Campagnes et Souvenirs de Maréchal de Logis Jean-Auguste Oyon
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Maréchal de Logis Jean-Auguste Oyon
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Campagnes et Souvenirs de Maréchal de Logis Jean-Auguste Oyon - Maréchal de Logis Jean-Auguste Oyon
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Campagnes et souvenirs militaires (1805-1814)
Maréchal des logis-chef OYON
OYON (JEAN-AUGUSTE)
(1783-1852)
(Communication de Madame BESNARD-OYON, sa petite-fille)
Campagnes et Souvenirs militaires de Jean-Auguste Oyon (1783-1852)
Maréchal des logis chef au 4e régiment de dragons
Les trois manuscrits du maréchal des logis-chef Oyon (Jean-Auguste), du 4e régiment de dragons, que nous publions, portent les titres suivants : Mes campagnes d’Ulm et d’Austerlitz en 1805; — Ma campagne de Portugal en 1807 et 1808; — Laon en 1814; récit de la bataille des 9 et 10 mars; état de la ville et des environs pendant l’invasion.
Ces manuscrits, qu’Oyon écrivit de sa ferme et belle écriture de maréchal des logis-chef, sont conservés pieusement par Mme Besnard-Oyon, sa petite-fille, qui a bien voulu nous les communiquer pour le Carnet de la Sabretache, par l’intermédiaire de notre cher vice-président, M. Frédéric Masson, de l’Académie Française.
Ces relations des campagnes d’Autriche et de Portugal, auxquelles Oyon prit une part active, sont d’un style à la fois correct, enjoué et spirituel; on ne peut guère reprocher à l’auteur que de viser trop à l’esprit, ce qu’on lui pardonne facilement, car lorsqu’il les écrivit c’était un jeune homme au caractère gai et exubérant. C’est, du reste, d’une façon intime, pour sa famille et ses amis, qu’il raconte ses deux campagnes. En effet, ses faits et gestes, son admiration pour le beau sexe, qu’il s’agisse de la blonde Allemande ou de la brune Portugaise, y tiennent autant de place que les opérations militaires auxquelles il assista.
Plus tard, lorsqu’il écrira ce qui s’est passé à Laon en 1814 pendant l’invasion, son style se modifiera. Le brillant sous-officier de dragons sera devenu un homme à l’esprit mûr; aussi son style, de gai et spirituel, deviendra sérieux et sobre.
Oyon, né à Laon le 27 septembre 1783, appartenait à une famille de vieille bourgeoisie de cette ville; il était fils de Louis-Antoine Oyon, garde général des forets à Laon, et de Marie-Élisabeth Wathier. Un de ses oncles était chevalier de Saint-Louis, brigadier porte-étendard des gendarmes écossais de Louis XV, avec rang de capitaine de cavalerie. Il était parent du maréchal Sérurier, par la maréchale.
Lorsqu’en 1792 la Patrie fut déclarée en danger et qu’un frisson patriotique secouant tous les Français, les décida à lutter en désespérés pour la défense nationale, les six frères aînés d’Oyon partirent pour la frontière. Ils furent des vaillants, et quatre d’entre eux moururent sur les champs de bataille.
Oyon, qui n’était alors qu’un enfant de neuf ans, se promit de suivre, dès qu’il le pourrait, l’exemple donné par ses frères. Il tint parole, car, dès qu’il eut atteint l’âge de dix-sept ans, il partit à son tour, s’engageant, le 21 pluviôse an X (10 février 1802), au 4e régiment de dragons, que commandait, depuis le 12 vendémiaire an VIII, un de ses cousins, le chef de brigade Wathier.{1}
Ce régiment, qui s’était vaillamment comporté pendant les campagnes de la Révolution, avait quitté La Haye au commencement de l’année 1802 pour aller tenir garnison à Amiens. C’est dans cette ville qu’Oyon le rejoignit. L’instruction qu’il possédait et peut-être aussi la protection du cousin chef de brigade, devaient lui assurer un rapide avancement dans les premiers grades : aussi était-il nommé fourrier six mois après son incorporation, le 23 juillet 1802, et maréchal des logis le 2 avril 1804.
Au mois d’août 1805, il fit partie des détachements envoyés par son régiment aux flottilles des camps de Boulogne et de Saint-Omer, en vue d’une descente en Angleterre. A son grand dam, Oyon fit à pied la route d’Amiens à Calais, ayant dû remplacer son cheval et ses bottes par un sac et des guêtres; de dragon-cavalier, il était devenu dragon-fantassin. C’était mettre en pratique le vieil axiome militaire qui faisait des dragons de l’infanterie à cheval.
Après avoir assisté à un combat naval et avoir passé un mois à bord du bâtiment de transport n° 69, notre jeune sous-officier quitta Calais pour se rendre à Arras et participer, toujours comme dragon-fantassin, à la victorieuse campagne d’Autriche, que devait clore le coup de foudre d’Austerlitz.
Entrer dans le détail des faits et gestes d’Oyon pendant cette campagne de 1805 serait déflorer son récit; aussi nous contenterons-nous de dire qu’il assista à une revue de l’Empereur, fut employé par Murat, participa au combat d’Elchingen, prit part à la poursuite de l’archiduc Ferdinand échappé d’Ulm, séjourna à Vienne et à Schönbrunn puis rentra en France après le traité de paix de Presbourg.
Oyon, qui avait été nommé maréchal des logis-chef le 13 août 1806, se trouvait au camp d’observation des côtes de Bretagne, lequel, an mois de juillet 1807, devint camp d’observation de la Gironde. Pendant le déplacement des troupes, Oyon constate avec bonheur qu’il a abandonné le sac et les guêtres pour reprendre ses éperons et faire la route sur un bon cheval.
Tandis que les escadrons de guerre da 4e dragons prenaient part aux campagnes de 1806 et de 1807{2} le 4e escadron de ce régiment fut désigné pour faire partie de l’armée placée sous les ordres de Junot, pour occuper le Portugal.
Oyon était le maréchal des logis-chef de cet escadron qui appartint successivement au régiment provisoire de dragons, an 3e puis au 4e régiments provisoires qui tinrent garnison à Alcantara, à Lisbonne, à Evora et à Estremoz.
A Evora, Oyon resté pour son service quelques heures après le départ du régiment pour Elvas, fut assailli par des insurgés et sut se faire jour.
Le 20 juillet 1808, à l’affaire de Villaviciosa, notre maréchal des logis-chef, envoyé en avant pour reconnaître l’ennemi avec trente-six dragons, se vit entouré par les insurgés ; il les chargea audacieusement, les bouscula, mais eut le poignet droit fracassé par une balle.
Le 27 juillet son régiment, qui faisait partie de la division Loison, chargea le 1er août à l’affaire d’Evora et culbuta les hussards ennemis; il prit également part à la bataille de Vimeiro (21 août) et par sa belle contenance contribua à arrêter les Anglais, très supérieurs en nombre.
A la suite de la convention de Cintra (30 août) qui spécifiait que l’armée française évacuerait le Portugal et serait transportée en France sur des navires anglais, le 4e provisoire gagna Lisbonne pour s’embarquer et arriver en France vers le milieu du mois de novembre 1808, après une dangereuse traversée qu’Oyon raconte en détail.
La blessure qu’Oyon reçut à Villaviciosa ne lui permettait plus de faire un service actif; aussi quittant l’armée à vingt-cinq ans, il se retira à Laon. L’élogieux certificat qui lui fut délivré, à son départ, par le Conseil d’administration de son régiment est ainsi conçu :
« Ce militaire a constamment fait toutes les campagnes avec le régiment depuis son entrée au corps. Il s’est toujours distingué, parti entièrement dans les campagnes d’Autriche et dans celle de Portugal on il a reçu un coup de feu qui lui a traversé le poignet droit et le prive totalement de l’usage de la main, il reçut cette blessure le 20 juin 1808 à l’affaire de Villaviciosa. »
Admis à la retraite, Oyon voulut rendre encore des services à son pays. En 1814 il commandait la garde nationale de Laon; en lisant son manuscrit sur Laon pendant l’invasion, on est frappé de l’émouvante rancœur qu’éprouva l’ancien sous-officier de dragons qui avait joué de la lame en Allemagne, en Autriche et en Portugal, à voir les ennemis que nos soldats étaient habitués à vaincre, fouler le sol français !
En 1815, allant prendre le commandement de l’armée qui devait être victorieuse à Ligny et vaincue à Waterloo, Napoléon s’arrêta le 12 juin à Laon et récompensa Oyon de ses services militaires en lui remettant la croix de la Légion d’honneur. Le maréchal Sérurier et le général Marchand félicitèrent chaudement le nouveau décoré.
Lorsque le surlendemain de Waterloo, Napoléon repassa à Laon, il fut reçu par la garde nationale. « Sire, lui dit l’officier commandant (Oyon), nos frères et nos enfants sont dans les places fortes; disposez de nous qui restons, nous sommes prêts à mourir pour la Patrie et Votre majesté ! » {3} Puis, ce fut au cri de Vive l’Empereur ! que les gardes nationaux accompagnèrent Napoléon à l’Hôtel de la Poste, d’où il partit pour Paris vers dix ou onze heures du soir, après avoir chargé le maréchal Soult du commandement de l’armée et donné l’ordre de lever la garde nationale des pays environnants pour arrêter les soldats en retraite et les concentrer à Laon.
La croix accordée à Oyon pendant les Cent-Jours ne fut pas reconnue par le Gouvernement de la deuxième Restauration, et ce ne fut qu’en 1832, alors qu’il était maire de Laon, qu’il reçut de nouveau la croix de la Légion d’honneur.
C’est dans cette ville qu’Oyon mourut, le 15 septembre 1852.
Terminons en remerciant Mme Besnard-Oyon, au nom du Président et des membres de notre Société, d’avoir bien voulu nous autoriser à publier dans le Carnet de la Sabretache les Campagnes et Souvenirs militaires de son glorieux grand-père.
Commandant EMM. MARTIN.
Mes campagnes d’Ulm et d’Austerlitz en 1805
MES CAMPAGNES D’ULM ET D’AUSTERLITZ EN 1805
CHAPITRE I — Coup d’œil rétrospectif. — D’Amiens à Calais. — Combat naval. — Dans le fort Rouge. — Des effets produits par les bombes. — Le réveil au camp. — Une baignade monstre.
Un des premier jours du mois de fructidor de l’an XIII (août 1805) de la République française, une et indivisible, et impérissable, j’étais occupé sur le tillac de mon bord, à réfléchir sur les agréments de ma profession : Qu’il est beau !... Qu’il est engageant, me disais-je, le noble métier que j’ai choisi !... Combien je dois me féliciter d’avoir ajouté foi aux promesses trompeuses d’un avancement rapide ! ...
Il y a deux mois, j’étais heureux ; j’oubliais au milieu d’une aimable et joyeuse société, les chagrins que doit naturellement me causer mon peu de succès dans la carrière des armes, lorsqu’un ordre subit m’enleva à ces plaisirs : Il faut faire une descente en Angleterre; il faut traverser la Manche, ou « boire un coup à la grande tasse »; pour cela, messieurs les dragons, mettez pied à terre; vos chevaux et vos bottes seront remplacés par des sacs et des guêtres...
Je pars d’Amiens clopin-clopant; j’arrive à Calais, les épaules écorchées par les bretelles de mon sac, le visage brûlé par l’ardeur du soleil, et les pieds déchirés par une marche pénible. Avant qu’il me soit permis de reposer mon pauvre individu, il faut encore remplacer le sabre et le fusil par la pelle et la pioche, tendre la toile, et creuser un lit dans le sable. J’ai le corps brisé, les mains écorchées, mais le camp est dressé ; je vais enfin m’étendre sur la terre que j’ai arrosée de tant de sueurs.
Je goûte à peine les douceurs d’un repos si chèrement acheté lorsque le bruit du canon vient me réveiller en sursaut. Je reprends les armes, je suis à mon poste. Les Anglais attaquent la flottille qui est venue ce soir jeter l’ancre sous la protection des forts; il faut du renfort à la marine, c’est mon tour de marcher.
Placé à la tête de douze dragons, je me dirige sur Calais, dont le camp de Saint-Pierre est éloigné d’une lieue environ ; nous traversons la ville, nous arrivons sur le port où une population immense se presse pour jouir de ce qu’il est possible de voir du combat engagé. Là, un spectacle merveilleux m’attendait; je voyais la mer pour la première fois, et c’était dans un de ces moments de courroux où elle se montre sous un aspect si imposant, si effroyablement majestueux. La marée était haute, et les vagues furieuses venaient se briser contre les ouvrages avancés, jaillissant à une hauteur démesurée, pour retomber en masses d’eau menaçant d’engloutir tout ce qui aurait osé tenter de les braver.
Nous devions nous rendre au fort Rouge... Ce fort est bâti sur pilotis, à trois cents pas environ dans la mer, en avant du fort de Liban. Je me demandais comment il serait possible qu’on pût nous y transporter au milieu des vagues mugissantes qui s’élevaient à plus de trente pieds. Déjà je recommandais mon âme à Dieu, croyant bien que si nous mettions le pied dans une embarcation, nous devions infailliblement être submergés.
Le canon grondait tout autour de nous sans que j’aperçusse le point principal du combat. J’apercevais en mer beaucoup de vaisseaux dont les flancs vomissaient des torrents de flammes et de fumée; je voyais les boulets, en quantité innombrable, venir ricocher sur les eaux et s’y enfoncer à une centaine de pas du port. Le fort Rouge et le fort Liban répondaient avec vigueur à ces feux précipités, et j’entendais encore sur ma droite une vive canonnade, mais sans trop pouvoir distinguer les points dont elle partait... C’est à ce moment que je fus dirigé avec mes hommes vers la jetée que je n’avais pas encore remarquée, et sur laquelle nous nous transportâmes, l’arme au bras, tout trempés d’eau, et au milieu des boulets qui venaient briser les charpentes de notre chemin de bois; nous n’en arrivâmes pas moins au terme de ce chemin tracé dans l’eau. Là, la mer était moins furieuse parce qu’elle rencontrait moins d’obstacles; elle permit qu’on nous dirigeât jusqu’au fort au moyen d’un canot qui se trouvait amarré au bout de la jetée qui n’en est séparée que par une distance de no toises.
Une fois installé dans le fort Rouge, je pus jouir du plus beau spectacle que puisse admirer un soldat :
Une flottille de cent bateaux plats voyageaient modestement le long des côtes pour se rendre de Dunkerque à Boulogne. Le gros temps l’incommodait bien un peu, mais ce qui l’incommodait davantage c’était dix-huit vaisseaux de ligne anglais qui l’avaient signalée et qui cherchaient à se ruer sur la pauvrette pour la déchirer. Dix-huit vaisseaux de ligne, avec leurs centaines de canons chacun, auraient bientôt écrasé cent petites coquilles qui n’ont pour tout potage qu’une pièce de 24 à opposer à tant de gueules béantes; aussi la flottille fit-elle prudemment de venir jeter l’ancre sous la protection de nos forts et des batteries répandues tout le long de la côte.
Nos cent petites protégées s’étaient placées sur une même ligne, montrant à leurs féroces ennemis la seule dent qu’elles avaient à opposer aux morsures de ces anthropophages; elles semblaient imiter le chat qu’un gros dogue menace, et qui, tapi dans un coin, s’apprête à donner un vigoureux coup de griffe sur le museau qui tenterait de trop s’approcher de lui.
Ce serait peu pour sa défense si nous n’étions pas là avec notre formidable batterie de pièces de 36 allongées, posées d’aplomb, pointées avec adresse et frappant à coup sûr; si le fort de Liban, avec ses mortiers monstres n’eût lancé ses énormes bombes éclatant à une hauteur démesurée pour retomber en pluie de fer sur les assaillants; si des batteries d’artillerie légère n’eussent voltigé sur les points les plus avancés de la terre pour lancer aussi leurs boulets et leurs obus. Aussi notre protégée ménageait-elle ses coups afin de les porter plus sûrement, et quand un ralentissement calculé des feux français semblait autoriser les gros vaisseaux à s’approcher plus près des bateaux qu’ils convoitaient, ceux-ci, sur un commandement parti du centre de la ligne, faisaient feu de leurs cent bouches à la fois ; et tout aussitôt, les feux des forts et des batteries voltigeantes venant à doubler cette décharge, portaient le désordre dans la flotte britannique, forcée de reculer après de graves avaries.
Mais ce n’est pas sans que nous n’ayons, de notre côté, plus d’un dommage à signaler : les boulets anglais brisent les charpentes du fort ; les éclats de bois qu’ils en détachent sifflent à nos oreilles, et font aux hommes qui en sont atteints des blessures souvent plus dangereuses que celles occasionnées par le fer ou par le plomb.
Le danger ne nous vient pas toujours du côté de l’ennemi : tout à l’heure, un des deux mortiers monstres placés derrière nous au fort Liban a éclaté ; son soc d’airain s’est fendu dans tout le pourtour de sa culasse, l’énorme bombe s’est trouvée lancée, mais la résistance qu’elle devait rencontrer dans cette calasse lui faisant défaut, elle s’éleva sans force et ne put décrire qu’un cercle d’ascension de quelques centaines de pieds; elle se trouvait au-dessus de nos têtes lorsqu’elle éclata. Ce fut alors une grêle de fer qui s’abattit sur nous et dont un des morceaux vint écorner le parapet du fort à la place où l’officier d’artillerie et moi nous étions accondés côte à côte; il tomba entre nos deux têtes à un demi-pied de l’une et de l’autre sans que nous ayons bien pu juger laquelle des deux il voulait enfoncer dans les épaules; en passant aussi près de nous, il avait juré comme un païen. Je crus bien faire en l’imitant... « Ah ! Nom d’un petit bonhomme ! m’écriais-je dans un français que je traduis en langage plus châtié. — Qu’avez-vous me dit l’officier avec le plus grand sans froid ; c’est un éclat de bombe; voilà tout ! — Oui... C’est vrai... mais...Mais quoi ? Ne sommes-nous pas là pour les recevoir en échange de ceux que nous envoyons ? Le bon Dieu n’a rien à démêler ici ! »
Je mis la leçon à profit; je repris le sang-froid dont on me donnait un si bel exemple... et je ne jurai plus. Notre musique brutale qui avait commencé vers les cinq heures du soir dura toute la nuit sur le même ton. Le lendemain, vers les huit heures du matin seulement, la flotte anglaise se décida à abandonner la partie, et à regagner les côtes d’Angleterre après avoir perdu un vaisseau; deux avaient déjà quitté le combat dans la nuit pour aller s’échouer sur leurs côtes.
Une scène assez comique, que sans doute l’histoire de nos guerres ne rapportera pas, devait terminer cette brillante affaire : Il est huit heures du matin, il fait un fort beau temps. La flotte anglaise commence à battre en retraite, la marée est basse et, à ce moment, on marche d’un pied ferme sur le sable uni que la mer vient de quitter; on arrive ainsi tout près du fort Rouge qui n’est plus entouré d’eau.
Dès la pointe du jour, la population de Calais s’était portée sur les quais pour voir la fin du combat. La retraite commencée par les Anglais permettait d’avancer assez loin sur la plage et plus de deux mille personnes de tout âge, de tout sexe, les belles dames toutes les premières, bordaient le rivage; c’était vraiment un beau coup d’œil.
Les Anglais, en battant en retraite, n’en lâchaient pas moins encore quelques bordées dont les projectiles venaient, après vingt ricochets sur l’eau, s’y enfoncer à une centaine de pas de la foule curieuse. Il n’y avait point-là de danger, mais ce qu’on n’avait pu prévoir, ce qui ne s’est vu que bien rarement, ce que les officiers les plus expérimentés n’ont pu attribuer qu’à un hasard qu’on ne peut expliquer sans détails scientifiques, c’est qu’une énorme bombe, partie de la flotte ennemie, décrivit dans l’espace un cercle beaucoup plus étendu que les autres, et vint, en jurant d’une manière effrayante, tomber au milieu de la foule consternée.
La bombe s’est enfoncée dans le sable raffermi jusqu’à son ouverture; sa mèche était encore fumante quand on la suivait des yeux dans les airs; si la mèche brûle encore, la bombe va éclater, et bien des victimes marqueront son explosion.
Au milieu des cris arrachés par la terreur, un cri plus éclatant frappe toutes les oreilles; c’est un officier d’artillerie, mêlé dans la foule, qui l’a proféré : « Tout le monde à terre ! » Il sait que près d’une bombe qui va éclater on court moins de danger, étant couché, que lorsqu’on est debout.
Aussi les dames avec leurs beaux atours, les fashionables avec leurs gilets blancs, toute la foule enfin est-elle couchée à plat ventre, sans égard pour l’humidité qui souille les vêtements. Chacun est là, le nez dans le sable, n’osant lever la tête dans la crainte de voir le danger en face; on attend avec effroi les suites d’une catastrophe qui peut devenir terrible.
Dix minutes se passent, personne ne bouge, pas même la bombe. L’officier d’artillerie, impatienté de la sotte faction que la prudence lui a imposée comme aux autres, se relève et va courageusement jusqu’au projectile qui cause une si juste alarme : « Il n’y a plus de danger, s’écrit-il, la mèche a été étouffée par le sable mouillé; on peut se lever sans crainte. » Eh tout ce monde qui était tombé avec la promptitude que commandait la peur, se releva un peu plus lentement qu’il ne s’était couché. Tout en rajustant les collerettes et les cravates, en s’essuyant le visage barbouillé de sable frais, par un de ces touchants accords qu’amène parfois l’adversité, chacun s’empressait d’offrir ses services à son voisin, et cela sans distinction de rang ou de fortune; à ce moment, tous les hommes étaient égaux : Il n’y a que la mort ou le sable mouillé pour produire une telle révolution sur notre globe.
J’avais là une parente, sœur de mon colonel (depuis le général Wattier), l’épouse du commissaire des guerres en résidence à Calais (madame Debry). Je la vis chez elle le lendemain de la catastrophe; ma pauvre cousine était encore tout effrayée du danger qu’elle avait couru, à ce point qu’elle n’avait même pas encore pensé à faire blanchir sa robe, ni redresser son chapeau tout déformé.
La toilette générale une fois terminée, chacun s’en fut bras dessus bras dessous regagner son logis, et la plage redevint déserte. Les Anglais ne sont plus en vue; la flottille française lève l’ancre, met à la voile et continue son voyage. Nous restons seuls dans le fort Rouge.
A mon départ d’Amiens, je m’étais promis de combattre vaillamment les ennemis de la France : j’ai tenu la promesse que je m’étais faite. Si je n’ai pas battu l’ennemi moi-même, on l’a battu pour moi, et vraiment, j’y ai coopéré de toutes mes facultés physiques et intellectuelles; je courais d’une batterie à l’autre, poussant Pierre, encourageant Paul; j’apportais les gargousses pour charger les pièces; je soufflais le feu des fourneaux prêts à rougir les boulets en cas de nécessité; j’allais même jusqu’à regarder par-dessus les épaules des pointeurs pour m’assurer de leur coup d’œil, j’étais à tout.
Il y a bien quelques mauvaises langues qui pourraient vouloir me comparer à la mouche du coche, mais ce serait là une sotte plaisanterie ! Il est vrai que je n’ai tué personne, mais aussi, je n’ai pas été tué, ce qui vaut encore mieux selon moi.
Les Anglais repoussés, les morts jetés à la mer, les blessés transportés dans les hôpitaux, on n’a plus besoin de moi, et je retourne au camp avec mes dragons pour y reprendre la vie commune et uniforme qui nous y attache; uniforme ne veut pas dire paisible. La toile qui nous sert d’abri est au centre du camp; nous jouissons de l’avantage d’être placés au premier rang là où, tous les matins, les tambours de la division viennent bourdonner le réveil général.
A trois heures précises, cent vingt tambours sont là, battant la diane, tout juste à cinq pas de notre couche de paille, roulant à tour de bras sur leurs peaux d’ânes une musique délicieuse qui nous pénètre jusque dans la moelle des os. Dans ce concert monstre, pas un son faux, pas une note arriérée. Le bâton du chef d’orchestre est un jonc de cinq pieds de haut, surmonté d’une pomme argentée grosse comme la tête d’un enfant. Le chef d’orchestre est un tambour-major haut de six pieds, avec des yeux et des moustaches qui feraient fuir si l’on n’était captivé par sa brillante tenue, son air martial et son adresse à lancer dans les airs sa superbe canne, pour la ressaisir par la pomme lorsqu’elle retombe, quand toutefois elle ne lui retombe pas sur le nez.
Aux doux accords de notre réveil-matin, nous nous levons, nous faisons notre toilette; ce soin nous prend peu de temps, il nous suffit d’arracher de nos cheveux les brins de paille qui s’y sont introduits pendant notre sommeil, et de secouer nos vêtements remplis du même duvet de notre couche... Elle est précieuse, la vie du camp, pour un paresseux ! Il n’a pas l’embarras de se déshabiller le soir, ni celui de se rhabiller le matin, c’est du temps de gagné !
Et vite à la manœuvre ! à la grande manœuvre ! Profitons de la fraîcheur d’une belle matinée pour faire des tours, des demi-tours, des marches, des contre-marches dans les sables mouvants qui nous montent jusqu’à mi-jambes et remplissent nos chaussures déjà rendues trop étroites par la fatigue.
Huit heures sonnent; il