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À ma manière
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Livre électronique583 pages9 heures

À ma manière

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À propos de ce livre électronique

Dans cette nouvelle édition de son autobiographie acclamée, depuis longtemps épuisée et difficile à trouver, Alan Watts retrace son évolution spirituelle et philosophique d’enfant de conservateurs religieux dans l’Angleterre rurale à enseignant spirituel affranchi qui a poussé les Occidentaux à défier les conventions et à penser par eux-mêmes. Très tôt dans sa vie intellectuelle, Watts se révèle
un renégat philosophique et un autodidacte de grande envergure, arrivé au bouddhisme par le biais des enseignements de Christmas Humphreys et de D. T. Suzuki. Raconté dans un style non linéaire, « À ma manière » combine à merveille la philosophie non conventionnelle propre à Watts et des récits souvent hilarants de gourous, de célébrités, d’expériences de drogues psychédéliques et d’observations ironiques sur la culture occidentale. Une charmante préface rédigée par le père de Watts donne le ton à cette histoire chaleureuse, drôle et magnifiquement écrite d’un personnage fascinant qui a encouragé les lecteurs à « suivre leur propre manière tordue », ce qu’il a toujours fait lui-même, comme le montre le récit remarquable de sa vie.
LangueFrançais
Date de sortie14 juin 2024
ISBN9782898085635
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    Aperçu du livre

    À ma manière - Sophie Deshaies

    Cover of À ma manière by Alan Watts

    Nous tenons à remercier les personnes suivantes :

    James Broughton et The Jargon Society, pour l’autorisation d’utiliser des extraits d’A Long Undressing : Collected Poems 1949-1969.

    Elsa Gidlow pour l’autorisation d’utiliser Let the Wild Swan Singing Go et pour un extrait de Forgive US de Moods of Eros.

    Pour Elsa Gidlow

    PRÉFACE

    Une préface écrite par un père pour l’autobiographie de son fils n’est peut-être pas une chose unique, mais c’est certainement une rareté. En effet, le seul exemple similaire dont je me souvienne est celui pour le roman Kim de Rudyard Kipling, magnifiquement illustré par son père, Lockwood Kipling.

    Ce qui peut sembler comme une autre circonstance plutôt étrange, c’est qu’une personne possédant l’ouverture de vue et la profondeur de pensée d’Alan soit issue d’un père qui a hérité en grande partie de la vision et de la tradition victoriennes et d’une mère dont la famille s’avérait fondamentaliste et pour qui la Bible était la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Et cela sans que les relations entre nous en soient bouleversées.

    Cette circonstance m’autorise peut-être d’une certaine manière de composer cette préface, car je ne partage pas tout à fait certaines de ses opinions, et cela me permet ainsi d’éviter que la fierté et l’admiration parentales naturelles que j’éprouve pour son travail ne se transforment en une simple adulation.

    Dès l’enfance, il a manifesté un don pour la narration avant même de savoir lire ou écrire, et il a fallu très tôt lui fournir du matériel pour illustrer les contes qu’il inventait au sujet d’une île imaginaire, et de ses habitants, située, ce qui apparaît approprié compte tenu de son intérêt ultérieur pour l’Orient, dans l’Océan Pacifique. Il fallait toujours avoir à portée de main des essuie-tout blancs, des crayons et des craies de couleur.

    Très tôt il a démontré une calligraphie caractéristique et lorsque je l’ai accompagné pour ouvrir son premier compte à la banque, j’ai eu quelques difficultés à convaincre le commis qu’Alan avait lui-même tracé la signature sur le livret. Le commis m’a indiqué qu’il n’avait jamais vu une signature aussi mature de la part d’un enfant de cet âge.

    C’est alors qu’il fréquentait la King’s School de Canterbury que ses pensées se sont tournées vers l’Orient et qu’il a commencé à s’intéresser au bouddhisme. Il y a fait la connaissance d’une personne qui avait voyagé au Japon et en Extrême-Orient et qui lui a fait découvrir les œuvres de Lafcadio Hearn. Il correspondait également avec la Société bouddhiste, telle qu’elle existait à l’époque, et lorsque nous avons assisté à l’une de leurs réunions, à laquelle Alan m’avait demandé de l’accompagner, je me souviens de leur étonnement lorsqu’un jeune homme de 16 ans s’est présenté comme leur correspondant.

    Il a d’ailleurs écrit et publié son premier livre alors qu’il se trouvait encore à l’école.

    Un autre épisode de sa scolarité mérite d’être relaté en hommage à l’ouverture d’esprit de son proviseur, Norman Birley. Lorsque l’archevêque Tempe de York a organisé une convention sur la religion dans les écoles publiques, M. Birley a proposé à Alan d’y assister en tant que représentant de l’école, un geste libéral de la part d’une école si étroitement liée à l’Église d’Angleterre.

    C’est à cette époque, pendant les vacances scolaires et immédiatement après son départ de l’école, que s’est développée la période probablement la plus intéressante des relations entre nous trois, mère, père et fils. La maison dans laquelle nous vivions disposait d’une grande pièce allant de l’avant à l’arrière, que nous utilisions pour des réunions et des groupes de discussion sur les divers sujets qui intéressaient Alan. Il avait alors acquis une machine à écrire et souvent, après une soirée passée à rédiger, il descendait et nous demandait d’écouter et de discuter sur ce qu’il avait écrit. Les discussions se poursuivaient parfois jusque tard dans la nuit.

    J’ai bien sûr lu avec grand plaisir tous ses livres et tous les articles que j’ai trouvés, et j’en ai beaucoup appris. Des visites aux États-Unis m’ont également permis d’assister à ses conférences et séminaires et de prendre part aux discussions qui en découlaient, et c’est là, je pense, qu’Alan excelle. La lucidité avec laquelle il parle, et écrit, sur des sujets qui se révèlent extrêmement difficile à exprimer avec des mots est étonnante. Ces discussions sont à mon avis des modèles de ce que devrait être une discussion, non pas un débat hostile, mais un échange de vues dans lequel chaque partie apprend quelque chose de l’autre, et ici Alan montre la voie par sa courtoisie et son ouverture d’esprit. Les questions posées avec sérieux reçoivent des réponses sérieuses, et personne n’a l’air ou ne se sent ridicule. Je ne doute pas qu’une telle considération, surtout lorsqu’elle s’adresse à de jeunes penseurs, explique en grande partie l’intérêt que les jeunes d’Amérique portent à sa philosophie.

    Enfin, il a peut-être fait plus que tout autre écrivain pour ouvrir les yeux de l’Occident sur la portée spirituelle des religions et des philosophies orientales et pour montrer que la Vérité n’est le monopole d’aucune école de pensée religieuse ou philosophique.

    Je pourrais peut-être établir une analogie en utilisant quatre hommes s’approchant d’une montagne inaccessible à partir de différentes faces. Chacun rédige une description fidèle de la montagne telle qu’il la voit. Inévitablement, les détails, ainsi que les opinions quant à la meilleure façon d’atteindre le sommet, vont diverger et bien que chaque récit soit vrai dans la mesure du possible, aucun ne va offrir une image fidèle de la montagne dans sa totalité. Mais en réunissant les quatre récits, chacun prenant dans les autres ce qui lui manque, on pourra certainement obtenir une approximation beaucoup plus proche de l’ensemble.

    « Les chemins sont multiples, mais leur fin est unique. »

    Laurence W. Watts

    AVANT-PROPOS

    Être sur son chemin signifie autant s’accomplir et se trouver sur la bonne voie que de s’entraver et se faire obstacle. Le langage est empli de doubles sens. Ainsi saisir peut à la fois vouloir dire comprendre et étonner, que partager peut signifier diviser et offrir et que sacrer peut indiquer consacrer ou damner. J’avais d’abord pensé intituler ce livre Coïncide des Opposés, mais les éditeurs, à juste titre, l’ont jugé trop intello et m’ont incité à chercher un titre plus simple et plus direct qui traduirait l’esprit et le style dans lesquels j’ai essayé de vivre. En effet, je suis convaincu que l’intérêt et la joie de la vie humaine consistent à intégrer le spirituel au matériel, le mystique au sensuel, et l’altruisme à une sorte d’amour propre, puisqu’il est écrit qu’il faut aimer son prochain comme soi-même.

    Ainsi, j’ai toujours suivi mon propre chemin, qui se trouve à la fois celui qui me vient naturellement, qui est honnête, sincère, authentique et non forcé, mais aussi pervers, même s’il faut toutefois se rappeler que ce mot se trouve composé de per (ou par, donc à travers) et vers (dans le sens de la subdivision d’un poème), provenant du latin perversus signifiant renverser complètement donc hors du chemin ou vers le chemin. Il provient peut-être même d’être queer (de l’allemand queer soit oblique) et donc de suivre sa propre voie bizarrement. C’est ainsi accepter de tout cœur son propre karma, ou sort ou destin, et alors d’être au service de Dieu de manière étrange. Ce « service », comme le déclare le Livre anglican de la prière commune, s’avère la « liberté parfaite ».

    Je joue bien sûr avec les mots. Mais c’est le propre d’un philosophe qui se trouve aussi un poète, car la tâche et le plaisir de la poésie sont de dire ce qui ne peut être dit, d’effleurer l’ineffable et de pénétrer l’impénétrable.

    Je pensais n’avoir aucun droit d’écrire une autobiographie, puisque j’ai été un personnage sédentaire et contemplatif, un intellectuel, un brahmane, un mystique, et peut-être aussi un épicurien peu recommandable qui a eu trois femmes, sept enfants et cinq petits-enfants, d’ailleurs je n’arrive pas à décider si je me confesse ou si je me vante. Cependant, je n’ai pas fait la guerre, je n’ai pas exploré de montagnes ou de jungles, je n’ai pas fait de politique, je n’ai pas dirigé de grandes entreprises et je n’ai pas accumulé de grandes richesses. Il me semblait donc que je n’avais pas d’histoire à raconter au sens où le monde juge les histoires. Mais deux femmes ont terriblement insisté pour que rédige ce récit : la première, Paula Van Doren McGuire, mon éditrice qui a veillé sur l’ensemble du projet ; et la seconde, ma femme, Mary Jane Yates (ci-après appelée Jano), qui a travaillé avec moi chaque détail de style, de grammaire, d’orthographe et de ponctuation.

    Je tiens aussi à remercier les conseils de Henry Volkening et de mon père, Laurence Watts, qui m’ont aidé à éviter certaines indiscrétions et ont corrigé ma mémoire sur divers points de détail.

    Un principe essentiel de ce livre se révèle que je me décris en grande partie d’un point de vue d’autres personnes et de mes réactions à leur égard. L’idée du « moi » s’avère irréalisable sans l’idée de « l’autre », tout comme vous ne sauriez pas que vous existez si vous n’aviez pas un jour été mort. Heureusement, il y a eu très peu de personnes dans ma vie qui pourraient être considérées comme mes ennemis, si peu que je ne les aie pas mentionnées. Malheureusement, il y en a eu tellement que je considère comme des amis que je n’ai pas pu les inclure tous, sans faire de ce livre un monstrueux recueil de biographies d’autres personnes. Par conséquent, je prie les nombreuses personnes qui se considèrent comme mes amis de ne pas se sentir offensées par le fait que je n’ai rien dit à leur sujet.

    Alan Watts

    Sausalito, Californie

    Avril 1972

    PROLOGUE

    Comme je suis aussi un vous, ce livre sera un que j’aimerais que vous écriviez pour moi. Il ne se situera pas dans la dimension linéaire, car je ne souscris pas à l’illusion chronologique ou historique selon laquelle les événements se succèdent à sens unique, en série. Nous pensons à eux de cette manière, car c’est ainsi que nous avons décidé d’écrire et de parler, et donc, si je dois communiquer avec vous par des mots, je dois vous « donner une direction », et vous devez suivre cette liste de lettres. Mais bien sûr, le monde lui-même ne s’avère pas une liste linéaire ; il existe dans de nombreuses dimensions. J’ai donc une préférence pour les livres que je peux ouvrir à n’importe quel endroit et commencer à lire, des livres comme un jardin dans lequel je peux me promener, et non comme un tunnel, un labyrinthe ou une autoroute où je dois entrer au point A et sortir au point Z. Il ne s’agira pas tant de l’histoire de ma vie que le mystère de celle-ci, et je ne l’écris ni pour vous édifier ni pour me justifier, mais pour nous divertir tous les deux.

    Le point suivant peut sembler métaphysique, et comme beaucoup de choses métaphysiques, très peu pratique. J’ai constaté que le passé et le futur s’avèrent de véritables illusions, qu’ils n’existent que dans le présent, que c’est ce qu’il y a et tout ce qu’il y a. D’un point de vue, le présent est plus court qu’une microseconde et d’un autre, il embrasse l’éternité. Mais il n’y a pas d’autre endroit ni d’autre moment où se trouver. L’histoire ne détermine ce que nous sommes que dans la mesure où nous insistons, maintenant, pour qu’elle le fasse. De même, le rêve, ou le cauchemar, d’un grand lendemain se révèle un fantasme présent qui nous détourne à la fois de la réalité et de l’éternité. Car tout être sensible est Dieu, soit omnipotent, omniscient, infini et éternel, prétendant avec la plus grande sincérité et ténacité qu’il en est autrement, qu’il est une simple créature sujette à l’échec, à la douleur, à la mort, à la tentation, au feu de l’enfer et à la tragédie ultime. L’un des hommes les plus intelligents, les plus agréables et les plus érudits que je connaisse adhère au principe selon lequel une vie humaine noble ne serait que courage face aux inévitables désastres et anéantissements. Mais je n’argumente pas avec lui, pas plus que je n’argumente avec un poisson parce qu’il vit dans la mer. C’est sa vie, son style, sa position, et il le fait très bien.

    Ainsi, en racontant cette non-histoire de ma propre vie, je dois commencer par le présent, le Fons et Origo, la source et l’origine de tous les événements, d’où le passé s’éloigne et s’évanouit tel le sillage d’un navire. Je l’ai dit à maintes reprises, l’un des problèmes d’un auteur connu, se trouve d’être accusé de répétition par des critiques qui ne semblent pas comprendre que la répétition est l’essence même de la musique, comme dans le mouvement andante de la Septième Symphonie de Beethoven ou dans le Boléro de Ravel. Chacun des 20 livres que j’ai publiés arrive à la même destination à partir d’un point de départ différent, comme les rayons d’une roue convergent vers le moyeu à partir de points distincts sur la jante. En partant des prémisses de la dogmatique chrétienne, de la mythologie hindoue, de la psychologie bouddhiste, de la pratique du zen, de la psychanalyse, du behaviorisme ou du positivisme logique, j’ai essayé de montrer que tous visaient, même si c’était de manière discutable, un seul et même centre. C’est ainsi que j’ai cherché à donner un sens à la vie en matière de philosophie, de psychologie et de religion.

    Toutefois, et je ne sais pas encore si c’est simplement dû au fait que je vieillis ou à celui que je deviens plus sage, tant d’écrits dans les domaines de la philosophie, de la psychologie et de la religion me semblent désormais dénués de sens, sans même atteindre le charme de l’absurdité délibérée. Cela se révèle même, et peut-être surtout, vrai des harangues des analystes logiques et des empiristes scientifiques à l’encontre des poètes et des métaphysiciens. Cela ne veut pas dire qu’en tant que philosophe excentrique et non académique, je suis désillusionné et découragé par mon propre métier, puisque j’ai toujours été un critique intellectuel de la vie intellectuelle. Ce que je veux dire, c’est qu’une grande partie de la philosophie, de la théologie et même de la psychologie me semble une discussion de mots et de concepts sans rapport avec l’expérience en soit ; pas exactement des mots vides, mais des arguments intelligents et érudits sur des problèmes qui ne sont pas reconnus comme des créations de la grammaire et des formes de langage, comme la distinction arbitraire entre les noms et les verbes, la règle selon laquelle les actes en lien avec des verbes doivent avoir des substantifs, et les différenciations vides entre la substance et la forme, les choses et les événements. On ne reconnaît pas assez la grande différence entre le monde tel qu’il est décrit et le monde tel qu’il est perçu, on ne reconnaît pas assez que ce que nous décrivons dans l’univers physique comme des choses distinctes s’avère du même ordre que des domaines, des vues, des aspects, des sélections et des caractéristiques, non pas des data, mais des capta, donc non pas des données, mais plutôt des capteurs, c’est-à-dire pris plutôt qu’offert.

    Mon propre travail, même s’il peut parfois sembler être un système d’idées, s’avère essentiellement une tentative à décrire l’expérience mystique, non pas de visions formelles et d’êtres surnaturels, mais de la réalité telle qu’elle est vue et ressentie directement dans un silence de mots et d’esprits. En cela, je me suis fixé la même tâche impossible que le poète, soit exprimé ce qui ne peut l’être. En effet, une grande partie de mon travail se trouve de la poésie décrite comme de la prose (avec un certain ajustement de marges) pour que les gens le lisent. Alors que les poètes accordent plus d’importance au son des mots qu’à leur signification, aux images qu’aux arguments, j’essaie d’amener les gens qui réfléchissent à prendre conscience des vibrations réelles de la vie, comme ils le feraient en écoutant de la musique.

    Je voudrais donc, une fois de plus, aborder cet attirant moyeu de la roue à partir d’un point de la jante qui ne s’avère pas formellement philosophique, théologique ou psychologique, mais qui est tout simplement ma propre vie quotidienne. En général, rédiger son autobiographie embarrasse tellement l’auteur qu’il croit devoir soit se vanter, soit se confesser. Les gens d’action et d’aventure ont un penchant pour la vantardise tandis que les personnes pieuses et intellectuelles ont tendance à se confesser, comme en témoignent les Confessions de saint Augustin et de Rousseau, et l’Apologia Pro Vita Sua du Cardinal Newman. Je n’ai pas d’aventures héroïques en matière de guerre ou d’exploration dont je pourrais me vanter, et je ne vais certainement pas présenter des excuses ou des aveux publics. Ayant acquis une expérience considérable en tant que père-confesseur, conseiller et psychothérapeute amateur, j’en suis venu à constater que mes propres « péchés » se montrent aussi normaux et ennuyeux que ceux des autres, ce qui ne signifie pas que je n’ai pas vécu des expériences splendides que certains collet monté considéreraient comme des péchés. Le fait s’avère qu’au-delà de la vantardise d’une part ou de la confession et des excuses d’une autre, je trouve ma vie extrêmement intéressante. S’il n’en était pas ainsi, je devrais probablement me suicider, car, comme Camus l’a suggéré si crûment, le seul problème philosophique sérieux apparaît de savoir s’il faut ou non se suicider. (En fin de compte, bien sûr, il a tort, car la question n’est pas d’être ou de ne pas être, puisque les deux états se renvoient l’un l’autre. Comment savoir que l’on est vivant si l’on n’a pas été mort un jour ?)

    J’en suis arrivé à voir au-delà des idées, des croyances et des symboles. Ce sont des expressions naturelles de la vie, mais elles n’englobent ni n’expliquent la vie, comme elles le prétendent si souvent. Je me trouve donc fasciné par presque toutes les religions, tant que leurs adeptes n’essaient pas de me convertir, de la même manière que je suis fasciné par les différentes sortes de fleurs, d’oiseaux et d’insectes, ou par les différentes façons de s’habiller et de cuisiner. Et de même que je n’aime pas la cuisine britannique, américaine, mexicaine ou allemande standard, je ne peux pas m’imaginer Témoin de Jéhovah, Baptiste du sud, père jésuite (même si je respecte certains de ces messieurs), ou moine bouddhiste theravada. Chacun ses goûts et pourquoi faudrait-il se battre à ce sujet ? Parce que ce n’est pas si important. Pensez-vous que Dieu se prenne au sérieux ? Je connais un maître zen, Joshu Sasaki, qui affirme que la meilleure forme de méditation consiste à se mettre debout avec les mains sur les hanches et à rire aux éclats pendant 10 minutes tous les matins. J’ai entendu parler d’un chaman sophistiqué qui guérissait les vaches de la teigne en montrant les cicatrices et en riant. Les personnes vraiment religieuses font toujours des blagues sur leur religion. Leur foi s’avère si forte qu’elles peuvent se le permettre. Une grande partie du secret de la vie consiste à savoir rire, et aussi à savoir respirer. L’un des échecs de nos écoles est que leurs départements « d’éducation physique » n’enseignent que des versions mécaniques et mathlétique du jeu corporel¹.

    L’éducation physique paraît la discipline fondamentale de la vie, mais elle est en fait méprisée, négligée et enseignée intellectuellement, parce que la véritable intention de nos écoles se trouve d’inculquer les vertus de la ruse et du calcul qui feront gagner de l’argent, non pas tant aux étudiants eux-mêmes qu’à ceux qui les emploient et les gouvernent, et qui, à leur tour (parce qu’ils ont été éduqués dans le même système), ne savent pas comment transformer l’argent en jouissance physique. On ne leur a jamais appris à s’occuper des plantes et des animaux pour se nourrir, à cuisiner, à fabriquer des vêtements et à construire des maisons, à danser et à respirer, à faire du yoga pour trouver son véritable centre, ou à faire l’amour. « L’establishment » se révèle une classe de barbares. Il suffit de penser à la tenue vestimentaire et à l’apparence masculine terne et piètre de M. Nixon, M. Heath, M. Kosygin, M. Pompidou et (hélas) l’empereur du Japon, qui affecte les absurdités de la tenue formelle édouardienne ou des costumes d’affaires convenus. Lorsque les riches et les puissants sont faussement modestes et ont peur de la couleur et de la splendeur, c’est tout le style de vie qui se détériore ; il n’y a ainsi pas d’autre exemple à suivre que celui de la médiocrité cultivée. Le grand style et l’apparat se trouvent alors confinés au théâtre et exclus de tous les domaines sérieux tels que la religion, le gouvernement et le commerce, deviennent des signes de frivolité, avec le résultat désastreux que le sérieux (ou, mieux, la sincérité) doit toujours être associé à un aspect terne.

    Ma mère, avant de se marier, était professeur d’éducation physique et d’économie ménagère dans une école pour les filles abandonnées des missionnaires partis en Inde, en Afrique, en Chine et au Japon avec l’étrange impression que Dieu les avait appelés à enseigner la religion aux « indigènes ». Elle était une cuisinière modestement experte, une jardinière très compétente et une magicienne de la broderie. Elle m’a donné le goût, merci à elle, de la couleur, des fleurs, des motifs complexes et fascinants, des œuvres d’art orientales que les missionnaires lui avaient offertes en remerciement de l’accueil qu’elle avait réservé à leurs filles, et tout cela en dépit du malheureux protestantisme fondamentaliste qu’elle avait hérité sans grand enthousiasme de ses parents. Elle vivait dans un monde magique au-delà de cette religion, un monde peuplé non pas de prophètes dominateurs et d’anges sentimentaux sur les vitraux de l’église Christ Church de Chislehurst, mais de pois de senteur, de haricots rouges, de rosiers, de pommes croquantes, de grives mouchetées, de merles, de mésanges bleues et de petits rouges-gorges sautillants. Par la fougère, l’adiante pédalé, les mûres sur les buissons, les cercles enchantés de hêtres dans les South Downs, les étangs de rosée et les puits d’eau fraîche dans le Sussex, et les champs de houblon et les tourailles dans le vaste et miraculeux jardin du Kent.

    Ce monde n’était tout simplement pas celui de la religion « Bible noire » qui, selon mes propres préjugés, est devenue la malédiction et la menace de la culture blanche anglo-saxonne protestante (et irlandaise catholique janséniste). Les mélodies attirantes, complexes, joueuses, vaporeuses, extatiques et terrifiantes de la nature n’ont pas plus été conçues par le Dieu le Père biblique que la musique d’Ali Akbar Khan n’a été composée par Elgar, ou que la poésie de Dylan Thomas n’a été écrite par Edgar Guest². Le monde de ma mère, qu’elle n’avait pas le courage de placer au-dessus du monde de Dieu son père (qui ressemblait vraiment à Dieu, barbe et tout), semblait plutôt avoir été conçu par Guanyin aux mille bras, le Bodhisattva de la compassion, essayant sans cesse de montrer aux êtres sensibles que « l’énergie est éternel délice ».

    Je suis persuadé que j’étais, du moins jusqu’à la puberté, exagérément dépendant de ma mère, même si je ne me souviens de rien qui ressemble, même de loin, à un complexe d’Œdipe. Au contraire, j’étais déçu qu’elle ne me semblait pas aussi jolie que les autres femmes, et je ne supportais pas l’expression qu’elle arborait lorsqu’elle se levait le matin. Mais, au moins quand j’étais petit, elle me comprenait et croyait toujours en moi, ou peut-être en l’idée qu’elle se faisait de moi, car quand je me montrais vilain, elle disait que ce n’était pas mon genre d’agir ainsi. Elle m’a aussi donné le sentiment que Dieu avait en tête pour moi que j’accomplisse de grandes choses, et c’est probablement très bien que je me souvienne de ce subtil renforcement de mon ego. Cela m’a réconforté face aux maladies et aux dangers de l’enfance. Il semblait qu’elle n’aimait pas son propre corps, peut-être parce qu’elle avait été très malade au début de son mariage, et lorsqu’elle parlait de gens très malades, elle ravalait le mot comme s’il s’agissait d’un désagréable morceau de graisse et prenait un air très sérieux. Comme j’étais enfant unique (elle avait fait deux fausses couches et eu un petit garçon qui n’avait vécu que deux semaines), je pense que j’ai hérité de son anxiété face à ma survie et je suis devenu une sorte de peureux.

    Mais elle compensait par sa personnalité ce qui lui manquait en beauté selon ma conception et mon père l’a toujours adoré. Ils se tenaient la main sous la table pendant les repas, et il l’étreignait tel un ours. Même si elle ne chantait jamais et ne pouvait tenir un air, elle possédait une voix musicale et douce qui démontrait de l’autorité sans avoir à la forcer. Étant devenu légèrement cynique concernant la nature humaine, je peux affirmer avec un certain étonnement que ses yeux s’avéraient aussi honnêtes que sa conscience, et que même si elle se montrait sensible face aux affaires du corps, elle n’a jamais été malveillante, méchante, avide, vaniteuse ou menteuse. Je ne pourrais jamais imaginer quels péchés elle confessait à l’église lorsqu’elle se joignait aux paroles suivantes : « Ô Dieu, Père céleste : aie pitié de nous, misérables pécheurs ». Le « nous » devait signifier moi. La seule chose désagréable que j’ai jamais trouvée chez elle se révélait sa fâcheuse habitude (surtout pour un Anglais) de sonder vos véritables émotions lorsque vous essayiez de rester imperturbable. Je lui ai un jour fait des remontrances à ce sujet, assez vigoureusement, et elle m’a répondu : « Je crois que je vais aller verser une larme. »

    Bien que mes parents aient souffert de deux guerres horribles et de la dépression, qui les a durement frappés, je ne peux imaginer être né d’un couple plus harmonieux et moins ostensiblement vertueux. Pourtant, j’ai le sentiment de ne jamais leur avoir donné ce qu’ils voulaient. Je ne sais pas ce dont il s’agissait, et peut-être qu’ils ne le savaient pas non plus. Mais j’étais un enfant bizarre. J’étais un fantaisiste qui croyait aux fées et à la magie, alors que tous les autres enfants n’y voyaient plus que des balivernes. Je préférais observer les oiseaux plutôt que de jouer au cricket. J’ai adopté une religion étrange et peu anglaise, et je suis parti seul dans un pays lointain. On disait que j’avais de « l’imagination », ce qui se révélait bon, mais dangereux, et les voisins parlaient de Mme Watts comme de « la mère d’Alan Watts ». Je racontais à qui voulait l’entendre des histoires sans fin fantastiques et sanglantes. Au lieu d’apprendre le tennis, j’organisais des cérémonies funéraires pour des oiseaux, des chauves-souris et des lapins morts. Je lisais sur l’Égypte ancienne, les tortures chinoises et la lampe d’Aladin au lieu de lire les « bons livres » de Scott, Thackeray et Dickens. Je n’ai aucune idée de la façon dont je suis devenu si bizarre, mais je n’ai jamais regretté un seul instant de m’être réincarné négligemment en l’enfant de Laurence Wilson Watts et Emily Mary Buchan, au Rowan Tree Cottage à Holbrook Lane, dans le village de Chislehurst, dans le Kent, en Angleterre, presque au sud de Greenwich, le matin du 6 janvier 1915, à environ 6h20, avec le Soleil en Capricorne, conjonction avec Mars et Mercure et en trinôme avec une Lune en Vierge, avec le Sagittaire en ascension, et sous les bombardements de la Première Guerre mondiale³.


    1

    . Dans le même ordre d’idées, on peut se demander pourquoi l’armée allemande a perdu deux guerres mondiales. À cause du pas de l’oie et des fanfares, à cause des timbres militaires, du faste et de la fanfaronnade. Une armée efficace est inaudible et invisible ; l’on ne l’entend pas et l’on ne la voit pas arriver. C’est également la raison pour laquelle les Français et les Américains n’ont pas réussi à soumettre le Vietnam : leurs méthodes de guerre sont trop précieusement masculines.

    2

    . Mais le Dieu biblique des Juifs est peut-être une autre affaire. Il comprend le yiddish.

    3

    . Ces détails sont donnés pour la satisfaction de mes nombreux amis qui croient en l’astrologie, une science primitive qui semble correcte en théorie, mais inexacte et inapplicable en pratique. Il paraît évident que ce que vous êtes et qui vous êtes correspond à l’endroit et au moment où vous vous trouvez par rapport à l’ensemble de l’univers. Mais la carte, ou l’horoscope, n’est pas le territoire, ou devrais-je dire le céleste ? Le ciel est un vaste sujet.

    CHAPITRE UN

    LE BOIS CAILLOUTEUX

    La topophilie s’avère un mot inventé par le poète britannique John Betjeman pour désigner un amour particulier pour les lieux singuliers. Ce terme ressemble presque à une maladie ou à une perversion, mais il se rapproche du terme japonais aware, qui désigne une nostalgie sophistiquée. On peut aimer des lieux particuliers soit pour leur beauté, soit pour leur laideur fascinante, soit pour leur incapacité à être décrits. Dans la première catégorie, on trouve la région des lacs italo-suisses et Big Sur en Californie, dans la deuxième, le nord résidentiel de Londres, Philadelphie ou Baltimore et dans la troisième, Chislehurst, qui signifie un bois caillouteux ou rocailleux (ou même stupéfait). Il s’agit d’une zone située sur une colline bien boisée et plate au sud-est de Londres, dont le sol regorge de pierres rondes et grises, dont certaines contiennent des cavités de cristaux et d’autres, lorsqu’elles sont brisées, révèlent une image de ciel bleu foncé avec des nuages denses. De grandes parties de ce territoire sont des parcs municipaux ou publics, sauvages et généralement laissés à eux-mêmes. Dans les intervalles se trouvent des hôtels particuliers, des résidences de banlieue aisées, trois petites zones commerciales, sept églises, sept pubs sympathiques et deux bidonvilles respectables.

    Aujourd’hui encore, ce lieu n’a pas encore été honteusement trop amélioré. En effet, de nombreux manoirs sont maintenant des écoles, des bureaux ou des appartements de service, et un certain nombre de maisons en briques rouges, à l’allure cubique et au désespoir tranquille, ont envahi les anciens chemins ruraux. Mais Royal Parade, la principale artère commerciale qui s’étend sur un pâté de maisons se révèle presque exactement ce qu’il était il y a 50 ans. Je suis retourné à Chislehurst en juin 1970 pour fêter le 90e anniversaire de mon père au pub Tiger’s Head, sur la place du village, en face de l’ancienne église paroissiale de Saint-Nicolas, et, soit dit en passant, il n’est pas très reconnu que les pubs anglais (par opposition aux restaurants) peuvent offrir de magnifiques festins. Mais le centre du village était là, avec son aspect d’origine, même si les propriétaires avaient changé. Près de l’auberge Bull à l’air prospère, se trouve la confiserie originale de Miss Rabbit, et en face, l’incroyable Miss Battle tient toujours la boulangerie. Je n’arrive pas à l’expliquer, mais c’est une jeune femme d’environ 70 ans. M. Walters (fils) tient toujours le magasin de livres, de papeterie et de cartes de vœux, toutefois l’excellente épicerie de M. Coffin a été reprise par une chaîne et pourtant les produits et le service demeurent inchangés. Elle sent comme cela a toujours été le cas, les arômes de café frais, de viande fumée et de fromage Stilton, et est tenue avec une dignité et une courtoisie qui en font, pour moi, l’archétype de l’épicerie conçue au paradis.

    Le bureau de tabac et le barbier de M. Francis sont toujours là, bien qu’il ait rejoint ses ancêtres depuis longtemps. C’est là que j’ai eu ma seule et unique rencontre personnelle avec ce vieux prêtre plein de vie, le chanoine Dawson, recteur de Saint-Nicolas qui, en tant qu’anglo-catholique de la Haute Église, arborait son chapeau excentrique et sa soutane dans le village. (Tout ce dont je me souviens de ses sermons s’avère des quintes de toux enthousiastes, mais tout le monde l’aimait. Il vivait dans une magnifique et mystérieuse maison de style Queen Anne, le presbytère, à deux pas de l’église, à côté du pub Tiger’s Head, et adossée à une rangée d’arbres majestueux au-delà desquels s’étendaient les vastes fermes du colonel Edelman et les pins d’où croassaient des corbeaux). Ce jour-là, le recteur était pressé et m’a demandé très affablement de céder ma place dans la file d’attente pour une coupe de cheveux. Naturellement, j’étais ravi, puisque lui, le dignitaire, le pasteur, le maître de l’endroit avait traité un garçon de neuf ans comme un être humain. Je n’ai pas eu longtemps à attendre, car il était presque chauve.

    Mais le magasin de tissus et de vêtements tenu par les demoiselles Scriven a disparu, deux vieilles filles aux cheveux crêpés et surmontés d’un chignon, entièrement vêtues du cou aux chevilles de chemisiers à manches longues et à volants et de jupes en tweed, arborant des lunettes de style grand-mère aux minces montures dorées ne rendant pas hommage à leur visage. Les jeunes femmes à la mode d’aujourd’hui devraient noter (puisque les lunettes de grand-mère se trouvent de nouveau à la mode) que les ossatures en fil de fer sur le visage, en particulier sur les femmes aux silhouettes anguleuses, ont autant de charme que les bicyclettes. Pour ne rien arranger, les demoiselles Scriven présentaient leurs robes sur des « mannequins », c’est-à-dire des simulations de torses féminins sans tête, sans bras et sans jambes, avec des morceaux de bois sombres tournées en guise de tête. Ces objets hideux m’ont donné des cauchemars répétés jusqu’à l’âge de six ans au moins, car au milieu d’un rêve par ailleurs intéressant apparaissait soudain un mannequin recouvert de tissu, avec une formidable poitrine (sans séparation) et sinistrement sans tête. Cette chose marmonnait et me suggérait d’ineffables terreurs, puis se mettait à gronder et j’avais la sensation de tomber dans l’obscurité pour finir soulagé et éveillé.

    Et puis, juste au nord, se trouvait la pharmacie de M. Prebble et M. Bone, dont les fenêtres étaient ornées d’immenses bouteilles aux formes arrondies et emplies de liquides aux couleurs vives, là en guise de décoration et non pour la vente, où les médicaments étaient vendus dans une atmosphère parfumée qui a entraîné la devinette « Qu’est-ce qui sent le plus dans une pharmacie ? » Réponse : « Le nez. » Alors que l’épicerie de M. Coffin était basse et de plain-pied, l’établissement de M. Prebble et M. Bone se trouvait à l’étage et vous regardait de haut, et leurs mystérieux flacons aux étiquettes occultes étaient rangés dans de hautes armoires vitrées. Ils fournissaient au Dr Tallent des ordonnances totalement illisibles dans des flacons et des boîtes portant des étiquettes officielles et minutieuses intitulées « Le mélange », « La pommade » ou « Les pilules », suivies d’instructions aussi paradoxales que « Prenez une pilule trois fois par jour », ce qui me rappelle un avis affiché un jour sur les autobus de Sacramento en Californie : « S’il vous plaît, laissez passer ceux qui descendent en premier. »

    Le docteur Tallent vivait également sur Royal Parade, à Walton Lodge, une agréable maison avec un jardin curieusement séquestrée au beau milieu de la rangée de boutiques. Il s’agissait d’un homme confiant, aimable et sentant bon qui a officié à ma naissance, sur lequel j’ai uriné lors de ma circoncision sur le costume tout neuf, et à qui, dès que j’ai pu m’exprimer, j’ai demandé deux shillings d’honoraires (qu’il a payé) pour une intervention médicale désagréable. Son épouse s’avérait forcément une femme talentueuse, une chanteuse et actrice ressemblant à Mary Pickford, et j’étais secrètement amoureux de sa grande fille brune Jane sans savoir quoi faire. Elle semblait se trouver sur un échelon plus élevé de l’échelle sociale, et sortait donc avec les garçons qui jouaient au tennis et au cricket (le jeu en définitive le plus ennuyeux), et se livraient à la lugubre danse aux bras ballants des années 1920. Et puis je me suis trouvé passionnément amoureux d’une camarade blonde de maternelle nommée Kitty, qui vivait dans l’un des manoirs prétentieux près du presbytère. J’étais si amoureux, que j’ai trouvé le courage de la demander en mariage. Essuyant un refus catégorique de sa part, je n’ai pas eu le cran de tenter d’autres approches amoureuses auprès de femmes avant l’âge de 19 ans.

    On m’a plus tard dit que je ressemblais à un mélange du roi George VI et de Rex Harrison, mais à l’époque, les garçons me disaient que j’étais un gringalet bigleux à dents de lapin envers qui aucune fille ne serait jamais attirée. Mais lorsque je consulte les archives, comme le bottin mondain et même l’annuaire téléphonique du Grand Londres, tous ces beaux sportifs sûrs d’eux, ces érudits et ces snobs qui étaient mes camarades de classe accomplis semblent avoir disparu. Il est incroyable et formidable de ne trouver aucune trace des héros de mon enfance, à l’exception d’un ou deux que le système a rejetés, comme le poète, voyageur et (pendant la Seconde Guerre mondiale) général de brigade Patrick Leigh Fermor, qui a été renvoyé de la King’s School, à Canterbury, pour s’être promené avec la fille du marchand de fruits et légumes local.

    Mais revenons à Chislehurst. Notre maison, Rowan Tree Cottage, se trouve à un pâté de maisons à l’est de Royal Parade et tire son nom d’un sorbier qui poussait dans le jardin de devant, derrière une haie d’églantiers et à côté d’une tonnelle de jasmin et d’un magnifique arbre de pommes vertes à cuire dans lequel nous avions l’habitude d’accrocher des noix de coco ouvertes pour le plus grand délice des roitelets et des mésanges bleues. Notre maison était un jumelé, c’est-à-dire une structure en miroir, dont nous occupions une moitié et l’autre étant celle d’une dame étonnamment laide, volubile, pieuse et chaleureuse, connue sous le nom de Miss Gussy (Augusta Pearce, puisse-t-elle reposer en paix, ventilée par les ailes parées de bijoux de ses anges anglo-catholiques). Je tiens à souligner en passant que la plupart des personnes mentionnées dans ce livre doivent être reconnues comme mes gourous, soit des personnes de qui j’ai appris tout ce qui m’est cher, et à cet égard, Miss Gussy a joué un rôle important.

    Derrière la maison, mes parents avaient acquis un acre de terrain qui jouxtait les terrains de jeu de l’école pour filles de Farrington (Wesleyan) et donnait accès aux immenses champs et forêts de Scadbury Manor, là où les seigneurs de Chislehurst avaient vécu depuis au moins le treizième siècle. Juste à la limite entre nos terres et celles de Farrington se trouvait un sycomore colossal mesurant exactement 27 mètres, où le soleil se levait et où, en fin d’après-midi, ma mère et moi observions les pigeons chatoyants sur fond de nuages d’orage sombres. C’était l’arbre du monde, l’Yggdrasil, qui bénissait et protégeait les vergers successifs, les potagers et, une fois, un élevage de lapins que mon père avait soigné en période de détresse économique. Il y eut aussi une période où il avait laissé la partie arrière du jardin en jachère, avec des graminées, de l’oseille et de mauvaises herbes fleuries si haut au-dessus de ma tête que je pouvais me perdre dans cette forêt herbacée ensoleillée avec des papillons flottant au-dessus. J’étais tellement heureux dans cette jungle miniature que je ne comprends toujours pas pourquoi ceux qui n’ont ni le temps ni les compétences pour faire un véritable jardin ne laissent pas leur terrain suivre son cours, au lieu d’insister pour obtenir une pelouse impeccable, imitant une table de billard.

    Nous sommes ordonnés, compulsivement et monotonement ordonnés. Nous aplatissons, rectangularisons et uniformisons frénétiquement le monde chtonien selon des schémas euclidiens, qui se montrent totalement dépourvus d’imagination et d’exubérance. Ne devrions-nous pas demander pardon pour les millions de kilomètres carrés d’herbe cultivée et non fleurie ? C’était la magie des terrains municipaux de Chislehurst. Tous ces hectares étaient simplement laissés à eux-mêmes, mis à part les attentions apportées par le jovial M. Cox, le gardien des terrains, qui se déplaçait avec un sac en toile de jute et un bâton à pointes pour ramasser les déchets humains, essentiellement du papier. Il y avait des hectares ouverts couverts de fougères et parsemés de buissons d’ajoncs épineux à fleurs jaunes. Il y avait des touffes de rhododendrons sombres et denses, des mares mystérieuses et humides sous d’énormes chênes et cèdres, des bosquets de pins doux, sablonneux et ensoleillés et, au fond du boisé de Pett, juste de l’autre côté de la voie ferrée, se trouvait un marais presque tropical, où le ruisseau Marchristal (nommé en l’honneur de Margaret, Christine et Alan, qui l’ont exploré d’un bout à l’autre) se jetait dans un ruisseau plus grand qui se jetait finalement dans la rivière Medway, traversait Maidstone et se jetait dans la Tamise à Sheerness.

    Margaret et Christine, se trouvaient deux sœurs, deux ­fillettes adorablement garçons manqués avec lesquelles je n’avais pas le courage d’entrer en relation autre qu’au niveau des aventures enfantines et des petites désobéissances, comme lorsque j’ai initié Christine à fumer des cigarettes sous un buisson dans les jardins municipaux. Cependant, nous avons suivi ce minuscule ruisseau à travers trois kilomètres de fourrés, composés principalement de jeunes noisetiers, d’ormes et de frênes, sur un sol scintillant de primevères sauvages et de chélidoines et fleuri (s’il s’agit bien du bon terme) de couches de champignons arborescents en forme de pagode, de crapauds et de ce formidable champignon amanites tue-mouches au sommet rouge et aux taches blanches, dont nous ne connaissions rien d’autre de ses propriétés que l’avertissement : « ne touchez pas ».

    Le ruisseau Marchristal coulait à travers une ceinture de pins, passait par un ponceau sous la voie ferrée et débouchait sur une zone marécageuse très vivante où les mauvaises herbes fleurissaient bien au-dessus de nos têtes ; ombellifères blanches, ambroisie jaune, quelque chose avec des fleurs petites, mais d’un violet majestueux, orties, roses sauvages, chèvrefeuilles, bugles rampantes, digitales, coquelicots sauvages, grands chardons, buissons de mûres ainsi que de hautes herbes semblables à de l’orge. Tout cela se trouvait illuminé par des libellules bleues comme des martins-pêcheurs, par des bourdons et de minuscules mouches ressemblant à des guêpes appelées syrphes, et agités par des argynninis, des vulcains, des machaons, des vanesses du chardon, des belles-dames, des piérides, des cuivrés communs, des morios, des agrestes, des piérides de la rave, des polygonias, des paons-de-jour, des soucis, des melargias, des argues bleus-nacrés et même parfois un grand-mars changeant.

    Oui, je fais étalage de mes connaissances en matière d’entomologie populaire. Mon père était un entomologiste amateur, et son gourou en ce domaine se trouvait un bon vivant extrêmement petit, affable et intelligent du nom de Samuel Blyth, un avocat aisé, actionnaire de la Banque d’Angleterre et célibataire endurci, qui vivait avec sa mère à l’esprit remarquablement vif et deux servantes dévouées dans une maison churrigueresque juste au sud de Royal Parade. Samuel Blyth était l’un des fidèles sbires du chanoine Dawson, un ecclésiastique dévot, voire militant, qui ne parlait presque jamais de religion. Ses ancêtres avaient navigué avec la Royal Navy, et sa maison brillait d’art populaire d’Afrique, d’Inde et d’Indochine, tables marquetées, boîtes en argent, un immense panier de Lagos, et toutes sortes de boîtes laquées et marquetées avec des images, en couleurs vibrantes, de Shiva, Krishna, Parvati et Radha dansant au milieu de cadres stylisés de lianes et de plantes grimpantes. En outre, il présidait des dîners majestueux auxquels se rendaient des personnes triées sur le volet, en tenue de soirée, et où la cuisine, servie par Annie I et Annie II, s’avérait la cuisine anglaise à son meilleur, accompagnée des meilleurs vins de Bordeaux, pour lesquels il avait une prédilection particulière. Après ma mère, il peut être considéré comme mon véritable maître dans les arts de la table, même si aujourd’hui, en Californie, nous assistons à des dîners officiels dans des habits outrageusement imaginatifs au lieu de costumes noirs en soie, de chemises amidonnées et de nœuds papillon noirs.

    La mère de Sam était exactement le genre de femme que j’espère que ma propre épouse deviendra quand elle aura 80 ans. Elle était plutôt corpulente, portait un collier ras-de-cou en velours noir et une canne en ébène à pommeau d’argent. Elle était une dame d’une présence et d’une dignité merveilleuses qui aimait néanmoins ricaner. Sam, lui aussi, avait cette grâce particulière et importante d’apprécier les inepties et d’en rire ; importante, parce que je ne suis pas tout à fait à l’aise avec ceux qui n’ont pas cette grâce. Très jeune, j’ai reçu une belle édition des limericks absurdes d’Edward Lear de la part de M. Chettle, un homme anguleux (apparemment) acerbe et barbu qui, en tant que directeur de l’école parrainée par la Worshipful Company of Stationers, soit la corporation des papetiers, imprimeurs et éditeurs de Londres, avait été le plus respecté des professeurs de mon père. C’est donc à lui que l’on doit de m’avoir initié au goût pour des cocasseries aussi profondes que :

    Il y avait un vieil homme à Vienne,

    qui se nourrissait de teinture de séné.

    Quand cela ne convenait pas,

    il prenait du thé à la camomille ;

    ce méchant Vieux de Vienne⁴.

    J’ai un jour parlé à Sam Blyth et à sa mère d’un dessin animé délirant que j’avais vu et qui s’intitulait « Le ver qui s’est transformé », dans lequel un ver persécuté, d’ordinaire lent et mou, se galvanisait d’énergie après avoir bu dans une bouteille étiquetée « encouragement » et avec des convulsions électriques, réduisait en miettes tous ses persécuteurs. Par la suite, au retour de nos expéditions entomologiques nocturnes, on me donnait invariablement une bouteille d’encouragement qui, comme il convenait alors à un petit garçon, s’avérait une concoction des plus agréables, soit du soda au gingembre dans une bouteille en grès. J’en bois au moment où j’écris ces lignes, et malgré le fait qu’elle provienne d’une vilaine bouteille non consignée écologiquement pestiférée, qui indique, de manière pompeusement incongrue, « embouteillée sous l’autorité de Schweppes (U.S.A.) Ltée, Stamford, Conn, 06905, à partir d’essence importée de Schweppes, Londres, Angleterre », c’est très bon. Toutefois, ce n’est pas tout à fait la même chose que celle servie par Samuel Blyth dans une bouteille en grès ou achetée dans une demeure de campagne ornée de roses sur une ancienne voie romaine juste au sud de Canterbury où elle était faite maison.

    Ces expéditions entomologiques à la nuit tombée se déroulaient généralement dans une longue et ancienne petite forêt sur le côté ouest du boisé de Pett, bordé par les champs sans clôture du colonel Edelman

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