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L'enfant traumatisé
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Livre électronique270 pages4 heures

L'enfant traumatisé

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À propos de ce livre électronique

Ce livre raconte l'histoire d’un enfant terrorisé dans son enfance par la politique du déni de sa langue, une histoire inspirée de faits réels. C’est le témoignage sur la discrimination durant le pouvoir totalitaire du président Boumediene1, un pouvoir usurpé après un coup d’état militaire. Ce président s’était acharné sur une frange de la population en la soumettant à l’autre, lui déniant le droit à sa langue ancestrale, le droit de l’étudier ou de l’enseigner et le droit de porter des noms de leurs ancêtres. Il avait imposé une constitution les réduisant à l’état de servitude dans leur pays d’origine.

À travers ce récit, cet enfant dénonce l’injustice et cherche à comprendre les raisons qui ont amené ce président, pourtant un des siens, à vouloir les réduire au silence. Il nous parle de la pauvreté, de la vie infernale et des malheurs qui touchaient sa famille, de la discrimination de tous les jours et de l’endoctrinement par la langue imposée. Par ses questionnements, il essayait de connaître la vérité sur celui qu’il considérait comme responsable de leur souffrance.

Il nous parle de certaines situations avec beaucoup de dérisions, des situations encombrantes, gênantes et dérangeantes qui pourrissaient leur vie de tous les jours. Avec des mots simples, il nous décrit les tracasseries vécues par les pauvres et leur marginalisation dans un pays socialiste, les moyens qu’ils utilisaient pour subvenir à leurs besoins. Il passe en revue les relations sociales entre les membres de sa famille et nous parle du manque de compassion des uns envers les autres.

LangueFrançais
Date de sortie27 avr. 2016
ISBN9781770765825
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    L'enfant traumatisé - Salah Taibi

    L'enfant

    traumatisé

    Éditions Dédicaces

    L'enfant traumatisé. par Salah Taibi

    Editions Dédicaces LLC

    www.dedicaces.ca | www.dedicaces.info

    Courriel : info@dedicaces.ca

    ––––––––

    © Copyright — tous droits réservés

    Toute reproduction, distribution et vente interdites

    sans autorisation de l’auteur et de l’éditeur.

    Salah Taibi

    L'enfant

    traumatisé

    ––––––––

    Mes remerciements vont à

    mon épouse et à mon ami Nacer,

    pour leurs conseils.

    ––––––––

    Hommage

    À la mémoire de Mouloud Mammeri,

    Sans toi, nous serions dans l’oubli.

    À toi qui a bradé la dictature et la haine

    Avec l’écrit, l’amour, comme seules armes.

    Ta conviction, ton courage et ta persévérance

    Seront nos repères pour combattre l’ignorance.

    À toi qui n’a jamais monnayé notre identité

    Pour des considérations matérielles.

    Toi qui as su préserver nos origines

    Pour clamer haut et fort au monde

    Que nous n’abdiquons pas.

    Tu es à jamais notre fierté,

    Tu es la source de nos espoirs,

    Ton repos éternel n’est qu’une absence furtive

    Car dans nos cœurs, à nos yeux, tu perdure.

    Le chemin que tu nous as déblayé,

    Nous saurons l’entretenir.

    Nous porterons haut l’étendard de tes principes

    Transmis pour les générations futures.

    ––––––––

    Parler d’histoire,

    ne signifie pas narrer une histoire,

    mais faire perdurer le passé

    pour qu’il ne sombre pas dans l’oubli.

    Salah TAIBI

    Préambule

    ––––––––

    Ce livre raconte l'histoire d’un enfant terrorisé dans son enfance par la politique du déni de sa langue, une histoire inspirée de faits réels. C’est le témoignage sur la discrimination durant le pouvoir totalitaire du président Boumediene[1], un pouvoir usurpé après un coup d’état militaire. Ce président s’était acharné sur une frange de la population en la soumettant à l’autre, lui déniant le droit à sa langue ancestrale, le droit de l’étudier ou de l’enseigner et le droit de porter des noms de leurs ancêtres. Il avait imposé une constitution les réduisant à l’état de servitude dans leur pays d’origine.

    À travers ce récit, cet enfant dénonce l’injustice et cherche à comprendre les raisons qui ont amené ce président, pourtant un des siens, à vouloir les réduire au silence. Il nous parle de la pauvreté, de la vie infernale et des malheurs qui touchaient sa famille, de la discrimination de tous les jours et de l’endoctrinement par la langue imposée. Par ses questionnements, il essayait de connaître la vérité sur celui qu’il considérait comme responsable de leur souffrance.

    Il nous parle de certaines situations avec beaucoup de dérisions, des situations encombrantes, gênantes et dérangeantes qui pourrissaient leur vie de tous les jours. Avec des mots simples, il nous décrit les tracasseries vécues par les pauvres et leur marginalisation dans un pays socialiste, les moyens qu’ils utilisaient pour subvenir à leurs besoins. Il passe en revue les relations sociales entre les membres de sa famille et nous parle du manque de compassion des uns envers les autres.

    Interdit de parler dans cette langue

    - Shuuuuut.

    Les lèvres de mon père formaient un cercle presque rond, duquel était sorti ce chuintement. Il ne pouvait pas mettre son index sur ces lèvres, son unique main valide tenait la barre transversale de l’autobus. Aucun des voyageurs ne lui avait cédé sa place malgré son handicap. Il n’y avait pas que des personnes âgées assises, des personnes à la fleur de l’âge l’étaient aussi. Sans rien faire de la journée, nos jeunes étaient fatigués, leurs corps ne supportaient plus la misère qui les accablaient, ils faisaient comme s’ils n’avaient pas vu ce handicapé. À peine quelques années après l’indépendance et déjà notre peuple ne savait plus à quoi elle lui servait. Durant la guerre contre l’occupant Français, il avait une tâche ardue, celle de la rupture des chaînes du joug colonial. L’objectif atteint, l’espoir d’émancipation était devenu insignifiant, les promesses des jours meilleurs étaient mises de côtés, seul le pouvoir intéressait ses dirigeants. Il fallait patienter, qu’ils ne cessaient de leur répéter. En attendant, ce peuple commençait à désespérer, son sacrifice s’était retrouvé entre de mauvaises mains. Personne ne faisait attention à l’autre, ni se préoccupait de l’autre, à chacun ses tracasseries et son fardeau de vie insignifiante. Céder un siège à un handicapé n’était pas dans leurs visées ni dans leurs cultures, ce n’est pas aujourd’hui qu’ils allaient l’offrir après l’avoir arraché au colon Français avec des mains entachées de sang. Ce siège était le leur et personne ne le leur reprendra, quitte à boire de l’humiliation, l’humiliation qui était leur quotidien pendant cent trente deux années de colonisation.

    Mon père se pencha vers moi et me murmura à l’oreille :

    - Soussam[2], tais-toi, tu ne vois pas que tout le monde nous regarde.

    L’effort fourni pour se plier en deux et atteindre mon oreille l’avait transpiré, quelques gouttelettes de sueurs étaient venues s’écraser sur ma tête. J’avais instinctivement essuyé mes cheveux avec le revers de ma main. Oui, tout d’un coup, j’avais remarqué, que les yeux des voyageurs de l’autobus s’étaient détournés du vide qu’ils contemplaient pour se fixer sur moi.

    - Pourquoi ? Qu’est ce que j’ai fait ?

    Je ne me rappelle pas exactement mon âge, mais je devais avoir autour de cinq, six ans. C’était entre 1966, 1967. À cette époque, Boumediene était président, il avait pris le pouvoir le 19 Juin 1965 après un putsch militaire. Bien sûr, je ne savais rien de cet événement. J’étais trop petit pour comprendre, néanmoins j’entendais mes voisins les plus âgés parler d’un nouveau président, ils disaient qu’il était trop jeune[3] pour ce poste.

    Comme toujours, l’autobus était plein de monde, ça sentait mauvais. Que ça sente la sueur ça passait, normal pour un pays dont les températures quotidiennes avoisinaient les trente cinq degrés durant huit mois de l’année. Que ça sente la cigarette, c’était inadmissible. Malheureusement, à cette époque, la cigarette n’était pas déclarée comme un problème nuisible pour la santé, alors à défaut de bouffées oxygénées, on jouissait de bouffées carbonisées sans interdit. Je m’en souviens, la fumée de leur cigarettes agressait mes narines, je suffoquais à l’intérieur. On avait l’habitude, c’était normal pour nous, ça aurait été anormal si tout le monde cessait de fumer. Nous étions proches du receveur enfermé dans une cabine avec son paquet de cigarettes et son rouleau de tickets d’autobus. Il avait sa vitre légèrement entrouverte pour laisser infiltrer un peu d’air dans l’espoir de retarder son agonie de quelques années. La vitre de sa cabine était pleine d’affiches, sûrement des règlements d’interdictions de toutes sortes, des règlements que personne ne respectait.

    - Dis papa, pourquoi me taire, qu’est ce que j’ai fais ?

    - Nnighak soussam[4], tais-toi, c’est tout.

    Sa bouche, plutôt ses lèvres collées à mon oreille, je sentais son souffle chaud qui agressait mes tympans.

    - Tu ne vois pas que tout le monde nous regarde, qu’il avait redit comme pour réaffirmer sa constatation.

    Mon père Shérif, était grand de taille, et moi tout petit ne mesurant pas encore plus d’un mètre, je ressemblais à un nain devant ce géant. En s’abaissant pour me chuchoter ces quelques mots, j’avais la sensation d’être proche de rendre l’âme, car en plus de cette chaleur, de ces mauvaises odeurs, il y avait le corps de mon père sur moi. Quand il s’était redressé, j’avais regardé autour de moi, et effectivement je voyais la majorité des visages virés dans ma direction, les yeux sortant de leurs orbites, l’air ébahi, mais surtout des visages froids, sévères avec des interrogations sur le bout des lèvres et de l’insolence dans les yeux. On dirait que tout le monde attendait mon silence, je venais de les déranger sans savoir pourquoi.

    Je quémandais une place pour mon père, j’avais peur qu’il ne tombe avec tous les soubresauts que faisait l’autobus. Ce qui était évident, c’est qu’ils étaient réveillés, un rêve interrompu, perdu, l’unique espoir qui restait à leur portée durant cette période noire de notre histoire moderne. Oui, je venais de les réveiller, dérangés, ils avaient le droit de m’en vouloir.

    Je savais que j’étais insolent, du moins j’avais fini par admettre mon insolence. Mes voisins n’arrêtaient pas de me le dire. Ils disaient que je posais trop de questions, que je ferais mieux de me taire, de ne pas être curieux, c’est un vrai défaut, que cela mettait les gens mal à l’aise, que j’allais avoir beaucoup de problèmes plus tard si je continuais à les indisposer. Seulement dans cette situation, j’ignorais la raison exacte de leurs mécontentements. J’avais alors réitéré ma question tout innocent que je l’étais. Je l’avais fait en tirant le pan de la chemise à mon père. Il me regarda avec sévérité. Baissant sa tête, il colla cette fois-ci son oreille sur mes lèvres et il fut outragé d’entendre encore la même question. Têtu que j’étais, il savait que je n’allais pas abdiquer facilement, alors il prit la décision de me dire pourquoi j’avais offensé tout ce monde, pourquoi j’ai été désagréable et brisé le rêve de ces voyageurs dans un autobus ressemblant à une fournaise fumante. En baissant sa tête, il colla ses lèvres sur mon oreille et me dit quelques mots, des mots formant une petite phrase, mais oh combien elle était confuse, obscure, incompréhensible, haineuse et insultante. Une phrase qui allait plus tard changer mes sentiments, susciter en moi de l’incompréhension jusqu’à ce jour.

    Cette phrase n’était pas un ensemble de mots ayant une signification ou une proposition. Elle était un ensemble d’ordres et d’interdictions, elle était mépris et insulte. Une phrase qui, pour ceux qui n’avaient pas vécu ce drame, ne sauraient exprimer avec exactitude l’ampleur des dégâts subis par mon subconscient et celui de notre peuple durant cette période du règne d’un des plus impitoyables personnages de notre histoire millénaire.

    « NE PARLE PAS EN BERBERE ! »

    Imaginez amis lecteurs de toute origine, que l’on vous demande de ne pas vous exprimer dans votre langue maternelle parce que vous risquez de déranger ! Que feriez-vous ? Leurs regards haineux n’avaient pas de lien avec ma quête d’une place pour mon père, mais avec ma langue. Ils étaient outrés que j’aie parlé en Berbère. Je ne pouvais pas savoir que parler Berbère dans un autobus était interdit.

    Je ne connaissais pas les règlements de l’autobus et comme je n’allais pas encore à l’école, je ne pouvais pas lire les affiches apposées sur les vitres de la cabine du receveur et sur celle du côté du chauffeur. Ils étaient vraiment étonnants ces règlements. Peut-être que c’était écrit qu’il fallait se taire pour ne pas perturber les voyageurs, le receveur et son chauffeur. Les affiches devaient sûrement mentionner cette interdiction : « Ne pas perturber le chauffeur et les voyageurs, risque d’accident ! ».

    Mais mon père m’avait dit de ne pas parler en Berbère[5], pas de ne pas parler tout court. Je ne comprenais pas le pourquoi de cette interdiction de parler Berbère dans un autobus ! Oh, alors les affiches interdisaient de parler dans cette langue, il était sûrement écrit «Risque d’accident en parlant Berbère ! ».

    Pourquoi ces indignes voyageurs n’avaient pas cédé un siège à mon père puis demander mon silence ? Ils voulaient mon silence sans lui offrir d’aide. Oh, je suis vraiment stupide, ils ne pouvaient pas comprendre que je quémandais une place pour mon père, ils ne comprenaient pas ma langue !

    Ils ne le voyaient pas ce handicapé, il était invisible!

    Des années plus tard j’avais compris pourquoi mon père avait agi ainsi. Il voulait notre sécurité, il évitait la confrontation. Il ne voulait pas de conflit, c’était en notre défaveur. Je pense qu’aucun juge ne l’aurait innocenté.  Nos juges étaient désignés par le pouvoir, c’était une fonction comme celle du chauffeur d’autobus, à la fin du mois ils recevaient un salaire. Pour préserver ce salaire, certains de nos juges, heureusement pas tous, n’avaient pas intérêt à défendre un accusé, même si cet accusé était innocent, cela risquait de les affamer. Ils n’avaient pas le choix, il fallait se ranger du côté du plus fort, celui du pouvoir, un pouvoir exigeant notre silence. Certains de nos juges, même aujourd’hui, manipulent indignement cette fonction pour accéder à des postes clés dans la hiérarchie du pouvoir. Ils n’ont pas de morale ou de conscience professionnelle, seul le gain et le pouvoir font partie de leur objectif. La justice, ils le savent, est un mot insignifiant clamé haut et fort par les faibles, les démunis, ceux qui se lamentent sur leur sort.

    - Mais pourquoi me taire ? Pourquoi est-il interdit de parler en Berbère ?

    Aujourd’hui, dans le contexte actuel, cela serait considéré comme une atteinte aux libertés, de la discrimination. Nous avons des devoirs, mais aussi des droits. Durant la période du régime totalitaire s’étalant de 1965 jusqu’en 1978, parler notre langue était considéré comme une atteinte à l’unité du peuple. C’était là, une des façons de nous unir, nos décideurs prônaient l’unicité, une idéologie communiste. Il fallait parler une seule langue, s’exprimer d’une seule voix,  avoir une seule opinion, un seul dirigeant, un seul peuple. Nos dirigeants de l’époque, à leur tête Boumediene, disaient qu’il fallait que nous soyons unis comme les doigts d’une main. Pourtant les doigts d’une main sont complètement différents. Ils n’ont pas la même taille, n’ont pas la même fonction ni la même utilité. Ils sont certes unis, mais différents. Ce beau discours était dépourvu de tout sens. Par discrimination, le régime de Boumediene avait forcé une partie de son peuple à se soumettre à l’autre. Aucun doigt n’était obligé de faire le travail de l’autre. J’avais juste parlé en Berbère, mais c’était blasphémer que de parler dans cette langue, la langue qui m’avait vu naître, qui m’avait appris les premiers rudiments de la vie. Cette langue avait survécu des milliers d’années, transmise oralement par nos mères et nos pères à travers des siècles de dominations étrangères. Elle avait résisté à tous les envahisseurs du monde que sont les Romains, Vandales, Byzantins, Espagnols, Turcs, Français et surtout Arabes sous la couverture de l’Islam[6]. Aucun d’eux n’avait réussi à l’effacer.

    Les Arabes ! Notre mal venait justement d’eux, non pas en tant que race, mais par l’influence idéologique de cette langue et de la culture religieuse véhiculée par cette même langue sur notre population et nos intellectuels Arabophones.

    « NE PARLE PAS EN BERBERE ! »

    Cette phrase résonne encore dans mes oreilles, elle ronge mes entrailles. J’entends mes tympans battre la chamade, la chamade qui aurait normalement cessé il y a de cela plusieurs années. Pour moi, elle est toujours là à me rappeler que rien n’avait changé. Les ravages identitaires, culturels et linguistiques sont tellement pénibles et insurmontables qu’il me semble aujourd’hui que c’était la plus longue phrase qui pouvait exister dans la littérature mondiale. Aucun dictionnaire ne saurait la contenir ni la décrire mais surtout impossible de la définir. Oui, comment définir une phrase dont le message véhiculé était une atteinte aux droits d’un peuple ?

    - Pourquoi, papa ?

    J’avais posé cette question d’une façon inoffensive. Jamais personne ne m’avait demandé de me taire, de ne pas parler en Berbère. C’était la seule langue qu’on parlait dans mon monde à moi, entre nous les voisins et chez nous à la maison. Tout d’un coup, je n’étais plus accablé par les mauvaises odeurs et la chaleur suffocante, elles faisaient partie du passé, ma curiosité avait pris le dessus. J’avais posé ma question avec peur, et tout en scrutant les visages des voyageurs qui ne parlaient pas comme moi, mon regard allait de mon père vers les leurs, puis revenait vers celui de mon père, attendant qu’il daigne tendre son oreille. Leurs regards continuaient de me transpercer, ressemblant à des flèches empoisonnées cherchant une cible pour s’y planter avec beaucoup de précisions. J’avais tellement peur que je serrais fort les jambes de mon père, mon visage enfoui entre celles-ci. Les yeux de mon père ayant capté ma frustration, et troublé par mon état, il baissa sa tête et colla son oreille sur mes lèvres pour entendre ma énième question.

    - Parce que c’est interdit !

    Ayant pris connaissance de ma question, il changea la position de sa tête et vira sa bouche vers mon oreille, la colla à celle-ci, et tout en me chuchotant cette réponse aussi stupéfiante que troublante, il se redressa, repris sa position debout plus ou moins confortable mais accablante pour son corps meurtri par les soubresauts, les démarrages et les arrêts brusques de l’autobus. Il abandonna mon oreille pleine de salive, de la salive qui dégoulinait sur ma joue.

    La fin du calvaire

    L’autobus venait d’arriver à notre destination, un arrêt à mi-chemin entre la ville de Chéraga[7] et celle de Dely-Ibrahim[8], un lieu désigné par le nom d’une famille la plus connue de cette région, Belqiss. C’était un vrai repère, il avait gardé ce nom symboliquement même de nos jours, un demi-siècle plus tard.

    Belqiss est un surnom donné à la famille qui possédait un commerce d’alimentation où tout le monde ou presque, s’approvisionnait chez elle. Certains comme nous, pauvres, avec un carnet à crédit. C’était une époque où la confiance régnait encore entre voisins. Il n’y avait pas de préjugés, ceux qui n’avaient pas les moyens comme nous mais qui étaient dignes de confiance, n’avaient pas de difficultés à se faire créditer. Même certains des mieux nantis avaient recours à ce moyen pour combler le fossé laissé par leur paie mensuelle. J’y allais souvent acheter les provisions réclamées par ma mère en emportant le carnet à crédit dans un sac en plastique pour ne pas l’abimer. Mokrane était le prénom du propriétaire du commerce, mais tout le monde l’appelait « SiMokrane ». Il me demandait avec gentillesse ce que je voulais, et je lui répétais la liste de ma mère. Celui-ci préparait le tout et inscrivait le prix de chaque produit puis me remettais le carnet en me demandant de faire attention à ne pas le perdre. Bien sûr, je ne l’avais jamais perdu. Pour éviter le déshonneur d’un manquement à sa parole, l’acquittement de la facture revenait à mon frère, moi je risquais d’égarer l’argent ou de l’utiliser pour l’achat de friandises. La dignité, la parole et l’honneur pour nous les pauvres, sont des éléments nécessaires à notre affirmation dans ce monde, nous sommes insignifiants sans ces critères.

    Il y avait une intersection à cet endroit, un endroit presque méconnaissable de nos jours. La rue du Petit Staoueli vers le bas, la rue Kaouch vers le haut en direction d’une petite colline. Pour aller chez nous, on devait prendre la rue du petit Staoueli, une rue légèrement en pente et tortueuse. Personne n’avait jamais su pourquoi les colons français avaient donné ce nom à cette rue. Peut-être parce que la ville de Staoueli était proche et qu’elle convergeait dans la même direction ? Ce nom n’avait jamais été changé pour celui d’un martyre, malgré l’insistance d’un orphelin de la guerre d’indépendance. La faute avait été attribuée aux villes de Chéraga et de Dely-Ibrahim qui n’arrivaient pas à se concerter sur le nom d’Idir, un nom Berbère du martyre en question. Des années plus tard, j’avais appris par le fils de ce martyre, un dentiste, que le blocage était surtout dû à l’institution étatique, le ministère des moudjahidines. Une institution où régnait la corruption. Les cartes d’adhésion étaient vendues aux plus offrants, une insulte monumentale aux valeureux martyres de notre révolution. On retrouvait ainsi d’anciens combattants à peine âgés d’une quinzaine d’années après l’indépendance. Ils avaient profité du système qui cherchait des corruptibles, des hommes sans valeurs ni dignités. Le nom d’Idir étant un nom typiquement Berbère, il ne rentrait pas dans leurs prérogatives, autant laisser le nom choisi par les colons.

    Pourquoi changer ce nom, il n’avait même pas d’intonation étrangère, contrairement à Idir qui lui, était significatif et représentatif d’un peuple, les Berbères[9].

    Mon père Shérif

    La main de mon père tenait la mienne, il la serrait fort, j’avais presque les doigts broyés. Il faut dire qu’il était très fort, mais handicapé. Il parait qu’un AVC[10] avait paralysé une partie de son corps, il ne lui restait qu’une moitié capable de mouvoir. Bien sûr, on ne savait pas que c’était un AVC, les gens disaient que c’était le résultat de la malédiction divine. Elle s’était abattue sur lui parce qu’il avait quitté la Kabylie[11] pour rejoindre Alger[12]. Mon grand-père désapprouvant son départ, lui avait lancé cette malédiction néfaste.

    Avant la trentaine, il avait eu cette attaque qui avait fait de lui quelques années plus tard un cadavre ambulant. D’autres disaient que c’était suite aux coups reçus lors d’une altercation avec des militaires français que son état se dégrada. Cette possibilité est plus plausible, car avoir un AVC avant la trentaine est impensable. Mon père était boxeur dans sa jeunesse, c’est pourquoi même plusieurs années après son handicap, la force physique de l’une de ses mains était colossale. À l’époque coloniale Française, il détenait un restaurant du côté de la ville de Koléa[13] à une trentaine de km à l’ouest d’Alger. Des militaires Français étaient venus se restaurer, se croyant tout permis, ils refusèrent de s’acquitter de la facture. Mon père insistait en les priant de payer et de s’en aller, ceux-ci ignorant qu’ils avaient affaire à un boxeur, le narguaient et refusaient bien sûr de payer. Ils n’avaient pas tardé à payer cher cette insolence, celui-ci les avait terrassés avec des coups de poing. Ceux qui m’avaient raconté cette prouesse m’avaient dit qu’il avait passé des moments difficiles après s’être pris à l’armée du colonialisme. Battu à mort, emprisonné,

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