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La traversée
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Livre électronique209 pages3 heures

La traversée

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À propos de ce livre électronique

Deux couples, un enfant, un voilier, un tour du monde. Rapidement le rêve bascule jusqu’en un huis clos dévastateur, la haine, le désir de tuer.
LangueFrançais
Date de sortie28 nov. 2018
ISBN9782312063812
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    Aperçu du livre

    La traversée - François Regnier

    978-2-312-06381-2

    Départ

    18 juillet

    La nuit est venue depuis peu de temps étendre sa lourde cape sur le petit port endormi. De loin en loin, le bruit sourd d’un moteur de voiture traverse le silence dans lequel gît le village. On entend des gens rire. Puis, lentement, tout s’éteint. La bourgade se repose des tumultes quotidiens de la saison estivale en son plein. Quelques chiens esseulés trottent encore après une aventure nocturne ; à moins que ce ne soit après une poubelle copieuse, pour un dernier repas sous un réverbère clignotant sa lumière pâle, avant d’aller se pelotonner sur une plate-bande grasse, entre un bosquet de cotoneasters horizontalis et un plan de millepertuis.

    L’heure du départ approche. Ce ne sont plus les mois ou les jours que je compte ce soir mais bien les heures, ce lot de minuscules minutes, ce temps étroit qui nous sépare de l’appareillage.

    Sur le bateau, tous les bruits se sont tus. C’est à peine si me parvient le son des respirations un peu nerveuses de l’équipage. J’entends Martin se retourner sur sa couchette et frapper alors de ses pieds de 10 ans la cloison de contreplaqué qui sépare sa cabine de la mienne. Je sais qu’il dort à son ronflement régulier auquel je me suis habitué depuis maintenant quinze jours que lui et ses parents vivent à bord. Il est bientôt minuit. Nous partons demain matin avant l’aube.

    Depuis des années ce moment est attendu, préparé. Solange et Georges en ont rêvé dans le brouhaha de la télévision toujours allumée dans leur salle à manger-capharnaüm. Dans mon coin, je tirais également des plans, tous plus fous les uns que les autres, afin de parvenir à concrétiser l’obsession de l’enfant citadin que je fus un jour et qui, par la fenêtre de sa chambre, n’avait pour tout objet de voyage que les trains qui partaient en direction de l’Ouest. Toutes mes tentatives de départ étaient jusqu’alors restées infructueuses.

    Le hasard a fait notre rencontre, sur un banc public peint en vert et en blanc, face au bassin dans lequel dansaient sans aucune cadence des voiliers de toutes sortes. Nous revenions de régate. J’avais une bouteille à la main, prix de ma bonne place ; il en avait une également bien que ses résultats fussent quelque peu moins dignes d’éloges. Nous sommes devenus des camarades. À la fin du deuxième litre nous étions des amis, un tantinet éméchés. Les meilleurs que le monde ait jamais connus depuis le matin. C’était il y a quatre ans et demain, quand la porte du port s’ouvrira sur la mer, nous allons être projetés dans la réalité de notre rêve.

    La fidèle petite auto rouge s’était élancée vaillamment, par un clair matin d’automne, sur la route. George, à ma droite, maugréait, certainement à cause du bruit et des virages. L’arrière de la voiture était transformé en break et il s’y entassait, pêle-mêle, sacs, glacière et une ribambelle de documents. Depuis trois mois nous n’avions pas lâché le téléphone et nous avions X contacts et (X – N) rendez-vous. Tous triés bien entendu.

    Notre quête allait tenir du parcours du combattant. En une semaine nous abattîmes quatre milles kilomètres, plusieurs dizaines de chantiers et de voiliers et bon nombre de vendeurs insouciants, si ce n’est incompétents. Ces huit jours tinrent du roman mais le bateau fut choisi.

    C’était un soir de violent orage dans une commune varoise. Nous dînions au restaurant et le mugissement vocal des attablés effarés par l’ondée couvrait le crépitement des trombes d’eau qui fouettaient la véranda au-dessus de nos têtes. Le choix fut plus sentimental que raisonné mais sur ce point George était le seul maître.

    Le temps est passé rapidement à mesure que nous nous battions pour que ce projet devienne une réalité. Sans cesse la crainte de ne pas y parvenir, de subir un empêchement fatal, de se laisser dominer par la fatigue nous habitait. Il nous fallait lutter non seulement contre cela mais aussi pour trouver toutes les solutions techniques et financières propres à la concrétisation de notre rêve.

    – As-tu trouvé une éolienne ? demandait Georges un jour.

    – Oui, et toi as-tu vu ton banquier pour vendre quelques actions ?

    – Non pas encore, je voulais d’abord connaître le prix des appareils.

    – Tout dépend si tu veux aussi un régulateur de tension.

    – Un quoi ?

    Patience, prends-moi sous ton aile salvatrice ! Alors je recommençais :

    – Un régulateur de tension est un boîtier contenant des diodes qui permettent…

    Nous devions également trouver un équilibre entre nous et ce n’était pas le plus facile. Je ne possédais rien hormis mes connaissances techniques. Démonter un moteur, réparer une voile ou une coque, faire une installation électrique sont des choses que je connais assez bien puisqu’elle constitue l’objet du métier que j’exerce depuis quelques années, une profession malheureusement guère lucrative. Georges possède quant à lui une petite fortune, amassée au fil de ce qu’il appelle pompeusement ses années de travail et, surtout, grâce à d’aimables héritages.

    – Moi, je paye, me dit-il.

    – Et moi ?

    – Toi tu prépares le bateau. Bien sûr je t’aide, il ne s’agit pas que tu sois mon esclave. Seulement je ne sais rien faire, je n’y connais rien. J’ai besoin de toi.

    – De moi, allons donc ! Diantre on se moque ! Mon épée que diable afin que je lave cet affront dans le sang de mon infâme camarade !

    – Tu as raison, j’ai besoin de quelqu’un. Alors autant que ce soit toi. Et puis, tu sais, j’ai aussi besoin d’un ami qui parte avec moi. J’aime bien Solange et notre fils mais si je n’ai plus de copains avec moi, je vais m’ennuyer à mourir.

    – Justement, Solange, dans l’histoire, qu’est-ce qu’elle fait ?

    – Euh… Enfin… C’est ma femme.

    – Cela je le sais, mais en ce qui concerne la préparation du bateau, de quoi s’occupe-t-elle ?

    – Je ne sais pas. Nous verrons. Tu sais elle a beaucoup à faire par ailleurs.

    – Ah ! Répondis-je dubitatif.

    Demain, nous partirons lorsque le jour ne sera pas encore levé. Solange et Georges l’on voulu ainsi, avant l’éveil de nos amis et parents, de tous ceux que la tentation d’agiter un mouchoir, de témoigner un ultime salut sur l’estacade de bois qui pénètre la mer habite depuis le jour où ils ont su que nous les quitterions. Était-ce par nécessité, par plaisir, pour nous porter bonheur ou pour respecter une tradition, un rituel enseigné par l’atavisme au-delà du temps qu’ils avaient souhaité être là, nous accompagner une dernière fois ? Je ne sais. Mes compagnons n’ont pas senti la nécessité de se poser cette question ou, du moins, l’ont-ils repoussée. Avec une sorte d’égoïsme ils ont voulu que ce soit notre départ et que seul le clapotis en soit le témoin. Je crois aussi qu’une forme d’appréhension les habite, ce qui peut se comprendre aisément.

    Les dernières embrassades ont ainsi eu lieu avant, il y a quelques jours. Que de mains tremblantes nous avons serrées, que de visages aux yeux gonflés nous avons embrassés, que de souhaits nous avons reçus de voix souvent bègues. Nous y étions sensibles, parfois près de pleurer nous-mêmes. Et pourtant l’émotion nous quittait à mesure que ces adieux se succédaient et approchaient de l’heure de notre départ. Elle s’éloignait lentement de nous qui avions déjà tracé dans nos existences les routes les plus difficiles et ingrates : le choix de ce voyage, l’acceptation de ses contraintes et de ses risques, la longue et fastidieuse préparation du bateau, l’abandon de nos professions, de nos logements, de nos conforts accoutumés et surtout de tous ceux qui avaient su prendre un jour une place privilégiée dans nos vies et la conserver.

    Nous étions déjà partis depuis longtemps. Le quai avait glissé mille fois le long de la coque, l’étrave avait plongé dans l’océan, face à l’horizon derrière lequel se tenaient tapies les îles baignées de soleil. Alors que les amarres retenaient toujours le voilier à terre, nous avions retrouvé les oiseaux du large, ceux dont les ailes sont si majestueuses et lentes dans leurs battements, nous avions affronté les coups de vent et vécu des centaines d’aubes rouges. L’avitaillement n’était pas encore commencé que nous étions entrés dans la famille des marins du grand large.

    De fait, le monde hauturier reste pour nous une grande inconnue. Nous ne sommes pas particulièrement des novices en matière de navigation et, ensemble ou séparément, nous avons écumé bon nombre de mers et de milles nautiques sans pour autant nous éloigner à plus de trois-quatre jours de navigation d’un port. Je ne compte plus mes convoyages à travers la Manche, vers l’Irlande ou la Bretagne, et même jusqu’en Méditerranée ni le nombre de régates et de courses effectuées. Georges lui-même n’est pas un débutant. Avec Solange ils ont réalisé bon nombre de croisières, sans y rencontrer de problème particulier. C’est un point sur lequel nous avons pourtant souvent débattu, tant par plaisir envieux que par doutes sur les capacités de chacun à subir cet éloignement prolongé de la terre ferme. En fait cette interrogation subsiste toujours et porte essentiellement sur Solange, habituée à un confort certain et sur Martin, seul enfant à bord, désormais éloigné de ses camarades et des supermarchés aux rayons si attirants.

    Des doutes nous en avons eu beaucoup. Moi du moins. Bien souvent j’ai pensé renoncer, me sentant par trop seul à travailler à la préparation du bateau. Solange a, dès l’achat de celui-ci, renoncé à y investir un peu de son temps, préférant rester chez elle, devant la télévision et prétextant sans cesse un rhume éprouvant, une lombalgie ou un élancement dans la troisième phalange de son petit orteil gauche, celui de son pied d’appel, foulé lorsque, dans sa jeunesse, elle faisait du sport. Quand ce n’était pas la fille des voisins à garder, les parents voulant aller se distraire au cinéma !

    Cela m’horripilait de voir le peu d’intérêt porté par elle à ce qui devenait sa maison et me laissait présager d’un comportement ni dynamique ni responsable par la suite. Ses propositions d’aménagement étaient déroutantes. Elle voulait, par exemple, des étagères dans le carré, pour les bocaux. Une autre de ses activités était de se constituer une importante provision de médicaments alors qu’une volumineuse pharmacie, constituée par Agnès, un médecin qui devait participer à une partie de la croisière, avait déjà pris place à bord. Mais Solange n’a jamais brillé par la confiance qu’elle est capable d’accorder à autrui et se croit, assez facilement, bien au-dessus de la moyenne.

    Georges quant à lui ne quittait presque plus son bateau y élisant domicile la moitié de la semaine. Ses activités à bord, malgré tout ce temps, restaient malheureusement assez passives et improductives. Il s’adonnait aux courses et à la cuisine, au débouchage et à la consommation des bouteilles de bière et de vin. Sa paresse naturelle le rendait plus oisif que bricoleur et justifiait l’accueil chaleureux réservé aux visiteurs du bord. C’était sans cesse des libations permettant à chacun d’y aller de son histoire. Georges adorait cela.

    Ainsi passaient les uns après les autres, et parfois en même temps, toutes sortes de gens. Patrick venait presque tous les midis, à l’heure du repas, et engageait la conversation sur un plan technique afin de proposer son aide mais dès qu’il avait l’assiette sous le nez il oubliait tout de ses connaissances. Jacques était un petit prétentieux pédant, membre du « club des régates », qui s’encanaillait tout le week-end tout en bêlant ses exploits nautiques grotesques. Alphonse et Marthe avaient fait un long voyage en Atlantique et en étaient sortis plein d’expérience et de modestie. Tant d’autres encore gravitaient, grappillaient.

    Certains n’étaient pas avares de leurs coups de mains. Le caractériel « je sais tout » venais en voisin nous expliquer comment faire, comment ne pas faire, pourquoi nous avions mal fait, pourquoi nous aurions dû lui demander son avis. Parfois il croisait Karl, engoncé dans son blouson rose, un pinceau dans une main, un pot de vernis dans l’autre, et se peignant un profond air ahuri sur le visage.

    Parfois cependant la lassitude le gagnait autant que moi. La présence de nos parents, de nos amis, des voisins ou de ces innombrables curieux connaissant forcément quelqu’un de bien intentionné qui leur avaient dit de passer nous dire bonjour et visiter le bateau, devenait franchement assommante. Ceux-là avaient tout leur temps et surtout celui de prendre le nôtre, de s’asseoir, de converser, de boire ce verre que, avec plaisir nous leur offrions, puis ce second, pour finir bien souvent plus tard par ce énième qu’ils se servaient eux-mêmes, avec le sourire et plein de propos flatteurs et avinés. Bien sûr nous ne leur en voulions pas et étions sensibles à leurs visites qui nous ont valu des aides et des témoignages d’amitiés sincères mais nous avions beaux avoir débuté depuis longtemps la préparation du bateau, le nombre de lendemains descendait bien plus vite que prévu et je voyais approcher à grand pas le jour du départ alors que tant de choses importantes et de détails restaient encore à régler. Beaucoup trop à mon goût.

    Paradoxalement c’était ceux du voyage et des longues vacances qui étaient les plus occupés. Il nous restait une foultitude de courses à faire pour la mer sans compter le réapprovisionnement quasi quotidien du stock d’apéritifs que nos aimables visiteurs malmenaient. J’avais souvent trop à faire pour profiter pleinement de leur présence et m’en voulais de ne pas me montrer plus aimable. Enfin. Georges de ce point de vue assumait très bien ses responsabilités !

    Plus que quelques heures et nous partons. Le petit pincement au creux de la poitrine s’est relâché depuis hier, signe que les amarres ne sont plus que des liens matériels qui nous retiennent encore au quai, au monde de notre hier qui lentement bascule vers le souvenir et se teinte parfois, déjà, d’une suave nostalgie. La dernière bouteille de champagne offerte par un ami triste de nous voir partir a gagné un rangement dans un coffre en fin d’après-midi, coincée par des chaussettes et des chandails. Quand la déboucherons-nous ? « À boire au passage de la ligne » a-t-il dit en nous la donnant. Dans combien de temps et d’ailleurs passerons-nous un jour ce célèbre Équateur où le dieu Neptune attend avec son trident tous ceux qui ne lui rendraient pas l’hommage qui lui revient.

    À cette heure, allongé sur ma couchette, la question de la rencontre avec le dieu marin me fait sourire. Le petit pincement dort sereinement tandis que je veille encore avec mes souvenirs. Il faut que je referme ce carnet et songe à baisser mes paupières quelques heures si je veux être en forme et commencer le voyage les yeux ouverts sur l’océan. Allez mon garçon, sois raisonnable. Bonne nuit à toi.

    La route pour Brest

    19 juillet

    Le temps est calme et le vent éveille à peine un léger clapotis à la surface du chenal qui conduit à la mer. La nuit est si profonde que je le discerne à peine. Nous longeons les chalutiers sur lesquels les marins pêcheurs s’activent ; la marée n’attend pas. Nous échangeons quelques saluts d’un geste de la main. Le quai de l’avant-port cède bientôt la place à la jetée de bois qui porte à son extrémité le phare dont la lumière rouge s’occulte dans la nuit. Les premières vagues du large se font sentir : nous sommes dans la passe, là où le fonds est le plus faible.

    Puis glisse sur notre bâbord la haute silhouette du duc d’Albe qui délimite l’enrochement Ouest. Son phare vert lance des éclats, comme des clins d’œil à l’obscurité. Nous voilà partis. La mer est devant nous, l’aventure aussi.

    Martin dort. Ses parents n’ont pas jugé bon de le réveiller de si bonne heure bien que ce jour soit unique dans son existence et ce n’est pas le ronronnement du moteur qui aura raison de son profond sommeil. Tandis que je tiens la barre et guide le bateau sur l’océan, cap au nord-ouest, Georges envoie la grand-voile et le génois. Solange est assise dans le cockpit, mal éveillée, et fume calmement une cigarette.

    Je savoure cette fin de nuit qui est aussi un début de journée. La brise et si légère qu’elle déhale à peine le lourd voilier trop chargé par son avitaillement. Je ne vois pas l’étrave tant il fait sombre, je la devine, pénétrant les vaguelettes, se laissant caresser par l’onde salée qui, furtive, glisse

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