Je ne me tuerai plus jamais
Par Claude Lamarche
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À propos de ce livre électronique
Rafaëlle est une fillette exceptionnelle. Dotée d'une intelligence et d'une sensibilité hors du commun, elle est fort différente des autres enfants de son âge. Rafaëlle a vécu bien des choses pour une si petite fille... des événements tragiques, comme l'accident de voiture dans lequel son père a trouvé la mort. Quand c'est arrivé, Rafaëlle n'a presque pas pleuré. Sa peine, elle l'a enfouie, aussi profondément qu'elle en était capable... refusant de la partager avec quiconque, même avec sa mère, Marie-Ève. Celle-ci non plus n'a pas pleuré. Car Marie-Ève, une femme superbe, sais se maîtriser en toute occasion. Cependant, elle s'estime mauvaise mère et épouse indigne._x000D_
Mère et fille quitteront la métropole pour une ville plus paisible et une vie plus sereine. Là, elles devront faire face à leurs émotions débordantes. La présence d'Isabelle, l'enseignante de maternelle adorée de Rafaëlle, aura un effet à la fois apaisant et perturbant sur ces êtres blessés et vulnérables. Toutes trois se trouveront plongées dans un tourbillon d'émotions violentes où se mêlent amour, tragédie, tendresse et espoir._x000D_
Un roman provocant, mais aussi tendre et bouleversant.
Claude Lamarche
Claude Lamarche a enseigné pendant trente ans au primaire ainsi qu'au secondaire, notamment au collège Jean-Eudes de Montréal. Auteur de l'essai pédagogique "Gérer l'éternel triangle: élèves, professeurs, école" (éditions Beauchemin, 1994), il est, depuis plusieurs années, un conférencier recherché et un journaliste dont les articles ont paru notamment dans LE DEVOIR, CAHIERS PÉDAGOGIQUES, VIE PÉDAGOGIQUE et la revue LES DIPLÔMÉS de l'Université de Montréal.
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Aperçu du livre
Je ne me tuerai plus jamais - Claude Lamarche
Huguette
1
J’ai cinq ans et j’m’ai tué, avait dit un personnage célèbre.
Elle aussi a cinq ans, mais elle ne s’est pas tuée.
Du moins, pas encore.
Elle, c’est Rafaëlle. L’autre, c’est Marie-Ève, sa mère.
2
— Pourquoi ne déménagerais-tu pas à Joliette avec Rafaëlle, Marie-Ève ?
— Quitter le Plateau, son ambiance, ses restaurants, les flâneries sur la rue Mont-Royal et les terrasses de la rue Saint-Denis, Frites alors, Le pain doré, Champigny ! Jamais, Simone ! Penses-y : mon bureau est à Montréal, mes clients sont de Montréal, je plaide ici.
— Rien ne t’empêche de garder ton bureau à Montréal et de continuer d’y faire tes affaires, réplique sa mère. Joliette est à peine à une demi-heure en auto.
— Laisser mon appartement que j’aime, le cinéma, le théâtre, les concerts à proximité, les sorties du jeudi avec les filles...
— Demeurer à Joliette n’empêche rien de cela. Et tu le sais bien, ma fille : Rafaëlle a besoin d’un changement d’air. Ça presse !
— Pourtant, elle aimait bien le Plateau.
— Tu as bien dit : « Elle aimait bien ». Mais maintenant, elle ne l’aime plus. Je ne t’apprends rien : depuis l’accident, elle est méconnaissable. Un accident comme celui-là, ça marque un enfant !
— Elle n’en a jamais parlé.
3
C’est vrai qu’elle n’en avait jamais parlé. Ni à l’hôpital ni à la maison. Ni au psychiatre, ni à l’orthopédagogue, ni à Simone, ni à Marie-Ève. À personne. L’accident ne semblait ni l’avoir perturbée ni avoir laissé aucune marque dans sa tête ou dans son cœur, comme il n’avait laissé aucune égratignure sur son corps.
« Mais ce n’est pas parce qu’elle ne nous en parle pas qu’elle... ne s’en parle pas », avait dit le psychiatre Durand.
4
— L’accident n’a peut-être pas aidé, mais je suis sûre qu’il n’est pas seul en cause. C’est autre chose qui la ronge, ajoute Simone.
— Mais quoi ? Qu’est-ce qui peut bien bouleverser à ce point une enfant de son âge ?
— Rafaëlle en a marre de l’école !
— À cinq ans et demi !
— À cinq ans et demi !
5
Un dessin de Rafaëlle, la goutte qui avait fait déborder le vase. L’enseignante l’avait trouvé moche, elle avait même souri parce que Rafaëlle avait dessiné une grange qui n’avait pas de portes. Tous les autres enfants étaient venus voir son dessin et s’étaient écriés : « Rafaëlle fait des granges pas de portes ! Rafaëlle fait des granges pas de portes ! »
Ce genre de moqueries et de manifestations de groupe est fréquent chez les enfants de cet âge. Et les têtes de Turc de l’instant ne s’en formalisent pas, sachant très bien qu’ils auront rapidement leur revanche. Pas Rafaëlle et sa sensibilité à fleur de peau. L’histoire du dessin l’avait profondément blessée.
Et il y avait aussi que les autres n’aimaient pas beaucoup ses moues dédaigneuses et les airs de grandeur qu’elle prenait à tous moments. Et tous ces grands mots et expressions savantes qu’elle employait. Des mots comme « outré, ébahi, à rebours » qu’ils n’avaient pas l’habitude d’entendre de la bouche d’une enfant de leur âge et dont ils ne comprenaient pas la signification.
Et il y avait eu aussi l’incident de l’araignée qui se promenait sur le plancher près de son bureau. Elle avait poussé des cris épouvantables, l’œil effaré et pointant du doigt le monstre « qui s’apprête à me piquer mortellement de son dard venimeux ». Peu impressionné par sa crise, Julien s’était approché et avait nonchalamment écrasé l’araignée. C’est alors qu’elle avait crié de plus belle en déclarant, inconsolable, la main sur le front, « que le méchant Julien avait tué son monstre adoré et son amour éternel ». On avait à peine ri l’abandonnant seule à sa terreur et à sa peine d’amour ; personne n’était venu la consoler et essuyer ses larmes.
Bref, une série d’événements qui avait perturbé sa sensibilité fragile et qui lui laissait croire que personne à l’école ne l’aimait y compris l’enseignante qui avait souri, y compris sa grande amie Angela qui avait souri aussi.
À la suite de la mauvaise expérience du dessin, elle ne voulait plus retourner en classe.
6
— Tu vois bien qu’un changement d’air lui serait salutaire. Comme il le serait pour toi aussi. Je sais que ma fille a une grande force de caractère, une grande emprise sur elle-même, qu’elle n’aime pas parler de ses sentiments... même à sa mère. Je sais, Marie-Ève, que tu détestes que j’aborde le sujet. Il reste que si, dans l’accident, Rafaëlle a perdu son père, toi, tu as perdu un mari !
Subitement, le visage de Marie-Ève se rembrunit. Pendant un instant, elle semble contrariée et décontenancée, mais elle se retrouve rapidement et, comme si le dernier bout de phrase n’avait eu aucun effet sur elle ou comme si elle ne l’avait même pas entendu, elle enchaîne avec un sourire ironique :
— Dis-donc, Simone, il me semble que ça fait longtemps que tu m’as parlé d’une de tes nouvelles conquêtes.
— Hé !, l’avocate, laisse faire les diversions ! T’es pas à la cour ! T’es au restaurant en train de dîner avec ta mère.
La mère et la fille se regardent et se sourient. Le malaise volontairement provoqué par Simone a complètement disparu.
— En parlant de la cour, réplique Marie-Ève, il faut que je te laisse. J’ai une cause cet après-midi.
— Il s’appelle Juanito, il est Mexicain, il a 39 ans ! Des fesses, ma fille ! Des fesses rondes et fermes comme t’en as jamais vues !
— Simone !
— Vite, ma fille, tu vas être en retard ! La cour t’attend !
7
« Ineffable Simone, songe Marie-Ève en retournant à sa voiture. Soixante ans et aussi pimpante et désirable qu’elle l’était à quarante. Peut-être davantage, même. En tout cas, plus libérée, plus entreprenante. Je paierais cher pour avoir sa désinvolture et son tempéramment extraverti.
Si, dans l’accident, Rafaëlle a perdu son père, toi, tu as perdu un mari
. Une petite phrase à pointes épineuses (sa spécialité !), dite en souriant, sans même élever le ton. Non pas pour blesser, tout juste pour agacer, pour soutenir un argument, pour ébranler la réticence. Perspicace comme elle est, elle s’est sûrement aperçue de mon trouble. Bien sûr que la mort d’Antoine a laissé des traces ! Mon flegme de femme forte, rationnelle, cérébrale que rien ne semble ébranler n’est qu’un bouclier. Bien sûr que la mort d’Antoine m’a laissé des cicatrices profondes. Mais des marques à mille lieux du genre de séquelles que Simone peut imaginer.
Ma tourmente, je la garde pour moi, pour moi seule. Je n’accepterai jamais que quelqu’un ne s’immisce dans mon intimité. Même toi, ma mère, que j’aime et que j’admire tant, même toi, mon oreille patiente. De toutes façons, tu ne peux rien pour moi. Personne ne peut rien pour moi. Concentrons-nous à récupérer et à sauver Rafaëlle. Tu as raison, Simone : il faut faire quelque chose, et ça presse. Elle, si vive, si enjouée, si imaginative, ne peut croupir plus longtemps dans cette torpeur maladive.
À bien y penser, retourner à Joliette n’est peut-être pas une mauvaise idée. Pour Rafaëlle, et peut-être aussi pour moi : la tranquillité d’une petite ville est sûrement plus propice à réfléchir et à panser des plaies que le tourbillon de Montréal ».
8
Deux semaines après la conversation avec sa mère, Marie-Ève vend son appartement de la rue de Mentana, achète une maison à Joliette, et Rafaëlle se retrouve dans la classe d’Isabelle.
9
De toute sa carrière de jeune enseignante, Isabelle n’a jamais rencontré une enfant semblable, une telle intelligence, une telle sensibilité, une telle imagination, une telle précocité.
C’est clair : Rafaëlle plaît à son enseignante. Rafaëlle plaît aussi à ses compagnes et à ses compagnons de classe : ses mots savants, ses innombrables histoires inventées, ses grands airs, ses envolées théâtrales (dont on se moquait ailleurs il n’y a pas si longtemps) les dérident, les amusent follement. Quel changement, quel revirement ! « Raf, raconte-nous l’histoire de l’araignée qui a mangé la petite fille apeurée », demande Alexis. « Non, celle du méchant garçon qui... je me souviens plus faisait quoi ». Et Rafaëlle s’exécute, mêlant les deux histoires, en ajoute une troisième, multipliant les versions à l’infini, ponctuant les péripéties de « qui va là ? » de « holà ! holà ! » de « sors de ton terrier, froussard ! »
Le temps de quelques semaines et Rafaëlle devient le point de mire de la classe. Un leader, une espèce de gourou sur lequel on s’aligne dans les faits et gestes, à qui on veut ressembler. Elle est de tous les jeux, tout le monde veut faire équipe avec elle ; quand Isabelle demande un volontaire pour parler devant la classe ou dessiner une carte à André, le professeur de musique, dont c’est l’anniversaire, c’est toujours vers Rafaëlle que se tournent tous les regards. Dans les maisons, les enfants racontent ses finesses, ses prouesses, ses fantaisies.
Un matin, Rafaëlle se présente en classe en tenue de pompier. Pompière des pieds à la tête. Des bottes au casque, sans oublier... l’imper.
Un matin d’octobre. Précisément, le premier jour d’octobre.
10
Choisir le premier jour d’octobre pour devenir pompier est sûrement l’effet du hasard. Il serait bien surprenant qu’une enfant de cinq ans, aussi sensible, aussi intelligente, aussi perspicace soit-elle, se rappelle que le 1er octobre était le jour d’anniversaire d’un drame important.
Il reste que c’est un 1er octobre que l’accident fatal avait eu lieu.
Il serait peut-être moins étonnant cependant qu’il y ait un rapport entre sa nouvelle tenue vestimentaire et le fait que c’est un pompier qui l’a sortie des décombres et lui a sauvé la vie.
11
Ainsi, ce matin de 1er octobre, Rafaëlle se présente à l’école en tenue de pompier. Le lendemain aussi.
Le surlendemain, la moitié de la classe l’imite et les jours suivants, l’autre moitié suit, y compris les deux petits Kosovars nouvellement arrivés qui ne comprennent pas trop ce qui se passe, mais qui en comprennent assez pour convaincre leurs parents qu’au Québec les enfants se rendent en classe déguisés en pompier.
Du coup, la maternelle Isa devient la caserne Isa.
Personne ne s’étonnera de savoir que Rafaëlle est alors, sans opposition, élue à l’unanimité chef pompière. Un chef populaire. Une équipe dynamique, jeune : le cadet-pompier a cinq ans et trois mois et l’aînée, cinq ans et huit mois !
Une caserne bien équipée, capable de répondre à toutes les alertes. Le matériel ne manque pas, et chacun y a pourvu. André a apporté son fusil à eau à longue portée, Richard, une bombe aérosol, Denis, son arrosoir de plastique, un grand nombre, les tuyaux d’arrosage, et cela, au grand dam des parents qui les cherchent partout. Richard s’est trouvé une grosse bouteille d’eau Naya dont il a malheureusement vidé le contenu, incapable de contrôler sa soif. Julien a apporté (sans que les autres et lui-même ne sachent trop pourquoi) le grand parapluie de golf de son père ! Rafaëlle, quant à elle, s’est munie d’un extincteur à poussoir automatique. Un cadeau de sa grand-mère, Simone.
Si celle-ci est entrée spontanément dans le jeu de sa filleule (dont elle retrouvait enfin la bonne humeur), que dire d’Isabelle qui a vu là une occasion unique de mettre en place et d’exploiter un projet qui répondait aux besoins et au goût de ses élèves, et de surcroît aux exigences du Ministère et de sa nouvelle réforme qui faisait tant jaser.
— Mes enfants, dit-elle, un matin, en prenant un air et un ton solennels, une caserne de pompiers qui se respecte doit avoir son cri de ralliement. Il faut que la caserne Isa se trouve un cri qui la distingue.
La réponse ne se fait pas attendre. Spontanément, sans même (comme ils en ont l’habitude) se tourner vers Rafaëlle et chercher son approbation, ils crient et scandent à l’unisson :
— Feu ! Feu ! Feu !
— Feu... Feu... Feu, se répète Isabelle lentement pour elle-même, son visage s’épanouissant davantage à chaque nouveau « Feu ».
— G-é-n-i-a-l, mes trésors ! Reprenez donc une autre fois.
Sans se faire prier, ils s’exécutent deux fois plutôt qu’une, haussant le ton à chaque nouvelle répétition. Isabelle exulte. Ses enfants, comme elle se plaît à les appeler si affectueusement, ont encore répondu à sa demande, comme ils l’ont fait avec tant d’enthousiasme depuis... le thème pompier.
Il y a toutefois une ombre à sa joie : elle s’est bien rendu compte que Rafaëlle ne s’est pas jointe aux cris des autres, qu’elle s’est contentée de marmonner, de marmonner d’autres mots.
— Que pensez-vous de notre cri, chef ? dit Isabelle, en se retournant vers Rafaëlle. Vous semblez perplexe.
Puis, se rendant bien compte que les yeux de Rafaëlle s’embuent et que ses lèvres tremblotent, Isabelle quitte son bureau et s’approche d’elle.
— Qu’est-ce qu’il y a, Rafaëlle ? Tu sembles tout à coup bien triste. Tu n’aimes pas notre cri de ralliement ?
Un grand silence envahit alors toute la classe.
— Je n’ai rien, Isa. Je suis triste, c’est tout.
Et sans laisser le temps à Isabelle de lui poser d’autres questions, elle ajoute :
— « Feu ! Feu ! Feu ! » est un beau cri, mais j’en voudrais un autre, je voudrais que la caserne Isa ait deux cris.
Elle parle d’une voix presque éteinte.
— Je voudrais, poursuit-elle, que notre deuxième cri soit : « N’aie pas peur, mon enfant, je suis là ».
Tout en lui caressant doucement les cheveux, Isabelle reprend :
— Tu crois que « N’aie pas peur, mon enfant, je suis là » serait un bon cri de ralliement ?
— Oui, je le crois.
Elle éclate alors en sanglots. Isabelle s’assoit tout près d’elle, l’entoure de son bras, la laisse quelques instants à sa peine, puis essuie doucement ses larmes.
— Ça va mieux maintenant ?
— Un peu mieux !
Rafaëlle se racle la gorge, laisse échapper un long soupir, puis, regardant Isabelle et tous les enfants qui se sont retournés vers elle, dit de sa même voix à peine audible :
— J’aimerais vous raconter une petite histoire.
Alors, sans même se lever, sans faire les grands airs qu’elle prend habituellement quand elle raconte, Rafaëlle conte l’histoire d’une petite fille qui était en train de mourir dans une auto en feu, qui a vu apparaître tout à coup un pompier tout habillé... en pompier, qui l’a prise dans ses bras, l’a emportée avec