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L’espiègle vagabond: Réminiscences autobiographiques d’un puisatier blanc dans l’Est indonésien
L’espiègle vagabond: Réminiscences autobiographiques d’un puisatier blanc dans l’Est indonésien
L’espiègle vagabond: Réminiscences autobiographiques d’un puisatier blanc dans l’Est indonésien
Livre électronique424 pages5 heures

L’espiègle vagabond: Réminiscences autobiographiques d’un puisatier blanc dans l’Est indonésien

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À propos de ce livre électronique

Libre-penseur et voyageur poète, André mène une vie marquée par la diversité de ses activités de par le monde. Depuis près de vingt ans, il réside dans les Petites Îles de la Sonde en Indonésie, où il s’engage activement à faciliter l’accès à l’eau aux populations autochtones. L’espiègle vagabond ne se limite pas qu’à retracer son parcours, il célèbre également l’humanisme et la tolérance. À travers ces pages, l’auteur partage les souvenirs qui ont façonné son existence et témoigne de ses inlassables contributions à l’amélioration du quotidien de ses congénères bipèdes.




À PROPOS DE L'AUTEUR

Soutenu par l’organisation alsacienne « De l’eau pour Sumba », André Graff œuvre à transmettre son expertise de puisatier en Indonésie. Dans un mélange subtil d’humour et de gravité, il partage, à travers ce livre, les diverses nuances de son parcours de vie kaléidoscopique.
LangueFrançais
Date de sortie30 avr. 2024
ISBN9791042226909
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    Aperçu du livre

    L’espiègle vagabond - André Graff

    Préface

    André : De l’eau et de l’espoir

    L’eau ! Drôle d’intitulé, non ? Parlons de l’eau en Indonésie. L’eau n’est-elle pas partout ? Les Balinais n’ont-ils pas une religion de l’eau ? De plus, l’eau est la malédiction de Jakarta, une ville régulièrement inondée. Oui, mais l’Indonésie ne s’arrête pas là ! Très diversifiée ! Il s’avère que dans l’archipel il y a aussi des îles qui connaissent une pénurie drastique d’eau ; en particulier en ce qui concerne l’eau potable. Facteurs aggravants : la pauvreté et les inégalités sociales. Situations souvent inextricables.

    Il y a deux décennies arrivait un étranger qui fit de la recherche de l’eau sur l’île de Sumba le combat prioritaire de sa vie. Il s’appelle André.

    En fait, je n’aime pas trop écrire sur les Occidentaux, surtout quand ces Occidentaux sont des « donneurs de leçons », c’est-à-dire, souvent, des gens d’ONG.

    Ils sont parfois corrects, en effet, mais ils sont aussi, trop souvent, certains de leurs « vérités », et se considèrent eux-mêmes comme « bons », au point d’en devenir condescendants.

    Surtout s’ils conduisent de grosses cylindrées et vivent luxueusement avec l’argument « décollage, développement et bonne gouvernance ». Les gens d’ONG comme ça me provoquent de l’urticaire. Ils disent vouloir accélérer le développement, mais ne créent-ils pas trop souvent (tout simplement) de la distanciation sociale (?). Trop souvent aussi, leur pratique de l’indonésien est à peine suffisante pour donner des ordres. Voilà…

    Au final, leur « aide » n’est qu’un signe de supériorité. Parce que la main qui donne serait plus haute que la main qui reçoit ? Est-ce équilibré ?

    Maintenant, imaginez un groupe de touristes étrangers, des touristes alsaciens, suisses et français pour être précis. Ils sont envoûtés par l’exotisme des îles de l’Est indonésien. Ils naviguent entre les îles, prennent des photos intéressantes devant la splendeur architecturale des maisons de chaumes locales, bref, ils se sentent « différents » et heureux parmi les gens simples des îles.

    Soudain, l’un des touristes, petit d’apparence, un peu émacié, aperçoit, de derrière le virage qu’il vient de passer, un groupe de femmes sortant, une à une, d’une fosse profonde à même le sol.

    Que diable leur tient-il à cœur, pensa le blanc-bec (qui n’était autre qu’André) ?

    Curieux, il fit arrêter la voiture, descendit, puis s’approcha du trou. Vertigineux.

    Il s’est avéré que le trou était un « aven » (Gouffre naturel creusé par les eaux souterraines dans un terrain calcaire) d’environ vingt-cinq mètres de profondeur, André ne savait pas exactement.

    On pouvait distinguer des portions de la paroi de l’aven dans lesquelles se trouvaient de rares passages ressemblant un peu à un sentier étroit.

    On y voyait escalader un cortège de femmes et d’enfants, un par un, obstacle après obstacle, seau après seau…

    L’eau ! … Ils transportaient de l’eau.

    Difficile de ressentir ce qui se passait dans la tête d’André à ce moment-là. Il était confus, horrifié, comme possédé par un destin inconnu. Les émotions qui le submergent remontent des profondeurs de la terre, mais elles ne sont pas étrangères à celles qui l’accompagnaient lorsque, il y a bien longtemps, il allait pour la première fois, en solitaire, arpenter le ciel… (premier vol solo en montgolfière accompli en 1984 à l’occasion de son passage d’une licence aéronautique de pilote de ballon à air chaud).

    Oui ! André Graff est un ancien pilote de montgolfière. Son métier, pendant vingt-quatre ans, a été de balader des touristes sur les belles terres d’Alsace, ou entre la France et l’Italie au-dessus les cimes enneigées du Mont-Blanc, le plus haut sommet des Alpes. André a également cherché d’autres raisons d’exister sans limites que dans l’éther céleste et les abîmes de la terre. Il a également été trayeur de vaches, naturaliste, écolo, militant, fromager, inventeur de machines improbables, pompiste, philatéliste amateur et tant d’autres activités ou passe-temps variés et divers que des pages entières ne suffiraient pas à énumérer…

    Il était venu en Indonésie après que les médecins lui avaient dit de ne plus voler. Il fut découragé et, au milieu de cette anxiété, plusieurs amis lui proposèrent de visiter l’Indonésie, pays aux innombrables archipels. Peut-être pour dissiper son anxiété dans l’exotisme ?

    Mais à son arrivée à Sumba, lorsqu’André a vu l’interminable trou noir, il s’est souvenu du bleu infini du ciel au-dessus de la montgolfière de sa jeunesse. Il a senti les similitudes dans les différences. Et les similitudes dans les défis. Les deux promettent l’infini. Avec quelque chose d’encore plus spécial à propos de cette fosse : la montée incessante d’une femme après l’autre, d’un enfant après l’autre, tous desséchés et en sueur, mais silencieux et ne se plaignant pas. Elle ne se plaint pas parce que les seaux qu’elle transporte contiennent de l’eau potable pour les besoins de sa famille, dans un village situé à 1 000 mètres de là, au sommet d’une colline.

    En s’arrêtant pour une photo au bord de la fosse, André se fait raconter un autre « détail », déchirant celui-là. Année après année, une femme – ou un enfant – glissait et tombait dans les profondeurs, très loin, pour rendre son dernier soupir au bord du ruisseau souterrain. Mourir au bord de l’eau de sa vie.

    André est touché. N’aurait-il pas pu aider les villageois à remonter l’eau du trou dans la roche karstique jusqu’à la surface, tout comme, quelque temps auparavant, il avait réussi à faire s’envoler le ballon avec de l’air chaud ? Il était doué pour les tours d’ingénierie. L’eau n’est-elle pas plus réelle que l’air ? Oui, il n’a pas besoin de promesses de paradis, de salaires et d’autres choses. Juste de l’eau et, qui sait, les sourires innocents des vieilles dames du village. Il essayera d’aider à faire remonter l’eau à la surface pour les villageois.

    Il n’y a pas si longtemps, André habitait déjà à Sumba. Son village s’appelait Waru Wora. Sa maison était une maison traditionnelle avec un toit de chaume et il y a vécu pendant environ douze ans avec un ami de la famille. C’est là qu’il a appris. Il a appris à se comporter. Et il a commencé à voir ce qu’il pouvait faire pour améliorer le système d’approvisionnement en eau. Pilote de son propre ballon, il était déjà un homme à tout faire. Mais « l’eau » exige d’autres compétences. Il a vite compris ce qui était le plus important : fabriquer des anneaux en béton pour la construction de puits. Il a appris cette technique auprès d’un vieux prêtre catholique, Romo Lackner, à qui il rendait visite à cette fin sur l’île de Savu. Les anneaux en béton doivent être coniques, lui dit le prêtre. Si vous les empilez pour faire un puits, vous construirez automatiquement un escalier pour monter et descendre. Ayant appris à fabriquer des moules en métal servant à faire les anneaux de béton, André les emporte à Sumba et, mobilisant les hommes de Waru-Wora, où il habite, commence à travailler sur le chantier. Ses économies ont été retirées de France pour couvrir les frais de fabrication. En quelques mois, le puits est creusé et l’eau commence à remonter. Les anneaux de béton sont alors installés un par un. Pour la première fois, Waru-Wora dispose d’un puits dont l’eau n’est pas puisée à un kilomètre de distance, mais simplement gorgée, seau par seau, au pied de la colline où se trouve le village. Les femmes sont libérées, surtout les filles, qui peuvent désormais aller à l’école. André est ravi. Mais il n’est pas encore satisfait. S’il y a maintenant de l’eau dans le puits au pied de la colline de Waru-Wora, il se demande pourquoi elle n’est pas acheminée jusqu’au sommet, au centre du village. Pas d’électricité ? L’énergie solaire pourrait être installée pour pomper l’eau. Au moment où l’idée a traversé l’esprit d’André, il a de nouveau mis la main à la poche, et c’est ainsi qu’il l’a fait. Aujourd’hui, l’eau coule des robinets au centre du village. Les femmes ont été libérées du fardeau de l’eau. Waru-Wora est devenu un village » développé ».

    Waru-Wora est rapidement devenu un village célèbre parmi les villages de la région de Lamboya : grâce à l’eau, ses habitants échappaient à la soif typique de la saison sèche – le fameux délire appelé kalanggo.

    D’autres villageois ont rapidement entendu parler du « miracle » de Waru-Wora. André a rapidement été sollicité pour mettre en place un système similaire dans un village voisin, puis un autre et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ait construit huit systèmes d’approvisionnement en eau. Chacun d’entre eux est équipé de puits, de canalisations et d’électricité solaire.

    À ce stade, les économies personnelles n’auraient pas suffi. Heureusement, ses amis alsaciens – d’anciens amateurs de montgolfières – ont été fascinés par les nouvelles possibilités d’André, cette fois-ci non pas dans les airs, mais dans les profondeurs de la terre, et leur aide a afflué assez régulièrement pour financer les projets d’André les uns après les autres. Car les nouvelles idées et les nouveaux projets ne cessent d’affluer. Après avoir construit huit systèmes complets à Lamboya, il s’est installé à Kodi. Il y avait déjà de l’électricité. Il suffisait de construire un puits, d’installer une pompe à moteur ou une pompe à pied et de poser des tuyaux. C’est ce qu’André a fait, avec une petite équipe qu’il a constituée au fil du temps. Qui a aidé André au niveau local ? Les villageois : ils fournissent la main-d’œuvre pour réaliser les cercles en béton, enterrer les tuyaux, etc. Le gouvernement local apporte également son aide.

    Cependant, malgré leur utilité, les réseaux d’eau qu’André construit depuis près de 20 ans ne sont pas sans poser de problèmes. Pour deux raisons : d’une part, la nouveauté de l’approvisionnement en eau a modifié le mode de circulation et de distribution de l’eau existant – les camions de vente de la source – et les soutiens associés ; le réseau d’intérêts particuliers a été perturbé. En outre, le système d’eau artificiel d’André a été construit dans une société tribale qui, à l’époque, était en grande partie analphabète, c’est-à-dire qu’elle ne comprenait pas la notion de temps et de responsabilité économique. Pour une telle communauté, l’idée de contributions mensuelles gérées par une institution villageoise spécialisée était étrangère. Le personnel local instruit était plus préoccupé par la gestion des aides diverses venant de l’extérieur ou, dans les zones côtières, par l’organisation du transfert du statut des terres en vue de leur vente à des investisseurs extérieurs à l’île, que par l’attention à porter aux villageois « ignorants ».

    Le résultat : Entre 2005 et 2019, André a réalisé pas moins de 40 puits, qui fournissent de l’eau à plus de 30 000 personnes, soit 4 % de la population totale de l’île de Sumba.

    En conséquence, le système mis en place par André n’est souvent pas entretenu. Les robinets cassés restent en panne et les pompes à moteur bloquées ne sont pas remplacées, si ce n’est par la poche d’André ou par le gouvernement local. En d’autres termes, le sens de la responsabilité socio-économique des villageois à l’égard de l’élément de l’économie moderne qui leur a été donné – l’approvisionnement en eau – est inexistant. Ou l’absence de responsabilité. Par conséquent, la durabilité du système pose problème. Le développement physique ne résout pas nécessairement le problème. Il doit s’accompagner d’une prise de conscience du public.

    André a peut-être été trop innocent au début. Lorsqu’il construisait puits après puits, et réseau de canalisations après réseau de canalisations, il ne comprenait pas vraiment l’ampleur du problème auquel il était confronté. Il ne s’en est rendu compte qu’après avoir déménagé à Tambolaka et construit activement des puits dans la région de Kodi pendant plusieurs années. Ce n’est qu’en visitant Waru-Wora et ses environs qu’il s’est rendu compte, au vu du manque d’entretien, que le problème ne se limitait pas à l’eau. « La pauvreté invite la pauvreté », dit-il aujourd’hui.

    Comment sortir de ce cercle vicieux ? Il a commencé à y réfléchir vers 2015, dix ans après avoir commencé à construire activement le système d’approvisionnement en eau de Waru Wora. Il a même commencé à travailler sur l’idée d’une « école de l’eau », avec son propre programme d’éducation communautaire, des bâtiments pour l’apprentissage, un programme d’études pour différents types de compétences en matière de gestion de l’eau, par exemple le personnel enseignant, etc.

    Soudain, la crise du Covid-19 éclate et oblige André à prendre de la distance, distance intellectuelle, mais aussi distance physique. Lorsque le Covid a commencé à atteindre son apogée, il était en France et ne pouvait pas retourner à Sumba… Les victimes sont tombées, mais la technologie s’est transformée de manière inattendue. Apparemment, les séminaires et l’éducation en ligne ne sont plus un rêve du futur, mais une réalité quotidienne. De plus, tous les écoliers ont des téléphones portables – et tous les enfants de Sumba vont désormais à l’école. Il n’est donc pas nécessaire d’avoir un bâtiment magnifique ni de confiner les élèves dans une salle de classe sous la surveillance d’un enseignant, il suffit de jouer habilement avec les téléphones portables.

    Dans son « exil » en France, André a immédiatement saisi les opportunités éducatives offertes par les téléphones portables et la communication en ligne. C’est alors qu’il a pris la décision finale. Il laisse tout derrière lui : sa maison, ses amis, et même son Munster préféré. Sa vocation est définitive. Il doit trouver la clef pour que la population de Sumba Ouest, qui est classée comme la plus minuscule des déjà pauvres NTT, pour que la population de Sumba ne soit pas seulement transformée en systèmes d’eau par des étrangers – lui-même, le gouvernement ou d’autres ONG – mais créée et gérée par chaque communauté, dans un dialogue ouvert avec d’autres Indonésiens.

    Que fait André aujourd’hui, après son retour de France à Sumba ? Bien sûr, il continue à creuser de nouveaux puits et à réparer les anciens. Cela fait partie de son destin. En apprenant qu’Amaenodu (le nom sumbanais d’André) était revenu à Sumba, ils sont venus, une, deux personnes, parfois en groupe. Qui sont-ils ? Les petites gens du village. André donne des conseils ici, fait des visites là. Mais il s’occupe aussi d’un autre travail, très sérieux : il travaille sur un questionnaire qui sera distribué aux éducateurs du village, pour savoir « comment les systèmes d’eau peuvent être établis au sein de l’adat (la tradition) et gérés localement sans contraintes, sur la base des connaissances locales ; ou comment impliquer les femmes et les jeunes ».

    Plus important encore, il travaille actuellement sur deux types de modules d’apprentissage sur l’eau qui seront appliqués sur le terrain par le biais d’ateliers : l’un, de nature formelle, vise à éduquer et à former des agents de vulgarisation potentiels spécialisés dans l’eau ; l’autre, plus informel, mais aussi plus important, sera également diffusé sur YouTube. Ces modules YouTube couvriront toutes les étapes de la construction d’un puits, du creusement et de l’installation des tuyaux, de l’entretien et de la réparation des machines cassées, etc., ainsi que la gestion des redevances d’eau. Toutes ces informations seront présentées sous forme de vidéos et accompagnées d’images explicatives. Par exemple, il y aura des vidéos et des photos sur la façon d’installer des ponceaux, de faire des puits et de planter et d’installer des canalisations d’eau.

    Pour la mise en œuvre, André s’appuie sur une équipe. Certains de ses membres sont déjà en place, d’autres seront nommés par le biais de procédures d’auto-sélection ou à la demande d’agences gouvernementales. Les ateliers mentionnés ci-dessus, en collaboration avec les agences gouvernementales et les institutions coutumières concernées, devraient jouer un rôle important dans la popularisation du nouveau mode d’intervention. L’objectif, aux yeux d’André, est de sortir définitivement les gens du marasme et de leur donner le contrôle de leur propre vie.

    N’est-ce pas un rêve ? Non, ce n’est pas un rêve. André n’est pas seulement un « rêveur », il est aussi un « faiseur ». Je vais donc l’aider moi aussi.

    Et vous, que ferez-vous ?

    Par Jean Couteau¹

    1

    Plus léger que l’air

    L’homme de Florès m’a caressé (23 déc. 2004), Pays Lio (île de Flores)

    Homo macadamus

    Le moteur s’était enfin tu.

    À la manière de Jonas ressortant du ventre de son gros poisson avaleur d’humains, je m’apprêtais à me dégager du cocon-bastringue à quatre roues qui m’avait copieusement prédigéré pendant une interminable demi-journée. Quelques autres passagers restaient encore à bord. Des mecs joviaux, à la vue d’un « bule », « blanc-bec », d’un touriste, d’un « porte-monnaie sur pattes », se précipitaient déjà vers moi alors que je m’apprêtais à m’extraire de petit autobus vert…

    … Et j’éructe : « Yetz awer lian er mi riawig ‘ferdammi’ nar a mohl » (putain de Bon Dieu, lâchez-moi la grappe immédiatement).

    Là, bien que n’en laissant rien paraître, j’ai failli m’étouffer de rire à la vue d’un spectacle étonnant : j’avais effarouché mes interlocuteurs qui, comme un seul homme – alors qu’ils étaient 4 ou 5 gaillards –, reculaient précipitamment en ressortant par la portière arrière de l’autobus qui venait à peine de s’immobiliser sur le « Bis-terminal » de Maumere. Mais aussi, je m’étais presque effrayé moi-même : trop lassé par les « harcèlements » incessants en forme de « transport’ mister », « ojek ? », « where you go ? », etc., et, sans trop y réfléchir, j’avais choisi l’option du coup de gueule en alsacien et je fus bien surpris de l’effet radical d’effroi qu’il fit sur mes harceleurs. Je m’étais moi-même impressionné par mes propres capacités à éructer de manière aussi violente, presque existentielle, ces quelques mots en mon idiome originel. Un peu moins aurait probablement suffi !

    Par les quelque trente degrés à l’ombre de l’asphalte rare – et donc si chic à cet endroit – où descendent parfois des « bule » (Occidentaux), je me demandais comment le vulgaire juron qui ne faisait pourtant aucunement partie de mes registres originels de vocabulaire de petit « alsaco-protestant », avait pu se présenter aussi spontanément à mes neurones. Imprévisibles neurones ? : sacrés petits tissages serrés de myéline voyageuse. Fallait-il qu’une fois de plus vous tentiez de me rapprocher de mes putains d’origines… alors que l’asphalte sent si bon et que le soleil de fin d’après-midi se met déjà en pyjama, alors que « l’ailleurs » est en passe d’être atteint, alors que j’allais enfin arriver nulle part.

    Les conducteurs d’ojek, taxis, guides et motocyclistes de la place qui assistaient à la scène ne m’abordèrent donc pas : ils avaient compris que le « bule perancis » (prononcez « boulet prantchiss »), donc le touriste français, ne souhaitait pas recourir à leurs services et qu’il était manifestement excédé par leurs trop pressantes propositions. Je rassemblais mes bagages le plus rapidement possible puisque manifestement le bus allait continuer sa route : je n’avais pas été averti que nous arrivions à destination et ne comprenais pas qu’après une pause non expliquée l’engin allait repartir aussitôt.

    En voyage, les « bagages » se composent surtout d’éléments matériels. Sauf pour ceux qui se déplacent à plusieurs, auquel cas les illusions de communauté en font partie ! Mais, même « matériel », le bagage est une forme d’excroissance du voyageur : une forme de prolongement de l’individu, la collection d’objets plus ou moins pesants ou lourds d’accessoires de petits conforts précédemment dégustés ailleurs et souvent complètement inadaptés à l’univers environnant, ou de ramassis de matériaux fétiches, ou encore de souvenirs.

    Ces fétiches donnent au voyageur l’illusion d’une possible continuation de l’excitation de ses découvertes par la possibilité de les « partager » (en réalité, le voyageur au moment de son retour chez lui ne fait que les étaler sans que cela ne signifie quoi que ce soit à ses interlocuteurs, évidemment ne peut que l’engager à la tristesse). Le temps de « prendre l’avion » pour retourner vers sa résidence principale de sédentaire, il aura été rassuré d’une éventuelle, bien qu’impossible, prolongation de son expérience par de hasardeux « partages » ou « stimuli de communion » que provoqueraient les objets embarqués en soute ! Je trimballais, bien sûr, toute cette panoplie : équipements photo et « colifichets-souvenirs » !

    Les conducteurs d’ojeks, et de taxis, et autres badauds n’avaient pas bougé ! Voyant mes interlocuteurs transis me mater d’un œil amer, j’usais d’un gag à peine plus délicat : en « boulet » parfait que j’étais, je sortis mon téléphone portable après avoir déposé mon sac à dos, mon sac de voyage, et ma gibecière-photo sur un trottoir et entreprenais une conversation tout à fait imaginaire, histoire de souffler un peu. La ruse fonctionnait : manifestement tous ces garçons, bien décidés à se rendre indispensables pour m’accompagner on ne sait où, regrettaient l’évident contact que je semblais avoir à Maumere ! Si celui-ci avait existé, il aurait certainement transféré ou hébergé le blanc-bec qui aurait pu les faire croûter.

    Le soleil était encore très chaud alors qu’il devait a priori se coucher dans environ une heure. Peut-être d’ailleurs qu’en Asie le soleil ne se couche que pour éviter d’avoir trop chaud…

    Je dégoulinais de cette sueur étrange qui a un goût prononcé et tenace sans parvenir à la bouche et qui sans atteindre les narines exhale une odeur tout aussi âcre ; obsédante, omniprésente et semblant venir de l’intérieur ! Ah Lariam quand tu nous tiens ! Ce produit antipaludique puissant est encore consommé par de nombreux « boulets » en Asie pour éviter les affres de la malaria. Ceci bien que les emballages ou notices aux consommateurs comportent en mention claire dans la rubrique « effets indésirables » : « peut entraîner des effets psychologiques désagréables voire des envies suicidaires » !

    Et puis mon otite interne continuait ses vacarmes de forge depuis les tréfonds de mes oreilles alternativement gargouillantes et cognantes en dépit des derniers antibiotiques et antinévralgiques qui me restaient, associés aux aspirines locales achetées la veille en « apotik » (pharmacie). Associations de drogues puissantes.

    Après l’arrivée à la destination terminale, je scrutais le terrain du « bis-terminus » en feuilletant le « Lonely-Planet ». Se donner de la contenance et une image de touriste « sérieux » n’est pas l’attitude la plus blâmable des voyageurs. Soudain je me rendis compte qu’il n’y avait plus rien, plus personne autour de moi ! Et, là encore, j’ai ri : je me trouvais seul sur ce ring où grouillent d’habitude tant de vautours à roupies et j’étais bien emmerdé pour trouver hébergement, taxi, transfert, etc. Alors j’ai marché un peu.

    L’accostage a été rapide et malgré l’hôtel peu recommandable (chansons pentecôtistes jusqu’à 2 h du matin, heureusement étais-je rentré tard), la nuit à Maumere fut malgré tout délirante d’amusantes rencontres et de beaux moments.

    Ces « consciences en rétroviseur » lors desquelles je me voyais réagir, moi-même interprète de l’opéra que j’improvisais (ou qui m’improvisait mon rôle), ces solitudes de macadams surchauffés, ces éclats de voix, ces maladresses élégantes, ou ces inélégantes adresses me semblent être de bien plus radicales thérapies de conscience que celles des sofas mous des officines occidentales. La « conscience » ici s’entend « spatialisation », évaluation d’une situation inattendue, et respiration profonde et lente pour calmer les stress et craintes de tous crins.

    J’étais donc là. Nulle part. Cet endroit n’avait strictement aucune signification pour moi. J’étais ailleurs. Il était l’heure de prendre mon comprimé de Lariam.

    Homo culpabilis

    Je me sentais réellement fatigué : réveillé à 5 heures du matin par Melky, le très sympa complice rasta et gardien de mon hôtel de la veille d’où j’avais pris le bus de Bajawa pour Maumere. On m’avait annoncé environ 6 à 7 heures de route. L’embarquement s’était fait devant l’hôtel, à la sauvette. J’étais l’unique touriste ce matin-là et cela m’arrangeait : les bousculades n’ont jamais été un plaisir pour moi ! Donc « Sampai Jumpa Melky » (à bientôt, Melky).

    Mes bagages avaient été lancés à la volée sur le toit cabossé du bus parmi les cochons, chèvres et autres gros cartons. J’étais encore dans mes impressions de la veille alors que j’avais « zoné » en ville avec Melky, mon accompagnateur, traducteur de bonne compagnie aussi drôle qu’agréable. Nous avions « fait la clôture » de la première foire à manèges de Bajawa. C’était une merveille : des machines infernales aux carburants colorés et fumants dans leurs réservoirs à l’air libre qui alimentent d’énormes moteurs pétaradants, lesquels, équipés de systèmes de chaînes et de poulies à frottements pneumatiques entraînaient le grand carrousel ou la grande roue. Les petites nacelles métalliques embarquaient des enfants aux sourires émerveillés à quelques mètres du plancher des vaches.

    Devant l’hôtel, j’avais demandé à Melky de bien vouloir solliciter les portiers du bus pour qu’ils me prêtent la main pour récupérer mes sacs : seule une petite galerie métallique d’une quinzaine de centimètres prétendait prévenir les bagages d’une chute. Mais déjà l’engin s’était mis en route. Je fulminais, les bruits de battement de mon cœur cognaient dans mes oreilles alors que les aspirines et antibiotiques arrivaient en fin de stock.

    Lors de soins prodigués à mon retour, mon copain médecin en Alsace m’avait expliqué les causes de ces réalités internes : j’avais le canal de l’oreille moyenne et la trompe d’Eustache complètement bouchés et en surpression par des encombrements de glaires, ce qui entraîne un effet d’hyperamplification, au point d’entendre les moindres gargouillis et mouvements, même microscopiques, internes à mon corps. Quelle machine ! La coupe de l’oreille qui a servi à illustrer le propos du sympathique O.R.L. montrait cet espace moyen de l’oreille comme une lagune : même la physiologie de l’oreille peut inviter au voyage !

    En moins d’une fraction de seconde et tout en restant bien réceptif à ce qui se passait en moi, je m’étais transposé dans une lagune chaude que j’avais traversée à la nage, au crépuscule, environ trois semaines avant. Ce n’est que bien plus tard, pendant la nuit de pleine lune qui suivit, que les shamans et villageois qui nous hébergeaient s’étaient étonnés de mon retour : quelque temps avant, deux personnes avaient disparu dans des circonstances équivalentes, au même endroit. Sans évoquer de causalité avouée, on nous parlait de la présence de crocodiles dans la lagune.

    Je décidais de m’installer sur la banquette arrière. En véhicule à quatre roues, l’arrière n’est généralement pas convoité. Les chocs et aléas de la suspension y sont les plus sensibles. Je n’avais pas encore imaginé mes stratagèmes, mais pressentis que ma place était « là », sur la banquette arrière, là où d’habitude se mettent le ou les portiers : les « konjaks ». Cette fonction libère le chauffeur de tous soucis hormis sa conduite. Les portiers s’occupent autant des bagages que des encaissements : juste avant sa destination, chaque passager du véhicule paye son dû.

    Sitôt un passant est en vue, l’un des konjaks est en permanence penché à la portière arrière toujours ouverte pour crier l’annonce de la destination suivante. Le bus était loin d’être complet : seule la moitié des places disponibles étaient occupées, mais l’allée centrale était bondée à hauteur du haut des sièges par des sacs de riz. Pour ce voyage, les portiers étaient trois et l’un d’eux m’agaçait particulièrement : alors que j’étais frustré et inquiet de ma privation de bagages, il s’était adressé à moi de manière quasi brutale « giv’ sigaret’ » et jouait le matador par rapport à ses deux associés bien plus discrets et souriants…

    Aux sursauts généreux induits par la route, tantôt piste défoncée, tantôt chantier, tantôt « no man’s land » indéchiffrable par le vaillant chauffeur, j’imaginais mes affaires envolées à chaque soubresaut ! Pauvre « bule perancis » (blanc-bec français !). La première heure de voyage était particulièrement pénible. Il fallait bien le temps de s’y habituer : finalement y en eut 9 ou 10. Je n’avais expérimenté qu’un seul trajet de ce type quelques jours avant, et me demandais bien si mes fièvres, angoisses bagagères et automédications sauvages me permettraient de tenir jusqu’au bout du voyage. J’allumais une cigarette. Aussitôt, le portier-chef me re-entreprit : « rokok mister » (rokok = clope). « Habis » (y en a plus !), lui dis-je, en montrant le toit du bus. J’expliquai en anglais à l’un des assistants que j’avais deux paquets entiers à leur offrir dans mes sacs sur le toit. Ceci bien sûr à condition d’avoir mes sacs en « cabine », comme ces autres voyageurs qui avaient, eux, la permission de voyager avec leurs sacs de riz et cochons ou volailles bien moins fragiles… Je me surpris ensuite à vouloir comprendre cette ségrégation « rizoto-bagagère » et à calmer mes angoisses de sacs de voyage envolés.

    Je gambergeais. En quelques dizaines de kilomètres de vrombissements, davantage perçus qu’entendus, de chocs inexpliqués et autres claquements de transmissions du petit autobus vert, la variété des mouvements, les senteurs et les positions diverses autant du véhicule que des passagers s’imprimaient progressivement en moi. Je contrôlais tant bien que mal les alignements de mes disques intervertébraux et c’est peut-être cet effort divertissant qui me fit penser à d’éventuelles explications aux mystères bagagers : les sacs de riz d’environ 40 à 50 kg étaient bien plus lourds que les sacs du touriste et, de surcroît, le riz se mange, alors que les souvenirs et autres sacs de couchage ne sont pas destinés à être engloutis.

    Deux heures plus tard, à l’occasion d’un arrêt, je récupérai mes bagages et les portiers eurent chacun son paquet de Krétek, ces légendaires cigarettes locales parfumées au clou de girofle… Des sourires apparurent à mon égard… Le reste du voyage pouvait commencer. Du moins pour eux. En ce qui me concerne, il me fallut encore un bon tronçon d’éternité pour me libérer de mes sentiments coupables de petit homme blanc qui avait récupéré ses sacs par le truchement d’un « deal ». Je m’étais surpris à imaginer la « valeur » financière de ma démarche : si la corruption tabagique n’avait pas suffi, quelle somme aurai-je investie pour m’affranchir de l’inconfort que j’avais imaginé ?

    La corruption ? Ce système des petits ou grands billets qui circulent est tout simplement naturel, parfois bien senti, parfois abusif, mais je ne l’ai jamais observé de manière aussi planquée – souvent déguisé en termes et autorisations tout à fait officiels ! – qu’en Occident.

    À la « pause de midi », alors que passagers et portiers s’engouffraient dans une petite gargote de bord de route, j’achetai un assortiment de fruits sur un petit marché calé sous une bambouseraie : un peigne de l’une des 62 variétés de bananes d’Indonésie, des mandarines, des fruits du serpent et des mangoustans. La culpabilité et les fâcheries s’éloignaient, les fruits étaient sucrés, juteux, délicieux.

    Homo reconciliatus, homo musicalis

    Selon mes évaluations, il ne restait que trois ou quatre heures de route

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