État français et Victorin Lurel, le président du Conseil régional. En Martinique, un même protocole avait mis fin à la grève générale en satisfaisant quelques revendications populaires.
Pour autant, l’essentiel, le rêve et le réel emmêlés, n’y était pas. Et L’indépendance des âmes comme un roman dans lequel une poignée de lecteurs verraient une chronique de l’aliénation déclenchée par mes contradictions, ce que moi-même, au cours de mes vies passées en Martinique, j’étais presque arrivé à croire.
Car la question du phénotype dévoile une âme à fleur de peau. En effet, le récit est parsemé d’expressions ou d’épithètes qui colorent les protagonistes. Mais pourquoi donc avoir choisi de les dépeindre en rose? Les Martiniquais sont-ils devenus si panachés au point d’avoir perdu toute identité apparente? Ce rose indifférencié est-il un pied de nez loufoque adressé aux damnés de la créolisation? S’agit-il de dire sérieusement que nous sommes tous des mutants en pourparlers? L’homme noir a-t-il disparu de nos exigences? L’homme blanc a-t-il disparu de nos existences? Se sont-ils confondus dans une nasse quelconque? Se sont-ils mixés, et encore remixés pour accoucher de « cette race » appelée métissage? Si indéfinissable qu’on ne saura jamais à quoi ils ressemblaient à l’origine? Autant de questions existentielles pour lesquelles j’aimais ne pas avoir de réponses claires et qui suggéraient que moult narrateurs abonderaient cette transhumance dystopique, chacun interrogeant le réel à sa façon.
Car mes héros, Jean-Baptiste Négri et Moïse M’adouba, représentent respectivement béké déchu de ses privilèges se refaisant une fortune et un statut social en France et leader noir, guère mieux loti, devenu dictateur à vie, régnant sur un peuple apparemment libre mais engourdi par un stupéfiant, « Le Mélange Bizarre », le maintenant dans l’inaction totale, se démenaient pour jouer et rejouer cette nécessitée bringuebalée par nos manques. La Martinique n’en finira donc jamais de surprendre le monde.
Je te souhaite le plus sincère et le plus singulier des voyages, lecteur.
Et avant le commencement de cette histoire que se passe-t-il?
Moïse M’adouba rêve.
Moïse M’adouba rêve. Forcément, il chante les enfances invraisemblables. On n’était pas loin des plaines moutonnées du François, sur les cimes allègres de Petite France. Une bande turbulente, frères et sœurs, tête grainée, torse nu ou pas, papillonnait dans les environs de l’Usine du Simon et longeait sans coup férir un chemin de fer qui avait déjà fait son temps. Au premier rang de la procession, Sarah, terrible, garçon manqué, arbalète bandée raide dans ses pognes rugueuses, poursuivait de sa haine frivole quelques colibris paresseux. Ensuite, Moïse M’adouba. Déjà longiligne, taciturne, sûr de ses choix. C’était souvent lui qui ordonnait l’attaque ou le repli. Et puis enfin, les autres, marmaille disparate, agglutinée dans les cannes du béké. Et elle fanfaronnait la marmaille. Éblouissante quand elle dansait dans la ferveur des mangues de la vieille Amandine. Et c’est ainsi, son petit carré laborieux devenait leur champ de bataille. Ils s’y cachaient. Et ils s’y perdaient. Rires. Dans les feuilles grasses des choux de Chine. Rires. Dans les fourrés épineux. Rires. Derrière le tronc des mombins. Rires. Et les parties de haut les mains prenaient racine jusqu’à la tombée de la nuit. Et jamais, au grand jamais, nul d’entre eux, rires toujours, n’entendait leur maman qui d’en bas, criait de rentrer tout de suite. Tout de suite! Et à la fin de ces rires, un fruit comme à peine consommé. Moïse M’adouba s’agite, forcément, il chante les désirs inassouvis.
Et avant le commencement de cette histoire que se passe-t-il?
Jean-Baptiste de Négri rêve.
Jean-Baptiste de Négri rêve. Forcément, il chante les amours invraisemblables. À la fin des années quatre-vingts, à l’âge de vingt ans, il avait déserté la plantation facile de son père. Dans les nuits de Fort-de-France, il boissonnait à la recherche d’aventures simples et sans lendemain, fréquentant bouges connus et inconnus. Il était devenu un quelconque fils de béké dévergondé. Ce soir-là, était ouvert un bar, derrière l’Impératrice, dans lequel un groupe de jeunes musiciens massacrait La Perfecta. Le souffle acide des trompettes empêchait toute conversation. Il observait le placide rubato des assoiffés. Commandait un punch. Que sitôt bu, il s’en irait, fatigué. Elle tournait autour d’un petit Français comme un lâcher de guidon. Lequel claquait les doigts pour s’imposer. Champagne. Elle enfilait la coupe, le remerciait, allait partir. La rattrapant, chiffonnait ses doigts, glissait quelques billets dans le creux de l’oreille. Main dans la main. Elle plaisait à Jean-Baptiste. Elle était grande, toujours garçon manqué, tout en jambes, des genoux qui se cognaient légèrement. Une mini-jupe jaune collée sur de petites fesses curieuses. Un décolleté transparent qui exposait des seins ronds et lourds. Elle plaisait vraiment à Jean-Baptiste. Attendre. Et puis ce fut son tour d’y passer. Il était trois heures du matin. Agacé, il lui en fit le reproche. D’un autre âge. La persécutait en créole sur sa destinée volage. La toisait sottement comme un mari jaloux. Surprise, elle amorçait une rotation. Il capturait ses poignets. Excuse-moi, reste là. Une éternité. Un soupir. Son sourire. Il lui désignait le bar et lui demandait ce qu’elle buvait. La même chose que toi. Le rhum dur les conciliait dans une parole pas compliquée. De temps en temps, elle dodelinait de la tête sur une musique intérieure. Je m’appelle Sarah. Jean-Baptiste, qu’il lui répondit. Et ce fut elle qui suggéra : on y va? Il squattait, au 45 de la rue François-Arago, un luxueux duplex appartenant à sa famille, vide la plupart du temps. Et s’y trouvait une immense bibliothèque. Elle s’était précipitée sur les rayons. Son visage s’était éclairé sur Moi Laminaire, d’Aimé Césaire. C’est mon poète préféré! Et pour faire son malin, il lui récitait les théorèmes de la Créolité qui dénigraient le maire de Fort-de-France has-been. Tais-toi! Je n’ai pas envie de t’entendre! Mets un son! La Divinité! C’est par là la douche? Elle s’était enfermée dans la salle d’eau d’où il entendait le savon qui se régalait sur sa peau d’ébène. Elle sentait bon son eau de Cologne. Éteins la lumière! Alors, se pelotonnant en lui, s’unissant aux mesures de la mélodie, tournoyant comme dans une mazurka éternelle, s’inventant un fiancé nouveau, l’enlaçant fort, à en mourir, elle l’avait embrassé. Une fois. Et puis encore une fois. Et lui? Lui murmurait un je t’aime qui ne puait pas l’alcool. Et à la fin de tous ces baisers, un fruit comme à peine consommé. Jean-Baptiste de Négri s’agite, forcément, il chante les amours inassouvies.
Et avant le commencement de cette histoire que se passe-t-il?
Jean-Baptiste de Négri pleurniche.
Jean-Baptiste de Négri pleurniche. Forcement, il se désenchante sur son sort.
Bouh… petit béké gémit.
Et il voudrait tant faire son cinéma.
Bouh… petit béké s’est sali.
Mais il ne sait faire ce que papa lui dit de faire.
Bouh… petit béké s’aplatit.
Les affaires sont les affaires.
Bouh… petit béké pleure.
Et il n’a pas l’air content du tout.
Et à la fin de ces jérémiades, un fruit comme à peine consommé.
Jean-Baptiste de Négri pleurniche, forcément, il fabrique son destin.
Quelques semaines avant le 5 avril 2009
L’île était radieuse.
L’île était radieuse. C’était sans doute trois ou quatre semaines avant le carnaval. Paraît-il que ça a débuté par une manifestation contre la vie chère et la pwofitasyon. Ce lundi-là, le ciel pétait bleu, la mer aussi. Aucun nuage n’entachait l’horizon irréprochable.
L’île était radieuse, assez verte. Les vents habituels étaient absents. Il faisait chaud. Tous ses contours se dessinaient à l’exact de sa perfection.
L’île était radieuse, assise. Tranquille au milieu de l’océan. Du ciel, un point calme, comme une éternité. Et, au ras des bananes et des cannes à sucre, les routes départementales se gonflaient de voitures astiquées. En leurs intérieurs climatisés, des têtes joyeuses et hilares convergeaient vers la ville de Fort-de-France. Laquelle, en ce jour ordinaire de rébellion, fixait rendez-vous à tous ceux qui, de près ou de loin, croyaient que l’heure avait sonné.
L’entrée de la ville était noire. Les véhicules piétinaient, cherchant un endroit où se garer. Ça klaxonnait, tout un chacun riait, des blagues grivoises fusaient comme des pétards.
L’île était radieuse. Les organisations syndicales enseignantes avaient trompeté le la les premières. Leurs bannières colorées flottaient dans un vent retrouvé. On entendait leurs claquements secs : ça préparait au départ. Mais les leaders restaient calmes, pas encore qu’ils disaient. On attend les autres, les employés de commerce, l’hôpital, la poste, les collectivités territoriales.
L’île était radieuse. Pourtant, l’affaire prenait tournure. Oui, car pour la première fois depuis longtemps, tous avaient répondu présents. Ils étaient là, en chemin, structurés pour la plupart, slogans affûtés, tambours clairs et distincts. Bataillons à pied d’œuvre, troupes galvanisées par les derniers sondages, petits fonctionnaires écœurés par le prix de l’essence, de la boîte de petits pois, du pain et du papier-chiotte. Écœurés par la suffisance télévisée du préfet. Écœurés par l’immobilisme affairé des politiciens. Et, au fur et à mesure, l’air se chargeait d’un frémissement magnétique, incompréhensible pour l’instant.
Pourtant, l’île était radieuse. La mer s’éreintait doucement sur la plage de La Française. Les garde-mobiles, caparaçonnés de la tête aux pieds, pelotonnés devant l’entrée du Fort Saint-Louis, attendaient. L’heure de se montrer féroces et se reposer après. Un jeu quoi! Une rigolade subtile que l’on pratiquait depuis toujours.
Malgré tout, un trépignement mystérieux gagnait la foule. On s’agaçait. Les nasaux s’essoufflaient de dépit. On criait, mais qu’est-ce qu’on attend? On hurlait, qu’on sorte enfin de ce vide. Ah! On braillait : balancez la sauce, commencez, frappez des mains, commencez, frappez petit-bois. Le soleil de ce matin tôt était sans répit. Comme s’il sortait d’une gueule de bois. Le silence de la nuit était déjà loin et le flot souhaitait déjà en découdre. Un bruissement charnel l’envahissait. Bientôt, il serait incontrôlable. Des pulsations bizarres s’émiettaient par-dessus les têtes. Bientôt, la populace serait en mouvement et les journalistes présents ne verraient qu’un rougeoiement scintillant, une profusion enluminée, et n’entendraient plus qu’une voix. Cantilène s’élevant depuis la maison des syndicats, laquelle se propagerait ensuite jusqu’à l’embouchure du canal Levassor.
On s’ébranla finalement, le cœur léger, le pas vaillant, la gorge gonflée comme un oiseau de Mardi gras. Vociférant à tue-tête les slogans que l’organisation avaient prévus. À la pelle. Pour l’instant, une valse sans hésitation contre les profiteurs, ces salauds qui suçaient notre pognon. Contre ces profiteurs qui habitaient les mêmes habitations depuis tant d’années. Ces salauds qui se prélassaient toujours dans la même baignoire. Entre eux, loin de nous. Les salauds. On le voit, il y avait une certaine retenue à ne pas les nommer. Ces cochons de békés. C’était prévu comme ça. Il ne fallait pas se risquer à la xénophobie facile. Il ne fallait pas s’éparpiller. Rester droits dans nos baskets qu’il pensait Moïse M’adouba, petit chef syndicaliste, nègre à poil roux, tête ronde, de très grande taille, une moustache à la Staline qui séparait son visage en deux, là,