Le grand tournoi
Par Marcel Nérée
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEUR
"Le grand tournoi" est le quatrième joyau littéraire de l’écrivain martiniquais Marcel Nérée, après ses succès précédents : "Le souffle d’Édith" publié aux Éditions L’Harmattan, "Tanbouyé" chez Ibis Rouge et "La véranda des songes" par Le Manuscrit. Le présent livre nous entraîne dans une réflexion profonde sur la signification des grandes compétitions internationales de football comme la Coupe du monde. Un voyage captivant à travers le sport et la culture.
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Aperçu du livre
Le grand tournoi - Marcel Nérée
1
Qu’aurait-il pu faire d’autre de sa vie ? C’était l’acte qu’il savait le mieux accomplir, mieux peut-être que personne au monde : attendre, rôder, guetter, tel un fauve, le centième, le millième de seconde essentiel, l’instant qui ne se répéterait pas, qui n’aurait parfois même pas existé, qui souvent ne surviendrait jamais, et qu’il devrait saisir, magnifier, sublimer, métamorphoser en jouissance, en délire, en avancée vitale vers l’indispensable triomphe, l’explosion libératrice, soulagement de la misère millénaire et de l’ennui quotidien. Il courait et courait encore, en tous sens, accélérait, sautait, changeait de direction, espérait l’illumination brève, mais suffisante. Il savait qu’elle ne lui échapperait pas, qu’il répondrait cette fois encore à l’attente des siens. C’était son art, son talent, l’instinct qui vivait en lui, la petite force ténue et opiniâtre, précieuse pour lui et tous les autres, car il était si rare, de plus en plus rare, d’entrevoir la lueur, de plus en plus difficile de la transformer en torche prodigieuse, de plus en plus dur de combattre sans répit pour maintenir l’espoir de la voir poindre et changer inexorablement le cours du destin.
Il pensait brusquement à Haïti, à toute cette désolation et ces morts, au sang qui avait encore si abondamment coulé. Mais le feu était trop vif pour permettre ne serait-ce qu’une esquisse de méditation. Si la flammèche passait sans qu’il s’en aperçoive, il ne la reverrait peut-être jamais. Cette tension pouvait sembler insupportable, inhumaine, mais c’était de cela précisément qu’il ne pouvait pas se passer : être un animal, une arme élémentaire, une créature ressentant la plénitude de sa fonction dans l’univers, dans le cosmos.
Le souvenir de Mirette lui revenait. Pourquoi diable ne pouvait-il se concentrer sur sa tâche si rude, si prenante ? Toujours ces flots d’images, de pensées jaillissant de sa mémoire, de sa conscience… Il aurait tant aimé livrer simplement son combat, triompher ou être défait et attendre dans la vacuité du repos la joute suivante, le prochain défi. Mais il était trop plein de ces regrets, de ces remords, de la gêne que lui inspirait cette espèce de confort, de chance, qui le séparait de ses frères, de ce qu’il était vraiment et qu’il aurait voulu ne jamais cesser d’être.
Le combat était intense, indécis. Toujours tournoyant, veillant, esquivant, toujours l’espoir au cœur, la petite flamme en tête. Existait-il un autre point aussi infime, aussi virtuel ? C’était lui qu’il fallait attendre, atteindre et féconder. Il en avait la charge. Tous comptaient sur lui. C’étaient des amis, des camarades, des frères de misère. Mais dans la grande tourmente, il n’existait que pour et par cette extraordinaire mission. Il fallait qu’il réussisse, qu’il donne un sens à la somme de leurs efforts de déferlement, de résistance, à cette terrible bataille qu’ils menaient sans défaillance. Là brûlaient toutes les passions du monde, les amours, les haines, les désirs, les grands et les petits patriotismes, l’expression immémoriale de la puissance des uns et de la vulnérabilité des autres.
Depuis combien de temps avait-il commencé à livrer bataille ? Depuis très longtemps, depuis que, dans la cour de l’école primaire du Gros-Morne, on avait décelé chez lui, il ne savait plus trop comment, cette fabuleuse aptitude à réaliser les gestes qui ouvrent les portes des victoires. Quelques-uns de ses camarades, peut-être quelque peu envieux, répétaient à qui voulaient les entendre que cette faculté exceptionnelle n’avait rien de méritoire, parce que, de toutes les manières, cela seul occupait son esprit à tout moment du jour et de la nuit. Ils affirmaient encore que l’égoïsme et l’âpreté étaient les principaux moteurs de cette étonnante machine qu’il n’y avait aucune raison d’admirer. Peut-être avaient-ils raison. Peut-être n’était-il pas né avec ce sens hors du commun, mais l’avait-il acquis par rage de vaincre ou nécessité de survivre, dans la jungle marrée de l’existence au quotidien et des rapports des uns avec les autres. Depuis son plus jeune âge, en tout cas, il était dans les braises d’où jaillirait cette formidable fournaise et s’y mouvait avec suffisamment de brio et de vaillance pour être remarqué par des personnes influentes de son entourage, lesquelles s’étaient appuyées sur leurs relations en France pour le lancer dans la carrière. Ses parents auraient préféré qu’il continue à aller à l’école, comme tous ses camarades, afin d’accéder à des moyens sûrs de sortir du bas des bananes, en devenant un médecin, un fonctionnaire ou, pour le moins, un employé de bureau. Il n’existait certes rien de pire que la boue et le madjoumbé, si pesant à lever et à jeter sur la terre ingrate et hostile. Et donc, finalement, s’il ne voulait vraiment pas continuer à aller à l’école, pourquoi ne pas suivre cette voie providentielle qui s’ouvrait devant lui ? Voilà comment il était parti pour l’un de ces centres d’élite où l’on façonnait les guerriers.
Tours n’était ni la plus renommée ni la plus recherchée de ces singulières académies, mais il y avait été accueilli avec toute l’affection que permettaient les nécessités d’une éducation spartiate. Et pourtant, comme il avait souffert du froid et de la solitude ! Comme il avait pensé aux bras chauds, aux doux baisers et aux tendres caresses de Man Fifine ! Tous les jours, il fallait se lever à quatre heures pour commencer les exercices physiques. Le travail durait toute la matinée et, après le frugal repas et la sieste, on passait à l’apprentissage de l’art et des méthodes du combat. Pour le petit Colbert, c’était l’antichambre de l’enfer. Plus dur encore que d’amarrer la canne ou de charroyer les régimes de bananes depuis le fond de la ravine jusqu’au bord de la route sous les morsures du soleil et des herbes coupantes. Mais il avait tenu bon, encore et toujours, probablement parce qu’il avait commencé, dès cette époque, à être sous le coup d’une espèce d’addiction qu’il mettrait de longues années à essayer de comprendre.
La bataille était de plus en plus intense, horrifiante. Comment pouvait-il, malgré tout, avoir tout cela dans la tête ? Il fallait esquiver, bondir, plonger, courir, en quête inlassable de l’intuition salutaire, du millième de seconde capital. Les deux camps produisaient un effort de géants, poussant, comme encastrés l’un dans l’autre, corps perdus en une épouvantable mêlée d’où giclaient la sueur et le sang, la lutte absolue jusqu’à l’ultime souffle, au triomphe ou à la mort.
Il avait connu Mirette et ils s’étaient aimés. Un de ces amours qui durent toute la vie. Elle était belle comme une fleur des bois et ne vivait que pour les moments qu’ils pouvaient passer ensemble, lorsqu’elle parvenait à échapper à la vigilance de sa grand-mère et qu’ils se retrouvaient à la sortie de ses cours, de la messe ou lors de ces petites fêtes auxquelles elle obtenait parfois l’autorisation de se rendre. Cela avait été pour lui un terrible déchirement de devoir la quitter pour se lancer dans cette grande aventure. N’ayant jamais cessé de penser à elle en frémissant de tout son être, il ne comprenait pas pourquoi et comment cet amour s’était perdu.
Bon Dié, que ce combat était raide ! Il se sentait parfois si seul au milieu des plus rudes ennemis. Bien sûr, il était souvent épaulé par Hervé de Ravelle, son plus proche compagnon, mais il y avait bien longtemps que, dans un affrontement d’une telle intensité, son action n’était plus réellement efficace. L’expérience était certes un bel atout. Elle ne suffisait cependant pas quand l’ardeur était à son paroxysme et que tous les sens, tendus comme des cordes d’arc, s’aiguisaient à l’extrême dans le formidable brasier. Il arrivait bien parfois que la lumière surgisse des actes aussi hasardeux que désespérés d’un de ses frères d’armes. Mais cela était de plus en plus rare et, dans des moments comme celui-ci, il n’était pas rationnel de nourrir de tels espoirs.
L’intensité baissa quelque peu. Les deux camps semblaient reprendre leur souffle ensemble, l’espace de quelques secondes. À peine le temps de s’éclaircir les idées, et la fournaise reprit de plus belle. Et toujours cette pensée obsédante qui l’habitait, était peut-être le fondement de toutes ses actions. Pourquoi était-il né en Martinique, et pas à Sainte-Lucie, à la Dominique, la Jamaïque ou Cuba ? Il avait l’impression de ressentir dans sa chair et dans son âme la souffrance de chaque petit Haïtien, qui aurait pu être lui-même, ou son frère, ou son enfant. D’où lui était venue cette sensibilité exacerbée au sort de tous les descendants d’esclaves déportés de la terre d’Afrique ? Il avait du mal à le comprendre ou à s’en souvenir. Des récits de son père, prénommé Colbert, comme lui, à l’image de nombre de descendants du fondateur de la lignée, le nèg’mawon de Fonds-Masson, qui avait pété les chaînes et vécu libre dans les bois pendant des dizaines d’années, ou de ces tanbouyés, danseurs de bèlè et lutteurs de danmyé dont il buvait pendant des heures les évolutions le samedi et le dimanche matin devant le marché du Gros-Morne ? Il n’en savait pas grand-chose, mais cette réalité était aussi profondément enfouie en lui que l’instinct de guerrier qu’il avait hérité de ce noble ancêtre et qui, au fil de sa vie, était devenu le trait essentiel de son caractère.
L’indécision était totale. Parfois ils se faisaient submerger, ployaient, reculaient jusqu’aux limites extrêmes de leur défense. C’était la mort, c’était la fin. Plus de ressources pour résister à l’implacable déferlement. Le vide était proche, le néant… Et puis, alors que tout semblait parti par tête, ils s’adossaient à leur désespoir pour repousser le coup de grâce, retrouver des forces et repartir à l’assaut. Tant de choses dépendaient de leur courage, de leurs efforts. Ils remontaient vaillamment la pente et rassemblaient leur restant d’énergie pour porter des coups qui se voulaient ravageurs. Il fallait mettre les griffes en terre et défendre ardemment chaque pouce de terrain. Coups d’éperons sur coups d’éperons, toujours de l’avant, ne pas céder. Et, au milieu de la tourmente, toujours garder la lucidité, l’éveil. Les instants ne se répétaient pas. Il fallait les saisir et les exploiter comme s’ils étaient les derniers. Ils l’étaient d’ailleurs peut-être, fragiles, délicats, incroyablement fugaces.
Il imaginait les combats de ses ancêtres, du premier Colbert, qui un jour dit non au fouet, aux fers et à l’humiliation et parvint à semer les chiens et les chasseurs pour se réfugier dans les bois de Fonds-Masson, l’enfer des raziés peuplés de mayingouins et de bêtes longues. Il fut longtemps un nèg’mawon solitaire, avant de tomber un jour sur ce groupe qui l’avait accueilli et avec qui il avait vécu l’étrange et sauvage liberté des esclaves rebelles. Comment lui avait-il eu connaissance de ces faits perdus dans le lointain des temps ? Il ne le savait pas de façon très précise. C’était effectivement depuis cette époque que les premiers-nés mâles de la famille s’appelaient Colbert, sans doute pour rendre hommage au guerrier héroïque qui avait regardé la mort en face et ouvert la voie de la grande subversion. Ce prénom était la marque d’un sang, d’une lignée, d’une histoire. Il était aussi porteur d’une parole, d’une mémoire et d’une destinée. Il voulait dire que le nèg’mawon était immortel, car à travers le temps, les âges, sur toutes les terres qui avaient porté des esclaves, sur toute l’étendue de la planète, on saurait, on devrait savoir que des Nègres dignes et braves avaient semé partout des graines de liberté.
Il y avait eu