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Sur les routes sanglantes: Roman historique de la Première Guerre mondiale
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Livre électronique843 pages11 heures

Sur les routes sanglantes: Roman historique de la Première Guerre mondiale

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À propos de ce livre électronique

Revivez les premiers épisodes de la Grande Guerre !

Lors de sa publication dans Le Petit Parisien au début de l’année 1915, Sur les routes sanglantes de Jules Mary est qualifié de « récit de la Grande Guerre ». L’action se déroule en effet pendant le conflit : elle commence début juillet 1914, ce qui permet à l’auteur de mettre en scène la déclaration de guerre, la mobilisation, l’arrivée des soldats face à l’ennemi, les combats en Belgique, et l’épilogue se déroule en octobre 1914 près du village de Vailly dans l’Aisne, non loin du Chemin des Dames (où a eu lieu la première bataille de la Marne, fin août-début septembre 1914).

Dans ce contexte particulier, Jules Mary développe une intrigue complexe comme il aime à en nouer dans ses récits. Soulignons la maîtrise narrative d’un romancier qui écrit pendant le déroulement de la Grande Guerre, vraisemblablement fin 1914, et parvient à y situer un récit qui relève tout à la fois de l’enquête policière, du récit d’espionnage, du drame familial et sentimental, et, bien sûr, du roman de guerre.

Un roman historique au suspense haletant grâce à son intrigue d'espionnage

EXTRAIT

Au printemps de cette année-là, l’état-major achevait un voyage d’études sur les lignes de l’Oise, de la Somme et de l’Aisne. Les autos s’étaient arrêtées au pied d’un coteau, entre Vailly et Craonne. Les officiers avaient monté la côte et, la jumelle aux yeux, admiraient le joli paysage de fraîcheur et de verdure qui s’étendait à perte de vue en un panorama sur lequel s’abaissait lentement le déclin du soleil. Sur le versant des côtes, Chavignon, Vailly, Berry-au-Bac étalaient leurs maisons couvertes d’ardoises des Ardennes, et le filet de l’Aisne serpentait à leurs pieds en longs et multiples anneaux qui semblaient garder, en descendant vers Soissons et Compiègne, les reflets des sombres frondaisons de la forêt d’Argonne.
Sur le haut du plateau où les officiers venaient de s’arrêter, le Chemin des Dames profilait sa régularité parfaite parallèlement à la rivière, en frôlant la ferme d’Heurtebise et la tour du vieux moulin à vent de Vauclère, d’où Napoléon suivit les détails de la bataille en 1814. Vers le sud, un étroit repli de cette vallée d’ombre, de fraîcheur et de repos est traversé par le ruisseau du Ployon et se barre du côté de l’Aisne par un long talus naturel appelé bois des Couleuvres.
Là, est le village de Craonnelle… Au long du Ployon, des moulins.

A PROPOS DE L'AUTEUR 

Jules Mary est né en 1851 et mort en 1922. Officiant en tant que franc-tireur pendant la guerre franco-prussienne, l'écrivain se lie d'amitié avec Arthur Rimbaud qu'il rencontre au cours de son séminaire à Charleville. Membre de la Société des Gens de Lettres et décoré de la Légion d'Honneur, Jules Mary fut fortement influencé par le mouvement littéraire du naturalisme, et en particulier par la fresque politique et historique de Victor Hugo, Les Misérables. L'un des thèmes principaux de ses romans est "l'erreur judiciaire".
LangueFrançais
Date de sortie10 juil. 2015
ISBN9782360589135
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    Aperçu du livre

    Sur les routes sanglantes - Jules Mary

    Bibliothèque du Rocambole

    Œuvres de la Grande Guerre - 8

    collection dirigée par Alfu

    Jules Mary

    Sur les routes sanglantes

    1915

    AARP — Centre Rocambole

    Encrage édition

    © 2013

    ISBN 978-2-36058-913-5

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    Avertissement

    de Philippe Nivet

    Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Picardie

    Directeur du Centre d’histoire des sociétés, des sciences et des conflits

    Pendant la Première Guerre mondiale, la diffusion de la culture de guerre passe par différents vecteurs : la presse enfantine, à l’image du journal Fillette , la presse illustrée, comme L’Illustration ou Le Miroir , ou les estampes, à l’exemple de celles de Jean-Louis Forain.

    Le roman populaire, souvent publié d’abord en feuilleton, participe également de cette diffusion.

    Exemple notoire : dans L’Eclat d’obus, roman de Maurice Leblanc, initialement publié dans les colonnes du Journal en 47 feuilletons quotidiens à l’automne 1915, on trouve ainsi de multiples dénonciations de la « guerre à l’allemande », marquée par les violations du droit des gens : « Assassiner et espionner, c’est pour [les Allemands] des formes naturelles et permises de guerre, et d’une guerre qu’ils avaient commencée en pleine période de paix ». Guillaume II y est présenté comme « le plus grand criminel qui se pût imaginer », tandis que les actes commis par les soldats allemands lors de l’invasion y sont résumés de manière saisissante : « Partout, c’était la dévastation stupide et l’anéantissement irraisonné. Partout, l’incendie et le pillage, et la mort. Otages fusillés, femmes assassinées bêtement, pour le plaisir. Eglises, châteaux, maisons de riches et masures de pauvres, il ne restait plus rien. Les ruines elles-mêmes avaient été détruites et les cadavres torturés ».

    Si son insertion, en 1923, dans la série des Arsène Lupin a donné à ce roman une audience particulière, les thématiques qu’il développe se retrouvent dans d’autres textes de Maurice Leblanc et dans ceux de la plupart des auteurs populaires du temps, depuis Gaston Leroux jusqu’à Delly, en passant par Jules Chancel ou les auteurs des brochures de la collection « Patrie », tel Gustave Le Rouge ou Léon Groc.

    Encrage Edition et le Centre Rocambole (centre de ressources international fondé par l’Association des Amis du Roman Populaire) ont la judicieuse idée d’exhumer ces documents et de les republier dans cette période marquée par la célébration du Centenaire de la Première Guerre mondiale. Le lecteur de ce début du XXIe siècle y verra comment étaient célébrés les soldats français, héroïques quels que soient leur âge et leur parcours antérieur, dénoncés les espions travaillant de longue date au profit de l’Allemagne et condamnées les atrocités de l’invasion. C’est toute une culture de guerre, assimilée par certains à un « bourrage de crâne », que l’on retrouve.

    Préface

    de Daniel Compère

    Lors de sa publication dans Le Petit Parisien au début de l’année 1915, Sur les routes sanglantes de Jules Mary est qualifié de « récit de la Grande Guerre ». L’action se déroule en effet pendant le conflit : elle commence début juillet 1914, ce qui permet à l’auteur de mettre en scène la déclaration de guerre, la mobilisation, l’arrivée des soldats face à l’ennemi, les combats en Belgique, et l’épilogue se déroule en octobre 1914 près du village de Vailly dans l’Aisne, non loin du Chemin des Dames (où a eu lieu la première bataille de la Marne, fin août-début septembre 1914).

    Jules Mary est bien documenté sur le déroulement des combats des premiers mois de la Grande Guerre. Quelques jours avant la publication du premier épisode de ce roman, Le Petit Parisien précisait, dans son numéro du 26 janvier 1915, que l’auteur est bien informé :

    « L’étude constante qu’il faisait de l’Allemagne depuis vingt ans, ses voyages, ses observations, ses renseignements lui montraient l’attaque prochaine, certaine, inévitable et Jules Mary ne craignait pas de l’écrire, mêlant ainsi, à la fiction de ses actions romanesques, le puissant et poignant intérêt d’une préoccupation patriotique […] »

    Ce roman nous donne une terrible description des premiers mois de la guerre avec les atrocités commises par les troupes allemandes, les prisonniers fusillés, les civils utilisés comme boucliers humains, les pillages. Mais aussi les horreurs des combats corps à corps, membres coupés, poitrines trouées, lambeaux de chair projetés, etc. Reprenant au début de la troisième partie du roman l’image des Barbares déferlant sur la civilisation, le narrateur souligne le choc que produit cette violence : « L’univers se sentait perdu, sous la férocité allemande victorieuse : il évolua, d’un coup, en six jours, vers d’autres destinées. »

    Une autre image marque la quatrième partie de Sur les routes sanglantes, celle des taupes et des araignées pour désigner les premières tranchées qui sont creusées dans l’Aisne en octobre 1914 et des corps qui restent accrochés aux fils de fer…

    Dans ce contexte particulier, Jules Mary développe une intrigue complexe comme il aime à en nouer dans ses récits. Nous n’en analyserons pas ici les divers développements, mais nous soulignerons néanmoins la maîtrise narrative d’un romancier qui écrit pendant le déroulement de la Grande Guerre, vraisemblablement fin 1914, et parvient à y situer un récit qui relève tout à la fois de l’enquête policière, du récit d’espionnage, du drame familial et sentimental, et, bien sûr, du roman de guerre.

    En ce début de XXe siècle, Jules Mary est un auteur très célèbre. Il est né en 1851 dans les Ardennes et a débuté comme romancier en 1875 avec Amour d’enfant, amour d’homme. Il devient romancier-feuilletoniste au Petit Parisien en 1878, puis passe au Petit Journal en 1885 et connaît la célébrité avec Roger-la-Honte (1886-87), un roman d’aventures policières, genre que Mary va cultiver avec bonheur (Le Boucher de Meudon, L’Endormeuse, Guet-apens, La Pocharde). En 1887, Rouff lance la collection « Les Vaincus de la vie » qui lui est consacrée : Les Pigeonnes (1887), Je t’aime (1888), Blessée au cœur (1894). Au début du XXe siècle, Mary a commencé à développer une fibre patriotique qui s’ébauche dans Les Dernières cartouches (1902) et La Fiancée de Lorraine (1903) et prend une grande ampleur pendant la guerre : Sur les routes sanglantes n’est pas le seul roman que le conflit lui inspire.

    Ce roman présente de belles figures de personnages. Entre autres, Rochefière, l’officier français tué dans un train près de Compiègne alors que la guerre va être déclarée, mais aussi sa fille Marie-Blanche et Simon Beaufort. Il faut aussi mentionner les deux fils du banquier Holmutz qui sont « entre deux parties » comme l’indique l’un des chapitres : ils font passer le patriotisme français avant leur devoir filial envers leur père félon.

    Une annonce publiée par Le Petit Parisien dans les jours qui précèdent la parution du roman, relie celui-ci au précédent, Soldats de demain (1913-1914), où Mary évoquait « la bataille d’avant la guerre », c’est-à-dire comment le service d’espionnage allemand étendait ses ramifications en France. Le lien repose sur le personnage de César Sanguinède qui y déjouait une tentative de chantage sur un général français montée par l’espionnage allemand et que le lecteur retrouve dans Sur les routes sanglantes où il opère toujours avec efficacité contre les ruses des ennemis.

    Sur les routes sanglantes est paru en feuilleton dans Le Petit Parisien du 31 janvier au 14 juin 1915, puis en volume dans la collection « Romans populaires » du Livre national chez Tallandier avec toujours en sous-titre « Récit de la Grande Guerre » (1915) et à la Librairie illustrée en 1916 avec des illustrations de Bombled. Il n’a pas connu d’autres édition depuis.

    Première partie

    Pendant qu’on dansait le tango

    1.

    La paix dans les campagnes

    Au printemps de cette année-là, l’état-major achevait un voyage d’études sur les lignes de l’Oise, de la Somme et de l’Aisne. Les autos s’étaient arrêtées au pied d’un coteau, entre Vailly et Craonne. Les officiers avaient monté la côte et, la jumelle aux yeux, admiraient le joli paysage de fraîcheur et de verdure qui s’étendait à perte de vue en un panorama sur lequel s’abaissait lentement le déclin du soleil. Sur le versant des côtes, Chavignon, Vailly, Berry-au-Bac étalaient leurs maisons couvertes d’ardoises des Ardennes, et le filet de l’Aisne serpentait à leurs pieds en longs et multiples anneaux qui semblaient garder, en descendant vers Soissons et Compiègne, les reflets des sombres frondaisons de la forêt d’Argonne.

    Sur le haut du plateau où les officiers venaient de s’arrêter, le Chemin des Dames profilait sa régularité parfaite parallèlement à la rivière, en frôlant la ferme d’Heurtebise et la tour du vieux moulin à vent de Vauclère, d’où Napoléon suivit les détails de la bataille en 1814. Vers le sud, un étroit repli de cette vallée d’ombre, de fraîcheur et de repos est traversé par le ruisseau du Ployon et se barre du côté de l’Aisne par un long talus naturel appelé bois des Couleuvres.

    Là, est le village de Craonnelle… Au long du Ployon, des moulins.

    Noms terribles, noms sanglants qu’allaient illustrer bientôt les plus admirables héroïsmes, les plus magnifiques exemples de bravoure, de dévouement et d’esprit de sacrifice que notre histoire ait jamais enregistrés.

    Le colonel Rochefière s’était détaché du groupe et avancé de quelques pas jusqu’auprès du moulin à vent et là, immobile et rêveur, il paraissait jouir de la paix du soir qui ensommeillait les campagnes recueillies.

    — C’est un joli et doux pays, mon colonel ! fit la voix jeune d’un officier d’ordonnance qui s’était rapproché.

    — Je le connais de longue date, capitaine, et devinez à quoi je pensais… Non, vous ne devinerez pas… J’aime mieux vous dire !… Je pensais tout simplement qu’il ferait bon venir ici achever de vieillir, lorsque bientôt on me fendra l’oreille… et surtout qu’il serait peut-être plus facile qu’ailleurs d’y oublier l’amertume de ma vie tout entière passée sous les armes, obscurément, mais avec une âme inlassable, dans l’espérance de cette chose superbe et affreuse, pour laquelle nous sommes nés, nous autres soldats, pour laquelle nous avons vécu, et qui n’arrivera pas…

    — La guerre, n’est-ce pas, mon colonel ?

    — La guerre.

    — Elle arrivera, mon colonel… elle est inévitable, et peut-être prochaine.

    — Elle n’arrivera pas assez tôt pour moi. J’aurai vieilli et je ne serai plus bon à rien. Vous êtes jeune, vous, peut-être aurez-vous plus de chances… mais nous autres ! Quelle tristesse, qu’il faut ensevelir au fond du cœur !… Avoir tous les jours espéré pour la grandeur de son pays ! Tous les jours avoir accompli les monotones besognes pour l’accomplissement desquelles il faut vraiment être trempé d’airain et de bronze si l’on ne veut pas se laisser aller au découragement ! Avoir enfin consacré les plus belles heures et les années les plus triomphantes de sa jeunesse et de sa maturité à préparer la victoire et puis… et puis… Mais après tout, c’est idiot ce que je vous dis là, capitaine, et je ne sais ce qui me prend, ce soir.

    — Mon colonel, vous n’êtes pas juste envers vous-même. Si vous ne voyez pas la victoire, vous aurez fait les hommes qui la gagneront.

    Rochefière resta silencieux, et soudain :

    — Si je pouvais le croire ! Lorsqu’ils partent, ils sont pleins d’entrain et de fierté ! Et certes, on doit compter sur eux… Mais que fait, de ces braves enfants, l’amollissement de la vie douce où ils retrouvent vite les habitudes d’oubli et d’indifférence qui sont, hélas ! celles de notre pays ? Et les théories ineptes et criminelles, sous prétexte d’humanitarisme, les émasculent en leur représentant que toute guerre est devenue impossible. Depuis les plus humbles jusqu’à ceux d’en haut, que fait d’eux la vie à laquelle nous condamne une longue paix énervante, une paix conquise à coups d’humiliations, la paix allemande qui nous déprime parce qu’elle nous abaisse ? Que font d’eux l’insouciance, la légèreté des mœurs, l’âpreté des luttes difficiles pour l’argent, qui absorbe les énergies, le désarroi de certaines idées de droiture et d’honneur si bien obscurcies qu’on ne s’y reconnaît plus ? le détachement de certains liens ? l’indifférence pour certains devoirs austères ?… Et en voilà assez là-dessus, capitaine. Je ne suis pas une vieille baderne ça n’est pas une raison parce que je vais quitter l’armée pour m’imaginer que l’armée souffrira de mon départ !

    — Mon colonel, tout n’est pas parfait chez nous, bien sûr… On s’y occupe un peu trop des élections, des scandales, du tango, des financiers et des crimes passionnels… Surtout nous autres — ceux qu’ils appellent les galonnés — on ne nous écoute pas assez lorsque nous essayons de crier gare… Mais il faut bien prendre les Français comme ils sont… Enfin, si je vous posais la question… la grande question… la seule qui compte pour nous ? Si je vous demandais : « Mon colonel, si la guerre éclatait inopinément, serions-nous victorieux ? » Que répondriez-vous ?

    Rochefière fit deux ou trois pas sur le plateau, parut d’abord n’avoir pas entendu, puis se retourna vers le jeune officier :

    — Nous vivons à une époque de platitude et de petitesses, de compromissions où les caractères s’effacent… La guerre serait un coup brutal qui réveillerait les cœurs. J’ai lu quelque part une phrase d’une admirable vérité et que je voudrais voir gravée en lettres d’or au fronton de nos monuments publics : « La France a besoin d’héroïsme pour vivre ! » Sans héroïsme, la France manque à ses destinées… Donnez un idéal à nos soldats le jour du danger et leurs cohortes traverseront les champs de bataille en balayant tout sur leur passage… Ai-je répondu, capitaine ?

    — Oui, mon colonel ! fit le jeune homme, souriant et ému.

    Alors, Rochefière resta seul.

    Il faisait presque nuit. Sur la route, les phares des autos s’allumaient, mais la lune, qui brillait, prolongeait un peu la lumière du jour. Au fond de la vallée, une jolie maison simple se cachait dans le crépuscule tout au bord de la rivière.

    La maison aux volets blancs que regardait Rochefière était l’habitation d’un moulin désaffecté et s’appelait Vieux-Moulin.

    Elle est à vendre. On me l’a dit à Craonne, pensait le colonel. Dans deux ans, j’aurai ma retraite et je viendrai m’installer ici avec ma fille.

    Le lendemain, il était de retour à Paris.

    A Craonne, on lui avait donné le nom du notaire, Me Léontinier.

    Il courut à l’étude, rue Neuve-des-Petits-Champs :

    — Parfaitement, dit le notaire, Vieux-Moulin est à vendre. Voici la notice qui vous renseignera. Vous savez qu’il y a une quarantaine d’hectares de terres et de prairies au long de la rivière ? En tout, avec la maison qui est en très bon état, cent mille francs.

    Rochefière baissa le front comme un enfant prie en faute.

    — J’ai ma retraite et une petite fortune pas bien grosse… Ce chiffre, est-ce le dernier mot ?

    — Ecoutez, fit, rondement Me Léontinier, moi je n’ai pas le droit de diminuer. Mais, à parler franc, suivez mon conseil… La maison dépend du domaine de la Butte-aux-Cailles, qui appartient, vous le savez sans doute, à M. Holmutz.

    — Le banquier dont on a tant parlé en ces dernières années ?

    — Juste. Allez trouver M. Holmutz… Carré en affaires… Excessivement riche… Il est le maître du marché de Paris et à la Bourse on le salue bas… Mais très arrangeant. Le cœur sur la main… Je suis sûr que voue tomberez facilement d’accord avec lui.

    — Mais, fit le colonel avec hésitation… Holmutz n’est-il pas… Allemand ?

    — Allemand d’origine, oui, mais, depuis vingt ans, naturalisé Français… a épousé en premières noces une Française, en secondes noces, une Française… Et, ceci va calmer vos scrupules, ses deux fils, Roger et Frédéric, ont fait leurs deux années de service militaire en France, bien entendu… Donc, en voilà un qui est bien des nôtres, pas vrai ?

    — Je l’admets comme vous… Cela ne peut faire de doute… J’irai le voir…

    — Et bonne chance, mon colonel.

    Avenue du Trocadéro, un hôtel élégant.

    C’était là que demeurait le fameux banquier.

    Les bureaux de la banque étaient rue Vivienne.

    Le colonel fit passer sa carte et, résigné, attendant son tour, alla modestement prendre place dans un fauteuil resté vide.

    — Monsieur est à vous dans cinq minutes.

    Les cinq minutes n’étaient pas écoulées que Holmutz entrait, d’un pas lourd, raide et rapide, et disait d’un ton bonhomme :

    — Mon colonel, j’étais prévenu de votre visite, et je n’ai pas voulu vous faire attendre… Le notaire m’a téléphoné, je suis au courant… Vous avez envie de m’acheter Vieux-Moulin, mais vous hésitez, devant la forte somme… Cent mille, c’est trop… Entre nous, Vieux-Moulin ne les vaut pas. Faites une offre.

    C’était un grand et gros homme, d’allure débonnaire, de mise élégante, sans bijoux, à l’exception d’un fort beau brillant à sa cravate. Robuste et haut en couleur, cheveux gris collés par le cosmétique, rasé de près, il portait solidement ses soixante ans, et n’en paraissait pas cinquante.

    — Mon Dieu, monsieur, fit Rochefière embarrassé, je n’ai pas eu beaucoup de temps pour évaluer… mais il me semble…

    Holmutz se mit à rire.

    — Soixante mille, voulez-vous ?

    Interdit, le colonel n’osait.

    — Contrat en mains, naturellement, acheva le banquier, c’est-à-dire tous les frais à ma charge… Ça va ?… Entendu !

    Et il tendit la main à l’officier.

    Au Vieux-Moulin en attendant sa retraite, Rochefière installa sa sœur Annette et sa fille Marie-Blanche, pendant la belle saison. La vie fut calme et très douce, dans une uniformité dont la jeune fille ne se plaignait pas. Elle avait pour son père une adoration religieuse, une sorte de culte pieux. Vingt ans, blonde, mince, les yeux de ce gris-bleu, parfois très tendre et parfois qui s’imprègne d’une énergie singulière, la jeune fille était trop jolie pour ne pas attirer l’attention toujours et souvent des hommages. Elle passait indifférente, un peu hautaine, dans une réserve fière, qui faisait dire à Annette :

    — Toi, petite, tu veux trop choisir… Tu ne trouveras jamais !

    Alors, Marie-Blanche fermait un moment les yeux comme pour voiler sa pensée intime et dérober mieux peut-être un secret de son cœur, et quand elle relevait les paupières, quelqu’un d’attentif aurait pu lire, dans son regard trouble, je ne sais quoi de découragé, je ne sais quelle répulsion et quelle amertume.

    Elle avait aimé déjà…

    Et déjà elle n’aimait plus ! Amours d’hier, amours fanées !

    Il s’appelait Simon Beaufort, et, au plus loin que se reportaient ses souvenirs d’enfant, elle revoyait toujours auprès d’elle cette figure rieuse, aux yeux noirs flamboyants. Plus âgé qu’elle de dix ans, il la traitait en petite fille, avec une protection toute paternelle. Le commandant Beaufort, son père, avait été tué au Congo, aux côtés de Rochefière, et son dernier mot fut :

    — Mon fils va être seul… sa mère malade ne survivra pas à ma mort… je te le confie… Il est bon, mais faible… Il sera riche… J’ai peur pour lui…

    La mère mourut dans une crise cardiaque. Rochefière prit l’enfant chez lui. Simon avait quinze ans, Marie-Blanche en avait cinq. Ce fut ainsi qu’ils se connurent.

    Ce fut ainsi que, dès l’extrême enfance, l’amour entra en Marie-Blanche, naturellement, comme le soleil pénètre une fleur et comme l’air la fait vivre…

    Lui, jouait avec elle comme avec une gentille poupée qui parlait, criait, riait, pleurait. Mais quand elle pleurait, par sa faute, il n’en finissait plus de l’embrasser.

    Puis, ce fut la séparation.

    Mis en possession de sa fortune, Simon Beaufort voulut, comme on disait alors, « vivre sa vie », et il la vécut en s’y jetant âme et corps perdus.

    Marie-Blanche connut la souffrance.

    Pourtant, si désordonné qu’il fût, le jeune homme n’était pas inoccupé.

    Ingénieur chimiste, l’esprit inventif, doué d’aptitudes admirables, il s’amusait à chercher, pour son plaisir et par goût, un explosif nouveau dont il avait trouvé les éléments et les formules incomplètes dans les papiers de son père. Après des nuits de plaisirs exaspérés et de fête éperdue, il n’était pas rare de le voir, frais comme l’œil, sans nuance de fatigue, à son cabinet d’expériences, parmi ses instruments et ses fourneaux, attentif au résultat d’une opération nouvelle.

    Au loin, Marie-Blanche pensait à lui toujours.

    Cette vie de jeune fille avait été presque monacale. L’humeur aventureuse de Rochefière l’avait retenu longtemps en Afrique, du Congo au lac Tchad et du Tchad au Maroc, partout où l’on se battait, et Marie-Blanche avait vécu seule auprès de sa tante Annette, sans autres éclaircies, dans cette existence, que les lettres paternelles qui venaient du bout du monde. Puis, Rochefière, enfin, reparut, fut attaché à l’état-major, et Marie-Blanche fut heureuse.

    Heureuse ?…

    Depuis six mois, elle n’avait pas revu Beaufort. Il promenait une maîtresse aux quatre coins de l’Europe, mais de retour à Paris, il la remercia, car elle avait cessé de lui plaire et il ne s’attardait guère à ses amours. Alors, en une heure d’isolement, il se souvint qu’il existait, rue du Ranelagh, un humble et chaud foyer où il avait grandi. Il y courut.

    Marie-Blanche avait dix-neuf ans.

    Et il resta devant elle, étonné, avec un geste d’admiration.

    Elle comprit qu’il la trouvait très belle, rougit et pâlit…

    Et Simon, par gaminerie de camarade, se frottait les paupières, comme ébloui soudain par une lumière trop vive.

    — Dis-donc, Blanchette, où as-tu pris ces yeux-là ?

    Elle dit, sans trouble, malicieuse :

    — Je les ai toujours eus, mais il paraît que tu ne les voyais pas ?

    Il l’embrassa et sentit que, sous le baiser léger dont il effleura ce frais et charmant visage, aux lignes délicates et pures, elle frissonnait.

    Brusquement devant lui s’ouvrait un monde nouveau. Il en eut l’intuition et pensa : Elle m’aime.

    Et il fut à la fois joyeux, triste et inquiet.

    Pendant deux mois, on le revit rue du Ranelagh, tous les jours. Il reprenait les habitudes d’autrefois et s’y nourrissait des souvenirs délicieux de son enfance.

    Il aimait…

    Cela devait être… Il lui fut impossible de ne pas répondre à l’amour ingénu et immense, au charme virginal de cette enfant qui abandonnait son âme, sans feinte.

    Il le lui dit, un jour :

    — Je ne t’avais jamais connue… Et maintenant que je sais qui tu es, je voudrais vivre auprès de toi.

    Les lèvres de l’enfant remuèrent faiblement, ne prononcèrent pas, et il devina : Moi aussi, je t’aime…

    Ce fut de cette heure bénie, source d’espoirs et qui aurait dû marquer tant de joies divines, que tout un drame commença, de terreurs et de ruines morales.

    Les habitudes de Simon, ses faciles et légères amours avaient rayé d’une lourde empreinte un caractère que les luttes de la vie n’avaient point trempé. Pas encore gâté, il était atteint. Pour sa guérison, il fallait l’instrument qui tranche dans la plaie et fait jaillir le sang. Au prix de quelles douleurs et de combien de larmes ! Il ne changea rien à sa vie voluptueuse. Un sourire et des yeux de promesse le trouvaient sans résistance… Certes, il ressentait des remords, et dans les nausées qui lui venaient parfois, après des nuits folles, il s’étreignait le front et s’écriait avec une rage douloureuse et repentante :

    — Je suis indigne d’elle ! Je souillerais cette vierge…

    Et voici le drame qui éclata, simple et foudroyant.

    Marie-Blanche avait dit à son père, le soir du premier aveu :

    — Si tu savais comme je suis heureuse !

    Il n’eut pas besoin d’autres paroles pour comprendre. Longtemps, il avait caressé le rêve de confier sa fille à cet homme. Ce rêve était trop beau. Il n’osait y croire.

    Et huit jours après, un matin, Marie-Blanche sortit avec tante Annette pour faire des courses dans les magasins. Vers onze heures, le taxi qui les conduisait rue du Ranelagh passa avenue Friedland devant l’hôtel de Simon Beaufort.

    Une pensée joyeuse vint à l’esprit de la jeune fille :

    — Tante, il faut monter chez lui, nous le surprendrons à son travail.

    — Mais ce n’est pas convenable ! se récria la tante… Pense donc ! Un garçon !

    — Il n’est plus garçon… Il est mon fiancé.

    — Mais il n’est peut-être pas chez lui ?

    — Eh bien, nous le saurons.

    — Et s’il refuse de nous recevoir ?

    — J’entrerai de force.

    Une bataille entre elles deux, c’était, de tout temps, une bataille perdue pour Annette. Déjà Marie-Blanche l’entraînait. Elle connaissait l’hôtel. Toute enfant, elle y était venue, avec son père. Au concierge effaré, qui essayait de l’arrêter, elle jeta :

    — Nous montons le surprendre…

    Elle n’entendit pas ce que le concierge disait. Au premier étage, dans un large vestibule, elle s’arrêta pour se laisser rejoindre par la tante essoufflée.

    Un valet de chambre accourait, déconcerté, hésitant, essayant d’expliquer :

    — Mademoiselle… Monsieur aurait été bien heureux… mais il est… il est sorti de bonne heure… et il ne rentrera pas pour déjeuner…

    Il se tut, gêné.

    Des voix rieuses arrivaient du fond d’une chambre… une voix de femme… la voix de Simon.

    La tante comprit, voulut entraîner Marie-Blanche.

    — Viens, petite… un autre jour, nous le préviendrons… il nous attendra.

    Marie-Blanche écoutait les voix qui se disputaient gaminement. Elle s’effondrait dans un grand vide noir plein d’horreurs… le cœur glacé… pâle jusqu’aux lèvres.

    — Il est là… Dites-lui qui nous sommes… Il viendra.

    Elle pénétra dans un salon sobre, d’une élégance sévère, et la première chose qu’elle vit, ce fut sa photographie, à elle, sur un petit meuble. Elle la déchira.

    — Mon enfant, mon enfant, grelottait la pauvre Annette.

    De longues minutes s’écoulèrent en silence.

    Marie-Blanche entendait les coups sonores qui martelaient son cœur.

    Enfin, il entra… Il avait passé hâtivement un vêtement de chambre.

    — Quelle joyeuse surprise !

    Mais ce fut tout. Il resta blême de terreur, de colère contre elle et contre lui-même.

    Elle fit deux pas vers lui :

    — Simon, je veux voir !

    Il bégaya, se sentant mourir de peur, de honte et de désespoir :

    — Quoi donc, Blanchette ?

    — Celle qui est là.

    Il n’eut pas le temps de s’y opposer. Elle traversa le salon en chancelant.

    Quand elle revint, elle paraissait étrangement calme. Elle prit le bras de sa tante :

    — Tu avais raison… Nous n’aurions pas dû venir…

    Elle ne regarda pas Beaufort, ne lui parla point, et partit.

    Alors, il tomba dans un fauteuil et sanglota :

    — C’est fini… par ma faute… tout est fini !

    2.

    Le mystérieux rendez-vous

    Il essaya de la voir, il voulait lui crier son amour, lui demander pardon. Pendant des jours, il vécut dans une stupeur, en un désordre menaçant de l’esprit. Il avait des supplications à lui dire, auxquelles elle ne résisterait pas, si éloquentes et si humbles, qu’elle faiblirait. Mais la porte de Marie-Blanche fut fermée comme celle d’une prison dont on ne doit plus sortir. Il écrivit des lettres passionnées, folles de douleur. Elles lui furent retournées, sans avoir été ouvertes.

    Marie-Blanche, la chaste, qui avait tant aimé, n’aimerait plus. Cet amour s’était fané dans un souffle impie de scepticisme et de pourriture morale. L’enfant avait été atteinte dans le plus pur idéal de ses rêves.

    Beaufort augmenta son train de vie, pour s’étourdir. Dépenses sur dépenses, il lui fallut à la fin chercher des expédients. La Butte-aux-Cailles était une propriété de famille. Il y allait, depuis quelques années, passer six semaines d’hiver pour y chasser. Il trouva un acquéreur.

    Ce fut Holmutz. Alors que Simon n’avait encore manifesté à personne son intention de vendre, il reçut la visite imprévue du banquier qui lui fit une offre.

    Holmutz, on l’a vu, était rond en affaires :

    — Peut-être auriez-vous l’intention de vous débarrasser de la Butte ? La situation du château, sur la côte, avec la rivière en bas, et son panorama étendu sur la vallée de l’Aisne, me plaît beaucoup… En outre, je viens de former une société anonyme, pour laquelle j’ai acheté les carrières du Soissonnais. Je me propose d’y faire exécuter des travaux importants… J’ai donc besoin de m’établir à proximité… Votre avis ?

    Holmutz ne marchandait pas. Il paya comptant, un gros prix. Mais à la suite de cette affaire, des relations cordiales s’établirent entre eux.

    Le jour où Beaufort visita la Butte-aux-Cailles avec son acheteur — formalité bien inutile, avait déclaré le banquier, — son garde-chasse Joachim Jodoigne s’approcha tristement de lui et demanda un entretien. Il était accompagné de sa femme et de sa fille, Madeleine, une jolie enfant de dix-huit ans, brune et pâle, aux yeux de velours brun. Le garde expliquait :

    — Puisque monsieur vend la Butte, il ne nous reste plus qu’à nous en aller.

    Holmutz intervint :

    — Je ne l’entends pas de cette oreille… Si vous y consentez, je vous prends à mon service.

    — Monsieur, dit le garde, voici trois générations que nous sommes au service des Beaufort. Je ferai ce que M. Simon me conseillera.

    — Je vous conseille de rester, mon brave Joachim.

    Le soir de cette visite, Beaufort, seul, se promenait sous la haute futaie qui s’étend derrière la Butte. Il prenait une dernière fois possession des choses familières qu’il abandonnait à des étrangers, et qu’il ne reverrait plus. Une tristesse lourde pesait sur son front. La Butte, depuis deux siècles, appartenait à sa famille. C’était un déchirement de s’en séparer. Le soir tombait, sous bois et, dans l’ombre, il fut surpris d’apercevoir Madeleine, debout et immobile contre le tronc d’un cèdre dont la base était dégarnie de branches.

    — Madelon, que faites-vous là ?

    Les yeux de velours brun brillèrent, puis se voilèrent subitement. Il s’approcha. Elle était restée silencieuse, mais sa gorge palpitait, et soudain des larmes jaillirent en torrent.

    — Vous pleurez, petite Madelon ? Est-ce donc qu’on vous a fait du chagrin ?

    Il fut ému, infiniment. Il avait deviné au précédent hiver, pendant la saison de chasse, que cette enfant l’aimait. Il avait fait semblant de n’en rien voir.

    — Madelon, laissez-moi vous parler comme un grand frère… et je serai surpris moi-même de mes paroles si sérieuses, si sages… Je sais que vous m’aimez.

    Elle réfugia sa jolie tête contre l’épaule de Simon.

    — Il ne faut pas, Madelon, il ne faut pas que vous m’aimiez… Il ne faut pas vous abandonner à votre imagination. Je suis un homme qui ne sait plus comment il vit et qui n’ose plus réfléchir pour ne pas être obligé de rougir. Mon cœur est mort, et si vous saviez ce qui s’y est passé, vous seriez toute craintive et vous vous éloigneriez de moi avec terreur… L’acte d’honnêteté que je commets en ce moment m’étonne… C’est peut-être parce que je suis triste, et vous me surprenez dans une minute de faiblesse. Il n’est pas sûr que demain je serai comme aujourd’hui. Et voilà pourquoi je ne suis pas digne de votre joli amour. Il faut le réserver, Madelon, et votre radieuse beauté, pour celui-là qui vous apportera sa probité et sa protection en échange de toute votre vie que je désire droite et heureuse. Je m’étonne de vous donner ces conseils et je tremble un peu de sentir palpiter contre moi la fleur parfumée de votre jeunesse saine… Pour répondre à votre jeunesse, il faudrait être jeune, et je suis si vieux, si vieux !… Madelon, calmez-vous… Vous ne me reverrez plus désormais qu’à de longs, très longs intervalles… Je me souviendrai, toujours avec fierté, que vous étiez à moi et que je n’ai pas voulu, par honnêteté pour nous… Vous, Madelon, vous m’aimerez longtemps encore, sans doute ; pourtant, il arrivera un jour où vous vous rappellerez avec une émotion reconnaissante ce que j’ai beaucoup de peine à vous dire, ce qu’il me faut beaucoup de courage pour vous dire, ce soir… Madelon, je sens vos larmes qui, goutte à goutte, tombent et me brûlent… Ne restez plus… Ne vous attardez pas… Partez !

    Elle se détacha de lui, lentement, et dit très bas :

    — Peut-être ! Peut-être !

    Puis tout à coup, elle lui prit les mains et les embrassa dans un geste furtif.

    — Je vous demande pardon de vous avoir aimé !…

    Et elle disparut dans la nuit tout à fait venue…

    * * *

    C’était dans les premiers jours de juillet 1914.

    Les relations établies, par la vente de la Butte, entre Holmutz et Beaufort, étaient devenues bientôt intimes. Beaufort fut attiré dans le ménage du banquier par la beauté de Marthe, sa femme. Beauté singulière, toute en demi-teinte, rien n’appelait au premier abord sur elle l’attention, l’admiration, mais au fur et à mesure qu’on l’approchait, une séduction très douce, très tendre, se dégageait d’elle, de ses yeux gris, de la fragilité de son corps élégant. Elle était sténo-dactylographe chez Holmutz lorsque celui-ci s’en était épris. Il avait voulu faire d’elle sa maîtresse. Elle avait refusé et finalement l’avait épousé. Sans amour, du reste, et parce qu’elle trouvait dans ce mariage une situation inespérée et brillante.

    Elle aima Simon. Mais à toutes ses instances, elle opposa la même volonté opiniâtre de son instinctive honnêteté. Elle souffrit et ne fut pas à lui.

    Ce matin-là, avenue Friedland, il ne fut pas surpris de trouver dans son courrier qu’on lui apporta au lit une lettre où il reconnut l’écriture de Marthe — elle lui écrivait souvent — mais en lisant cette lettre, il eut une exclamation de joie :

    — Enfin !

    Voici la lettre qui venait de la Butte-aux-Cailles :

    « Je suis seule, toute seule jusqu’à samedi soir, sans doute. Demain, vendredi, dans la soirée et dans la nuit, je vous attendrai à partir de neuf heures du soir dans la futaie, au rond-point du Chêne-Passe-Paroles. »

    Demain vendredi, c’est aujourd’hui, pensa-t-il… et il se trouve que je n’ai justement rien à faire, ce soir. J’irai… En auto, il faut une heure et demie…

    Après quoi il n’y pensa plus et toute la journée il la passa dans son laboratoire. Depuis des semaines, il était pris d’une crise de travail, d’une fringale de recherches. Il avait mis au point les découvertes de son père et il avait fait en secret, récemment, des expériences, avec un engin formidable de destruction, qu’il destinait aux avions, peut-être, le jour où il lui plairait de ne plus garder pour lui le secret de sa découverte. C’était une bombe en verre, entourée de paillon pour en rendre le maniement moins dangereux, et chargée d’oxygène liquide, d’après une composition qu’il avait fini par rétablir sur la formule paternelle. La bombe, se brisant au milieu d’un troupeau de deux cents moutons, n’en avait pas épargné un seul. Il avait recommencé trois fois l’expérience, dans les solitudes des plaines tunisiennes, loin de tout espionnage. Et trois fois il avait obtenu le même effroyable résultat… un carnage ! Lui-même en fut épouvanté…

    Il existe déjà trop d’outils de massacre, se dit-il… le mien restera inconnu…

    Mais, par dilettantisme, par désœuvrement, dirions-nous, il avait parachevé l’œuvre de mort.

    Le soir, avant de partir, il relut la lettre de Marthe et s’aperçut qu’à l’autre page il y avait un post-scriptum qu’il n’avait point remarqué :

    « Soyez prudent… Il est jaloux et soupçonneux… se défie et vous hait d’instinct. S’il n’y a pas de danger, je laisserai ouvertes deux des fenêtres du grand salon. »

    Puis, d’une écriture tremblée, il y avait encore trois mots :

    « Je vous aime… »

    Simon se rendait à ce rendez-vous comme à une distraction dans sa misère morale.

    Le piment du danger fouetta son caprice et lui donna de l’enthousiasme.

    Le soir, comme il ne pouvait aller directement à la Butte-aux-Cailles en auto sans compromettre Marthe, il se fit conduire jusqu’à une gare intermédiaire, renvoya l’auto et prit un train omnibus qui le descendit à Vailly. Mais ces précautions l’avaient mis en retard.

    Il ne fut pas surpris de n’apercevoir personne, lorsque, à travers l’épaisseur du bois, il se rapprocha silencieusement du rond-point… Mais la haute futaie entretenait là une ombre épaisse… Il fit quelques pas de plus… pencha la tête.

    — Je m’étais trompé… elle est là… elle m’attend.

    Une femme traversait lentement.

    — Marthe ! Chère Marthe !…

    Elle se retourna avec un cri et lui-même eut une exclamation de stupeur.

    C’était Madeleine.

    Elle le repoussa.

    — Je viens ici tous les soirs… Je n’y ai jamais manqué depuis certain jour, et je crois toujours y entendre quelqu’un qui m’a parlé très doucement, comme un frère eût parlé à sa sœur… Chaque fois, je revois cet homme et j’entends ce qu’il m’a dit.

    Elle fit un geste de désespoir.

    — Je ne suis pas Marthe… Ce n’est pas moi… ce n’est pas moi !

    Quand il fut revenu de sa surprise, elle était déjà loin… Mais il était mécontent et inquiet, sans savoir pourquoi. Certes, il n’était pas coupable envers cette enfant, mais elle souffrait, et voilà qu’il la faisait souffrir un peu plus, par jalousie. Il eut envie de rétrograder, de regagner la gare. Il n’aimait pas Marthe… Il ne pouvait plus aimer personne. Son caprice de voluptueux et de désœuvré, seulement, l’avait amené là. Mais il se dit :

    Non, ce serait trop bête… elle m’attend !…

    Il traversa la futaie, se rapprocha du château. Au premier étage, deux des fenêtres du grand Salon étaient ouvertes.

    Cela voulait dire qu’il n’y avait pas de danger…

    Puisqu’elle était seule — la lettre l’affirmait — il s’enhardit, ouvrit la porte du château et y pénétra… Elle avait prévu qu’il entrerait ainsi, car la porte n’était pas fermée à clef. Aucun soupçon ne lui venait… Bien qu’il ne fût pas très tard, dix heures et demie à peine, tout semblait dormir… Aucune rencontre.

    — Je me fais l’effet d’un cambrioleur ! murmura-t-il en souriant. C’est une émotion que je ne connaissais pas et qui n’est pas sans charme…

    Mais où l’attendait-elle ? Au salon ? Pourtant, il n’y avait pas vu de lumière.

    Au moment où il se hasardait à monter, il entendit des pas qui glissaient, au-dessus, en même temps qu’un jet de lumière vive, venant d’un plafonnier, éclairait tout à coup l’escalier, jusqu’au premier étage, et jusqu’au large vestibule, en bas.

    En haut de l’escalier, Marthe apparaissait… Son corps souple et gracile dessinait ses formes délicates dans une robe de chambre de tissu léger.

    Elle vit un homme, arrêté là, ne le reconnut pas, et terrifiée, cria :

    — A moi ! Au secours ! !

    Mais sa voix s’étouffait dans sa gorge, que l’épouvante contractait.

    — Marthe ! Chère Marthe !

    Et il fut auprès d’elle, la serrant dans ses bras… Elle y palpitait, à demi évanouie.

    — Vous ! Vous chez moi ! En pleine nuit ! Quelle folie !… Vous pouvez me perdre… Rien ni dans ce que j’ai dit, ni dans ce que j’ai fait ne vous autorisait…

    — Marthe ! revenez à vous… souvenez-vous… Je ne fais que répondre à votre appel… Que vous vous en repentiez, cela se peut… mais que vous vous en étonniez, est-ce possible ?

    Elle le regardait, effarée, les yeux agrandis par une terreur atroce.

    — Moi, je vous ai appelé ? Moi, je vous ai écrit ?

    A son tour, il la regarda, croyant qu’elle devenait folle… Et vraiment, à voir sa surexcitation ! Puis, sans autrement répondre, il lui tendit sa lettre.

    — Marthe, je suis venu, ne vous repentez pas… Vous m’aimez et je vous aime…

    Elle parcourait la lettre. Elle lut et relut. Puis elle balbutia, d’une voix altérée :

    — Je vous jure que cette lettre n’est pas de moi…

    — J’ai reconnu votre écriture qui m’est si chère… Est-ce qu’il est permis de douter ?

    — Je vous jure que cette lettre est un faux… Ce n’est pas moi qui l’ai écrite…

    Et, en silence, les yeux dans les yeux, ils s’interrogèrent anxieusement. Puis le sang-froid revint à la jeune femme. Elle éteignit la lumière, et prenant Simon par la main, elle le fit entrer dans le salon dont elle ferma la porte et qui resta plongé dans l’obscurité.

    Alors, dans cette ombre, entre elle et lui qui s’apercevaient à peine, des questions et des réponses s’échangèrent, rapides, pressées, fiévreuses, dans un murmure à peine perceptible.

    — J’ai examiné le timbre de la poste, dit Beaufort, la lettre a bien été mise au bureau de Vailly (Aisne)…

    — L’imitation de mon écriture est parfaite… Celui qui l’a composée et envoyée est votre ennemi ou le mien.

    — Notre ennemi à tous deux plutôt.

    — Et cet ennemi est près de moi… ici…

    — Oui… et je vais vous en donner la preuve… la lettre parle d’un signal…

    — Deux fenêtres au salon…

    — Voyez !…

    — Ouvertes ! alors, l’ennemi, je vous le répète, est dans la maison.

    — Parmi les gens du château, peut-être… Quels sont ces gens ? Sont-ils à votre service depuis longtemps ? N’y a-t-il pas quelque figure suspecte ?

    — Presque tous des Allemands… Oh ! ils ne disent pas qu’ils sont d’Allemagne… Ils se prétendent Alsaciens… de plus pure origine d’Alsace…

    — Oui, c’est connu. Ils en disent tous autant… Mais votre mari ?

    — Eh bien ?

    — Votre mari les connaît ? C’est lui qui les a choisis, triés sur le volet ?

    Elle murmura avec gène, après un long, très long silence :

    — Mon mari est devenu Français… Pourtant, je voudrais…

    Elle s’arrêta. Il sentait qu’elle était oppressée. Il entendait sa respiration suffoquée.

    Elle n’alla pas plus loin dans la confidence à laquelle on eût dit qu’elle s’apprêtait.

    Et Beaufort, à peine, s’aperçut de cette hésitation.

    — Ce piège ? Ce guet-apens ? Dans quel but ? L’imaginez-vous ?

    — Je cherche… Se venger de vous ? De moi ? Nous surprendre ? Inventer ce rendez-vous pour exiger ensuite la séparation ? Impossible… Il m’aime…

    — Ses fils, peut-être ?…

    — Mais pourquoi ? Pourquoi ? Le but m’échappe… dit-elle en se tordant les mains. Dans tous les cas, le piège est tendu, le guet-apens certain… Vous êtes en danger… et le danger que vous courez me menace moi-même… En vous attirant ici, il se peut qu’on ait voulu me déshonorer, et mon mari, prévenu, peut apparaître tout à coup…

    — Je vous aime…

    — Partez, Simon, je vous en supplie… Il y va de mon honneur et de votre vie, peut-être.

    Elle courut à la fenêtre de gauche, regarda au dehors avec précaution en se voilant avec le rideau ramené sur elle.

    — Tenez ! murmura-t-elle… là-bas… le long du mur… trois hommes.

    Il regarda à son tour. Oui, distinctement on les voyait, et eux ils ne croyaient pas être vus. Ils ne bougeaient pas… contre le mur du potager, non loin du chenil… et, chose bizarre, les chiens de la meute, qui avaient aboyé tout à l’heure, s’étaient tus. A cette distance, et malgré la clarté de la lune, il était impossible de reconnaître ces trois ombres. Elles paraissaient toutes noires de la tête aux pieds. Mais ce qu’on pouvait discerner aisément, c’était leur taille. Il y avait un homme très grand et très fort, large d’épaules, ayant de la corpulence… les deux autres étaient plus petits… Comme la lumière venait de gagner leur refuge, ils se glissèrent un peu plus loin ; ils marchaient à la file, sans faire le moindre bruit.

    Simon Beaufort murmura :

    — Holmutz et ses deux fils…

    — Je l’ai cru… C’est leur taille… Cependant, ce n’est pas leur démarche.

    — Il est facile de dissimuler sa démarche.

    Marthe pleurait.

    — Je suis perdue, dit-elle… Ils savent que vous êtes chez moi. Ils attendent…

    — Ils ne m’auront pas…

    — Qu’allez-vous faire ?

    — Oh ! c’est bien simple… Ils me guettent par devant… je sortirai par derrière… de massif en massif, d’arbre en arbre, je gagnerai la futaie et une fois là…

    Ils eurent le même cri de terreur, et, soudain, se rejetèrent en arrière.

    Toutes les lampes électriques du salon, du vestibule, des chambres, du rez-de-chaussée jusqu’aux combles, venaient de s’allumer d’un coup… Une projection lumineuse éclairait la cour… On eût dit que les ombres qui veillaient là-bas avaient deviné la pensée de Beaufort. Lui et elle s’écartèrent de la fenêtre en se courbant, réussirent à gagner le hall, devant les chambres. Marthe grelottait de peur. Ses pauvres yeux hagards cherchaient partout l’apparition de Karl Holmutz.

    — Sauvez-moi, Simon, bégaya-t-elle, avec une voix d’enfant… Sauvez-moi, je vous en supplie… Mon mari m’épouvante… Il y a dans sa vie des mystères, des mystères…

    Pour la seconde fois, elle garda le silence, sa respiration sifflait dans sa gorge.

    Tourner les commutateurs, faire l’obscurité, n’était pas possible. C’eût été déceler leur présence.

    Beaufort murmura :

    — Calmez-vous… ils n’ont pas pensé à une chose… c’est que je suis beaucoup mieux qu’eux familier avec les secrets de la construction du château… Les caves communiquent entre elles et vont rejoindre le caveau dans la chapelle… C’est de là que part la chaufferie des grandes serres… Il y a des tuyaux où je me glisserai aisément, je ne suis pas gros… Ah ! si c’était Karl Holmutz, ça serait une autre affaire… Les tuyaux, la chaufferie, les passages, tout cela était en mauvais état quand j’ai vendu la Butte et je sais qu’aucune réparation n’y a été faite encore… Je gagnerai les serres, de là les bois… et voilà tout !

    Muette, elle joignit les mains pour le supplier de partir…

    — Je vous aime, redit-il, avec un sourire de défi.

    — Et moi, Simon, j’ai peur pour vous !…

    — J’imite parfaitement le cri de la chouette. Quand j’étais gosse, je m’amusais à ce jeu et tout le monde s’y trompait… Si je suis sauvé, je vous enverrai trois fois son hululement, à intervalles réguliers… et vous pourrez dormir tranquille… Si vous n’entendez rien, dam ! c’est que je serai aux prises avec les trois ombres… et, entre nous, malgré tout, je vous jure que je ne serais pas fâché de savoir ce qu’elles me veulent…

    Il disparut en rampant sous les fenêtres, le long des murs, descendit l’escalier… Tout à l’heure, le château, dans son obscurité et son sommeil, le rassurait. Maintenant, cette lumière qui l’inondait, lumière de fête, au milieu d’un silence absolu, silence de la plus complète solitude, pesait sur lui, comme une menace sinistre. Il avait hâte de sortir de ces flots de clarté qui l’étouffaient et de se retrouver dans la nuit.

    Les yeux luisants de toutes les lampes le surveillaient, le suivaient comme avec des regards d’une acuité douloureuse, ne laissaient perdre aucun de ses mouvements.

    Quand il mit le pied dans la cave, il respira plus à l’aise, mais se dit :

    Comment diable va se terminer cette étrange aventure ?

    Là-haut, blottie dans un coin du salon, Marthe attendait le signal promis.

    Ainsi qu’il l’avait dit, les conduites de la chaufferie étaient en fort mauvais état. Il n’eut aucune peine à s’y glisser.

    Il atteignit la serre sans encombre.

    Là, obscurité absolue, car les rayons de la lune ne perçaient pas la couche épaisse des feuilles de la vigne qui courait au long de la voûte de verre.

    La serre aboutissait au bois, mais entre elle et le bois un large espace nu, éclairé, qu’il ne pourrait traverser sans danger, car c’était de ce côté-là que tout à l’heure, avec Marthe, il avait aperçu se dirigeant les trois ombres mystérieuses. Peut-être celles-ci avaient-elles lu dans sa pensée et avaient-elles deviné que le fuyard essaierait de s’échapper par le bois.

    Contre la serre, la maison du garde Joachim Jodoigne.

    La maison était close. Pas une lumière.

    Beaufort hésita, puis, prenant sa résolution, il allait s’élancer dans l’espace vide, éclairé vivement par la lune, lorsqu’il s’arrêta brusquement.

    Quelqu’un, dans l’ombre, derrière lui, venait de le saisir par la main.

    En même temps, une voix émue disait :

    — Ils sont là… Si vous traversez l’avenue vous êtes perdu.

    Il faisait si noir que Simon ne pouvait distinguer que la silhouette d’une femme. Mais la douceur de la voix, l’émotion surtout, la trahissait.

    — Vous, Madeleine !

    — Oui… ces gens semblent en vouloir à votre vie…

    — Les connaissez-vous ? Pouvez-vous me dire ?

    — Non… je ne sais… Je les ai vus tout à l’heure de tout près… ils ont la figure complètement cachée par un passe-montagne noir qui descend et remonte jusqu’aux yeux, et j’ai cru voir aussi que tous les trois portent des lunettes de couleur…

    Beaufort se mit à rire.

    — S’il ne s’agissait que de moi, j’irais au-devant d’eux…

    La voix tendre et triste murmura :

    — Oui, mais il s’agit d’elle, n’est-ce pas ?

    Il tressaillit, sentit, le reproche et la souffrance de cet amour si grand, et de l’amour sans espoir.

    — Laissez-moi vous conduire, dit-elle… chez nous, il n’y a personne. Ma mère est absente depuis deux jours et mon père est parti, il y a quelques minutes, pour une tournée de nuit dans les bois… Je suis seule… Ils ne se douteront pas que vous êtes entré et que je vous suis venue en aide.

    Il hésita un moment, puis :

    — Madelon, vous me jurez qu’il n’y a aucun danger pour vous ?…

    Avec un rire nerveux :

    — Aucun, je vous assure… Venez, venez vite…

    Elle l’entraînait.

    A l’entrée de la serre, Simon Beaufort se retourna vers le château que lui cachaient à présent les masses sombres des beaux arbres.

    Par trois fois, il lança, après deux intervalles réguliers, le cri de l’oiseau nocturne.

    La voix douce murmura encore :

    — C’est le signal pour la prévenir… Maintenant elle vous sait hors de danger.

    Il lui serra la main avec une tendresse fraternelle :

    — Madelon, vous avez de la peine… Je suis votre ami, chère enfant… et je souhaite que l’avenir me réserve de vous le prouver un jour…

    Dans le château, Marthe avait entendu les trois hululements.

    Elle eut un grand soupir et dit :

    — Je suis sauvée !…

    Le complice mystérieux qui, de l’intérieur, unissait son action avec celle des trois inconnus, avait eu soin, on l’a vu, d’ouvrir tous les commutateurs électriques, de telle sorte qu’en agissant sur le compteur, on faisait la lumière ou l’obscurité partout.

    Brusquement, d’un seul coup, le château fut replongé dans l’ombre.

    Madeleine avait poussé la porte de la maison du garde.

    Elle s’ouvrit sans bruit.

    Tous deux entrèrent. Elle referma.

    A ce même moment, un bruit de pas lourds dans le sentier qui longeait la serre.

    — Oh ! mon Dieu ! fit l’enfant.

    Elle pencha la tête pour écouter, et balbutia :

    — Mon père !… C’est mon père qui revient !…

    — Et s’il me trouve ici, auprès de vous, que va-t-il croire ?

    — Venez !… Dans ma chambre… Vous ne pouvez plus sortir… Venez vite !

    — Je vous avais bien dit, petite Madelon, qu’il y avait du danger pour vous.

    — Mon père ne me croirait pas, dit-elle en tremblant, et il me tuerait.

    Elle l’attira dans une chambre étroite, où il y avait un lit aux rideaux blancs, quelques meubles très simples, et des fleurs partout.

    Une fenêtre donnait de plain-pied sur l’avenue.

    Déjà, Simon allait l’ouvrir…

    — Pas cela ! Pas cela ! Il entendrait… Il vous verrait… Restez… Ne faites pas un geste. Le garde entrait.

    Madeleine sortit, referma la porte et fit flamber une allumette.

    — Pas encore couchée, fillette ?

    — Je me suis promenée dans le bois… La nuit est si douce !… Et je rentre…

    Elle avait allumé une bougie sur la cheminée. Une faible lueur éclaira, au fond de la vaste pièce, une alcôve tendue de rideaux rouges à grands ramages, un buffet, des chaises de paille, une table, de la vaisselle et de la batterie de cuisine. Sur le rebord de la fenêtre, deux pots de géranium et de giroflée, et l’odeur de la giroflée emplissait la chambre.

    — Figure-toi, Madelon, je crois que je deviens vieux et que je ne serai bientôt plus bon qu’à mettre au rancart… J’ai une tournée de nuit à faire dans les fonds du Bois-du-Curé, où j’ai découvert ce matin une tendue de collets… Et je me suis aperçu, tout à l’heure, à un kilomètre d’ici, que j’avais pris mon fusil calibre 16 avec des cartouches calibre 12.

    Il se mit à rire et haussa les épaules de mépris contre lui-même.

    — Il y a des garnements dans la contrée, et si j’avais eu à me défendre !

    Tout en parlant, Jodoigne, grand, fort, à la figure énergique, changeait ses cartouches.

    Madeleine avait le cœur si oppressé, qu’elle ne trouvait pas une parole.

    Tout à coup, il la regarda, étonné, les mains plongées dans son carnier.

    — Je te trouve mauvaise mine, ce soir, fillette. Est-ce que tu serais malade ?

    — Mais non, père… J’ai envie seulement de dormir…

    — C’est drôle… Jusqu’à ta voix que je trouve changée… Viens donc un peu près de moi.

    Elle s’avança vers Jodoigne, se raidissant, pour ne pas tomber.

    Et la pauvre enfant essayait de sourire.

    — Tu baisses les yeux ?…

    Elle les releva. Ils étaient troubles… Ils étaient emplis d’épouvante.

    — Sûrement, sûrement, tu as quelque chose… Ce que tu me présentes là, ça n’est pas ta figure ordinaire… Même tes yeux, même tes yeux… Tu n’as rien ?

    — Je te jure…

    — Tu n’as pas fait une mauvaise rencontre ? Quelque chose ne t’a pas fait peur ? Tes mains sont glacées… et tu as un air de fatigue !…

    Alors, elle eut le courage de rire tout à fait et dit, ramassant ses forces :

    — Mais tu vois bien que je meurs de sommeil !

    Il l’embrassa à deux reprises, avec une caresse profonde.

    Elle fut bouleversée : il n’avait guère l’habitude de ces effusions. C’était un homme dur, qui ne laissait guère voir ses émotions, de ceux-là qui ont une sorte de pudeur et de honte à montrer qu’ils sont sensibles et faibles. Elle savait tout cela. Il l’aimait passionnément et avec orgueil. Il était fier d’elle.

    — Allons, je suis fou de croire que tu n’es pas comme d’habitude !

    Il avait changé ses cartouches. Il jeta son fusil sur l’épaule.

    — Bonne nuit, fillette ! Je ne ferai pas de bruit en rentrant pour ne pas te réveiller.

    Elle l’accompagna jusqu’auprès de la serre et revint. Elle patienta de longues minutes, craignant son retour, s’imaginant qu’elle l’entendait.

    Après quoi, elle gratta à la porte de sa chambre, et Simon Beaufort parut.

    — Ma pauvre enfant, dit-il, avec pitié, quelle terreur vous avez eue !

    Elle frissonnait encore et son joli visage était tout décomposé par l’angoisse.

    — Adieu… n’oubliez pas que je suis votre ami, avec une affection bien tendre…

    — Oh ! ne partez pas encore…

    — Pourquoi ?

    — Parce qu’il n’est pas sûr que les trois hommes se soient éloignés… Laissez-moi faire… Je vais tâcher de m’assurer au dehors qu’aucun danger n’existe plus.

    Toute sa présence d’esprit lui revenait.

    Avant qu’il eût pu faire d’objection, elle l’avait quitté et il l’aperçut, en entrouvrant les rideaux, qui se dissimulait le long de la serre, et s’en allait vers la Butte-aux-Cailles.

    Elle resta longtemps absente.

    Enfin, il la vit revenir. Elle marchait vite. Elle ne se cachait plus. Elle était gaie.

    — Je n’ai rien vu nulle part, dit-elle… Ils ont perdu vos traces…

    Alors, il l’attira contre lui, chastement.

    Il voulut l’embrasser sur le front.

    Il sentit une faible résistance et qu’elle se rejetait en arrière.

    — Non, dit l’enfant… Entre vous et moi, il y a… il y a Elle !… Partez… Adieu !…

    Simon soupira.

    Toute son existence inutile, égoïste, rapetissée, humiliante pour un grand cœur, lui apparaissait avec ses rancœurs inévitables.

    Il pensa : Je sème partout la tristesse. J’ai rendu Marie-Blanche malheureuse… Voici Marthe jetée dans un drame de terreurs… à cause de moi… de moi qui ne l’aime pas et qui ne peux pas l’aimer !… Voici cette charmante fille qui me méprise et pleure à cause de moi… Et j’ai failli la déshonorer aux yeux de son père… la perdre à tout jamais… A quoi ai-je été bon, jusqu’ici ? La vie que j’ai menée est-elle si noble et si fière que j’aie le droit de m’en enorgueillir ? Je suis le jouet de mes caprices et soumis à mes plaisirs… Le dégoût de moi monte du fond de mon cœur jusqu’à mon, front. Marie-Blanche m’eût sauvé… et je me suis rendu indigne de Marie-Blanche ! Je ne me sens plus la force de me sauver moi-même et je souhaiterais presque une catastrophe sur ma tête, pour me tirer de ces bassesses et de ces écœurements…

    Il haussa jusqu’à ses lèvres la petite main de Madeleine et y mit un baiser.

    — Votre ami !… Votre frère balbutia-t-il.

    Et il se dirigea vers la porte.

    Celle-ci s’ouvrit avec violence…

    Trois hommes surgirent devant lui, le repoussèrent, l’enlacèrent… le maintinrent malgré sa vigueur… Puis l’un d’eux le fouilla prestement…

    Il n’avait aucune arme… Alors, on le laissa libre.

    Effarée, Madeleine s’était reculée jusqu’au fond de la pièce.

    Toute cette scène, rapide, brutale, n’avait pas duré une minute.

    Simon n’avait aucunement perdu son sang-froid.

    Résister à ces trois hommes, qu’il voyait préparés à tout, peut-être au crime, il se rendait compte que ce n’était pas possible.

    Il était brave.

    Il attendit avec curiosité.

    On l’avait repoussé jusqu’au fond de la salle, afin de lui enlever toute envie de s’enfuir, et il se trouvait ainsi tout près de Madeleine.

    Elle tremblait, pitoyable, non pour elle-même, mais pour lui.

    — Rassurez-vous, Madelon, dit-il en souriant. Ces honorables gentlemen n’en veulent certainement pas à votre vie… Je ne pense même pas, à vrai dire, qu’ils en veulent à la mienne… et j’attends de leur courtoisie qu’ils consentent à m’expliquer à quoi je puis leur être utile…

    Ardemment, il les dévisageait, taille, corpulence, allure… car le visage, ainsi que Madeleine l’avait dit, était caché, invisible, les yeux abrités par des lunettes sous la laine noire du passe-montagne descendant sur le front, remontant jusqu’au nez.

    De nouveau le même soupçon entrait dans son esprit.

    — On dirait Karl Holmutz !… On dirait ses deux fils…

    L’un des trois, le plus grand et qui paraissait le plus âgé, se décida à parler :

    — Vous avez raison, monsieur, d’en appeler à notre courtoisie, bien que celle-ci doive être conditionnelle… et vous avez raison aussi de croire que nous n’attenterons pas à votre vie… Nous ne sommes pas des assassins…

    Beaufort railla :

    — L’occasion seule vous aura manqué jusqu’à présent.

    — Monsieur, nous avons une supériorité sur vous, c’est que nous savons qui vous êtes et que vous ignorez toujours qui nous sommes… Nous savons que vous avez dépensé à peu près votre fortune entière, que bientôt vous en arriverez aux expédients… Vous avez vendu la Butte-aux-Cailles, et l’argent s’en est évaporé comme si vous étiez atteint d’une crise de folie… Vous êtes dans la gêne… Et vous n’êtes pas de taille à vous refaire une fortune par vos propres moyens.

    Railleur toujours, Beaufort répliquait :

    — Il ne faudrait pas m’en défier… je suis capable de tout !

    — Cette fortune, nous venons vous l’offrir.

    — Vous vous y prenez singulièrement.

    — C’est que nous avons songé au cas où vous la refuseriez.

    — Ce qui veut dire ?

    — Que, dans ce cas, nous aurions le moyen de vous y contraindre.

    — La torture ?

    — Peut-être bien… Il n’y a pas que la torture physique… Celle-là est passée de mode… Mais il y a la torture morale… Et si vous refusez l’offre que nous allons vous faire, nous vous mettrons dans une situation telle que vous nous demanderez grâce et pitié…

    — Je vous assure que vous piquez ma curiosité… Vite, allons droit au but !

    — A vos ordres… Tout à l’heure, nous nous expliquerons plus clairement.

    — Tout d’abord, s’il vous plaît, fixons le chiffre de la fortune, dit Beaufort avec le plus grand sérieux du monde. Je ne voudrais pas discuter pour des vétilles…

    — Un million…

    Froidement, Beaufort appuya :

    — Un million de francs, monnaie française ? ou un million de marks, monnaie allemande ? Car vous parlez fort bien notre langue, et correctement même… toutefois avec un léger, très léger accent que l’on devine à peine.

    — Un million de marks.

    Et l’homme ajouta, avec une lourde insolence :

    — Vous avez une façon de marchander très spirituelle, à la française.

    — Maintenant que je sais le prix, veuillez m’indiquer la marchandise.

    — En ce moment, on est en train de fouiller vos papiers, à l’hôtel de l’avenue Friedland, afin d’y découvrir le secret da votre bombe pour aéroplanes…

    — Ah ! misérables ! hurla Beaufort en faisant un pas vers eux.

    Mais aussitôt il se calma, et raillant de plus en plus :

    — Cet hommage rendu à vos mérites de cambrioleurs, je m’empresse de reconnaître que je viens de me fâcher à tort, car chez moi vous pourrez fouillez les tiroirs, les livres, les cahiers de calculs et tous les documents qui vous tomberont sous la main, vous ne trouverez rien, je dis absolument rien, de ce que vous convoitez…

    Il appuya l’index sur son front, plaisamment :

    — Tout est là. !

    — Nous nous en doutons… L’opération qui a eu lieu chez vous n’est que pour n’avoir pas à nous reprocher de négligence…

    — De telle sorte que, en résumant, vous m’offrez un million deux cent cinquante mille francs pour prix de la formule chimique de mon invention ?

    — C’est parfaitement dit.

    — Achat que vous

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