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La SOCIÉTÉ DES FOUS DE BASSAN
La SOCIÉTÉ DES FOUS DE BASSAN
La SOCIÉTÉ DES FOUS DE BASSAN
Livre électronique550 pages7 heures

La SOCIÉTÉ DES FOUS DE BASSAN

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À propos de ce livre électronique

Évangéline résoudra-t-elle cette sordide affaire de meurtre ?

Quelques mois seulement après la perte de son père, Évangéline Leblanc, dix-sept ans, se rend à L'Anse-à-Beaufils pour passer l’été au chalet familial. Elle rêve de profiter du calme de la mer et de se perdre dans les pages de son roman, les pieds bien enfoncés dans le sable. Mais, entre la relation tendue qu’elle entretient avec sa mère et la présence non désirée de son beau-père, les vacances estivales s’annoncent longues.
Un soir de juin, alors qu’elle traîne derrière le pub du village avec un garçon qu’elle connait à peine, elle aperçoit un bras pendu au-dessus d’une benne à ordures. La macabre découverte cause une onde de choc sur la péninsule gaspésienne. Qui peut bien mériter une telle fin ? Et que penser de cet œil étrange gravé dans sa chair et qu’elle aperçoit maintenant partout ?
Obsédée par ces images qui la hantent sans relâche, Évangéline se lance dans une enquête où artistes révolutionnaires et membres du crime organisé semblent cultiver un culte étrange pour les Fous de Bassan.
LangueFrançais
Date de sortie18 avr. 2024
ISBN9782925371083
La SOCIÉTÉ DES FOUS DE BASSAN
Auteur

Sophie Richer

Originaire de la ville de Québec où elle poursuit des études en psychiatrie, Sophie Richer navigue entre sa passion pour les mots et les profondeurs de la psyché humaine. Avec La Société des Fous de Bassan, son premier roman, elle nous plonge dans l'ambiance envoûtante des étés de son enfance, le long de la côte gaspésienne. Imprégné d'air marin, son livre propose une bonne dose d'aventure et de mystère.

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    Aperçu du livre

    La SOCIÉTÉ DES FOUS DE BASSAN - Sophie Richer

    cover.jpg

    Table des matières

    Chapitre 1 10

    Chapitre 2 20

    Chapitre 3 29

    Chapitre 4 37

    Chapitre 5 47

    Chapitre 6 56

    Chapitre 7 64

    Chapitre 8 71

    Chapitre 9 79

    Chapitre 10 86

    Chapitre 11 94

    Chapitre 12 105

    Chapitre 13 112

    Chapitre 14 116

    Chapitre 15 121

    Chapitre 16 128

    Chapitre 17 136

    Chapitre 18 143

    Chapitre 19 153

    Chapitre 20 159

    Chapitre 21 166

    Chapitre 22 173

    Chapitre 23 179

    Chapitre 24 189

    Chapitre 25 193

    Chapitre 26 198

    Chapitre 27 206

    Chapitre 28 212

    Chapitre 29 217

    Chapitre 30 225

    Chapitre 31 231

    Chapitre 32 236

    Chapitre 33 243

    Chapitre 34 247

    Chapitre 35 252

    Chapitre 36 261

    Chapitre 37 267

    Chapitre 38 274

    Chapitre 39 278

    Chapitre 40 283

    Chapitre 41 292

    La Société des Fous de Bassan

    Sophie Richer

    img1.png

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: La société des fous de Bassan / Sophie Richer.

    Noms: Richer, Sophie, auteur.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20230068146 | Canadiana (livre numérique)

    20230069134 | ISBN 9782925371069 (couverture souple) | ISBN 9782925371076 (PDF) |

    ISBN 9782925371083 (EPUB)

    Classification: LCC PS8635.I3416 S63 2024 | CDD C843/.6—dc23

    Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour nos activités d’édition.

    img2.png

    Conception graphique de la couverture: Sophie Richer

    Direction rédaction: Marie-Louise Legault

    ©  Sophie Richer, 2024 

    Dépôt légal  – 2024

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Bibliothèque et Archives Canada

    Tous droits de traduction et d’adaptation réservés. Toute reproduction d’un extrait de ce livre, par quelque procédé que ce soit, est strictement interdite sans l’autorisation écrite de l’éditeur.

    Imprimé et relié au Canada

    1re impression, juin 2024

    Chapitre 1

    Le bruit des vagues qui s’écrasent sur la plage est très particulier. Ça roule et c’est râpeux à la fois. Le murmure du sable qui borde les côtes gaspésiennes est moins romantique, mais bien plus musical que celui des plages blanches des Caraïbes.

    Détrompez-vous, je n’ai rien contre les Caraïbes; Jack Sparrow restera toujours ma princesse de Disney préférée. Mais l’Atlantique Nord, l’Atlantique gris me fascine comme rien d’autre ne m’a fascinée en dix-sept ans de vie, presque dix-huit. C’est peu dire.

    Nous sommes à la fin du mois de juin, au tout début des vacances d’été, à quelques jours de la Saint-Jean. J’ai les deux pieds enfoncés dans le sable doré de notre plage à l’Anse-à-Beaufils, celle qui commence devant la microbrasserie Pit Caribou, pas la plage aux agates de l’autre côté de la digue qui attire les chasseurs de trésors chaque été. Les touristes passent des heures à fouiller le sable, à la recherche de ces pierres semi-précieuses que souvent, ils ne trouveront jamais. La bande de sable qui prend naissance devant le Pit Caribou est techniquement une plage privée, si bien qu’on peut s’y balader en paix, sans risquer de se prendre les pieds dans un touriste à moitié enfoui dans le sable, hypnotisé par les trésors marins.

    C’est plutôt difficile d’accéder à la plage à partir du chalet familial, un petit bâtiment fait de bardeaux en cèdre blanchis par le soleil et le sel de mer. Quand j’étais enfant, une véritable falaise séparait notre terrain de la plage. Avec les années, cette falaise a peu à peu fondu pour devenir une butte. Cette transformation est le résultat combiné de l’évolution des côtes et de mon référent de grandeur. Mais même avec ces quelques mètres d’altitude en moins qui rendent la falaise-butte bien moins impressionnante, il n’est toujours pas possible d’accéder à la plage en passant par là. La matière argileuse et l’inclinaison abrupte rendent la descente dangereusement glissante.

    Non, si on veut accéder à la plage en gardant un minimum de dignité, il faut descendre la rue de l’Anse et contourner le Pit Caribou. À l’époque où mes parents ont acheté le chalet, il y avait un vieux bâtiment délabré à la place de la microbrasserie qui portait le nom de Loup Marin Gaspésien. C’était bien plus viril, si vous voulez mon avis. Je ne suis pas une fan de Pit Caribou. Leur bière n’est peut-être pas si mal, mais les horribles émanations de houblon fermenté qui flottent trop souvent dans l’air pendant que je déjeune me lèvent le cœur.

    Si notre plage n’est pas la plus belle de la Gaspésie, elle fait tout de même l’affaire. Elle n’est pas très large et disparaît presque entièrement à marée haute, mais la vue est à couper le souffle. D’un seul coup d’œil, on peut voir la côte, l’Anse, la digue, l’île Bonaventure et deviner l’immensité de l’Atlantique. Mes moments préférés sont les lendemains de tempête, lorsque les flots prennent cette couleur métallique irréelle, comme si l’océan s’était transformé en grande cuve d’aluminium liquide pendant la nuit.

    Il est possible de divaguer longtemps en regardant la mer.

    Le vent qui me renvoie sans cesse des mèches de mes cheveux blonds dans la bouche commence à être franchement froid. Je jette un coup d’œil à ma montre: déjà 17h30! Je suis en train de manquer l’apéro.

    Je remonte la rue de l’Anse en courant et en maudissant la côte, ainsi que mon manque d’endurance. Chaque année, j’essaie de me faire croire la même rengaine: je me promets de me mettre en forme pendant l’été. Avec un chalet en Gaspésie, j’ai le terrain de jeux idéal. Sauf que ma motivation fond dès le premier jour de vacances. Je préfère de loin me balader les pieds dans l’eau avec un cornet de crème glacée que de manquer mourir en faisant du jogging. De toute façon, l’été c’est fait pour relaxer, non? 

     Je pousse la porte du 41, rue de l’Anse en sifflotant. Une odeur de fromage grillé me chatouille les narines.

    —Qu’est-ce qu’on mange?

    Juliette lève les yeux vers moi. Juliette, c’est ma mère. Une brillante avocate qui travaille pour le gouvernement du Québec depuis… je ne pourrais pas dire depuis combien de temps. Elle ne parle jamais de son travail. Peut-être parce que c’est top secret, ou franchement ennuyant. Elle est tombée enceinte alors qu’elle avait dix-neuf ans et mon père vingt-quatre, au milieu de la première année de son bac. Ma venue au monde n’a guère perturbé ses plans. Elle a pris à peine une session de retard sur le reste de sa cohorte pour s’occuper de moi, puis est retombée dans la course à pieds joints, comme si de rien n’était. Elle a décroché un stage dans un cabinet réputé où elle a rapidement gravi les échelons, jusqu’à ce qu’elle tombe enceinte de son deuxième enfant, à l’âge de vingt-quatre ans. Son cabinet lui a alors fait savoir qu’elle ne pouvait pas espérer devenir associée si elle continuait de faire des bébés. Elle a tout lâché, et, poussée par son instinct maternel, a appliqué pour un poste dans la fonction publique, ce qui lui a permis de mener une vie confortable et paisible aux côtés de son rêveur de mari et de ses deux enfants turbulents.

    —Bonjour à toi aussi, marmonne-t-elle.

    —Ça sent bon, dis-je en ouvrant la porte du four pour y découvrir une énorme plaque de nachos extrafromage. Tu as mis des piments?

    —Ton frère n’aime pas ça.

    —Il n’a qu’à les enlever. Il ne finit jamais son assiette, de toute façon.

    —Où étais-tu passée?

    —À la plage. Ils sont où, les autres?

    Par les autres, j’entends Henri Gagnon, le nouveau petit copain de Juliette, et Ricky, mon frère de douze ans. Hier, nous sommes arrivés tous les quatre à Percé. Près de neuf heures de route, huit lorsqu’on joue avec les limites de vitesse, enfermés dans un habitacle surchauffé, à supporter le bavardage incessant d’Henri, couplé aux bruits anxiogènes du jeu vidéo de mon petit frère. Du plaisir à l’état pur! Heureusement, tout devient supportable lorsqu’on sort de la vallée de la Matapédia et qu’on peut enfin voir la mer.

    —Tu veux mettre la table? me demande Juliette en me tendant le panier de napperons.

    Je m’exécute en silence en tendant l’oreille vers la radio qui crache doucement les premières notes de Partons la mer est belle. Je jette un regard noir à l’appareil, puis me penche pour le débrancher d’un geste vif. Juliette soupire, agacée.

    —Qu’est-ce qui te prend?

    —J’aime pas cette chanson.

    —Tu l’aimais, avant.

    —Elle me tape sur les nerfs.

    Mon père la faisait jouer trop souvent. Je gravis quatre à quatre les marches de l’escalier qui mène au deuxième étage du chalet, là où se trouvent nos chambres, à Ricky et à moi. Pendant plusieurs années nous avons partagé la même pièce, nos deux lits jumeaux collés côte à côte. On se racontait des histoires de pirates et de tempêtes avec les ombres que projetait la lune sur les murs.

    À l’époque, une seule pièce occupait le deuxième étage. Sur le mur près de l’escalier reposait un vieux miroir carré. Son emplacement n’était pas pratique, car je devais m’installer en équilibre précaire sur les deux dernières marches pour me brosser les cheveux. Un jour, mon père a décidé d’enlever le miroir pour l’envoyer au dépotoir. C’est comme ça qu’on a découvert un énorme trou dans le mur, qui donnait sur une seconde pièce, secrète, presque aussi grande que notre chambre. Il y avait des mouches partout, une épaisse couche de poussière et un plancher à refaire. Mais il y avait aussi une fenêtre, comme un hublot, qui permettait de voir l’océan et le ciel.

    Je me suis empressée d’évoquer mon statut d’aînée pour m’approprier la mystérieuse pièce, cachée toutes ces années par le vieux miroir rouillé dans lequel je m’étais si souvent regardée.

    Je me laisse tomber sur mon lit et ferme les yeux quelques secondes. Le bruit des vagues glisse jusqu’à mes oreilles, continu, rassurant. C’est bien plus efficace pour s’endormir que de compter les moutons, croyez-moi!

    —Eva! Eva!

    Ricky se jette sur mon lit, sans aucun égard pour ma quiétude.

    —Regarde ce que j’ai trouvé sous le saule! me crie-t-il dans les oreilles en me brandissant le cadavre d’un crabe sous le nez.

    —Ouach! Éloigne ça de moi!

    Je n’en suis pas à mon premier cadavre de crabe, mais je n’ai pas envie d’avoir ses petits yeux morts et vides à quelques pouces de mon visage.

    —T’as vu? poursuit mon frère. Il est entier; il a toutes ses pattes et ses deux yeux.

    —J’avais remarqué.

    —Henri a dit que je devrais le garder derrière une vitre. Il a promis de me faire une caisse en bois.

    —Pour quoi faire?

    Ricky roule les yeux comme si j’avais posé une question stupide.

    —Pour faire une collection.

    —Pourquoi tu collectionnerais les crabes morts?

    —Pas juste les crabes. Je vais recenser toutes les espèces du rivage.

    —Tu vas faire un vivarium?

    —Mais non! Il est mort, ce crabe! Je vais faire une exposition de coquillages et de crustacés. Henri a dit que je pourrais les installer dans le cabanon.

    —Excellent. Ce sera bien mieux que dans ma chambre.

    —Eva! Ricky! On mange.

    Mon petit frère s’élance dans l’escalier. Mon regard glisse vers la mer, si présente, mais trop loin. Je ne suis pas pressée de descendre. Pas pressée d’entamer un autre souper où nous prétendons être une famille unie et heureuse, tout en échangeant une chorégraphie de sourires hypocrites par-dessus nos assiettes.

    —Vous tasserez vos vêtements de la galerie, dit Juliette quand je descends enfin les marches.

    Elle tend la main pour prendre le coin le plus sec de la plaque de nachos, celui où il n’y a presque pas de fromage. Fascinée, je la regarde mâchonner une olive qui a roulé hors de son assiette.

    —Je n’ai rien laissé sur la galerie, argumente Ricky sur le ton de celui qui se fait injustement gronder.

    —Je sais, mon chou. Je parlais pour ta sœur. L’équipe de construction arrive demain.

    —Quelle équipe de construction?

    —Ils vont refaire le revêtement extérieur. Ça fait des années que le bardeau aurait dû être changé, m’explique Henri, soudainement devenu expert en bâtiment. C’est très mauvais pour l’infiltration d’eau.

    À ma connaissance, le chalet n’a jamais eu de problème d’infiltration d’eau. Il tient bon devant les pires tempêtes. Je me cale dans mon siège en ronchonnant. On est au commencement des vacances et ils veulent se lancer dans les rénovations du siècle? Quelle idée!

    Je lance un regard noir à Henri qui ne le remarque même pas, trop absorbé qu’il est par les nachos qui fument sous ses narines. C’est le premier été qu’il passe avec nous en Gaspésie. Il est déjà venu avec Juliette à quelques reprises, mais il n’est jamais resté bien longtemps. Qui lui a donné le droit de tout changer, maintenant?

    J’essaie de croiser le regard de Ricky pour partager mon indignation, mais mon cher frère profite de la diversion pour voler le dessus gratiné de la plaque de nachos.

    —Hé! Laisse-moi du fromage!

    Il prend un air coupable et lève de grands yeux innocents vers notre mère.

    —Laisse-le faire, le défend-elle, il en reste.

    —Je ne me suis pas encore servie.

    —Tu n’avais qu’à descendre quand on t’a appelée.

    Décidément, je n’ai aucun allié à cette table ce soir. Je mange en silence en prenant sur moi de ne pas déclarer la guerre dès le premier jour des vacances. Je n’ai pas de voiture et la Gaspésie, c’est grand, trop grand pour parcourir les distances en vélo. Mieux vaut entretenir la paix si je ne veux pas rester coincée à l’Anse tout l’été. J’adore l’endroit, mais on en fait le tour assez vite. 

    —Je me charge de la vaisselle, que je propose quand tout le monde a fini de manger.

    Soupçonneuse, Juliette me regarde en arquant un sourcil.

    —C’est gentil, dit Henri. J’ai trop mangé, ajoute-t-il en souriant à Juliette, ça te dirait une balade près des quais?

    —À cette heure-ci?

    —La lune va bientôt se lever, ça va être beau sur la mer.

    Je hoche la tête en faisant mousser l’eau. La lune qui danse sur la mer est un spectacle magnifique. Ce soir, le ciel est dégagé, la lune est gibbeuse croissante; elle sera pleine dans quelques jours. Mais Henri se leurre s’il pense que Juliette a envie d’aller se promener à une heure pareille. Elle peut rester toute la journée dehors, tant qu’il y a du soleil, mais court se réfugier sur le canapé du salon dès la tombée de la nuit. Apparemment, la programmation de films offerts par Télé-Québec est excellente, l’été.

    —Je pensais plutôt aller prendre un bain. Mais ne te gêne pas pour y aller sans moi.

    Sur ce, elle va s’enfermer dans la salle de bain en sifflotant. Henri la suit du regard, interdit. Un petit rire m’échappe. Le pauvre! Il ne comprend rien. Je le vois avaler d’une traite le reste de son verre de vin avant de sortir par la porte patio.

    Il n’y a pas de lave-vaisselle, au chalet. On doit tout laver à la main. Je me suis portée volontaire parce que le souper n’était pas trop salissant. J’ai en horreur les fonds de casserole de riz brulé.

    Je finis la tâche rapidement pour profiter de cette première soirée d’été loin du smog et de l’humidité de la ville. Les étoiles sont bien plus brillantes en bord de mer. Je descends les marches de la galerie en sautant par-dessus la troisième, qui est pourrie. Mes pieds nus s’enfoncent avec douceur dans l’herbe déjà gorgée de rosée. Le calme de la nuit m’enveloppe.

    J’inspire à fond.

    Le parfum habituellement si enivrant de l’océan est gâché par une odeur amère et sèche. Je fronce le nez. Je suis la puanteur et découvre Henri caché derrière le cabanon, une cigarette coincée entre les lèvres.

    —Ouach! Tu fumes?

    —Merde! jure-t-il en sursautant.

    —Juliette est au courant?

    —Bien sûr.

    Je le regarde en plissant les yeux. Il ment. S’il doit se cacher dans la nuit pour s’en griller une, c’est qu’il sait très bien que sa copine n’approuverait pas.

    —Pourquoi tu te caches, alors?

    Il fronce les sourcils. Je l’emmerde, je sais, sauf qu’il n’osera jamais me le dire. Il est le beau-père, ce qui le place dans une position ingrate.

    —Tu sais que ça te ruine la santé, ce truc.

    —Jamais entendu parler.

    Il jette sa cigarette dans le gravier et s’éloigne vers le chalet. Bon débarras! Je regarde la cigarette qui repose maintenant dans le gazon, toujours allumée. Quelle insouciance! Si ce n’était de la rosée fraîche, le feu aurait facilement pu prendre dans l’herbe sèche. Avec le vent de bœuf qui souffle sans cesse sur l’Anse, les flammes auraient inévitablement gagné le chalet, qui avec sa vieille carcasse en bois, aurait vite disparu dans un nuage de fumée.

    Je me penche pour attraper le mégot entre deux de mes doigts. Son extrémité brille joliment dans la nuit. Je la porte à mes lèvres et inspire un bon coup.

    —Qu’est-ce que tu fais?

    Je sursaute pendant que la fumée entre avec force dans mes poumons. Je manque de m’étouffer. Ricky me regarde sévèrement, les bras croisés sur son maigre torse. Il a beau n’avoir que douze ans, il peut être terriblement coincé, quand ça lui prend.

    —Depuis quand tu fumes?

    —Je ne fume pas.

    —Maman va être furieuse.

    Je le regarde en plissant les yeux. Il prend un air faussement affligé, comme s’il était témoin contre son gré des pires bassesses de l’humanité. Mais je ne suis pas dupe. Je connais mon frère comme le fond de ma poche: nous sommes tous les deux des manipulateurs de la même espèce. Je sors un billet de mon jean.

    —Cinq dollars?

    Il me lance un regard peu impressionné.

    —Tu n’auras pas plus.

    —Ça va, réplique-t-il en souriant et en empochant le billet à la vitesse de l’éclair.

    Je jette la cigarette par terre avant de l’écraser pour de bon. Ricky a commencé à me faire payer pour son silence, mais il n’est pas terrible comme négociateur.

    ***

    Le lendemain, faute d’avoir mieux à faire, je décide de me rendre au village de Percé pour admirer son gros rocher troué et l’étrange île en forme de baleine qui lui fait face. Ricky est descendu à la plage, à la recherche de cadavres pour gonfler sa collection, alors qu’Henri et Juliette font la grasse matinée.

    Ce qui est bien, en Gaspésie, c’est qu’il est difficile de s’ennuyer. On peut toujours sortir dehors pour se gorger de mer et de soleil. Il y a des plages infinies à parcourir et des milliards de cailloux à trier. Si vous avez quelques heures à perdre, essayez d’estimer le volume des vagues, de deviner les frontières qui les renferment ou encore de savoir où se termine l’océan.

    Le ciel est parfaitement dégagé, ce matin. J’attrape mes écouteurs, mon téléphone et ma casquette avant d’attaquer la 132 en direction de Percé. J’ai souvent parcouru à pied la distance reliant l’Anse au village. Dix kilomètres en empruntant la 132, un peu moins si tu prends le rang d’Irlande. Ou peut-être un peu plus. Je ne sais pas trop. Le rang d’Irlande, c’est comme un autre monde. Il y a des vaches, des maisons qui ont perdu leur toit et quelques chiens enragés qui essaient de vous mordre les fesses lorsque vous faites l’erreur de croiser leur regard. Le truc, c’est de poursuivre votre chemin en prenant garde de regarder vos pieds et surtout, de ne pas courir! Ces bêtes sentent la peur. Mais si vous les ignorez, elles se contentent de japper à s’en décrocher la mâchoire et vous laissent tranquille. Le rang d’Irlande est charmant, pittoresque, mais il ne fait pas le poids face à la vue qu’offre la 132.

    Je remonte la rue de l’Anse et m’engage sur la route. Le soleil tape fort. J’enfonce ma vieille casquette sur ma tête, consciente d’avoir l’air d’un adolescent maigrichon qui a grandi trop vite. Mais ça m’est égal. On peut s’habiller comme on veut, ici. Personne ne dit rien.

    Personne ne dit jamais rien.

    Je dépasse la vieille usine près du port, puis le magasin historique et le motel Vague Verte. Quand j’étais gamine, j’allais me cacher dans les buissons du Vague Verte pour voler leur réseau Wi-Fi. Je pouvais passer des heures les fesses dans l’herbe haute et humide, en vraie criminelle, dans l’espoir d’entretenir une poignée de discussions insipides avec des amis lointains. Maintenant, je ne cherche plus à rester connectée. Je préfère disparaître, quand je viens ici. Personne n’attend rien de moi.

    Sauf Juliette.

    Une fois le Vague Verte dépassé, la 132 s’élance le long de la côte, bordée d’une poignée de maisons colorées qui offrent une vue imprenable sur l’Atlantique. Faute de trottoir, je marche sur l’accotement, avec l’insouciance de la jeunesse. J’attrape mes écouteurs et sélectionne ma playlist estivale.

    Les premières notes de Beggar In The Morning vibrent dans mes oreilles. Mon regard glisse vers les flots brillants qui frémissent sur ma droite. Les bateaux de pêche commencent à rentrer, escortés par leur fidèle harde de goélands. Je les envie, soudainement. J’ai passé des heures, des jours entiers à contempler l’eau grise et infinie de l’Atlantique. Je reconnais sa respiration, je sais lorsqu’elle se gonfle avant les tempêtes. Nous sommes devenues bonnes copines, la mer et moi. Mais je n’ai jamais pris le large vers cet endroit où on ne voit plus rien que de l’eau, où l’horizon fond et devient flou, où le vent même perd son sens. J’en rêve, parfois.

    À l’Anse, mon père avait repéré un voilier à vendre. C’était il y a quelques années, deux ans, peut-être. Le voilier était petit, noir, et se nommait l’Arielle. Comme la petite sirène, précisait fièrement le propriétaire. Papa le surveillait à l’aide de ses jumelles en sortant sur le balcon. Il avait pensé m’inscrire à des cours de voile à Gaspé, pour qu’on puisse partir au large, tous les deux. À l’époque, Ricky était encore trop petit et il s’en fichait pas mal de l’infini de la mer.

    et se fichait pas mal de l’infini de la mer.

    Or, mon père est tombé malade avant de l’avoir, son bateau. Cancer du poumon à petites cellules. Il n’a jamais acheté l’Arielle et nous ne sommes jamais partis à l’aventure. Il est mort quelques mois après l’annonce du diagnostic.

    Un camionneur klaxonne rageusement en me dépassant à grande vitesse. Je lui tire la langue. Je marche sur l’accotement, pas au milieu de la route. Il n’y a pas de quoi s’énerver!

    Après 1h56 de marche, j’arrive enfin au village. Ce n’est pas mon record, mais c’est un bon temps. Le village est délicieusement animé, aujourd’hui, comme tous les jours d’été. Percé est le genre de village côtier aux allures paradisiaques, d’une authenticité qui fait rêver. Mais l’hiver y est rude et les touristes ne restent pas.

    J’aime venir au village au commencement de l’été pour contempler les ravages causés par les tempêtes chaque hiver. Je les imagine, ces vagues monstrueuses, grises, qui mitraillent de galets les commerces au bord de l’eau. Combien de fois le Café de l’Atlantique a-t-il vu ses fenêtres éclater et son plancher se couvrir de débris en raison des tempêtes? Probablement trop souvent. Ils ont été forcés de reculer le bâtiment. Les tempêtes coûtent cher aux contribuables; c’est un peu comme se battre contre une maladie auto-immune qui flambe sans prévenir. Mais je ne peux m’empêcher d’admirer ces tempêtes en silence. Elles sont dotées d’une force que je n’aurai jamais.

    Mes pieds me mènent vers le quai bondé de touristes. C’est un vieux quai, massif et en béton, qui s’effrite un peu plus à chaque année. Une poignée d’artisans et de matelots le parcourent inlassablement en faisant les yeux doux aux clients potentiels.

    Je souris à un homme sans âge assis au milieu d’une multitude de magnifiques cannes taillées dans des branches en bois. Le Boogie man. Il se tient là depuis aussi loin que remontent mes souvenirs. Il fait partie du paysage, marié aux falaises et au rocher immense qui s’élève derrière lui.

    Le quai de Percé a beaucoup souffert des plus récentes tempêtes et ses derniers mètres sont maintenant condamnés. C’est dommage. Je suis venue y pêcher à quelques reprises avec mon père. Nous attendions que la nuit tombe avant de s’installer au bout du quai. On lançait notre ligne, puis on attendait que les poissons mordent. Nous étions tout petits entre les ombres du rocher et de l’île Bonaventure. Je n’ai jamais rien attrapé, mais ça m’était égal. Le tableau en valait la peine.

    Je quitte le quai et ses touristes. Un groupe joue des chansons de la Bolduc sur la petite place en pierres emménagée en face de l’océan. L’air devient humide et lourd, soudainement.

    Excuse me!

    Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule. Un jeune homme aux cheveux brun-roux gesticule dans ma direction. Je plisse les yeux. Ses taches de rousseur semblent vouloir se fondre dans son visage. Je ne sais pas pourquoi, mais il émane de lui quelque chose d’étrangement fade.

    Do you speak english?

    J’hoche la tête, fascinée par sa pigmentation.

    Oh, great! s’exclame-t-il en brandissant ses bras dans les airs. Lucy, Dan, come over here!

    Dan et Lucy accourent. Les trois doivent forcément être frères et sœurs parce qu’ils ont tous ce même air bizarre, comme si on essayait de brouiller leurs traits. Mais peut-être que c’est moi, le problème. Peut-être qu’il me faudrait des lunettes.

    I’m Luke, by the way.

    —Eva.

    You have no idea how hard it is to find an english speaker here.

    —On est au Québec.

    What dit you say?

    We’re in Québec.

    Right, dit Luke avec l’air de celui qui ne comprend rien. Your accent is cute.

    —Je n’ai pas d’accent, que je marmonne, légèrement insultée.

    J’aimerais bien l’entendre parler français, lui!

    What did you say?

    —Laisse faire. How can I help?

    We’re a bit lost, explique la fille, Lucy.

    No we’re not, essaie de me convaincre Dan en croisant les bras.

    Yes we are, le contredit Lucy en lui jetant un regard noir. We’ve been looking for our stupid hostel for two hours and I’m sick of carrying my bags everywhere.

    Where do you stay?

    Luke sort son téléphone portable et me le met sous le nez. Ils ont une réservation à l’auberge de jeunesse La Maison Rouge. Elle n’est pas bien dure à manquer: petit bâtiment écarlate devant le palais de justice, à cinq minutes du quai, dix lorsqu’on a des bagages et qu’on s’y prend très, très lentement.

    Just follow the road and you’ll find it.

    The road?

    The 132, the main street.

    Right.

    How long are you staying?

    Two weeks, répond Lucy.

    Étonnée, j’arque un sourcil. Le village est charmant, mais on peut facilement devenir claustrophobe quand on n’a rien d’autre à faire que d’errer entre la rue principale et les boutiques souvenirs.

    Do you have a car?

    We will.

    Great, you’ll need one. La Gaspésie, c’est grand.

    Lucy hoche la tête pour signifier qu’elle a compris. Je me demande ce que ces trois gamins peuvent bien faire ici. D’accord, ils ont peut-être quelques années de plus que moi, mais ils dégagent quelque chose de très enfantin.

    We have to go check-in, s’excuse Luke avec un sourire contrit.

    It was nice meeting you, enchaîne Dan en me tapant gentiment sur le bras.

    Je retiens une grimace. C’est le genre de contact qui me tape sur les nerfs. Je les regarde s’éloigner vers la 132 avec leurs gros sacs à dos qui tanguent au rythme de leurs pas. Il est temps que je rentre, moi aussi.

    Je reprends la route en chantonnant pour me donner courage. Le retour est toujours moins excitant que l’allée. Le soleil tape fort, en après-midi, mais je vois des nuages sombres s’élever derrière les montagnes. Avec un peu de chance, j’arriverai à l’Anse avant que le ciel n’éclate.

    Sauf que la chance n’est jamais avec moi. Je n’ai quitté le village que depuis trente minutes qu’il se met à pleuvoir.

    Le ciel, pourtant si bleu ce matin, est devenu métallique et crache une pluie diluvienne. Devant moi, un éclair déchire le ciel, suivi presque simultanément d’un coup de tonnerre assourdissant. Bordel! Je m’arrête pour secouer mon oreille qui sille. Je lève les yeux vers le ciel, où se déchaîne un spectacle son et lumière majestueux et franchement terrifiant. Je n’ai jamais eu peur des orages, mais je n’en avais jamais vu un de si près.

    Je regarde autour. Je suis au sommet d’une colline sur le bord d’une route plate dépourvue d’arbres. Un peu plus loin, il y a une falaise et à ses pieds, le plat infini de l’océan. Je vois aussi quelques maisons, mais elles sont trop loin. Un éclair pourrait facilement se perdre et me prendre pour le point le plus haut.

    J’accélère le pas, faute de trouver un endroit où me réfugier. Comme si ça changerait quelque chose!

    Voilà que tout à coup, il se met à grêler. Génial! Je continue d’avancer bravement sur quelques mètres, mais bien vite les cubes de glace qui tombent du ciel me forcent à trouver refuge. Il n’y a pas beaucoup de bâtiments dans les environs, hormis une grange légèrement en retrait. J’y cours sans réfléchir. La porte est entrouverte et il n’y a personne à l’intérieur.

    Parfait.

    La grange est vaste et vide. Il y a un petit établi contre le mur du fond, où quelqu’un a laissé une poignée d’outils. Un calendrier Playboy est cloué sur le mur. La fille du mois de juin me dévisage en exhibant fièrement des parties de son anatomie que j’aurais préféré ne pas voir.

    —Pervers.

    La grêle martèle le toit et cause un vacarme assourdissant. Je fais le tour de la grange, qui est bien moins grande que je l’avais cru en la voyant de l’extérieur. Il n’y a rien d’autre que le petit établi, sauf quelques dessins gravés sur les planches en bois. Un grand œil a été gauchement taillé sur le mur du fond.

    —Pervers et étrange.

    Je retourne vers la porte et jette un coup d’œil nerveux à l’extérieur. Je n’ai pas envie de croiser le propriétaire. Il n’y a plus de grêle, seulement une pluie fine et froide qui tombe du ciel.

    Je mets près d’une heure à regagner l’Anse. La pluie a cessé entretemps, mais un vent frais s’est levé pour chasser les derniers nuages gris qui traînaient dans le ciel. C’est donc avec deux lacs dans mes souliers et grelottante de froid que je pousse la porte du 51 rue de l’Anse, tout juste à temps pour l’apéro.

    —Eva, c’est toi? lance Juliette. Pourquoi tu es trempée?

    —J’ai été prise dans l’orage.

    Elle me regarde en soupirant.

    —Tu aurais pu nous appeler, dit-elle d’une voix adoucie, on serait venus te chercher.

    —Je n’y ai pas pensé.

    Je la vois prendre un air affligé.

    —Tu ne veux rien savoir de nous!

    —Je n’ai pas dit ça.

    Juliette secoue la tête et se tourne vers le frigo pour sortir deux bières, qu’elle décapsule d’un coup sec contre le comptoir, comme si de rien n’était. C’est l’un de ses talents cachés. Elle décapsule les bouteilles avec n’importe quoi en moins d’une seconde. Quand nous étions petits, elle utilisait ses dents. Je trouvais ça génial. Mais un jour, Ricky s’est cassé une canine en essayant de l’imiter avec une bouteille de Pepsi. Elle a donc arrêté, question de nous donner le bon exemple et de limiter les factures de dentiste.

    —Va prendre un bain avant d’attraper une pneumonie.

    Et voilà! Le ton est redevenu cassant. Je n’ai pas la force de rétorquer, pas cette fois. Le bain est trop tentant.

    Chapitre 2

    Je suis assise sur les premières pierres de la digue qui borde la plage aux agates. La journée est belle et venteuse, comme se plaît à nous l’offrir la Gaspésie. En filtrant doucement une poignée de sable entre mes doigts, je garde un œil sur mon petit frère qui saute d’un tas d’algues à un autre, à la recherche de trésors marins. Il a refusé mon aide; apparemment, je n’ai pas le flair pour contribuer à sa collection.

    Après un moment, je me lasse de rester plantée là à attendre. Je laisse donc Ricky dans son monde imaginaire. Je l’envie, parfois. Il passe son temps la tête dans les nuages à suivre des quêtes dont lui seul connaît l’énigme. Je ne le lui avouerai jamais, mais je suis persuadée que c’est un petit génie, à sa façon.

    Je prends la direction des quais en lui criant de se tenir loin des vagues. Il ne risque pas d’aller faire trempette, car il déteste se baigner dans l’eau de mer.

    La saison touristique entraîne chaque année son lot de bateaux de plaisance. Les quais de L’Anse-à-Beaufils sont de taille plutôt modeste, si bien que dans les semaines les plus achalandées de l’été, il n’est pas rare de voir plus de trois embarcations amarrées en parallèle au même point d’ancrage.

    Le havre est calme, ce matin. Il est trop tôt pour que la terrasse du bistro soit pleine de touristes et les bateliers qui font le relais avec l’île Bonaventure sont partis depuis longtemps.

    Mon regard accroche un grand voilier à la coque sombre que je n’avais jamais vu auparavant. Il tangue doucement sous la brise matinale. Il est magnifique. Je m’approche, curieuse de découvrir son nom. Les noms des bateaux en disent beaucoup, autant sur la robustesse de la coque que sur leur propriétaire.

    —Dr Jackson Star 1992?

    En lisant cela, j’éclate de rire. Je ne m’y attendais pas, à celle-là!

    —C’est poétique, pas vrai?

    J’étouffe mon rire et relève la tête. Un vieil homme avec une jolie moustache blanche m’observe à partir du pont du Jackson Star.

    —C’est vous, le Dr Jackson Star?

    —Grand Dieu, non! Quel imbécile donnerait son propre nom à un voilier?

    Il s’appuie contre le bastingage et plisse les yeux.

    —Je ne suis pas non plus né en 1992.

    —Vraiment?

    —Je sais, je sais, ajoute l’homme avec un sourire espiègle, je fais beaucoup plus jeune que mes soixante-seize ans.

    —Alors c’est qui, ce Jackson Star?

    —Aucune idée.

    L’inconnu s’interrompt un instant pour caresser la rambarde de son voilier.

    —Je n’ai jamais voulu changer son nom.

    —Pourquoi?

    —Il ne faut pas rebaptiser les bateaux.

    —Ça porte malheur?

    —Je dirais même plus: c’est criminel! Je suis Reginald, se présente le septuagénaire en faisant mine de soulever son chapeau à mon intention.

    —Eva.

    —Ravi te faire ta connaissance, Eva.

    —Vous êtes ici depuis longtemps?

    —Je suis arrivé ce matin. Je prévois rester quelque temps pour explorer la côte. Mais je t’en prie, tutoie-moi.

    —Eva! Regarde ce que j’ai trouvé!

    Je me retourne pour voir Ricky courir dans notre direction en brandissant un homard mort par-dessus sa tête.

    —Il est presque entier, il ne manque qu’une patte!

    Par politesse, je me penche vers le crustacé en feignant un air intéressé. La carcasse est bien préservée, je dois l’admettre.

    —Tu as vérifié s’il est vide?

    Mon frère me regarde comme si j’étais débile avant de remarquer la présence de Reginald, qui suit la scène d’un œil amusé.

    —C’est qui le monsieur?

    —C’est Reginald.

    —Je viens d’arriver, explique le principal intéressé. Tu es son frère?

    —Je m’appelle Richard, répond Ricky en levant bien haut le menton.

    —Enchanté, Richard.

    —J’aime bien le nom de votre bateau. Il doit avoir une sacrée personnalité.

    Amusé, Reginald me coule un regard en coin.

    —Pour ça, oui, dit-il en tapant doucement sur le flanc du navire.

    —On rentre? demande Ricky en se tournant vers moi. J’ai faim.

    Nous saluons Reginald et prenons le chemin du retour. Alors qu’on emprunte la route rocailleuse pour remonter au chalet, Ricky se lance dans une description détaillée de ses trouvailles. Il m’explique comment il compte les entreposer dans des cartons vides en attendant qu’Henri lui construise la boîte en bois au couvercle de verre qu’il lui a promise. Son exposition s’annonce grandiose. J’espère seulement qu’il ne sera pas trop déçu lorsqu’Henri oubliera ses promesses. Les adultes sont imbattables quand il est question de parler sans rien faire.

    ***

    Plus tard, après le dîner, Juliette et Henri décident de faire une promenade familiale à Percé. Nous garons la voiture à la mairie du village, car c’est gratuit, puis nous empruntons la petite route qui mène jusqu’au Rocher-Percé.  

    La Sépaq, l’agence gouvernementale qui s’occupe des parcs nationaux du Québec, en a interdit l’accès quelques années plus tôt, après qu’un touriste ait reçu un morceau du rocher sur la tête. C’était en 2003. Chaque année, près de 300 tonnes se détachent du monstre de pierre. Un jour, il disparaîtra complètement à force de fondre dans l’Atlantique comme un ridicule glaçon. Enfin, c’est ce que prétendent les experts.

    Le gouvernement a jugé la situation trop dangereuse et n’avait pas des milliers de dollars de surplus pour dédommager les potentiels blessés, si bien qu’il a été décidé d’interdire l’accès au rocher. Mais il faut comprendre qu’avec l’île Bonaventure, le rocher est l’une des principales attractions du village. Les touristes se risquent toujours à l’approcher de près pour flatter son flanc, un peu comme si ça allait leur porter chance.

    La première fois que j’ai posé une main sur ce gros caillou, j’ai été prise de vertiges. C’était une sensation nouvelle pour moi. Je ne savais pas, à l’époque, qu’on pouvait avoir l’impression de tomber d’une tour de dix étages en ayant les deux pieds enfoncés dans le sol, au niveau même de la mer. Bien que le mur qui se dressa devant moi était massif, il tanguait dangereusement lorsqu’on se risquait à fixer son sommet. Je m’étais réfugiée dans les bras de mon père, qui avait éclaté de rire face à mon manque de courage. Il avait insisté pour qu’on longe main dans la main la base du rocher, pour me prouver que jamais le vent n’arriverait à le faire tomber.

    Depuis, chaque année, je retourne caresser la paroi du Rocher-Percé, comme pour saluer un vieil ami. Aujourd’hui, la marée est haute, ce qui rend le pèlerinage vers le géant de pierre impossible pour quiconque voudrait garder les pieds secs.

    —Chaque fois que je viens au village, je ne peux pas aller au rocher, se plaint Ricky en lançant un galet dans l’eau. C’est pas juste!

    —On ne peut rien contre la marée.

    On reste quelques instants à lancer des galets dans la mer, pendant qu'Henri et Juliette discutent plus loin en rigolant comme deux gamins. Ils sont assis sur les vestiges de la dalle en béton qui soutenait jadis l’escalier de la Sépaq. La mer est calme, aujourd’hui, et le ciel est couvert d’un léger tapis gris. Le temps est idéal pour observer les baleines. C’est ce qu’aurait

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