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Le Déliement
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Livre électronique595 pages8 heures

Le Déliement

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À propos de ce livre électronique

Livre 3 de la série Shader (Epic Fantasy)

Shader a échoué et Sektis Gandaw détient maintenant tous les fragments de la Statue d'Eingana. Le désespoir se pose, tel un linceul, sur les armées battues du Sahul et d'Aeterna. Ce n'est maintenant plus qu'une question de temps.

Une pointe d'espoir persiste en la personne de Shadrak l'Invisible, qui a les moyens de voyager vers la source du cataclysme en puissance, la montagne noire au cœur des Terres Mortes sur Aethir.

Mais Shader, Shadrak et Rhiannon découvrent qu'Aethir apporte un tout nouveau lot de défis : les Marais Âcres, une malignité purulente venue de Qlippoth, le royaume des cauchemars ; un Sénat arrogant qui cherche à apaiser plutôt qu'à se battre ; un secret explosif au cœur d'Arx Gravis, la cité du ravin, un nain sans nom qui pourrait se révéler un allier des plus fidèles... ou un ennemi des plus mortels.

De vieilles amours ont tourné au vinaigre et les regrets sont profonds. Shader est fatigué de tuer, mais il ne voit aucun autre moyen. La dernière défense de Rhiannon contre tout ce qu'elle a perdu est une rage autodestructrice. Et la conscience agaçante de Shadrak lui cause plus de problèmes qu'il en a besoin. Les loyautés sont remises en question, mais pourtant, les trois compagnons doivent mettre leurs différences de côté s'ils veulent trouver le moyen de pénétrer dans la base imprenable de Sektis Gandaw et empêcher le Déliement de toutes choses.

LangueFrançais
ÉditeurHomunculus
Date de sortie20 févr. 2018
ISBN9781547517985
Le Déliement

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    Aperçu du livre

    Le Déliement - D.P. Prior

    LIVRE TROIS

    Shader

    LE DÉLIEMENT

    SHADER

    LIVRE TROIS

    LE DÉLIEMENT

    D.P. PRIOR

    Première édition, 2014

    ISBN 9781497405776

    Copyright © 2014 D.P. Prior. Tous droits réservés.

    Le droit de D.P. Prior à être reconnu comme l’auteur de cette œuvre a été affirmé en accord avec les sections 77 et 78 du Copyright, Designs and Patents Act de 1988.

    Tous les personnages de ce livre sont fictifs et toute ressemblance avec une personne, morte ou vivante, ne serait que pure coïncidence.

    Ce livre est vendu à condition qu’il ne soit ni prêté ni autrement diffusé, y compris par la voie commerciale, sans le consentement préalable de l’éditeur, sous une présentation différente de celle de l’original et sous réserve que la même condition soit imposée au prochain éditeur.

    REMERCIEMENTS

    M

    erci à mes lecteurs bêta :

    Ray Nicholson, pour un super compte-rendu chapitre par chapitre, et pour avoir fait des suggestions pour cette scène problématique.

    Valmore Daniels pour une critique détaillée et honnête, ajoutant des révisions précoces bien nécessaires, conseillant sur l’usage de l’anglais américain et aidant à améliorer la clarté de quelques chapitres.

    Dessins couverture et intérieurs :

    Anton Kokarev (kanartist.ru)

    Design couverture et formatage du manuscrit :

    Valmore Daniels (valmoredaniels.com)

    Carte d’Aethir :

    Jared Blando (theredepic.com)

    Carte du Sahul :

    Theo Prior (dizeazedproductionz.blogspot.com)

    Carte de la Théocratie Nousienne :

    Mike Nash (mikenash.com)

    Dessins intérieurs :

    Patrick Stacey (facebook.com/artof.pat)

    Photo de l’auteur :

    Theo Prior (dizeazedproductionz.blogspot.com)

    Conversion des italiques de Pages à Word :

    Paula Prior (flurriesofwords.blogspot.com)

    nous-print-left.jpgnous-print-right.jpgsahul-print-left.jpgsahul-print-right.jpgAethirmap-print-left.jpgAethirmap-print-right.jpg

    UN NAIN SANS NOM

    Ville des nains Arx Gravis, Aethir

    Un an avant

    la Bataille du Domaine

    T

    ant de sang.

    Il coulait même le long des couloirs du pouvoir jusqu’au Dodécagone et, bien qu’il connaissait la chambre du conseil mieux qu’aucun autre nain, qu’il savait que les douze portes de pierre étaient scellées hermétiquement, Thumil s’attendait à voir les premières gouttes de sang s’infiltrer, former une mare sous la table des débats et monter jusqu’à les noyer, lui et Cordy, cet enfoiré chauve d’Aristodeus et... Il regarda le nain autrefois familier tressaillant de nervosité ou de rage en tête de table, osant à peine regarder la hache noire qu’il tenait si fermement contre l’armure sur sa poitrine que les articulations de ses mains étaient blanches. Il regarda, le regard vide. Il ne pouvait pas le dire. Il ne pouvait pas prononcer le nom. Il ne semblait plus approprié.

    Il remit en place sa robe tachée de sang. Il était dur de croire qu’elle fut autrefois blanche. À quoi ressemblait-il à cet instant ? Aucunement à l’un du Conseil des Douze, c’était sûr. Toute illusion qu’il avait quant à son statut, être intouchable dans la société des nains, avait détalé comme une souris face à un chat.

    Tout ce sur quoi il pouvait se concentrer, c’étaient ces yeux morts qui avaient autrefois eu la couleur des noisettes, à la fois tristes et brillants de joie. Ils étaient maintenant aussi noirs que le Vide et tout aussi assoiffés. Assoiffés de plus de massacre. Assoiffés du meurtre des siens. Ils virent Thumil regarder, se plissèrent quand il serra la main de Cordy, arrachant le peu de force qu’il lui restait en elle. Ils dardèrent ensuite de la gauche vers la droite, cherchant la trahison dans les ombres sous les pierres à la lueur ambrée formant le linteau au-dessus de chaque porte. C’étaient ces lumières qui donnaient auparavant cette sensation de confort à la chambre, comme les braises chaudes de l’âtre de Kunaga, où ils s’étaient souvent enivrés ensemble, faisant résonner l’endroit de chants paillards et de paroles hilarantes.

    Thumil ravala ses larmes, croisa ce regard torturé demandant s’ils étaient amis ou ennemis, lut sur ce visage grimaçant l’accusation de trahison, le besoin désespéré de confiance. Ces yeux avaient été prêts à le tuer, il le savait. Peu importait à quel point ils avaient été proches par le passé, sans Cordy, sa tête serait sur une pique, avec tous ces autres nains.

    Elle avait toujours eu de la persuasion, Cordy. La seule femme au monde qui aurait pu le mener à l’autel, mais même elle était presque tombée sous la hache noire. Quelle que fût la confiance que leur vieil ami avait encore en elle, elle vacillait sur une lame de couteau. Il n’y aurait aucune pitié dans ce regard démoniaque. Absolument aucune.

    Les yeux étaient maintenant fiévreux, fixés sur lui, le défiant, le voulant, l’implorant. Punaise, le pauvre bougre avait une allure terrible, la barbe emmêlée et collée de bave, le visage marqué par des rides d’expression pareilles à des cicatrices. Mais c’était tout ce que c’était à présent, un visage. Thumil ne pouvait se permettre de lui donner un nom. La simple pensée que ce boucher fut autrefois une personne, jadis un ami, faisait remonter la bile dans sa gorge, provoquait des spasmes dans ses entrailles, le faisant se courber en deux.

    Cordy laissa échapper un sanglot et serra sa main plus fort. Sa paume était moite de sueur. Cela aurait aussi bien pu être du sang, pour ce que Thumil en savait. Mince, elle en avait vu assez. Les éclaboussures rouges sur sa robe en étaient le témoignage et une couronne de brume rosée dansait autour d’elle. Thumil cligna des yeux et la brume disparut. Ça devait être ses yeux à lui. Il avait dû avoir du sang dans les yeux.

    Comme il l’aimait à ce moment-là, avait besoin d’elle, savait de tout son cœur que c’étaient eux deux contre le monde. Il posa sa joue contre sa barbe, chercha le réconfort de ses poils doux, mais elle était refroidie par la transpiration provoquée par la peur, ou peut-être par l’humidité du sang coagulant. Il ne pouvait se résoudre à regarder, préférant à la place la façon dont son esprit choisissait de l’imaginer. Comme il était béni qu’elle soit sa femme. Comme il était maudit pour tout le reste. Peut-être pourraient-ils tous les deux repousser les ténèbres, oublier ce qu’ils avaient vu, ce qu’ils avaient été forcés de faire. Car c’était une trahison, peu importait comment on regardait les choses, mais c’était le seul choix qu’ils avaient eu. Le seul choix qu’on leur avait donné.

    Aristodeus s’avança derrière le boucher, tenant le grand heaume noir au-dessus de lui, des taches vertes scintillant sur le casque sous la faible lumière. Tout le monde retint sa respiration et garda le silence alors que le philosophe baissait le heaume.

    Le cœur de Thumil s’emballa. Il voulait tellement dire non. Et si le massacre pouvait être arrêté d’une façon qu’ils avaient manquée ? Le conseil n’avait pas pour habitude de prendre des décisions dans l’urgence. Le piéger, c’était tout ce que le vieux chauve avait offert, lui et ses amis homunculus. Le piéger et le tuer, ou le piéger et prendre son nom, l’humilier comme jamais aucun autre nain n’avait été humilié, puis l’enfermer dans les donjons jusqu’à ce qu’un remède soit trouvé. Thumil grimaça. Il n’y avait pas de remède pour le mal que provoquait la hache noire. Peut-être que le tuer aurait été plus juste pour tout le monde.

    Il tendit la main, mais Cordy lui passa le bras autour des épaules pour l’arrêter.

    – Non, dit-il d’une voix rauque.

    Le mot ne passa pas ses dents serrées. Il se força à ouvrir les lèvres, se racla la gorge, sentit le nom de son ami s’élever depuis ses entrailles, se déverser dans sa bouche... puis il disparut alors que le heaume recouvrait la tête et était scellé par une théurgie étincelante venant des doigts d’Aristodeus. Bien serré, comme le vieux avait dit, à ne jamais retirer.

    Aristodeus recula en fouillant dans la poche de sa robe.

    – Eh bien, dit-il en sortant une pipe et pointant le tuyau vers Thumil comme prouvant un point à un étudiant. C’est fait. Vous autres les nains êtes en toute sécurité maintenant, grâce à la scarolite.

    Il tapa du poing sur le heaume.

    – Hein ? demanda une voix venue de l’intérieur.

    Deux des homunculus d’Aristodeus émergèrent d’un mur, comme s’ils s’étaient cachés dans la pierre elle-même. Thumil cligna des yeux et secoua la tête. Était-ce une illusion, comme la cape caméléon qu’utilisaient les assassins de la cité du ravin, ou quelque chose plus inhérent à leur nature d’enfants de l’Abysse ? L’un d’eux avait des cheveux pareils à du molleton, tressés en de longues cordes grises. Ceux de l’autre étaient un tas de lisses tentacules noirs, surmontant un front protubérant et des yeux pareils à des étoiles éloignées. Ils portaient un bloc de cristal rectangulaire qu’ils posèrent sur la table. Avec une précision presque chirurgicale, l’un d’eux ouvrit les doigts du boucher serrant le manche de la hache noire, tandis que l’autre soulevait l’arme pour la libérer. Un léger sourire se dessina sur le visage gnomique de la créature alors qu’il plaçait la hache sur le cristal et il hocha la tête d’un air satisfait tandis qu’elle s’enfonçait dans le bloc, s’arrêtant au milieu.

    Cordy lança un regard inquiet à Thumil, mais le mieux qu’il put faire fut un haussement d’épaules. Il n’avait jamais aimé avoir affaire aux homunculus. Il ne leur faisait pas confiance, mais le philosophe avait convaincu le conseil qu’il n’y avait pas d’autre moyen. Cet arrogant pensait sûrement qu’il les avait compris, comme il avait compris tout le monde. Même maintenant, il vidait le bol de sa pipe en le tapotant pour le remplir à nouveau, ne se souciant de rien d’autre au monde.

    – À la revoyure, Nain Sans Nom, dit le homunculus aux dreadlocks d’une voix teintée de regret ou de sarcasme.

    – Qu’est-ce que c’est ? demanda le boucher.

    Il fit pivoter sa tête pour mieux voir par l’étroite fente du grand heaume.

    Thumil n’aimait pas la façon dont les autres appelaient déjà son vieil ami le Boucher du Ravin, mais « Nain Sans Nom » ? Était-ce tout ce qu’il était maintenant ? Un nain sans nom ? Un nain qui, selon Aristodeus, n’en avait jamais eu un, à aucun moment de l’Histoire ?

    Cela n’avait aucun sens, selon Thumil, mais il ne pouvait nier la réalité. Une minute, il avait le nom sur le bout de la langue, et la minute d’après, c’était comme s’il n’avait jamais existé. Comment pouvait-il avoir connu ce nain toute sa vie, connu son père, Droom, et sa mère Yyalla, et pourtant n’avoir aucune idée de comment l’appeler ? Combien d’années avaient-ils combattu ensemble ? Bu ? Bordel, Thumil connaissait même son frère, Lucius. L’avait connu, en fait. Le pauvre Lucius était parti chez les Bouillonnants pour avoir commencé cette histoire de hache noire. Un modeste prix à payer, avait dit le Conseiller Grago, une action isolée du conseil pour éviter une catastrophe majeure. Le vieux Moary avait essayé de tergiverser, comme toujours, mais Grago les avait effrayés pour qu’ils agissent. La première fois en des centaines d’années, et le goût de la complicité était comme du vinaigre pour Thumil. Une fois avait été assez pour lui et la plupart des autres conseillers avaient dit de même. Il n’allait pas faire la même erreur une deuxième fois, il n’allait pas regarder son ami être mis à mort. Grago n’était pas content, mais que pouvait-il faire contre un vote à la majorité ?

    – Rien, répondit Aristodeus au nain casqué.

    Il porta un objet argenté à sa pipe et appuya avec le pouce. Une flamme s’éleva et il la fit tourner autour du bol, aspirant et faisant claquer ses lèvres. Il remit le faiseur de flammes dans sa robe et souffla des ronds de fumée. Il adressa un léger hochement de tête aux homunculus.

    Les petites créatures ramassèrent le bloc de cristal renfermant la hache et le transportèrent à travers le mur. Aristodeus fit un clin d’œil à Thumil.

    Thumil regarda le homunculus aux dreadlocks en fronçant les sourcils, ses yeux s’enfonçant dans la surface rocheuse semblant l’avoir avalé. Il y avait quelque chose dans la façon dont il avait prononcé ces mots : « Nain Sans Nom ». Thumil se frotta la barbe. Un frisson parcourut sa colonne vertébrale. Cela semblait bizarrement familier, comme s’il avait toujours été là et se retournait contre un futur mal défini. Cordy avait dû sentir son malaise, serrant sa main d’une manière rassurante. Était-ce une description ou un nom ? Le homunculus l’avait-il choisi pour lui ou était-ce une plaisanterie ? Thumil se surprit à hocher vigoureusement la tête. Une description et un nom, décida-t-il. Ce devait être ça. Il fallait bien l’appeler quelque chose. Il n’était pas une personne sinon.

    – Comment te sens-tu ? demanda Aristodeus.

    – Besoin d’hydromel ou de bière, dit la voix venue du heaume. Une nana bien en chair et un bon pote de picole. On épongera la bière avec du bœuf rôti à la broche et on chantera des chants paillards dans les meilleures tavernes de la ville...

    Thumil ouvrit la bouche pour rejoindre le refrain, puis la ferma brusquement, des larmes coulant sur ses joues. Cordy serra si fort qu’elle manqua de lui écraser la main.

    – S’éclater la tête, brailla le Nain Sans Nom. Rien de mieux qu’une baston, de l’hydromel et une dame buveuse de bière.

    Combien de fois avaient-ils chantés ces paroles ensemble, terrorisant les tavernes d’Arx Gravis ?

    – Thumil ? demanda la voix sous le heaume. Thumil, c’est toi ?

    La fente du heaume se tourna vers lui.

    – Qui est la chanceuse ? demanda-t-il en se tournant vers Cordy. J’aime la barbe, ça donne quelque chose à... Cordy ? Qu’est-ce qui cloche chez moi ? Je n’ai pas reconnu... Je veux dire, quel abruti, vous étiez mariés tous les deux la dernière fois que je vous ai vus.

    Il tendit soudain la main, prenant celle de Cordy.

    – Là, continua-t-il, vous voyez ? Une alliance en accord avec tes cheveux dorés. Ma belle, excuse-moi, je ne suis pas moi-même. Toi aussi, Thumil. Suis-je pardonné ?

    – Oui, dit Thumil en reniflant et essuyant les larmes sur son visage. Bien sûr que tu l’es.

    Il baissa les yeux, regardant ses pieds, les taches sombres montant des semelles de ses bottes. Ses yeux suivirent la ligne d’empreintes sanglantes jusqu’à la porte par laquelle ils étaient entrés, maintenant scellée comme un sépulcre.

    – Non, attends. Quelque chose cloche, dit le Nain Sans Nom. Tu as été là tout du long. Moi aussi. Tout est flou. Je ne me rappelle même pas mon propre nom, continua-t-il en secouant sa tête casquée et la frappant avec la paume de ses mains. Il a dû tomber de mon oreille.

    Bang, bang, bang.

    – Punaise, il est perdu, reprit-il. Aide-moi à enlever ce machin de sur ma tête, tu veux ? Mon nom... J’ai perdu mon fichu nom. Par les dieux d’Arnoch, tu sais comme ça a l’air stupide ?

    Aristodeus se déplaça à côté de la chaise, la pipe coincée au coin de la bouche. La fente du casque concentrée sur lui.

    – Tu peux le retrouver pour moi, mon gars ?

    – Non, dit le philosophe sa pipe toujours en bouche.

    Il regarda Thumil, donnant l’impression de soupirer et continua.

    – Non, j’ai bien peur qu’il soit parti.

    Thumil ferma les yeux, chercha la plus petite des fissures dans tout ce tourment à travers laquelle s’échapper et connaître à nouveau la paix, mais c’était un espoir vide. Aucun d’eux ne connaîtrait à nouveau la paix après ce qu’ils avaient vu, après ce que cette pauvre âme damnée avait fait, que le Seigneur ait pitié.

    Le Nain Sans Nom s’affaissa dans sa chaise, prenant son visage casqué dans ses mains rouges.

    Aristodeus se retourna, comme s’il avait mieux à faire, regardant nonchalamment par-dessus son épaule.

    – Dites-leur qu’ils peuvent entrer en sécurité maintenant, Conseiller.

    Thumil dégagea ses doigts de ceux de Cordy, un à la fois. Elle avait dû retenir sa respiration, car elle exhala si brusquement qu’il semblait que l’air s’échappait d’un cadavre. Il ne pouvait pas la regarder à ce moment, mais il savait qu’elle tiendrait. Elle était assez forte. Plus forte que lui. Tout ce qui le retenait était l’ordre d’Aristodeus. Il suivit le chemin ensanglanté vers la porte et frappa la pierre de sa paume.

    – Thumil ? interrogea la voix étouffée du vieux Moary depuis l’extérieur. C’est toi ?

    – Vous pouvez entrer maintenant, c’est bon.

    Thumil reconnut à peine sa propre voix, elle était si rauque.

    Il y eut un bruit sourd quand le mécanisme s’activa, puis la porte cliqueta et s’éleva vers le plafond. C’était déconcertant d’apprendre que le Dodécagone pouvait être verrouillé de l’extérieur. Normalement, les conseillers voulaient garder les autres éloignés pendant qu’ils débattaient. On pouvait se demander qui avait donné les instructions aux ingénieurs. On pouvait encore plus se demander quel avait été le but original de la chambre, à l’époque de la monarchie, avant Maldark le Déchu, avant que le Conseil des Douze ne prenne les rênes d’Arx Gravis.

    – Est-il retenu ? demanda Throam Grago en entrant en premier dans la chambre. La hache a-t-elle été retirée ?

    – Le Conseil des Douze ? demanda le Nain Sans Nom.

    Il se redressa sur son siège et regarda les nains en robe blanche passer la porte, puis il regarda la pièce autour de lui pour la première fois.

    – Le Dodécagone ? reprit-il. Merde, ça doit être sérieux. Qu’est-ce que j’ai fait ? Bu la dernière bouteille d’hydromel d’Urbs Sapientii ? Attendez, non, ça ce serait toi, Thumil, vieux fripon bourré.

    Thumil baissa la tête, fermant les yeux pour retenir ses larmes.

    – Oui, oui, Conseiller Grago, dit sèchement Aristodeus. Tout comme je l’avais dit.

    – Alors, nous l’avons, déclara Grago. Aux Bouillonnants !

    – Oh, c’est sérieux, dit le Nain Sans Nom.

    Aristodeus soupira et leva les yeux au ciel. Il traversa la chambre et inspecta la pierre avec théâtralité tout en tirant sur sa pipe.

    – Ce n’est pas... commença Thumil.

    Mais il semblait fatigué, défait, même à lui-même.

    – Tsss, dit Grago. Peu importe ce qui a été dit. Nous parlons de la survie de notre race. Les risques, Conseiller Thumil. Les risques ne doivent pas l’emporter sur les avantages.

    Le reste des conseillers entra dans le Dodécagone, observant avec méfiance le boucher sous le casque avant de se réunir en un groupe serré, comme s’ils avaient peur d’être assis à la même table que lui.

    – La fin justifie les moyens, dit Tor Garnil comme si c’était un fait. Le Conseiller Grago a raison, tout est question de proportions. Si vous prenez, par exemple, le paradigme de...

    – Mon mari était en train de parler, dit Cordy d’une voix pareille à un coup de fouet.

    Thumil grimaça. Ils l’avaient agacée, ce qui n’était jamais une bonne chose.

    – Ma chère Dame, dit Garnil, votre mari est un membre élu de ce conseil, mais pas vous.

    – Écoutez, sale ignorant, dit Cordy en avançant vers Garnil les poings serrés.

    Garnil fit un pas en arrière et rentra dans Castail, qui était au milieu d’un débat chuchoté avec Yuffie, deux lâches prêts à vous poignarder dans le dos.

    – Attends, ma chère, dit Thumil en le regrettant immédiatement.

    – Y’a pas de « ma chère » qui tienne, dit Cordy. J’ai vu assez de morts comme ça, je ne vais pas te laisser en accepter d’autres, Thumil, tu entends ?

    Le vieux Moary toussa dans son poing et essuya la bave dans sa barbe grise.

    – Eh bien, je ne sais pas. Je veux dire, et si...

    – Non, Conseiller, dit Grago. Plus de « et si », plus de faux-fuyants. Nous sommes au bord du gouffre. Au bord du gouffre, je vous le dis. Le temps de l’inaction appartient au passé. Nous nous sommes trop longtemps cachés derrière l’ombre des péchés de Maldark, peur de déféquer sans des mois de débats. Nous devons...

    Un long grognement résonna dans le casque du Nain Sans Nom.

    – Lucius ? demanda-t-il avant de tourner la tête vers la gauche puis la droite. Oh, punaise, Lucius a été envoyé aux Bouillonnants. Pauvre vieux Lucius.

    La fente des yeux vint se poser sur Thumil.

    – Thumil ? Ai-je.. Qu’ai-je... Oh, non ! ajouta-t-il en devenant rigide et ses bras tremblant alors qu’il agrippait le bord de la table. Thumil, Cordy, c’était moi ? Oh, c’était moi ?

    – Oui, c’était toi, maudit bâtard, dit Grago. C’était toi tout du long, abattant de bons nains, les découpant en morceaux, plantant leurs têtes sur des piques. Pourquoi, tu avais oublié ? Ce n’était pas assez important pour que tu t’en souviennes ?

    – Thumil ? interrogea le Nain Sans Nom d’une voix pareille à une lamentation stridente. Dis que ce n’est pas vrai. Dis que ce n’était pas...

    Thumil se força à regarder le Nain Sans Nom. Sa mâchoire était pendante et ses yeux subjugués. Le casque noir était recouvert par le fantôme du visage de son ami, une étincelle dans ces yeux mornes. Mais il disparut en un instant, remplacé par des yeux morts et un visage ensanglanté, un visage qu’il valait mieux laisser enfermé dans la scarolite à jamais.

    – Je suis désolé, dit Thumil. Le Conseiller Grago dit vrai.

    Le nain casqué baissa la tête et les épaules.

    – Alors, tuez-moi. Je vous en prie, tuez-moi.

    – Vous voyez ! s’exclama Grago. Même lui est d’accord.

    Aristodeus pivota sur ses talons, le visage rouge de fureur.

    – Des remords, abruti. Tu ne reconnais pas le repentis quand tu l’entends ? Je croyais que les nains lisaient le Libré, non, attendez, comment Maldark appelait-il les écritures ? Comment ils les appelaient avant sur Terre ? s’interrogea-t-il en claquant des doigts et affichant un visage crispé par la concentration. Mince. Je l’ai sur le bout de la...

    – Non, dit Grago. Nous ne lisons pas ces écritures. Pas après ce que le Déchu a fait.

    – Imbéciles ! s’exclama Aristodeus. Typique. Typique de vous, les nains. Toujours à jeter le bébé avec...

    – N’est-ce pas là ce que tu as fait, philosophe ? demanda une voix pareille à des feuilles se froissant. N’étais-tu pas autrefois un homme de foi, avant que tu ne deviennes trop intelligent, même pour le Père Céleste ?

    Une bourrasque balaya la chambre, faisant tourbillonner un vortex d’étincelles, d’éclairs et de flammes. Le tout se fondit en une froide conflagration avant d’éclater avec l’éclat de mille soleils.

    Thumil couvrit ses yeux avec son bras et il se mit immédiatement à genoux. Tout était blanc derrière ses paupières, puis rouge, puis noir, comme le Vide, avec des points argentés. Il cligna des yeux à plusieurs reprises, secouant la tête et retirant doucement son bras. Là où le vortex avait explosé, se tenait maintenant un homme en robe brune, la lumière du soleil émanant de sous sa capuche.

    – Alors, voilà notre Nain Sans Nom qui pose tant de problèmes. Le jour viendra où le nom qui n’est pas un nom sera aussi maudit que le Boucher du Ravin, si nous le laissons vivre. Il est temps. Il est temps que les nains montrent qu’ils ont des tripes.

    – Rien n’est prédéterminé, dit Aristodeus. Vous le savez aussi bien que moi, Arckon.

    C’était comme se tenir sous la montagne la plus étonnante ou regarder l’océan infini, tel était le sentiment de peur qui émanait de l’être. Thumil ne savait pas s’il devait ou non se mettre à genoux et implorer le pardon pour une vie pas toujours bien vécue. Au final, il s’inspira de Cordy, qui se contentait de renifler et de lancer des poignards avec ses yeux.

    Grago devait avoir fait de même. Il gonfla la poitrine et releva le nez.

    – Qui êtes-vous donc ?

    – Silence !

    Il y avait du tonnerre dans la voix cette fois et Grago se mit à plat ventre, ainsi que la moitié du conseil.

    Aristodeus secoua la tête et leva une main.

    – Chers nains, voici l’Arckon. Si vous lisiez encore les écritures, vous auriez une idée du genre d’être dont il s’agit.

    Des flammes léchaient les bords de la capuche de l’Arckon.

    – Tu deviens trop familier, philosophe.

    – En effet, dit Aristodeus. Et on ne peut pas se permettre cela, n’est-ce pas ? Nous savons tous où mène la familiarité.

    L’Arckon s’éleva dans les airs et se mit à tourner autour d’Aristodeus.

    – Il semble que tu as pris les manières de ton maître. Cela n’annonce rien de bon pour ta tentative de t’échapper de son piège.

    Aristodeus dirigea le tuyau de sa pipe vers l’Arckon, se ravisa et la rangea.

    – Ce n’est pas mon maître. Et vous verrez, j’ouvrirai les mâchoires de son piège tôt ou tard. Ayez la foi.

    L’Arckon éclata de rire, un rire pareil à une rafale de vent.

    – La foi est quelque chose dont je n’ai jamais manqué. J’aimerais pouvoir en dire autant de toi. Tu es trop fier, philosophe, juste comme il aime.

    – Avoir raison ne fait pas de quelqu’un une personne fière. Personnellement, je serais plus inquiet au sujet d’un être céleste qui se considère comme juge, jury et bourreau, pas toi Thumil ?

    Thumil grogna intérieurement. Pourquoi Aristodeus s’était-il senti obligé de l’inclure ? Il tourna les paumes vers le ciel et haussa les épaules. Cordy lui donna un coup de coude dans le dos, il le méritait certainement.

    – Ce n’est pas l’heure de perdre votre langue, Conseiller Thumil, dit Aristodeus. Il y a eu un vote, vous vous rappelez ?

    Grago releva la tête.

    – Techniquement, non.

    – Quoi, vous aviez croisé les doigts ? demanda Cordy.

    Il semblait à Thumil qu’elle était sur le point de donner un coup de pied au conseiller prosterné.

    – Hum, je dois dire... commença le vieux Moary.

    Thumil était impressionné de le voir encore debout, ses pieds dépassant de sa robe.

    – Il y a eu, continua-t-il, en effet un vote majoritaire contre l’exécution. Si vous me demandez...

    – Merci, Conseiller Moary, dit Aristodeus. Âge et sagesse vont ensemble comme...

    – Tu es la voix de ce conseil ? demanda l’Arckon en se rapprochant du vieux conseiller.

    – Eh bien, non. Je veux dire, pas vraiment. C’est juste que je suis au Conseil depuis plus longtemps que les autres, mais notre premier conseiller est Thumil.

    L’estomac de Thumil se serra et ses jambes manquèrent de défaillir. Cordy lui pinça les fesses, ce qui le remit d’aplomb.

    L’Arckon se retourna vers lui, le courroux suppurant de sa capuche comme des doigts de feu.

    – Écoute-moi bien, Conseiller Thumil. Si le Nain Sans Nom vit, des milliers mourront. C’est un pion du Démiurgos.

    – Pas si je le maintiens en état d’inertie, dit Aristodeus. Seule ma voix pourra le réveiller.

    – Tu connais bien ce philosophe ? demanda l’Arckon.

    Thumil ferma les yeux face à la lueur. Il voulait désespérément voir si l’Arckon avait un visage, mais l’éclat était aveuglant.

    – Pas bien, répondit-il.

    – Et tu lui fais confiance ?

    Thumil lança un regard en biais vers Aristodeus.

    – Non.

    – Voilà... dit l’Arckon en se tournant vers le philosophe.

    – Mais personne ne tuera mon ami.

    Cordy serra son bras. Il importait peu à Thumil que cet être divin puisse probablement l’exterminer, avec Cordy à ses côtés, il aurait toujours une chance.

    Aristodeus toussa dans son poing et hocha légèrement la tête.

    La capuche de l’Arckon s’éclaira d’un brasier avant de revenir à un brun terne,

    – Je ne peux pas forcer à obéir, je ne le ferai pas. Très bien, mais garde cela en tête. Après tout, c’est la tienne qui pourrait être coupée.

    Des doigts glacés courraient sur la chair de Thumil. Cordy se raidit, sa prise soudain un étau qui ne lâcherait pas.

    – Avec tout le respect que je vous dois, dit Grago en se relevant sur ses genoux, le Conseiller Thumil ne parle pas pour...

    Mais l’Arckon était parti, ne laissant dans son sillage qu’un tourbillon de moutons de poussières qui finit par se poser. L’air devint lourd et il semblait à Thumil que le plafond descendait sur lui, faisant se baisser ses épaules.

    – Eh bien, dit Grago en se relevant complètement. Je continue de dire que nous...

    – Non, dit Thumil avec plus d’autorité qu’il pensait avant de continuer plus gentiment, non.

    Aristodeus croisa son regard et hocha la tête.

    – Viens, dit-il au Nain Sans Nom. Il est l’heure de te reposer.

    – Me reposer ? dit la voix venant du casque. Y’a pas une chope d’hydromel avant ?

    – Peut-être quand tu te réveilleras.

    Thumil pensait qu’Aristodeus allait ajouter « si tu te réveilles ». Après tout, il ne parlait pas d’un repos ordinaire. Si les choses ne changeaient pas, si Aristodeus ne pouvait ou ne voulait pas trouver le moyen d’éliminer la menace de la hache noire, son vieil ami ferait face à une éternité enchaîné dans une cellule sous clé, incapable de bouger le moindre muscle, incapable de respirer.

    – Très bien. Ça semble juste, dit le Nain Sans Nom en haussant les épaules.

    Il laissa échapper un bâillement exagéré et étira ses bras musclés au-dessus de sa tête.

    – J’imagine pas que tu veux te joindre à moi, fillette ? demanda-t-il à Cordy.

    Elle gloussa, mais ses yeux étaient humides.

    – Sûrement mieux comme ça, dit le Nain Sans Nom alors qu’Aristodeus le menait hors de la chambre. Faudrait pas mettre la barre trop haute pour Thumil, hein ?

    – Au revoir, mon ami, murmura Thumil dans sa barbe.

    Les conseillers étaient tous à nouveau debout et réclamaient son attention. Leurs questions étaient comme les eaux des cascades alimentant la Sanguis Terrae dans les profondeurs du ravin, se forçant sur lui, le noyant. Seule la main de Cordy le retenait, lui donnant la force de rester debout. Elle se pencha vers son oreille, son souffle chaud sur sa joue.

    – Je suis avec toi, mon amour, dit-elle. Maintenant et pour toujours.

    – Je sais, ma chère.

    Une rafale de ténèbres s’ouvrit dans son esprit et menaça de l’avaler. Il tapota la main de Cordy, tremblant en inspirant à travers ses dents serrées.

    – Il était mon ami, n’est-ce pas ? continua-t-il.

    Il commençait à s’interroger. Était-il possible que le passé disparaisse avec le nom et que tout ce qu’il restait était le massacre et le nain dans le casque de scarolite ?

    Cordy lui tourna le visage pour qu’il la regarde dans les yeux. Elle pleurait ouvertement maintenant et ses lèvres tremblaient quand elle parlait.

    – Oui, mon amour, il était ton ami. Il était notre ami.

    Elle le tira contre sa poitrine, excluant les conseillers insistants, le dorlotant contre les horreurs dont il avait été témoin.

    ...garde cela en tête.

    L’image d’un bébé, la tête éclatée contre la pierre dure d’Arx Gravis apparut dans son esprit. Thumil grogna et essaya de se lover encore plus contre la poitrine de Cordy.

    Après tout, c’est la tienne qui pourrait être coupée.

    LA FIN DES MONDES

    Le Domaine, Terre

    Année du Jugement : 908

    D

    es mains agrippèrent le bras de Shader et l’aidèrent à se relever. Sa vision n’était que tourbillons de rouge et de bleu, déchirés en rubans par des lignes argent et or. Il cligna des yeux jusqu’à ce que ces derniers se reconcentrent sur le plateau rouge du Domaine sous ses pieds, et, au-dessus, les cieux saphir du Sahul. Une lueur argentée brillait sur les têtes des piques et des lances et le soleil doré lançait une chaleur qui brûlait son déplaisir dans la chair de Shader.

    – Barek, dit-il en tremblant alors qu’il faisait face au jeune homme. Tu t’en es sorti.

    Rhiannon approchait, menant Sammy comme la dernière marche des damnés et traînant l’épée noire de Callixus.

    Une mer de soldats regardait vers lui comme s’il avait des réponses, comme s’il pouvait leur dire que tout n’était pas perdu. L’Empereur Hagalle se fraya un chemin en poussant, lançant un regard accusateur. Le Général Starn était à ses côtés, droit dans ses bottes, saignant d’une foule de plaies et ayant l’air d’être sur le point de s’évanouir si l’honneur le lui permettait. Derrière eux, l’Ipsissimus arrivait, voûté et brisé, comme un homme qui ne croyait plus au salut.

    – Donc, c’est fini, dit Barek de façon détachée. C’est la fin de toutes choses.

    Dave l’Esclave apparut, avançant en sautillant, sa bosse une malignité gonflée, comme emplie de poison au point de l’explosion. Il tendit un doigt vers Shader et s’écria :

    – Il nous a tous condamnés !

    La tête de Shader lui tournait en raison de la commotion, ses pensées s’élevant et se brisant comme des vagues sur un récif. Si seulement il avait frappé Gandaw quand il en avait eu l’occasion. Si seulement il n’avait pas hésité...

    – Deacon ? s’exclama Rhiannon en lâchant la main de Sammy et en prenant le visage de Shader entre ses mains. Deacon ?

    Les yeux de Shader suivirent la progression de Sammy alors que le garçon s’éloignait de sa sœur pour aller dans les bras de l’énorme homme-serpent. Au moins un des hybrides avait survécu.

    – Je suis désolé, Rhiannon.

    Pour tout. Pour tout ce que tu as subi.

    – Est-ce vrai ? demanda-t-elle.

    Elle colla son visage contre le sien et tout ce à quoi il pouvait penser, c’était la douceur de son souffle.

    – Avons-nous perdu ? continua-t-elle.

    Shader s’écarta d’elle, fit un geste vers le ciel, là où s’était trouvé le trône. Il était fatigué. Trop fatigué pour se soucier de la fin de la Création. Mais tous les yeux étaient sur lui, comme s’il était le dernier espoir du monde. Il devait dire quelque chose, même si c’était pour confirmer leurs plus grandes peurs.

    – Gandaw est maintenant hors de portée.

    – C’est de ta faute ! s’exclama Dave. Tu avais une chance...

    Le bossu tomba à genoux dans un bruit sourd et Shadrak l’Invisible émergea de derrière lui.

    – Coup de poing dans le rein, dit l’assassin. Ce qui est gentil, considérant ce que je voulais faire au départ.

    Encore en vie, alors, après avoir été jeté de l’autre côté de la crête par une force inconnue. Comme un cafard, pensa Shader. Même s’il était trop tard et que la Création s’écroulait, Shadrak serait sans aucun doute encore là, tapi dans un coin du nouveau monde parfait de Gandaw.

    – J’crois bien que je peux le trouver, dit Shadrak. Ce putain de Sektis Gandaw. Mais je ne sais pas combien de temps on a.

    Puis Aristodeus fut là, se frottant la barbe comme il le faisait toujours quand il se penchait sur une énigme intéressante. Il sourit à Shader, mais il n’y avait aucune chaleur dans ses yeux. Il ressemblait plus à un homme tourmenté, un homme qui avait misé toute son existence sur un dernier lancer de dés.

    – Vous ne comprenez clairement pas la nature de la bête, dit-il. Gandaw a passé des millénaires à planifier ceci et il ne va pas tout faire rater en se pressant. Il a des instruments qui ont cartographié la Création fil par fil, pour qu’il puisse entrer les données dans ses algorithmes pour le Déliement. La seule chose qui manquait était une source d’énergie assez puissante pour cette tâche.

    – Donc, c’est terminé, dit Rhiannon.

    – Si nous ne faisons rien.

    Les paroles d’Aristodeus étaient probablement pour l’Ipsissimus, et si tel était le cas, cela ne servait à rien. L’Ipsissimus semblait perdu dans son propre monde, aussi absent que l’esprit de Nouse qu’il était censé représenter.

    – Si tu ne fais rien, continua le philosophe.

    Aristodeus avait adressé ces mots directement à Shader et quelque chose avait communiqué entre eux, rien de plus qu’un frisson dans le dos de Shader, un nœud dans son estomac et l’étrange sentiment que quelque chose de similaire s’était déjà produit.

    Tous les nerfs tendus du corps de Shader hurlaient de la reconnaissance, mais son esprit commotionné ne rendait que des visions troubles et des rumeurs.

    Les yeux d’Aristodeus se plissèrent. Ils étaient plus bleus que le ciel et scintillaient comme de la glace sous le soleil arctique. La tête chauve du philosophe était ridée d’inquiétude, mais Shader avait le sentiment que ce n’était pas pour son bien-être. Il y avait un secret, quelque chose qu’Aristodeus ne disait pas et l’être tout entier de Shader détenait la réponse. Mais pourtant, son esprit calait, comme un cheval refusant de sauter un obstacle. Quoi que ce fût, c’était là, mais de l’autre côté d’un abysse insondable.

    Le philosophe s’écarta et les nerfs de Shader se calmèrent. Sa tête lui faisait mal, particulièrement à l’endroit où il s’était cogné en tombant de la crête. La chaleur écrasante du soleil n’aidait pas non plus. Par Ain, qu’il était desséché. Quand avait-il bu pour la dernière fois ?

    J’crois bien que je peux le trouver... Était-ce Shadrak qui avait dit ça ?

    L’albinos regardait Aristodeus avec une froideur qui allait plus loin que la simple curiosité quant au fait que le philosophe soit apparu de nulle part, ou quant à sa connaissance affirmée de la fin de toutes choses. Shadrak avait dû sentir le regard de Shader, car ses yeux roses se plissèrent, demandant une sorte d’action. Shader regarda les autres, comme si leur présence, leur tangibilité, pouvait déteindre sur ses pensées.

    Rhiannon avait perdu quelque chose, quelque chose d’aussi vague et indéfinissable que les souvenirs de Shader. Elle semblait plus vieille, d’une certaine façon, le visage aiguisé par le conflit, les yeux plus sombres, salis par ce qu’ils avaient vu. La couleur avait quitté ses lèvres et son teint était devenu plus cireux, plus blême, semblant alors malade, pâle comme les morts du Sahul que Cadman d’abord, puis Gandaw, avaient dirigés contre eux. Des cadavres ambulants, des goules nécrotiques. Leur non-mort était peut-être contagieuse.

    Barek semblait ankylosé par la fatigue et était chanceux d’être en vie. Il n’y avait presque plus de blanc sur sa tunique, tellement elle était imbibée de son propre sang et du sang putride des morts-vivants. Ses jeunes yeux renfermaient la même fadeur qui avait éteint l’Ipsissimus depuis la perte de son Monas et son incapacité à agir pour l’empêcher.

    Le visage de Shader se crispa et il inspira à travers ses dents serrées. Sa colère n’était pas passée, mais il ne savait plus si elle était dirigée envers l’Ipsissimus ou envers la divinité qui demandait le pacifisme à la pointe d’une épée. Avait-il le droit d’être en colère envers Nouse, le fils d’Ain le Caché, le seul vrai Seigneur qui n’était nulle chose ? Mais Nouse était quelque chose. Plus Shader avançait sur le chemin du Templum, plus il réalisait que Nouse était entièrement humain dans ses contradictions et ses paradoxes, dans ses promesses brisées et sa capacité à décevoir.

    Donc, c’est terminé, avait dit Rhiannon... pour les mondes, la Terre et Aethir. Par les dents d’Ain, combien d’autres mondes étaient menacés par le Déliement de Gandaw ? Et cela impliquait-il seulement la totalité de l’espace, ou le temps serait-il également démonté ? Tout cela pour que Sektis Gandaw puisse être sa propre origine, le point fixe d’une création parfaite, une création sans place pour ceux restés sur le Domaine, ceux qui avaient donné leurs vies pour défendre la fondation de l’existence. Ceux qui attendaient quelque chose de Shader, quelque chose qu’il ne savait pas comment donner.

    Les mondes allaient s’écrouler. La Création elle-même était sur le point de disparaître à jamais.

    Si tu ne fais rien, avait dit Aristodeus. Mais que Shader pouvait-il faire ? N’avait-il pas eu sa chance et avait échoué autant que l’Ipsissimus ?

    Dave l’Esclave restait à genoux. Sa bouche était silencieuse, mais l’accusation brûlait dans ses yeux. De tous, c’était de Shader que le prophète fou avait le plus attendu. Ain seul savait ce qu’il allait faire maintenant que Shader n’avait pas agi, avait refusé d’obéir à la « Voix de Nouse ». Shader ne pouvait maintenir le contact avec les yeux de Dave. Ces yeux étaient les yeux myopes d’un lunatique, d’un homme dont la foi était une dangereuse obsession.

    Se détournant de Dave, le regard de Shader parcourut le champ de bataille, le sommet plat du Domaine, le site le plus sacré des Rêveurs du Sahul. Les morts étaient empilés et auraient pu recouvrir un champ immense. Certains étaient même morts deux fois, les restes des automates exhumés dirigés par Sektis Gandaw. Les autres, mêlés dans des tas sanglants, étaient des ennemis jurés qui avaient été unis par le désespoir : les armées de la Nousia et du Sahul. Des milliers de morts, une fraction restait debout, attendant tous que Shader agisse, qu’il leur dise que tout espoir n’était pas perdu.

    Finalement, l’hybride géant à tête de serpent prit la parole, tout en serrant le petit garçon, Sammy, contre sa large poitrine. Le jeune Sammy Kwane, le frère de Rhiannon, maintenant bronzé et à moitié nu à la manière des Rêveurs.

    – Tu as l’épée de l’Arckon. Peut-être tout essspoir n’est pas encore perdu.

    Shader baissa le regard vers le glaive encore lové dans sa main, comme si l’objet voulait être là. L’Épée de l’Arckon, gagnée lors du tournoi à Aeterna. N’était-ce pas ce pour quoi Aristodeus l’avait préparé quand il était enfant ?

    Shader vit le philosophe l’observer, hochant la tête en réponse au refus de désespoir de Mamba. Le regard de Dave semblait dire : « L’épée avec laquelle tu aurais dû abattre Gandaw. » Une chance t’avait été donnée.

    L’homme-serpent se tourna pour faire face à Shadrak.

    – J’irais avec toi, malgré mes nombreuses blesssssures.

    Il inclina la tête, les yeux s’écarquillant d’une manière suggérant la familiarité, l’affection même. Il avait une profonde entaille sur l’épaule et de multiples plaies ouvertes sur la poitrine et les jambes. Il semblait pouvoir à peine bouger le bras gauche. Sammy s’accrochait à lui, comme s’il ne pouvait supporter de le laisser partir.

    Shadrak maintint son regard pendant un long moment, comme s’il évaluait, ou se rappelait peut-être. Finalement, il secoua la tête et détourna le regard.

    – Non, j’ai mes instructions. Juste moi et Shader. Personne d’autre.

    – Des instructions ? demanda Aristodeus. Qui vous a donné des instructions ?

    – Je ne suis pas autorisé à le révéler. Pourquoi, ça vient gâcher vos plans ?

    Shadrak suivait des ordres ? De qui ? Sûrement pas des Sicaires, cela les dépassait bien trop. Shader prit une certaine satisfaction du fait qu’Aristodeus ne s’était pas attendu à ça. Le philosophe se mordit la lèvre supérieure et plissa les yeux. Il fut enveloppé d’une lumière verte et disparut, comme s’il n’avait jamais été là.

    L’Empereur Hagalle se redressa de toute sa hauteur, paraissant tel un géant à côté du Général Starn, encore plus que d’habitude.

    – Et qui y va pour le Sahul ? C’est bien trop important pour confier tout cela à un Nousien et à un... quoi que vous soyez, dit-il en lançant un regard moqueur à Shadrak.

    – Je suis Sicaire, Empereur, dit Shadrak.

    Son ton avait été aimable, mais ses paroles convoyaient de la menace, surtout pour quelqu’un d’aussi paranoïaque que Hagalle.

    Hagalle serra les poings et le regarda de travers. S’il n’avait prouvé qu’une seule chose à Shader au cours des dernières heures, c’était qu’il était homme à confronter ses peurs. La tension était palpable entre lui et le petit assassin, puis Rhiannon fit un pas en avant.

    – Je viens d’Oakendale, dit-elle. C’est un trou à rats, mais ça me qualifie comme Sahulienne, j’imagine. J’irai.

    Elle regarda Sammy, mais il ne lui prêta aucune attention. Sa tête était enfouie contre la poitrine de l’homme-serpent. Quelque chose dans l’affaissement des épaules de Rhiannon, le stoïcisme forcé de son visage, disait à Shader qu’elle savait déjà qu’elle avait perdu son frère.

    – Non, dit Shader d’une voix fine et faible.

    Il ne voulait pas qu’elle s’accroche à lui juste parce qu’il n’y

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