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La clé du ciel
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Livre électronique299 pages6 heures

La clé du ciel

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À propos de ce livre électronique

Après le ballet gracieux des oiseaux sur son balcon, dans l’intimité de son salon, le temps semble s’étirer indéfiniment pour Yvonne. Cependant, dès qu’elle replonge dans ses souvenirs des joyeux tours de manège au square des Batignolles, des récits enchanteurs de grand-mère l’Ouette et des virées à vélo à travers Paris avec ses amis d’avant-guerre, Yvonne transcende son âge avancé et son ennui. Faut-il réellement accorder une oreille attentive à ce curieux canard qui s’invite dans ses rêveries ?




À PROPOS DE L'AUTEUR

Au moment où notre société s’interroge sur la fin de vie, Frédéric Pignon décide d’immortaliser la mémoire de certains de ses patients dans ce roman captivant. Sa plume mêle fantasy et réalité pour mettre en exergue un sujet grave et sérieux.
LangueFrançais
Date de sortie4 juin 2024
ISBN9791042231842
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    Aperçu du livre

    La clé du ciel - Frédéric Pignon

    1

    Le bruit de l’atterrissage d’un oiseau sur l’eau du lac me déconcentre. J’ai envie de baisser les mains qui me couvrent les yeux. Est-ce vraiment un oiseau ? Et si c’était un crocrodile ! Je ne vois rien dans l’obscurité de mes paumes. Je dois savoir. J’écarte les doigts. Les reflets de lumière sur la surface de l’eau m’éblouissent. Près de la statue des quatre vautours érigée au milieu du lac, un canard sans-gêne se pavane. Les petites plumes vertes qui recouvrent sa tête scintillent. Il se tourne brusquement dans ma direction et me regarde comme s’il me prenait en faute. C’est vrai qu’à travers mes doigts entrouverts, j’aperçois ma cousine Lori se dissimuler derrière le grand platane sur l’autre rive. Le canard cancane de façon accusatrice. N’empêche que c’est lui qui m’a dérangée. Tu n’as aucune leçon à me donner, canard !

    Sa voix résonne. Je devine qu’elle provient de la grotte. Comme j’ai vu où Lori s’était réfugiée, on risque de me soupçonner d’avoir triché si je la trouve en premier. Je vais donc commencer par débusquer Oliver. Je contourne la grotte pour prendre mon cousin par surprise. Au pied du séquoia géant, je ralentis pour descendre l’allée. Je le découvre de dos, derrière le rocher, en train de me guetter dans la direction opposée.

    Son sursaut me fait rire. Je m’enfuis par la pelouse et cavale en bondissant et en agitant les bras comme pour m’envoler. Le tissu de ma jolie robe jaune des jours de fête flotte autour de moi. Oliver est à mes trousses.

    Platane en vue. Je contourne le lac. Le grand arbre que Lori a choisi pour se camoufler se transforme à mon approche. Son feuillage devient multicolore et se gonfle comme un gros ballon. Il se détache de terre et s’élève doucement, révélant ma cousine recroquevillée, la tête dans les genoux entourés de ses bras, et qui se croit encore à couvert derrière un tronc d’arbre devenu montgolfière.

    Lori lève les yeux et constate ébahie, l’ascension de sa cachette et ses racines tentaculaires qui ondulent dans le vide. Nous sautons tous les trois comme des cabris, les mains tendues vers le ciel pour tenter de rattraper l’immense baudruche bariolée qui s’éloigne pour débuter son long voyage autour du monde. Marguerite et Florent n’attendent pas que je les trouve pour sortir de leur planque et accourent pour s’extasier avec nous. Nos rires couvrent les voix de nos mères qui s’égosillent pour nous faire revenir près de la sortie du square où nos pères ont terminé leur partie de jeu de quilles. Mes autres cousines, Violette, Hazel, Iris et Églantine, qui jouaient à chat perché, les ont déjà rejoints.

    Florent tire tante Anémone par la manche et se tortille en pleurnichant. Il réclame un tour de manège. Qu’est-ce qu’il est chouineur, celui-là !

    Oncle Lupin sourit :

    Oncle Lupin cueille un beau bouton rouge dans un parterre et nous emmène vers le point culminant du square, près de la voie de chemin de fer qui conduit à la gare Saint-Lazare. Mes oncles, tantes, cousins, cousines, parents et grands-parents, tout le monde le suit. Il dépose le petit bégonia à même le sol.

    Il verse méticuleusement une goutte d’eau sur la jolie fleur et prononce sa fameuse formule magique :

    Instantanément, un carrousel miniature apparaît en son cœur.

    Le carrousel croît, et croît si vite, qu’en quelques secondes à peine, il est suffisamment grand pour que nous puissions prendre place sur les différents animaux de bois : âne, girafe, éléphant volant, et petit cochon… ou dans les véhicules : bateau, autos, avions ou bus 66… C’est le même carrousel que dans mes rêves. C’est un vrai magicien, mon parrain Lupin ! Il nous fait toujours de sacrées surprises !

    Je ne perds pas une minute pour prendre place dans le manège avec mes cousins et cousines. Je choisis le cygne. Chacun campé sur sa monture, nous faisons de grands gestes à nos parents. Le décor tourne, tourne et tourne encore. Leurs têtes apparaissent et disparaissent à chaque tour à l’infini sur la mélodie mécanique et rythmée d’un orgue de barbarie. Papa, maman et mon petit frère Gabriel dans ses bras, tante Lorette, oncle Bruce, oncle Anicet, tante Hortense et la petite Angélique, grand-mère, grand-père, tante Garance, tante Gentiane et oncle Antoine, tante Anémone et oncle Lupin : tous les membres de ma famille, avec qui j’aime tant partager ces moments de fête, passent et repassent dans le paysage qui défile de plus en plus vite. Je me délecte de ce tournis. Quand le manège s’arrête et que je retrouve la terre ferme, la sensation de vertige se prolonge agréablement.

    Notre guilleret petit groupe redescend l’allée du parc vers la sortie. Mon père se met à chantonner. Mes oncles poursuivent avec lui. Leurs épouses s’en amusent. Avec mes cousins et cousines, nous trottinons devant. La gaieté effervescente est partout alentour. Il y a du monde qui déambule dans les allées. Beaucoup de gens sont assis sur les pelouses. Les Parisiens ont mis leurs plus beaux habits et profitent de ce radieux jour férié. Nous sommes sur le point de passer le portillon quand un ricanement attire mon attention. L’arrogant canard est toujours là, au bord de l’eau. Il m’invective de coin-coins stridents. Que veut-il encore celui-là ? C’est de moi qu’il se moque ? Je me lance à sa poursuite. Maman m’ordonne de revenir, mais c’est plus fort que moi. Je slalome entre les jambes des promeneurs. Dans les rues jouxtant le parc, décorées de guirlandes de papiers de couleurs, de drapeaux bleu-blanc-rouge, de fanions et de lampions, l’animation est à son comble. La clameur résonne contre les façades des immeubles. La musique des petits orchestres improvisés monte les étages. Maman crie. Le rythme de l’orgue de barbarie s’accélère. Arrivé devant le lac, le canard se retourne et éclate de rire. Je lui saute dessus, mais il m’esquive. Je glisse sur l’herbe mouillée de la rive et tombe les fesses dans l’eau. Les ricanements du canard redoublent de plus belle. Des profondeurs du lac surgit soudain un crocrodile, la gueule ouverte, immense, garnie de mille dents. Je hurle. Maman aussi. Dans le vacarme, les vautours de la statue s’envolent dans un grand brassement d’air.

    2

    Mes fesses sont trempées. C’est pas vrai ! J’ai encore mouillé les draps !

    La chambre est plongée dans l’obscurité. Aucune lumière ne passe par les fentes des persiennes. Il fait encore nuit. Les bâtons rouges lumineux du radio-réveil affichent 4 h 43. Je sais que je ne me rendormirai pas. Je tâte le matelas à mes côtés.

    Pas de réponse. La place est vide.

    Je sens l’humidité qui refroidit et me colle les cuisses. J’ai honte ! Il faut que je me lève et que je nettoie tout ça.

    Ma plainte s’évanouit dans la noirceur de la chambre. La simple volonté de me tourner pour me lever ne suffit pas à mobiliser mes membres. L’effort monumental que je fais pour plier la jambe déclenche immédiatement une douleur dans le bas des reins. Comme chaque matin, je prends sur moi pour la supporter, le temps de soulever ce bras qui me paraît si lourd et qui doit faire le tour de cette vieille carcasse pour qu’elle puisse se mettre sur le côté. La douleur est maximale, mais plus vite j’aurai sorti les jambes du lit et posé les pieds au sol, plus vite elle pourra s’atténuer. La vitesse n’est cependant pas mon point fort.

    Assise au bord du lit, je prends quelques minutes pour que mon dos retrouve une intensité de douleur acceptable et quelques minutes supplémentaires pour accumuler l’énergie nécessaire pour soulever ce corps de plomb et le mettre debout, en espérant qu’une seule tentative suffise. J’y arrive.

    Sous la lumière électrique du néon de la salle de bain, je me lave comme je peux avec un gant de toilette devant le lavabo en laissant couler l’eau chaude.

    Je change les draps. Je mets ceux qui sont souillés dans la machine à laver.

    Il est déjà 5 h 50 au radio-réveil de la table de nuit. Les aiguilles de la pendule murale indiquent 5 h 47. Sur ma coiffeuse, celles de l’horloge dorée annoncent 11 h 12. Il faut que je la remonte. La montre à gousset de Lucien aussi d’ailleurs : 9 h 26. J’enfile ma montre-bracelet qui elle est à 5 h 50, comme le radio-réveil. Je me retourne pour vérifier les bâtons lumineux. Ah ! Il affiche 5 h 52 maintenant.

    Je vais m’asseoir dans le fauteuil du salon, face à la porte-fenêtre donnant sur le balcon et attendre que le jour se lève. Dans la pénombre, je devine le visage de Lucien qui m’observe.

    Lucien ne répond rien. Comme toujours.

    Le regard fixe de Lucien se dévoile peu à peu à mesure qu’apparaissent les premières lueurs du jour qui se reflètent dans la vitre du portait encadré.

    À ses côtés, sur la commode, il y a cette vieille photo de famille en noir et blanc, prise il y a bien longtemps un jour de fête. Un 14 juillet. Tout le monde est là, le sourire aux lèvres. Ma mère et ses cinq sœurs. Gentiane est l’aînée et aussi ma marraine. Anémone et Lorette, de naissances rapprochées, passent pour des jumelles. Ma mère est la quatrième des filles, suivie d’Hortense et de Garance, encore adolescente. Les cinq premières sont tenues à la taille par leurs époux qui font les pitres dans leur dos. Antoine est le plus sérieux, mais Lupin, mon parrain, fait des oreilles de lapin avec deux doigts derrière la tête de Bruce qui grimace. Papa soulève son chapeau à côté d’Anicet qui semble bien amusé. Assis devant, l’allure austère, grand-père et grand-mère portent sur leurs genoux, leurs derniers petits-enfants – ma cousine Angélique et mon petit frère Gabriel – alors que les neuf plus grands, accroupi ou debout, les entourent. J’arbore un air très concentré et tiens la main de ma cousine Loriane, qu’on appelle tous Lori, ma complice de toujours. Et on devine Marjolaine dans le ventre déjà rond d’Hortense. Il ne manque que Valériane qui n’existera que quelques années plus tard, quand Garance l’aura mise au monde.

    Ce sont les miens. Mes miens. Ma famille. De tous ceux-là, dont on voit le visage, il ne reste que moi.

    La lumière du jour est brumeuse ce matin. Elle peine à entrer dans le salon. Le ciel est gris et nuageux, mais il ne pleuvra pas.

    Je rassemble mes forces pour me lever et aller préparer le petit-déjeuner. En passant dans le couloir de l’entrée, en face de la petite pendule, je pense à arracher la petite feuille avec la date de la veille sur l’éphéméride accrochée au mur au-dessus du téléphone, pour le mettre à la date d’aujourd’hui. Ça permet de se situer dans le temps, sinon on s’y perd vite quand tous les jours se ressemblent. J’en profite pour regarder l’heure de la petite horloge moderne en plastique posée sur l’horloge ancienne en marbre entre le téléphone et le pot à crayons. La moderne est à l’heure : elle fonctionne avec des piles.

    Dans la cuisine en formica orange des années 60, je prépare mon plateau : café instantané, biscottes, beurre et confiture d’abricots. En prenant un bol, je fais encore tomber le sablier que j’utilisais pour cuire chaque matin un œuf à la coque pour Lucien, avant qu’il ne m’offre le petit minuteur à côté duquel je le repositionne. Mon regard se pose sur le cadran du four qui affiche l’heure. Puis sur celui du four à micro-ondes aussi.

    Je pars m’installer à la table du salon-salle à manger en repassant par le couloir. Au-dessus du téléphone, je vois l’éphéméride. Ai-je enlevé la date de la veille ? J’ai les mains chargées, je le ferai tout à l’heure.

    Je mange une biscotte beurrée trempée dans mon café, devant la belle armoire-buffet en merisier qui me vient de ma mère, qui l’a elle-même héritée de ses parents. J’ai toujours aimé regarder ce meuble. Il me rappelle mon petit frère. Je l’admirais déjà quand j’étais petite fille. C’est une armoire-buffet à deux corps avec deux portes en haut et deux autres en bas. Sur chacune d’elles, une nymphe, drapée d’un simple voile dans un décor champêtre évoquant les quatre saisons, est sculptée. En bas, la nymphe de l’été, couronnée de fleurs, danse dans un champ de blé à côté d’un moulin à vent, et la nymphe de l’automne, entourée de feuilles mortes, brandit une grappe de raisin. Sur les portes du haut, la nymphe de l’hiver accueille dans ses mains des flocons de neige tandis que celle du printemps voit germer bourgeons et jeunes pousses. À force de les regarder, j’ai parfois l’impression qu’elles vont me parler. Au sommet de l’armoire, domine une tête d’ange surmontée de ses ailes. La même jolie petite tête qu’avait mon petit frère lorsque je l’ai découvert après sa naissance dans les bras de ma mère. Ces figures que j’observe depuis mon enfance m’ont toujours fait rêver. Le temps passe, les gens aussi, mais ces nymphes à l’éternelle jeunesse n’ont pas bougé et le cycle des saisons se poursuit à l’infini.

    Je croque dans ma deuxième biscotte, mais je n’ai plus faim. Je la mets de côté.

    Je rapporte mon plateau à la cuisine. En passant dans le couloir, l’éphéméride au-dessus du téléphone me questionne. Oui, je crois que j’ai enlevé la date d’hier avant de préparer le petit-déjeuner. Je le fais toujours avant de préparer le petit-déjeuner. Quel jour sommes-nous d’ailleurs ? Jeudi ! Ce ne sera pas très différent de mercredi de toute façon.

    Je passe ma robe bleue, la même qu’hier.

    Dans une petite assiette en terre cuite, je pose la biscotte beurrée que je n’ai pas terminée avec des morceaux de pain dur et je sors une coupelle du réfrigérateur contenant un peu de blanc de poulet de mon dernier repas. Je les dépose sur le balcon. Je vais chercher une autre coupelle que je remplis d’eau du robinet pour la mettre dehors au pied du laurier-rose et retourne m’installer dans mon fauteuil.

    Avec Lucien, nous avons choisi cet appartement pour le balcon. Ce deux-pièces de cinquante mètres carrés n’est pas très lumineux à cause de son unique exposition côté nord, mais le balcon qui donne sur la cour nous permet d’avoir des plantes et des fleurs qui égaillent la grisaille de Paris. En vérité, c’est moi qui ai insisté pour que nous achetions cet appartement. Lucien avait en vue un logement un peu plus grand et plus ensoleillé, mais sans balcon. Je n’ai jamais regretté. D’autant plus qu’il m’offre à présent la seule distraction qu’il me reste.

    On m’a souvent demandé pourquoi je n’y mettais pas une table et des chaises. C’est vrai qu’il est assez grand, mais cela aurait été au détriment des pots de fleurs et des arbustes auxquels je donne la priorité de l’espace. J’aime la nature, même si ce n’est que sur un bout de balcon. Observer les plants germer, grandir, s’étoffer ; les bourgeons pousser, s’ouvrir, s’épanouir ; les insectes grimper, grignoter, butiner : c’est là mon grand bonheur. Et le seul qu’il me reste les quelques mois de l’année où la nature m’offre son spectacle.

    Il n’est malheureusement plus aussi beau. Je ne peux plus m’en occuper comme avant. En ce début de printemps, il n’y a que des pots vides ou des arbustes nus ; il est encore un peu tôt. Il y a quand même mon vieux laurier-rose qui résiste à tous les hivers. Dans quelques jours, j’appellerai le fleuriste de la rue Blanche pour qu’il fasse quelque chose.

    C’est donc les yeux rivés sur mon petit Éden décharné, bien ancrée dans mon fauteuil, que j’attends leur venue. Je sais qu’ils vont bientôt arriver, les uns après les autres selon le rituel quotidien.

    Le rouge-gorge ouvre le bal. Il se pose sur le rebord d’un pot plein de terre, dédaignant les victuailles que j’ai apportées. Il tombe dans le pot et pique rapidement la terre avec son bec, puis redresse la tête qu’il agite en tous sens avant de piquer à nouveau pour dénicher quelque insecte. Il remonte sur le rebord du pot et s’envole. Je lui dis au revoir, car je ne sais pas s’il sera encore là demain. Il a l’habitude de venir pendant la saison froide, mais s’éclipse quand les températures commencent à s’adoucir. Arrive alors le couple de mésanges. L’une se pose au milieu du balcon. L’autre se perche sur une branche du laurier-rose. Puis, elles convergent vers la biscotte dont elles grappillent le beurre. Elles en raffolent. Après quelques instants, la famille de moineaux entre en scène. Les cinq membres de la petite compagnie assaillent la biscotte et le pain rassis. Ils picorent frénétiquement. Dérangées par leur chahut, les mésanges s’enfuient. Les moineaux volettent de l’assiette en terre cuite à la coupelle d’eau en alternant entre les deux. Pendant que l’un se désaltère, un autre, les pattes dans la coupelle, l’éclabousse en prenant un petit bain. Ils ont le temps de se rassasier et de barboter avant que la corneille atterrisse sur la rambarde en fer forgé et saute sur le béton, les chassant à coup de battements d’ailes et de craillements aigus. La grande dame noire sautille jusqu’au blanc de poulet qu’elle dévore. Son festin terminé, elle regagne la rambarde, scrute les alentours puis disparaît. Il faut attendre ensuite quelques minutes pour que le pigeon montre le bout de son bec. Il donne parfois rendez-vous à quelques amis de son espèce, mais il est seul aujourd’hui. Il se contente des restes, boit quelques gorgées d’eau, renverse la coupelle, va et vient, me regarde, se dresse puis s’en retourne vers d’autres cieux, laissant derrière lui un grand vide.

    Le spectacle est terminé. La journée pourrait s’arrêter là, il n’y a plus rien d’intéressant de prévu. Un immense désert s’étale devant moi, où chaque seconde est un grain de sable de temps, perdue dans cette journée, qui comme les précédentes, promet d’être interminable, vide de rien et pleine d’ennui.

    Je reste dans mon fauteuil, avec en tête le merveilleux ballet auquel je viens d’assister et qui me rappelle l’histoire de mon père, l’ami des oiseaux…

    3

    Une bougie est allumée à notre chevet. Gabriel est blotti contre moi. Je sens battre son cœur. Papa ajuste la couverture sous nos mentons.

    Nous sommes là, Gabriel et moi, main dans la main, devant la haie de lauriers-roses à l’arrière de la ferme et nous surprenons notre père adolescent s’enfuir par la fenêtre. Le raffut infernal des poules, des oies et du dindon qui lui souhaitent bonne fortune, tout en faisant diversion, s’atténue progressivement à mesure que nous nous éloignons, le suivant dans sa course.

    Au bout de deux ou trois kilomètres, il s’arrête à un carrefour pour s’orienter. Nous parvenons alors à le rattraper. Il lève la tête et montre du doigt un vol de grues cendrées qui dessine une pointe de flèche dans le ciel.

    Nous nous mettons en marche. En chemin, une charrette de paysan tirée par des chevaux nous avance sur le trajet. Puis nous cueillons des noix, des pommes et du raisin. Notre jeune père s’arrête pour observer les perdrix avec leurs petits. Plus loin, il s’attarde pour écouter le chant des fauvettes à tête noire et contempler les buses planer. Avant la tombée de la nuit, il trouve refuge chez des villageois qui lui offrent le pain, la soupe et le gîte.

    Après six jours de route, il arrive à Bordeaux. Il est submergé d’émotion à la vue de la mer qu’il découvre pour la première fois. Le ralliement d’un goéland perché sur une bitte d’amarrage près d’un grand paquebot attire son attention. Il devine que l’oiseau l’encourage à partir voir ce qui se trouve au-delà de l’horizon en lui désignant un attroupement de marins sur le quai. Il s’adresse au capitaine qui lui demande son nom avant de se tourner vers l’équipage :

    Spontanément, le groupe de marins s’approche de lui pour l’inviter à prendre place à bord et

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